eJournals lendemains 44/173

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
10.2357/ldm-2019-0004
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2019
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D’une similarité (ou similitude) différée

2019
Francesca Manzari
ldm441730038
38 DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 Dossier Francesca Manzari D’une similarité (ou similitude) différée Dans le chapitre de Les mots et les choses consacré à la représentation, Michel Foucault traite d’une aporie de la ressemblance: la similitude est à la fois hors du domaine de la connaissance, mais elle en constitue la bordure (Foucault 1966: 81sq.). Elle n’est pas la connaissance, mais ce par quoi on l’acquiert. Le philosophe renvoie aux Réflexions philosophiques sur la ressemblance (1767) de Jean Bernard Mérian (1723-1807): Qu’on jette un coup d’œil sur la face métaphysique des sciences, même les moins abstraites; et qu’on me dise si les inductions générales qu’on tire des faits particuliers, ou plutôt si les genres mêmes, les espèces et toutes les notions abstraites peuvent se former autrement que par le moyen de la ressemblance (Mérian, Réflexions philosophiques sur la ressemblance, cité d’après Foucault 1966: 82). Le rapport que la similitude entretient avec la connaissance change dans le passage du XVI e siècle à l’âge classique: elle est au XIV e siècle la preuve du „rapport fondamental de l’être à lui-même“ et devient, à l’âge classique, „la forme la plus simple sous laquelle apparaît ce qui est à connaître“, cette simplicité fait également signe vers la distance qui sépare la perception de la connaissance d’une chose, de la connaissance authentique de celle-ci (ibid.). C’est au moment de la description du rôle joué par la ressemblance à l’âge classique que Foucault inscrit dans le même paradigme similarité et diversité: „La similitude dans la philosophie classique (c’està-dire dans une philosophie de l’analyse) joue un rôle symétrique de celui qu’assurera le divers dans la pensée critique et dans les philosophies du jugement“ (ibid.: 83). Foucault range la ressemblance du côté de l’imagination: „plus exactement, [la ressemblance] n’apparaît que par la vertu de l’imagination et l’imagination en retour ne s’exerce qu’en prenant appui sur elle“ (ibid.). Sans ressemblance, représentations et impressions deviendraient impossibles. Rien ne permettrait la connexion entre les éléments de la pensée: „les impressions se succéderaient dans la différence la plus totale, - si totale qu’elle ne pourrait même pas être perçue puisque jamais une représentation n’aurait l’occasion de se figer sur place, d’en ressusciter une plus ancienne et se juxtaposer à elle pour donner lieu à une comparaison“. Ce qui viendrait manquer est, d’un côté, la possibilité de l’analytique de l’imagination, l’„analyse de l’impression, de la réminiscence, de l’imagination, de la mémoire, de tout ce fond involontaire qui est comme la mécanique de l’image dans le temps“, et de l’autre, l’analyse de la nature, „l’analyse qui rend compte de la ressemblance des choses“, „pourquoi […] les choses se donnent-elles dans un chevauchement, dans un mélange, dans un entrecroisement où leur ordre est brouillé“. Manqueraient les „occasions allusives pour une mémoire en alerte“ (ibid.: 84). DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 39 Dossier Dans l’ordre donc: la similitude est une notion fondamentale non seulement dans toute théorie de la connaissance, mais également dans tout système philosophique; la similitude est, à l’âge classique, ce que le divers est dans la pensée critique; la similitude permet le fonctionnement de la mémoire. Ces traits seront les axes par lesquels nous tenterons d’esquisser, ici, le lieu de la similitude dans l’écriture de Jacques Derrida. Nous inverserons l’ordre du deuxième et du troisième point, ce qui permettra de traiter d’abord du rapport de la similarité au conceptuel, puis d’une lecture des textes de Sigmund Freud sur le fonctionnement de la mémoire par Derrida et en conclusion de ce qui de la similarité demeure dans la figure de la différance. De la similarité dans le concept Dans un essai intitulé La mythologie blanche, Derrida fait recours au Jardin d’Épicure d’Anatole France où nous retrouvons un dialogue entre Ariste et Polyphile sous-titré „ou le langage métaphysique“ (Derrida 1972a: 250). Il est ici question de la place de la métaphore et de son usure dans chaque concept métaphysique: POLYPHILE: Ce n’était qu’une rêverie. Je songeais que les métaphysiciens, quand ils se donnent un langage, ressemblent [image, comparaison, figure pour signifier la figuration] à des rémouleurs qui passeraient, au lieu de couteaux et de ciseaux, des médailles et des monnaies à la meule, pour en effacer l’exergue, le millésime et l’effigie. Quand ils ont tant fait qu’on ne voit plus sur leurs pièces de cent sous ni Victoria, ni Guillaume, ni la République, ils disent: ‚Ces pièces n’ont rien d’anglais, ni d’allemand, ni de français; nous les avons tirées hors du temps et de l’espace; elles ne valent plus cinq francs: elles sont d’un prix inestimable, et leurs cours est étendu infiniment.‘ Ils ont raison de parler ainsi. Par cette industrie de gagne-petit les mots sont mis du physique au métaphysique. On voit d’abord ce qu’ils y perdent; on ne voit pas tout de suite ce qu’ils y gagnent (ibid., insertion entre crochets faite par Derrida). „Les métaphysiciens ressemblent à des rémouleurs“, dit Polyphile, et Derrida ajoute, entre parenthèses, qu’il s’agit d’une figure de la figuration, d’un topos de la figuration, d’une métaphore pour la métaphore par excellence, celle qui figure la création du concept comme métaphore. L’histoire racontée par Polyphile est une fable de poètes tristes, les métaphysiciens, qui „décolorent les fables antiques“ et font de „la mythologie blanche“. Mythologie blanche est aussi le nom que Derrida donne à la fabrique des concepts et, pour figurer le fonctionnement de celle-ci, il choisit de passer par la ressemblance entre les métaphysiciens et les rémouleurs qui travaillent à effacer la différence entre les effigies sur les monnaies. La ressemblance occupe alors d’emblée la polarité opposée de la différence bien qu’elle soit le produit de l’effacement d’une différence originaire, celle qui permettrait de reconnaître une pièce anglaise, une pièce allemande ou française. L’affûtage nécessaire à la création du concept ressemble au procédé métaphorique. 40 DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 Dossier Ainsi, explique Derrida, devient „métaphysique“ tout ce qui, au départ, n’était que physique et qui a perdu dans le temps, son appartenance au monde sensible pour entrer dans le monde intelligible. Il montre en effet que les „figures originelles, toujours sensibles et matérielles“ n’étaient pas, à l’origine, des métaphores, chacune étant elle-même la vérité. Les figures originelles n’étaient pas des métaphores, mais des „figures transparentes“ devenues par la suite des métaphores lorsque le discours philosophique les „met en circulation“. Il existe donc „un double effacement de la métaphore“, mais nous avons passé sous silence le premier et nous ne connaissons que le second, à savoir l’„usure“ de la métaphore. Or une des thèses de l’exergue derridien est que, pour des raisons „économiques“, la philosophie préfère utiliser des métaphores „frustes“ qui permettent un passage facile du physique au métaphysique: C’est une règle d’économie: pour réduire le travail de frottement, les métaphysiciens choisiraient de préférence, dans la langue naturelle, les mots les plus usés: „… ils choisissent volontiers, pour les polir, les mots qui leur arrivent un peu frustres. De la sorte ils épargnent une bonne moitié de la besogne. Parfois, plus heureux encore, ils mettent la main sur des mots qui, par un long et universel usage, ont perdu, de temps immémorial, toute trace d’effigie.“ Réciproquement, nous sommes métaphysiciens sans le savoir à proportion de l’usure de nos mots (ibid.: 251sq.). En outre, ce mouvement de la métaphore qui meurt au fil du temps peut s’identifier avec celui de la relève hégélienne, le dépassement de l’opposition entre une thèse et son antithèse trouve sa représentation la plus efficace dans la synthèse métaphorique que l’on pourrait considérer comme une figure de métalangage. La métaphore serait l’expression de la tradition philosophique métaphysique qui s’explique ellemême en expliquant le monde. Similitude ou répétition Derrida travaille alors à une démétaphorisation du texte philosophique qui apparaît de prime abord reléguer au silence la valeur heuristique de la similarité, en tant que voie d’accès à la connaissance telle qu’elle l’avait été au XVIII e siècle, à l’importance épistémologique de la similitude et du rôle fondamental qu’elle joue dans l’analytique de l’imagination, en s’inscrivant dans la lignée de la pensée critique qui, selon Foucault, aurait remplacé la ressemblance par le divers. L’essai de „La double séance“ est le lieu où le philosophe justifie la transition d’une pensée de la ressemblance à une écriture de la différence. Deux citations placées en exergue de l’essai acquièrent une valeur programmatique: un extrait du Philèbe de Platon (1949: 46sqq. [38e-39e]) et Mimique de Mallarmé. À l’encontre des lectures du poème qui y décèlerait une tentative d’approcher la problématique de la mimesis, Derrida montre que le sens littéral de Mimique a été inspiré par un épisode de la vie du poète, un spectacle auquel Mallarmé n’a peutêtre jamais eu l’occasion d’assister, mais dont il avait lu le livret (Derrida 1972b: DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 41 Dossier 241). 1 En s’opposant à la tradition qui définit comme hégélien l’usage fréquent que le poète fait du mot Idée, Derrida choisit de „reconstituer une chaîne en mouvement, les effets d’un réseau et le jeu d’une syntaxe“ et de lire Mimique „tout autrement que comme un néo-idéalisme ou un néo-mimétologisme“. Le poème illustre un système tout autre que celui du Philèbe (ibid.: 239). Une phrase au milieu du texte aurait été à l’origine d’un malentendu interprétatif, une citation qui n’en est pas une - „La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective…“ - et à partir de laquelle on aura soutenu que Mallarmé renverse de façon „idéaliste“ les principes de la mimétologie traditionnelle: le poète décrit un mime dont les gestes ne tendraient plus vers la restitution du monde sensible, mais vers celle du monde intelligible, le monde des idées. „Il s’agit toujours d’imiter (exprimer, décrire, représenter, illustrer) un eidos ou une idea, que ceux-ci soient la figure de la chose même, comme chez Platon, la représentation subjective, comme chez Descartes, l’une et l’autre comme chez Hegel“ (ibid.). Derrida émet l’hypothèse d’une autre motivation à l’origine du texte: la transposition par Mallarmé du livret de Pierrot Assassin de sa femme, écrit par le cousin du poète, le mime Paul Margueritte. Mimique aurait été écrit après coup, à partir d’un livret à son tour écrit après l’illustration par le mime. Mimique inverse l’ordre de la mimésis au sens courant: non pas une scène ressemblant à une idée, mais une scène faisant surgir la forme de l’idée: La structure temporelle et textuelle de la „chose“ (comment la nommer? ) s’annonce donc ainsi, pour l’instant: un mimodrame „a lieu“, écriture gestuelle sans livret, une préface est projetée puis écrite après l’„événement“ pour précéder un livret écrit après coup, réfléchissant le mimodrame au lieu de le commander. Cette Préface est remplacée quatre ans plus tard par une Notice de l’„auteur“ lui-même, sorte de hors-livre flottant. Tel est l’objet qui aurait servi de prétendu „référent“ à Mallarmé (ibid.: 246). Et ce livret, souligne Derrida, constitue „l’inauguration d’une écriture du corps“: il traduit en des mots alignés dans des phrases, la simultanéité et le silence d’une expression corporelle du mime. Et cette écriture verbale qui survient après coup „est décrite comme anamnèse“: „ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent“. Derrida montre, ou suggère plutôt, que ce qui aurait marqué Mallarmé dans la lecture du livret fut le caractère „somnambulesque“, l’effet de brouillage temporel faisant devenir le passé présent, mais présent d’un passé encore à venir: Ainsi, dans le présent apparent de son écriture, l’auteur du livret, qui n’est autre que le Mime, décrit en mots le présent-passé d’un mimodrame qui lui-même, en son présent apparent mimait silencieusement un événement - le crime - présent-passé mais dont le présent n’a jamais occupé la scène; n’a jamais été perçu par personne, ni même, on le verra, véritablement commis. Jamais nulle part, fût-ce dans la fiction théâtrale. Le livret rappelle que le mime „reproduit son crime“, mimait son souvenir et que ce faisant il devait d’abord mimer, au présent, la délibération passée sur un crime à venir (ibid.: 247). 42 DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 Dossier „La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective“ et ainsi faisant opère un renversement de la mimétologie traditionnelle. Le mime n’imite rien, il n’a pas pour effet une similitude, puisque la scène précède le livret, c’est un „double qui ne redouble aucun simple“, un semblant sans original à proprement parler parce que „rien ne prévient, rien qui ne soit en tout cas déjà un double“, une scène de mime qui n’a de similarité avec aucune prétendue origine. Comme si Mallarmé mettait en scène dans Mimique le rien de l’allusion, l’allusion qui ne fait allusion à rien, ou bien allusion de l’allusion qui ne parviendra jamais à arrêter la chaîne des allusions. Autrement dit, ce que le mime simule est une similarité à venir qu’on ne perçoit qu’en aval de son jeu. „Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une allusion perpétuelle sans briser la glace.“ Ce speculum ne réfléchit aucune réalité, il produit seulement des „effets de réalité“. Pour ce double qui fait souvent penser à Hoffmann (cité par Beissier dans sa Préface), la réalité, c’est la mort (ibid.: 254). Où le jeu est justement une production d’une similarité agissante, produisante ou induisante et non pas déduisante qui fait naître l’idée de son objet. Le texte de Mimique illustre parfaitement la figure de l’itérabilité: „la différence originaire entre ce que nous disons et ce dont nous parlons est […] la condition de possibilité même du discours“ (Ramond 2001: 49sq.). C’est l’itérabilité qui assume un caractère originaire et non pas le fait qu’il existe un objet précédant le discours qu’on tiendrait sur celui-ci. Mimique dirait alors, selon Derrida, le mouvement même du signifiant qui renvoie à d’autres signifiants, de signifiant en signifiant, sans jamais pouvoir parvenir à l’assurance d’un signifié originaire et dépositaire de la vérité. Le jeu de l’écriture mallarméenne est un jeu sans vérité présente et pour cela une mise en scène de la différance. Le modèle est emprunté à la philosophie de Platon sans présupposer pour autant que le monde des idées soit considéré comme un modèle: Mallarmé maintient ainsi la structure différentielle de la mimique ou de la mimesis, mais sans l’interprétation platonicienne ou métaphysique, qui implique que quelque part l’être d’un étant soit imité. Mallarmé maintient même (se maintient dans) la structure du phantasme, telle que la définit Platon: simulacre comme copie de copie. À ceci près qu’il n’y a plus de modèle, c’est-à-dire de copie et que cette structure (qui comprend aussi le texte de Platon, y compris la structure qu’il y tente) n’est plus référée à une ontologie, voire à une dialectique (Derrida 1972b: 255). Le voile qui sépare le texte de Mallarmé du platonisme ou de l’hégélianisme est „à peine perceptible“ (ibid.): il tient à ce que le simulacre ne soit plus celui d’un étant dans son rapport à l’être, mais une copie dans un rapport à une autre copie. Avec Mallarmé l’écriture se matérialise, sa dimension mimétique a perdu tout lien au métaphysique et produit un glissement sémantique du ressemblant à la copie objet de répétition. DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 43 Dossier De la ressemblance à la répétition En 1967, trois ans avant la première parution de „La double séance“ dans Tel Quel, Derrida publie dans L’écriture et la différence un essai intitulé „Freud et la scène de l’écriture“. 2 Le philosophe explicite ce qui inscrit la figure de la différance dans une certaine lignée freudienne et porte sur la lecture de deux textes: l’Esquisse d’une psychologie scientifique de 1895 et la Note sur le bloc magique paru en 1925. Pendant trente ans, Freud se sera intéressé à la description du mécanisme de la mémoire: il élabore, dans l’Esquisse, un modèle parfaitement naturel qui évolue progressivement vers un „Wunderblock, machine d’écriture d’une merveilleuse complexité“ à même de figurer le tout de l’appareil psychique (Derrida 1967: 298). Derrida lisant-écrivant la Note sur le bloc magique souligne qu’il n’existe pas, pour le père de la psychanalyse, de définitions de mémoire sans recours à l’idée d’écriture. Dans l’Esquisse, Freud émet l’hypothèse de l’existence de deux sortes de neurones: „les neurones perméables (φ) n’offrant aucune résistance et ne retenant donc aucune trace des impressions seraient les neurones de la perception; d’autres neurones (ψ) opposeraient des grilles de contact à la quantité d’excitation et en garderaient ainsi la trace imprimée […]“ (ibid.: 298sq.). Les neurones ψ permettent de comprendre les caractères les plus généraux de la mémoire: une excitation peut les modifier de manière permanente, les grilles de contact qu’ils opposent peuvent subir des changements durables. Ceux-ci sont mesurables par degrés de frayage. „La mémoire est représentée par les différences de frayages se trouvant entre les neurones ψ“ (ibid.: 299). Pour expliquer la nature de la différence des frayages entre les neurones, Freud avance que la mémoire dépend de l’intensité de l’impression reçue et également de la répétition plus ou moins fréquente de celle-ci. La question entraînée par l’intensité est celle de la qualité. La quantité ne suffit pas pour qu’il y ait stockage, est nécessaire une qualité à même de rendre unique chaque frayage. Tout frayage répété est donc un frayage similaire au frayage qui le précéderait ou qui le suivrait. La répétition est, ici, à chaque fois similaire et non pas identique. Freud ‚glisse‘, entre les neurones φ et ψ, les neurones de perception ω qui auraient précisément la fonction de percevoir la différence dans le travail des forces et d’assurer ainsi le fonctionnement de la mémoire. C’est le moment de l’hypothèse des „grilles de contact“, du „frayage“ (Bahnung), de la percée du chemin (Bahn), de la pensée de toutes les composantes qui constituent une „théorie freudienne de la différence“, une pensée de la différance avant la lettre: La différence entre les frayages, telle est la véritable origine de la mémoire et donc du psychisme. Seule cette différence libère la „préférence de la voie“ (Wegbevorzugung): „la mémoire est représentée (dargestellt) par les différences de frayages entre les neurones ψ“. On ne doit donc pas dire que le frayage sans la différence ne suffit pas à la mémoire; il faut préciser qu’il n’y a pas de frayage pur sans différence. La trace comme mémoire n’est pas un frayage pur qu’on pourrait toujours récupérer comme présence simple, c’est la différence insaisissable et invisible entre les frayages. On sait donc déjà que la vie psychique n’est ni la 44 DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 Dossier transparence du sens ni l’opacité de la force, mais la différence dans le travail des forces. Nietzsche le disait bien (ibid.). Similitude et répétition Le mouvement du frayage peut être décrit comme différences et répétitions dans l’impression de la trace. C’est la répétition qui permet de différer la „mort“, le frayage est toujours, aussi, retardement. Les neurones reçoivent des quantités d’impressions auxquelles ils sont obligés de s’opposer s’ils ne veulent pas être envahis. L’opposition primaire contient en elle-même la possibilité de toutes les autres oppositions. La différence et la répétition des impressions permettront à l’inconscient de faire naître les perceptions, mais les neurones resteront toujours vierges et prêts à accueillir de nouvelles impressions. Les perceptions de l’inconscient sont par la suite traduites vers le préconscient en pensée de la conscience. Dans le dernier chapitre de L’interprétation du rêve: Aussi lorsque nous disons qu’une pensée inconsciente s’efforce, après traduction (Übersetzung) vers le préconscient pour pénétrer ensuite dans la conscience, nous ne voulons pas dire qu’une deuxième pensée, située en un nouveau lieu, a dû se former, une sorte de transcription (Umschrift), à côté de laquelle se maintiendrait le texte original; et de l’acte de pénétrer dans la conscience, nous voulons aussi écarter soigneusement toute idée de changement de lieu (ibid.: 313). 3 Derrida souligne alors qu’il ne faut pas imaginer que l’impression inconsciente constitue „un texte déjà là, immobile, présence impassible d’une statue, d’une pierre écrite ou d’une archive“ (ibid.). S’il n’existe pas de texte inconscient, il n’existe donc pas un ‚lieu‘ où il serait possible de retrouver une vérité de l’inconscient. 4 Toute impression inconsciente est „toujours déjà une transcription“, toujours primaire et secondaire en même temps, car issue toujours d’une reconstitution retardée, différée (ibid.: 313sq.). La lecture de l’Esquisse et de La note sur le bloc magique aura permis à Derrida de trouver dans l’inconscient le mouvement à partir duquel penser la différance. La tentative freudienne de description du fonctionnement de la mémoire aura suggéré à Derrida la figure à même de dire d’un seul geste, mais dédoublé, le différé et le différent. La similitude différée acquiert ici une valeur opposable à la reproduction de l’identique. Le refrain non conceptuel Dans le Philèbe, Socrate établit une similitude entre l’âme et un livre: comme dans un livre, dans l’âme un ouvrier inscrirait des discours vrais ou faux. À partir de la lecture de La Note sur le bloc magique, Derrida déconstruit la thèse du Philèbe: l’inscription dans la psyché n’est pas l’unique image d’un référent métaphysique, elle n’est pas dans la dichotomie entre vraisemblance et invraisemblance, mais un DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 45 Dossier engramme. À l’unique se substitue la trace, à la vraisemblance la répétition. Non conceptuelle, la répétition est une figure de style du philosophe. Les procédés répétitif et tautologique permettent de mettre en scène l’impossibilité de l’identité à soi de l’être, le répété n’étant jamais l’identique, mais le similaire. Ainsi, dans le „Hors livre“ de La dissémination: Cette structure de la double marque (pris - emprunté et enfermé - dans un couple d’opposition, un terme garde son vieux nom pour détruire l’opposition à laquelle il n’appartient plus tout à fait, à laquelle il n’aura d’ailleurs jamais cédé, l’histoire de cette opposition étant celle d’une lutte incessante et hiérarchisante) travaille tout le champ dans lequel se déplacent ces textes-ci. Elle y est aussi travaillée: la règle selon laquelle chaque concept reçoit nécessairement deux marques semblables - répétition sans identité -, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur du système déconstruit, doit donner lieu à une double lecture et à une double écriture. Cela apparaîtra en son temps: à une double science (Derrida 1972b: 10). Cette insistance de la répétition dans l’écriture de Derrida pourrait également être considérée comme une façon de protéger la crypte du texte. La répétition n’est pas un vouloir réitérer un sens dans le but de le rendre plus clair, bien au contraire, il s’agit de montrer à quel point ce que l’on croit limpide et logique cache des contradictions, des contresens sans solution de continuité. Comme le remarque Derek Attridge, le texte de Derrida est un texte qui appelle la lecture de l’autre „sans le rassurer“ (cf. Attridge 1994: 55). La forme de la répétition acquiert une fonction programmatique. Et justement parce que la différance n’est pas seulement dite, mais mimée, l’écriture de Derrida acquiert une dimension poétique. Michel Deguy observe que „l’économie grammaticale, syntaxique, du phrasé est optimale, que c’est elle, la phrase et la phrase des phrases, qui est la flèche et la cible, comme dans l’apologue Zen, et dont la visée et le tracé accomplissent, on dirait, le programme husserlien de l’intention et du remplissement! “ (Deguy 1994: 221). Comme l’écrit Roman Jakobson: „On peut avancer que dans la poésie la similarité se superpose à la contiguïté, et que par conséquent „l’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence”. Dans ces conditions, tout retour, susceptible d’attirer l’attention, d’un même concept grammatical devient un procédé poétique efficace“ (Jakobson 1977: 97). Et ceci parce qu’en règle générale, dans un poème sans images, c’est la “figure de grammaire qui devient dominante et qui supplante les tropes“ (ibid.: 100). Jakobson cite Gerard Manley Hopkins: La récurrence d’une même „figure grammaticale“, qui est, comme l’a bien vu Gerard Manley Hopkins, avec le retour d’une même „figure phonique“, le principe constitutif de l’œuvre poétique, est particulièrement évidente dans ces formes poétiques où, plus ou moins régulièrement, des unités métriques contiguës sont combinées, en fonction d’un parallélisme grammatical, en paire ou, occasionnellement, en triplets. La définition de Sapir […] s’applique parfaitement à de telles séquences voisines: „elles sont en fait, et fondamentalement, la même phrase, et ne diffèrent que par leur aspect extérieur, matériel“ (ibid.: 93). 46 DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 Dossier Un exemple évident de ce „parallélisme grammatical“ est donné dans un texte écrit dix-sept ans après La double séance, le prologue de Feu la cendre. L’introduction est scandée par un rythme ternaire, d’abord trois adjectifs séparés par des virgules et trois participes passés séparés par des virgules, puis des verbes qui reviennent toujours en séquences de trois: singulière, brève, muette; calculée, maîtrisée, assujettie; s’était passé, avait vécu, avait vécu; se dédicace, se donne, se rend. Or Derrida emploie également des parallélismes, comme l’usage de l’anaphore, qui participe également de l’axe paradigmatique du discours. Dans le premier chapitre de La Fausse Monnaie, l’avant-dernier paragraphe: „Elle manque de ne pas manquer de temps, elle manque de ne pas donner assez. Elle manque de ce reste de temps qui lui reste et qu’elle ne peut donner […]“ (Derrida 1991: 15). Nombreuses sont également les phrases liées par anadiplose: „[…] voilà en vérité ce qu’elle désirerait, non pour elle, mais pour le pouvoir de donner. Pour le pouvoir de donner, peut-être, pour se donner ce pouvoir de donner“ (ibid.), parfois il s’agit de chiasme: „Peut-être l’impossible. L’impossible peut-être, […]“ (ibid.). Derrida opère une révolution morphocentrique pour contrecarrer le pouvoir conceptuel de la ressemblance en touchant à tous les ressorts stylistiques permis par celleci de façon à la subvertir. Il s’agit d’un héritage des lumières vécu stylistiquement par la déconstruction. Comme le dit Foucault, dans Les mots et les choses: […] Au XVIII e siècle, […] les prescriptions de la grammaire étaient d’ordre analytique, non esthétique. Et cette appartenance de la langue au savoir libère tout un champ historique qui n’avait pas existé aux époques précédentes. Quelques choses comme une histoire de la connaissance devient possible. […] Les langues, savoir imparfait sont la mémoire fidèle de son perfectionnement. Elles induisent en erreur, mais elles enregistrent ce qu’on a appris. […] Ce que nous laissent les civilisations et les peuples comme monuments de leurs pensées, ce ne sont pas tellement les textes, que les vocabulaires et les syntaxes, les sons de leurs langues plutôt que les paroles qu’ils ont prononcées, moins leurs discours que ce qui les rendit possibles: la discursivité de leur langage (Foucault 1966: 101sq.). En s’appuyant sur une lecture de Freud analogue à celle de Derrida, Deleuze s’achemine sur une réflexion complémentaire à celle de Derrida au sujet de la répétition. Dans l’introduction de Différence et répétition, Deleuze évoque trois cas de blocage naturel „correspondant aux concepts de la liberté“: le discret, l’aliéné et le refoulé. Dans les trois cas, „on invoque la forme de l’identique dans le concept, la forme du Même dans la représentation, pour rendre compte de la répétition: la répétition se dit d’éléments qui sont réellement distincts, et qui, pourtant, ont strictement le même concept“. La répétition est donc une différence, la figure à même de dédouaner la similitude de sa portée métaphysique, „une différence absolument sans concept, en ce sens différence indifférente“ (Deleuze 1968: 26). Deleuze dit que le défaut de tout argument fondé sur la forme d’identité dans le concept est que ceux-ci donnent une définition nominale et une explication négative de la répétition. Au sujet de la répétition et de la remémoration chez Freud, il dit qu’on „répète d’autant plus son passé qu’on s’en ressouvient moins, qu’on a moins DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 47 Dossier conscience de s’en souvenir“. Il existerait une sorte d’injonction freudienne qui dirait: „souvenez-vous, élaborez vos souvenirs, pour ne pas répéter“ (ibid.: 25). C’est précisément ce que dit la dernière partie de l’Esquisse: Si Emma pouvait guérir par l’analyse, elle ne répéterait plus et guérirait de l’hystérie. La répétition est ici prise dans une acception négative, mais après, dans le transfert par lequel on guérit ou on ne guérit pas, il s’agit encore de répétition. Ferenczi étudie de façon approfondie l’aspect thérapeutique de la répétition dans le transfert, le fait de revivre dans l’analyse ce que l’on aurait déjà vécu par ailleurs. La répétition n’est donc pas la stérilité de l’identité à soi du concept, elle mérite un principe positif supérieur qui peut être trouvé dans l’art: Considérons […] la répétition d’un motif de décoration: une figure se trouve reproduite sous un concept absolument identique… Mais en réalité, l’artiste ne procède pas ainsi. Il ne juxtapose pas des exemplaires de la figure, il combine à chaque fois un élément d’un exemplaire avec un autre élément d’un exemplaire suivant. Il introduit dans le processus dynamique de construction un déséquilibre, une instabilité, […] une sorte de béance qui ne seront conjurés que dans l’effet total. […] Ce qui compte, dans la casualité artistique ou naturelle, ce ne sont pas les éléments de symétrie présents, mais ceux qui manquent et ne sont pas dans la cause - c’est la possibilité pour la cause d’avoir moins de symétrie que l’effet (ibid.: 31). Il existe une répétition statique, l’autre dynamique, l’une résulte de l’œuvre, l’autre est l’évolution d’un geste. C’est la raison pour laquelle la répétition statique peut devenir catastrophique pour Deleuze. En 1991, dans Qu’est-ce la philosophie? , Deleuze et Guattari reviendront sur le plan qui avait motivé l’écriture de Mille Plateaux et qui justifiait le ton programmatique de l’ouvrage: la philosophie est une discipline qui permet d’expérimenter le savoir et non pas de le monumentaliser. La question programmatique et expérimentale n’est pas moindre pour les deux philosophes et c’est justement à partir de la notion de programme qu’il faut penser les arts comme une composante, un ensemble de territoires, du plan de consistance ou du champ d’immanence. Cela fait aussi penser à ce que Walter Benjamin dit dans La Tâche du traducteur: „Certains concepts de relation gardent leur bonne, voire peut-être leur meilleure signification si on les réfère pas d’emblée exclusivement à l’homme. Ainsi pourrait-on parler d’une vie ou d’un instant inoubliables, même si tous les hommes les avaient oubliés“ (Benjamin 2000: 245sq.). Il en va de même pour le plan de consistance tel qu’il est figuré par Deleuze et Guattari: il saura parler de vie seulement si nous l’envisageons comme une machine abstraite, où l’abstraction est la seule garante du rapport à la vie. Dans la conclusion de Mille Plateaux, les deux philosophes écrivent: „il n’y a pas la machine abstraite, ni de machines abstraites qui seraient comme des Idées platoniciennes, transcendantes et universelles, éternelles. […] Elles s’opposent à l’abstrait dans son sens ordinaire. Les machines abstraites consistent en matières non formées et en fonctions non formelles“ (Deleuze/ Guattari 1980: 636sq.). Cela parce que les machines abstraites „ignorent les formes et les substances“, c’est ce qui les rend abstraites, mais „elles sont réelles bien que non concrètes, actuelles bien que non effectuées, c’est pourquoi les machines abstraites sont datées et nommées (machine 48 DOI 10.2357/ ldm-2019-0004 Dossier abstraite-Einstein, machine abstraite-Webern, mais non moins Galilée, non moins Bach ou Beethoven, etc.)“ (ibid.: 637). La répétition de Deleuze et de Guattari entraîne une pensée de la similarité toujours à venir, toujours induite et non pas déduite, comme dans la philosophie platonicienne. La répétition génère du concret, la fabrique des mots et des formes n’est pas mise du physique au métaphysique, comme dans Le Jardin d’Épicure, elle est d’une abstraction concrète qui confère aux productions langagières un réel pouvoir de création et de révolution. Attridge, Derek, „Le texte comme autre. La forme sans formalisme“, in: Marie-Louise Mallet (ed.), Le passage des frontières, Paris, Galilée (La philosophie en effet), 1994, 53-55. Benjamin, Walter, „La Tâche du Traducteur“, in: id., Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, 244-262. Derrida, Jacques, „Freud et la scène de l’écriture“, in: id. (ed.), L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, 293-340. —, „La mythologie blanche, la métaphore dans le texte philosophique“, in: id., Marges de la philosophie, Paris, Minuit (Critique), 1972a, 247-324 —, La dissémination, Paris, Seuil, 1972b. —, Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée (La Philosophie en effet), 1991. Deleuze, Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968. Deleuze, Gilles / Guattari, Félix, Milles Plateaux, Paris, Minuit, 1980. Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. Freud, Sigmund, L’interprétation du rêve, Paris, PUF, 2003. Jakobson, Roman, Huit questions de poétique, Paris, Seuil (Points essais, 85), 1977. Platon, Philèbe, in: id., Œuvres complètes, tome IX, 2 e partie, Paris, Les Belles Lettres, 1949. Ramond, Charles, Le vocabulaire de Derrida, Paris, Ellipses, 2001. 1 Jacques Derrida cite la première version de Mimique, publiée sans titre dans la Revue Indépendante en novembre 1886. Mallarmé raconte, dans le premier paragraphe de cette version, d’avoir lu le livret de pantomime Pierrot Assassin de sa Femme (cf. Derrida 1972: 241). 2 Le texte fut prononcé pour la première fois à l’Institut de psychanalyse (séminaire du Dr Green). 3 Cette traduction est celle citée par Jacques Derrida dans „Freud et la scène de l’écriture“. Nous transcrivons ici la nouvelle traduction chez PUF (2003): „Lorsque donc nous disons qu’une pensée inconsciente tend à la traduction dans le préconscient pour pénétrer alors jusqu’à la conscience, nous ne voulons pas dire qu’une deuxième pensée, située en un nouvel endroit, doit être formée, une retranscription en quelque sorte, à côté de laquelle l’original continue d’exister; et même pour ce qui est de la pénétration jusqu’à la conscience, nous voulons en détacher soigneusement toute idée d’un changement de lieu“ (p. 665). 4 Ici la critique derridienne est aussi adressée aux prétendues ‚vérités‘ des interprétations psychanalytiques.