eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Et si Nietzsche prenait l’automobile?

2018
Till R. Kuhnle
ldm43170-1710291
291 Dossier Till R. Kuhnle Et si Nietzsche prenait l’automobile? Sur la route avec La 628-E8 Quelqu’un qui réussit - même un philosophe - cesse de penser… (Mirbeau 2003: 316) Un pas en avant [Vorschritt]: lorsque l’on vante le progrès - Fortschritt - on ne fait que vanter le mouvement et ceux qui ne nous font pas demeurer à la même place, - dans certains cas, on fait déjà beaucoup en faisant cela, en particulier lorsque l’on vit parmi les Égyptiens. Dans l’Europe mobile, cependant, où le mouvement (comme on dit) „va de soi“ - hélas! si du moins nous y entendions quelque chose! - je loue le pas en avant et ceux qui marchent en avant [den Vorschritt und die Vorschreitenden] - c’est-à-dire ceux qui se laissent sans cesse euxmêmes en arrière, et qui ne songent pas du tout à regarder si quelqu’un d’autre peut les suivre. „Partout où je m’arrête, je me trouve seul: pourquoi m’arrêterai-je! Le désert est grand! “ — tel est le sentiment de ces hommes qui vont de l’avant [so empfindet ein solcher Vorschreitender] (Nietzsche 1988a: 324) 1 . Dans ce passage tiré de Morgenröte (Aurore), Nietzsche entend répondre à travers un jeu de mots allemand à l’idéologie du progrès: au Fortschitt (progrès), il oppose l’idée du grand pas en avant, du Vorschritt. Le penseur s’en prend ainsi au concept eschatologique du progrès forgé au XVIII e siècle. Au XIX e siècle, ce concept donne lieu à une prophétie - à l’instar de celle entonnée par Victor Hugo dans La Légende des siècles (Hugo 1950: 727; cf. Kuhnle 2005a: 248) - annonçant le salut pour le nouveau siècle à venir. Toutefois, le XX e siècle résoudra les apories du siècle précédent, encore bercé par l’illusion d’un progrès à l’infini dans tous les domaines des sciences et notamment dans ceux concernant la production industrielle. En France, c’est l’expression ‚Belle Époque‘ qui résume au mieux ces apories devenues manifestes durant les trois dernières décennies du XIX e siècle: Paris, ville de lumières et de luxure, fait écran à une révolution industrielle qui mène inéluctablement à la dégradation de sa périphérie tandis que la bourgeoisie continue à se célébrer comme si elle vivait dans le meilleur des mondes possibles, après être passée du Second Empire à la Troisième République. En France, comme ailleurs, le progrès - Fortschritt - n’a donc pas su dépasser ses ombres pour effectuer ce grand pas en avant appelé Vorschritt. Pour donner une idée de comment devrait être la nature de l’homme qui va de l’avant (ein solcher Vorschreitender), Nietzsche rédigea son anti-évangile Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra). En déclarant que „l’homme est quelque chose qui doit être surmonté“ pour faire émerger le surhomme (Nietzsche 1988b: 14), l’orateur Zarathoustra annonce le seul et unique Vorschritt, ce grand pas en avant consistant à surmonter l’humain-trop-humain qui s’opposera à jamais à la perfectibilité de l’espèce. Le progrès (Fortschritt) en revanche est une grande illusion, 2 car tout en changeant à fond les conditions de la vie, il ne changera jamais l’homme. 292 Dossier Depuis la fin du XIX e siècle, l’automobile ne cesse de révolutionner la locomotion. Le résultat de cette révolution technologique qui, un quart de siècle plus tard, sera encore dépassée par l’aviation, c’est le triomphe de la vitesse. Ainsi, Octave Mirbeau écrit en 1907: „L’automobile, c’est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c’est le vertige“ (Mirbeau 2003: 51). En effet, dans son roman affublé, en guise de titre, du numéro d’une plaque d’immatriculation, La 628-E8, la voix narrative annonce sa fusion avec l’automobile en lançant des phrases comme „Je vais toujours, et, devant les glaces des magasins, je me surprends à regarder passer une image forcenée, une image de vertige et de vitesse: la mienne“ (ibid.: 57). Et peut-être Nietzsche aurait-il bien aimé cette exclamation de la voix narrative mirbellienne qui élève son moi au-dessus de cette humanité dont le moraliste allemand ne cessait de dénoncer la bassesse, notamment celle de ceux qui revendiquent la compassion et la charité: „Eh bien, quand je suis en automobile, entraîné par la vitesse, gagné par le vertige, tous ces sentiments humanitaires s’oblitèrent“ (ibid.: 293). Toutefois, en cultivant le ressentiment, cette voix paraît s’éloigner de Nietzsche: „je sens remuer en moi d’obscurs ferments de haine, je sens remuer, s’aigrir et monter en moi les lourds levains d’un stupide orgueil… C’est comme une détestable ivresse qui m’envahit…“ (ibid.). Mais, paraît-il, ce ressentiment n’est qu’un moment éphémère qui pousse l’automobiliste vers un état supérieur: „La chétive unité humaine que je suis disparaît pour faire place à une sorte d’être prodigieux, en qui s’incarnent - ah! ne riez pas, je vous en supplie - la Splendeur et la Force de l’Élément“ (ibid.). En effet, à travers ces propos, on croirait entendre Nietzsche exaltant l’homme supérieur. Cependant, le surhomme ne peut être conçu qu’à partir de l’homme. Cette aporie dans la pensée de Nietzsche - aporie dont celui-ci fut d’ailleurs bien conscient - se trouve résumée chez Gaston Bachelard: „Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition“ (Bachelard 1942: 23). Par conséquent, Nietzsche constate que le surhomme ne peut être perçu que dans la perspective de la seule et unique „position anthropologique“ (Kuhnle 1999) qui est celle de l’homme dépouillé de l’humain-trop-humain. Vue de près, cette hypothèse porte toujours en elle sa propre remise en question puisque le génie de Nietzsche récuse toute affirmation. Pour la même raison, Mirbeau constate, à l’issue de son apologie de la Splendeur et de la Force „désormais incarnées par l’automobiliste“, qu’il s’agit là des manifestations d’une „mégalomanie cosmogonique“ (Mirbeau 2003: 293). À l’instar du penseur allemand philosophant à coups de marteau, Mirbeau fait valoir l’ironie pour mettre sa polémique à l’abri de toute récupération par le faux sérieux de l’idéologie. Mirbeau, lorsqu’il écrivit La 628-E8, était bien familier avec l’œuvre du philosophe allemand sans pour autant l’assimiler (cf. Guirlinger 2001). Conscient de la force de l’œuvre du chantre du surhomme, il se moque, dans son roman, des Allemands s’avérant peu dignes d’un Nietzsche ou d’un Goethe. De fait, la parution de La 628- E8 tombe dans une atmosphère bien propice à l’émergence d’une pensée vitaliste 293 Dossier se réclamant de Renan, de Bergson et, bien entendu, de Nietzsche. Les défenseurs de ce courant ont pour dénominateur commun l’effort de vouloir surmonter une culture bourgeoise, inapte à répondre aux défis de la modernité, bref la volonté de surmonter l’homme. Quand Mirbeau lance son road novel, les essais Réflexions sur la violence et Les Illusions du progrès de Georges Sorel sont en voie de parution; ils sortiront en 1908, comme les poèmes réunis par Jules Romains sous le titre La Vie unanime - et seront suivis, en 1909, par le premier Manifeste du futurisme de Marinetti. Ce dernier affirme que „la splendeur du monde s’est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive... une automobile rugissante qui semble courir sur la mitraille est plus belle que la Victoire de Samothrace“ (Marinetti 2015: 89). L’automobile finit par se transformer en icône de ces années que nous proposons d’appeler les années joyeuses du surhomme. C’est dans cette perspective que nous intéresse la comparaison de Mirbeau-automobiliste avec Marinetti, à laquelle d’ailleurs Anne- Cécile Pottier-Thoby a consacré un bel article dans les Cahiers Mirbeau (Pottier- Thoby 2001). Mirbeau embarque la „chétive unité humaine“ dans cet engin émotif pour se transformer en homme nouveau: „ ̶ Carburateur… boîte de vitesse… boîte d’embrayage… magnéto… acier… acier… acier… acier… Et ce mot ‚trust… trust… trust…‘ qui vibrait, me chatouillait, m’agaçait l’oreille, comme un bourdonnement d’insecte: Pruut… Pruut… Pruut! …“ (Mirbeau 2003: 48). Mais à ses trousses se trouve déjà Marinetti, prêt à le doubler au volant de son Pégase, apparemment une Isotta Fraschini Tipo BN 30/ 40 HP (cf. Marinetti 2015: 2168): „Dieu véhément d’une race d’acier, Automobile ivre d’espace“ (Marinetti 1908: 169). Imbu des discours tenus dans La Légende des siècles sur le progrès et sur le vingtième siècle, Marinetti - qui dédie même un sonnet à Hugo (reproduit dans Lista 1977: 31) - lâche les „brides métalliques“ de son monstre „aux yeux de forge, / nourri de flamme et d’huiles minérales, affamé d’horizons et de proies sidérales“, pour déchaîner son „cœur aux teufs-teufs diaboliques“ (Marinetti 1908: 169). Et l’automobiliste se lance vers un absolu „Plus vite! ... encore plus vite! ... / Et sans répit, et sans repos! ... / Lâchez les freins! ... Vous ne pouvez? ... / Brisez-les donc! ... / Que le pouls du moteur centuple ses élans! / Hurrah! Plus de contact avec la terre immonde! ...“ (ibid.: 172). Au volant, l’homme se surmonte en affirmant ce constat établi dans le Manifeste du futurisme: „Nous vivons déjà dans l’absolu puisque nous avons déjà créé l'éternelle vitesse omniprésente“ (Marinetti 2017: 89). L’automobiliste de Mirbeau s’approche encore plus du surhomme: „Alors, étant l’Élément, étant le Vent, la Tempête, étant la Foudre, vous devez concevoir avec quel mépris, du haut de mon automobile, je considère l’humanité… que dis-je? … l’Univers soumis à ma Toute-Puissance? “ (Mirbeau 2003: 293). Une fois de plus, il est difficile de ne pas penser ici à Zarathustras Vorrede (Prologue de Zarathoustra), où l’orateur évoque le „die grosse Verachtung“ („le grand mépris“, Nietzsche 1988b: 15). L’automobiliste montre donc un mépris noble, exigeant qu’on lui fraye la route: 294 Dossier „Puisque je suis l’Élément, je n’admets pas, je ne peux pas admettre que le moindre obstacle se dresse devant le caprice de mes évolutions“ (Mirbeau 2003: 293). Or, l’automobiliste peut fonder ce sentiment de toute-puissance sur un discours qui désormais ne demande plus aucune justification: „Et non seulement je suis l’Élément, m’affirme l’Automobile-Club, c’est-à-dire la belle Force aveugle et brutale qui ravage et détruit, mais je suis aussi le Progrès, me suggère le Touring-Club“ (Mirbeau 2003: 293). Autrement dit, le progrès, c’est „la Force organisatrice et conquérante“ (ibid.: 293) qui envahit le monde. La parole de l’institution, à savoir celle des clubs des automobilistes, qui fait autorité, affirme l’idéologie, autrement dit: la „fausse conscience éclairée“ (Sloterdijk 1983: 37) du cynique des temps modernes dont Peter Sloterdijk a dressé le portrait. Poussée par la „conscience malheureuse dans sa version modernisée“ (ibid.), ce cynique est amené à ses déductions logiques et infaillibles, comme celles qu’on trouve dans La 628-E8 pour s’élever au-dessus des autres: „Il ne faut pas que leur stupidité m’empêche d’accomplir ma mission de Progrès… Je leur donnerai le bonheur, malgré eux; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde! ... - Place! Place au Progrès! Place au Bonheur! “ (Mirbeau 2003: 294). Un autre automobiliste, que La 628-E8 croise lors de son périple, pousse ce cynisme à son comble après avoir causé un accident lors duquel a été renversé et tué un enfant: Ne vous désolez pas, ma brave femme. Sans doute, ce qui arrive est fâcheux, et, peut-être, eût-il mieux valu que je n’eusse pas tué votre enfant… Je compatis donc à votre douleur… J’y ai d’ailleurs quelque mérite, car, étant assuré, l’aventure, pour moi, est sans importance et sans dommage… Réfléchissez, ma brave femme. Un progrès ne s’établit jamais dans le monde, sans qu’il en coûte quelques vies humaines… […]. Il est bien évident, n’est-ce pas? … que l’automobilisme est un progrès, peut-être le plus grand progrès de ces temps admirables? … Alors, élevez votre âme au-dessus de ces vulgaires contingences. S’il a tué votre fille, dites-vous que l’automobilisme fait vivre, rien qu’en France, deux cent mille ouvriers… deux cent mille ouvriers, entendez-vous? … Et l’avenir? ... Songez à l’avenir, ma brave femme! (Mirbeau 2003: 295) Ce qui est dévoilé ici, c’est le caractère creux et idéologique d’un discours qui, face à des enjeux d’ordre purement économique, vante le progrès comme une force salvatrice, comme une loi irréfutable et de l’Histoire et de la Nature, comme un principe auquel il faut se soumettre d’une manière héroïque. Un tel surhomme imbu de l’amor fati de la modernité, ce n’est certainement pas celui de Nietzsche, mais celui de Marinetti, celui donc qui accueille corps et âme „les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes“ (Marinetti 2015: 90). L’apologie de la vitesse chez les futuristes demande une soumission inconditionnée à leurs idées. Comme tous les auteurs de manifestes d’avant-garde, Marinetti cherche à imposer une discursivité totalisatrice qui, très vite, se dévoile comme étant totalitaire. D’ailleurs, une telle tendance à soumettre les arts à une discursivité qui finit par les violer, a déjà été diagnostiquée par Nietzsche dans les discours esthétiques de son époque (cf. Kuhnle 2005b). 295 Dossier De toute façon, les paroles de Zarathoustra consacrées au surhomme n’ont rien d’un manifeste, mais elles offrent une suite de paraboles invitant à mettre en question toute position acquise, misant sur la polémique et l’ironie. Il en est de même quand Mirbeau fait déclarer à son narrateur: „Mais je ne m’arrête pas… je ne m’arrête nulle part…“ (Mirbeau 2003: 58). Celui-ci ne garde que des souvenirs vagues de son périple: „… Et puis rien… rien que des choses qui glissent… qui fuient… qui tournoient comme des ondes… et se balancent comme des vagues…“ (ibid.). Mais avant d’en conclure à une soumission inconditionnée au sérieux de la dromocratie (Virilio 1977) telle qu’elle a été vantée par Marinetti, il vaut mieux écouter Mirbeau: Il faut bien le dire […] l’automobilisme est donc une maladie, une maladie mentale. Et cette maladie s’appelle d’un nom très joli: la vitesse. […] Non pas la vitesse mécanique qui emporte la machine sur les routes, à travers pays et pays, mais la vitesse, en quelque sorte névropathique, qui emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions… Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs… Son cerveau est une piste sans fin où pensées, images, sensations ronflent et roulent, à raison de cent kilomètres à l’heure (Mirbeau 2003: 294sq.). Toutefois, il s’agit ici d’une maladie qui apporte un remède à d’autres maladies: „Par bonheur, il n’est pas de mélancolie dont ne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse…“ (ibid.: 198). Cette maladie qui en guérit une autre, c’est un topos qu’on trouve bien chez Nietzsche: il s’agit de la grande maladie en tant que valeur. Son Zarathoustra envoie ses disciples sur la haute mer; ils doivent prendre le large afin de s’exposer au grand mal de mer („die grosse Seekrankheit“, Nietzsche 1988b: 267), la nausée qui nous prend quand nous perdons tout repère, qui entraîne le grand dépouillement de nous-mêmes (cf. Kuhnle 1999). Or, c’est ce dépouillement qui rend libre. Et cette liberté transforme la vitesse en un instrument qui nous permet de changer d’endroit pour échapper à nos ennuis. Ainsi constate le narrateur de Mirbeau: „Je suis libre de moi, de mon temps. … Rien ne me retient ici; rien ne me presse là-bas“ (Mirbeau 2003: 55). À ce moment seulement, nous sommes de vrais convalescents (Genesende) occupant une position supérieure. Celle-ci permet un autre rapport aux affections: la douleur, le vertige, le dégoût… se transforment en sources de volupté et de connaissance. Les disciples de Zarathoustra au grand large agissent en pleine connaissance du risque de naufrage qu’ils encourent et dont ils conjurent le danger, contrairement à „l’esthétique et la morale du spectateur“ (cf. Blumenberg 1993: 28, 1994: 34) d’une bourgeoisie imbue de la pensée idéaliste. Le moi lyrique de Marinetti, lâchant les freins au volant de son Pégase, s’avère bien digne de ces disciples du grand orateur de Nietzsche… Ceux-ci ne cherchent, une fois le naufrage survenu, aucune explication, aucune justification; au contraire, ils sont prêts à suivre leur maître et à se replonger dans la cohue, la mêlée des éléments - ins Getümmel (cf. Blumenberg 1993: 22, 1994: 26). Or, du chevalier futuriste conduisant son Pégase, on n’apprend que son exaltation, son extase… sa jubilation. Mais, au moment de l’accident apparemment tant souhaité, peut-être 296 Dossier aurait-il fait piètre figure à l’instar de l’automobiliste naufragé chez Mirbeau, évoquant le progrès qui demande des sacrifices pour réaliser ses exploits économiques? De fait, dans La 628-E8, les Pégase et les délires qu’ils façonnent sont dévoilés comme des fantasmagories engendrées par l’économie du marché, qui transforme en fétiches les plus insignifiants de ses produits. Les prix des objets déclarés ‚pièces détachées‘ dépassent désormais de loin leur valeur d’usage. Il s’agit là de la conséquence d’une division de travail poussée à son extrême, permettant ainsi à tous les acteurs - hormis les travailleurs, bien entendu - de tirer leur épingle du jeu, à l’instar du garagiste qui embobine son client en tablant sur son ignorance: „Mais, monsieur, c’est le train baladeur. C’est l’arbre de came… C’est le cône d’embrayage… C’est le différentiel… Le différentiel, monsieur… pensez donc! “ (Mirbeau 2003: 61). Cela rappelle bien le maître perdu dans Jacques le fataliste dont seul le serviteur savait manipuler les choses. Désormais, c’est le mécanicien qui épate les femmes de chambre et les cuisinières: „Pour elles, un homme toujours lancé à travers l’espace, comme la tempête et le cyclone, a vraiment quelque chose de surhumain“ (ibid.: 65). Contrairement au surhomme futuriste au volant de son Pégase, le maître mirbellien - le poète automobiliste - s’abandonne à un chauffeur, pour totaliser cette nouvelle œuvre d’art totale qu’est l’automobile en marche. Dans La 628-E8, le narrateur oppose la France de la ‚Belle Époque‘ à „ce monumentalisme hyperbolique“ de la Gründerzeit, qu’on peut trouver par ailleurs symbolisée par la Mercedes en panne, remorquée par une voiture de la marque Charron: „… Si la Gründerzeit disparaît peu à peu de l’âme des hommes, elle survit dans l’âme des pierres…“ (ibid.: 317). La Gründerzeit porte encore la marque du monumentalisme de Richard Wagner, ce compositeur avec lequel Nietzsche avait rompu. Selon le discours mirbellien, ce dernier est sur le point de devenir l’icône d’une nouvelle époque: Une génération arrive aux affaires, sur qui Nietzsche aura eu autrement d’influence que Wagner, une génération d’hommes plus subtils, amis de la paix, renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourront changer une mentalité, héritée des fiers-à-bras de 71… (ibid.: 331) Malgré les exploits - les progrès, les Fortschritte - de son industrie, la Gründerzeit a raté ce grand pas en avant, ce Vorschritt, autant que la France dont la ‚Belle Époque‘ s’est donnée corps et âme à l’idée du progrès. Cette idée ne paraît pas pour autant être à la hauteur de l’audace d’un Empereur qui „rêve de doter l’Allemagne entière de routes pareilles à celles du Rhin, de faire, en quelque sorte, de l’Allemagne, la plus belle piste automobile du monde“ (ibid.: 311), une piste dont les pauvres soumis de la République ne sauront jamais goûter les délices. Peut-être seul un esprit comme Nietzsche pourrait en jouir vraiment, mais il paraît peu probable qu’il se fût mis lui-même au volant… Toutefois, afin de pouvoir émerger sans aucune ambiguïté, cette jouissance demande une prédisposition surhumaine. C’est ainsi qu’il faut comprendre le discours nietzschéen sur le Vorschritt - le pas en avant. 297 Dossier En passant par une heuristique nietzschéenne, nous avons essayé de cerner l’attitude de l’enfant terrible de la ‚Belle Époque‘ que fut Octave Mirbeau. Avec moins de réticence que Pierre Michel (2017), nous proposons d’appeler Mirbeau un ‚moraliste‘; contrairement à l’éminent connaisseur de l’œuvre mirbellienne, nous situons celle-ci bien dans une lignée illustre qui va des moralistes jansénistes du XVII e siècle, comme La Rochefoucauld, en passant par Voltaire, Nietzsche, Jean-Marie Guyau pour trouver sa continuation chez Adorno. Il s’agit ici d’une liste qui est loin d’être exhaustive car devraient également y figurer des romanciers-essayistes comme Musil ou Svevo, sans pour autant oublier leurs grands ancêtres Montaigne et, avant tout, le kynique Diogène. 3 Comme ces moralistes, Mirbeau est bien conscient de la vraie nature humaine, de l’humain-trop-humain. Souvent la question du ‚cynisme‘ chez Mirbeau a été soulevée. En renonçant ici à faire repasser les arguments érudits, nous proposons la distinction établie par Peter Sloterdijk dans sa Kritik der zynischen Vernunft (Critique de la raison cynique) entre le ‚cynique‘ moderne et le ‚kynique‘ dans la tradition de Diogène: le kynisme est un principe qui s’oppose à une prédominance du cynique; sans adhérer à aucune théorie, il s’en prend aux grands systèmes structurant notre connaissance; il leur oppose une résistance à la fois polémique et satirique; il refuse de reconnaître un monde comme étant le meilleur des mondes possibles; il provoque de par son insolence (cf. Sloterdijk 1983: 939sq.). C’est à travers son kynisme que le moraliste Mirbeau s’avère libertaire, tout en restant sceptique par rapport à la nature humaine telle qu’elle se trouve représentée par le cycliste haineux qui s’en prend à l’automobiliste: Or, le cycliste est devenu le pire ennemi du chauffeur […]. J’en ai vu qui, devant une auto, semaient négligemment de gros clous, et s’esclaffaient de rire, s’ils entendaient un pneu éclater… Plus je vais dans la vie, et plus je vois clairement que chacun est l’ennemi de chacun. Un même farouche désir luit dans les yeux de deux êtres qui se rencontrent: le désir de se supprimer. Notre optimisme aura beau inventer des lois de justice sociale et d’amour humain, les républiques auront beau succéder aux monarchies, les anarchies remplacer les républiques, tant qu’il y aura des hommes sur la terre, la loi du meurtre dominera parmi leurs sociétés, comme elle domine parmi la nature. C’est la seule qui puisse satisfaire les convoitises, départager les intérêts… Mais un cycliste solitaire, - si malfaisant qu’il soit, - ce n’est rien, auprès d’une bande de cyclistes… (Mirbeau 2003: 291) Bachelard, Gaston, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 1942. Blumenberg, Hans, Schiffbruch mit Zuschauer. 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Grimm / Grimm 2001: art. „Vorschritt“). 2 Nous citons ici librement Les Illusions du progrès de Georges Sorel (Sorel 1911). 3 Pour l’utilisation du terme ‚moraliste‘ proposée ici, nous renvoyons à Kuhnle 2008 et 2003.