eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Octave Mirbeau cynique, une philosophie du courage

2018
Guiilhem Monédiaire
ldm43170-1710254
254 Dossier Guilhem Monédiaire Octave Mirbeau cynique, une philosophie du courage Introduction Octave Mirbeau a manifesté de vives critiques contre la philosophie 1 qui se résument par cette laconique énonciation apparemment sans appel: „Je ne suis pas un philosophe! “. Il convient de méditer davantage l’affirmation qui peut paraitre surprenante prima facie. En réalité, la philosophie que Mirbeau critique est celle des doctrines, des principes et des systèmes. En libertaire, il refuse tout ce qui ressemble à une tentative d’élucidation définitive du mystère de la Nature ou de la Vie, tout ce qui cherche à imposer un ordre humain à une harmonie naturelle secrète, bref tout ce qui tend à mettre un point final. Une manière d’être sensible au mot de Flaubert selon lequel „la bêtise consiste à vouloir conclure“. Ce qui exaspère Mirbeau, ce sont les métaphysiciens loin de la vie, les fabricants de „fantômes“ au sens de Max Stirner (Stirner 1972). Mais alors une seule assignation philosophique semble faire écho à la vie et à l’œuvre de Mirbeau: c’est celle du cynisme philosophique. Simultanément et sans doute nécessairement, Mirbeau a tout au long de sa vie fait preuve de cette vertu qu’est le courage. En contemporain, il épouse parfaitement ce mot de Giorgio Agamben: […] être contemporain est avant tout une affaire de courage: parce que cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment. Ou encore: être ponctuel à un rendez-vous qu’on ne peut que manquer (Agamben 2012: 25). La contemporanéité est donc inséparable du courage en tant que conscience lucide dévoilante et agissante. Or de nombreux auteurs (Foucault 2009, Fleury 2010, Berns/ Blésin/ Jeanmart 2010) ont réhabilité le courage dans la pensée philosophique contemporaine. Nous nous référerons ici essentiellement à Michel Foucault en raison de son Cours au Collège de France de 1984 et du parallèle établi par lui avec le cynisme. Les racines intellectuelles du cynisme remontent à la Grèce antique et notamment à Antisthène et Diogène de Sinope (Goulet 1993). Ce courant de pensée est basé sur une éthique de la provocation et du scandale ainsi que sur une totale franchise: il s’agit de la parrhèsia chère à Diogène et à Michel Foucault qui l’a amplement étudiée. Pour ce qui a trait à la forme, il ne s’agit pas d’une pensée résultant de longues réflexions, de ruminations métaphysiques ou de songes utopiques loin du réel. Bien au contraire, les chries propres à Diogène, qui sont des anecdotes relatées le plus souvent par le doxographe Diogène Laërce, sont caractérisées par l’immédiateté de l’acte et la fulgurance de leur sens. Or le courage des cyniques parrèsiastes s’actualise parfaitement chez Mirbeau de nombreux siècles après l’émergence du cynisme. 255 Dossier La méthode qui sera suivie ici revient à mettre en miroir, à l’aide des ouvrages des érudits de la philosophie cynique, les similitudes avec la vie, les combats et les écrits de Mirbeau, sans masquer pour autant les divergences. Afin d’ordonner l’analyse, le courage de Mirbeau sera divisé en trois aspects qui épousent précisément la pensée cynique: le courage des convictions, le courage de la parole, et le courage des engagements. I. Le courage des convictions: l’anarchie en devenir Mirbeau a eu une évolution politique très différente de celle, classique, de beaucoup. Il est passé progressivement d’un bonapartisme et d’un antisémitisme de jeunesse à l’anarchie. Vers 1884-1885, il lit les œuvres du Prince Pierre Kropotkine (La Morale anarchiste, L’entraide), d’Herbert Spencer, et surtout de Tolstoï, l’„anarchiste chrétien“, dont il dévore Guerre et Paix en juillet 1885 et qui va devenir son nouveau maître à penser en politique comme en littérature. Et c’est avec l’article „Jean Tartas“ (Mirbeau 1890) que Mirbeau proclame ses convictions au grand jour et se rallie explicitement à l’anarchie. On peut rapprocher cette évolution mirbellienne d’une chrie de Diogène relative à un thème qui lui est cher, la falsification monétaire: Comme quelqu’un lui reprochait un jour d’avoir falsifié la monnaie, il répliqua: ‚Il fut un temps où j’étais tel que tu es maintenant. Mais tel que je suis maintenant, toi tu ne le seras jamais‘ (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 56). Étienne Helmer, dont l’ouvrage récent intitulé Diogène le cynique sera fréquemment mis à contribution ici, analyse cette chrie en notant que l’interlocuteur croit encore à la valeur de la monnaie dont Diogène s’est affranchi avec courage. Mirbeau relève quant à lui qu’un journal, qu’il ne lit jamais, accorde encore du crédit à un antisémitisme dont Mirbeau s’est détaché. Il convient ici d’insister sur le fait que Mirbeau proclame une sorte de droit au changement (Mirbeau 1898), que ce soit relativement à la personnalité ou aux convictions personnelles qui peuvent toutes deux évoluer. Loin d’être interprétable en termes de relativisme velléitaire, c’est la preuve d’une grande ouverture d’esprit et d’une importance donnée exclusivement aux actes présents et non au passé. Le cynisme comme mouvement philosophique se caractérise par une défiance systématique envers les autorités et par le dynamitage des valeurs et des institutions sociales. Comment ne pas établir le parallèle avec la démystification méthodique de la comédie sociale pratiquée par Mirbeau notamment dans l’article féroce intitulé „Le Comédien“ (Mirbeau 1882) qui lui sera reproché par Sarah Bernhardt. Or, le comédien ectoplasmique de Mirbeau est loin de se limiter aux planches et reste parfaitement justiciable d’une interprétation plus large qui préfigure la falsification généralisée et la société du spectacle au sens des situationnistes du XX e siècle et notamment de Guy Debord. C’est l’occasion rêvée pour préciser que l’anagramme décelé par Jacques Perry-Salkow (Enthoven/ Perry-Salkow 2016) pour „De la démocratie“ 256 Dossier au sens de la démocratie exténuée d’aujourd’hui, est „Art de la comédie“. Comme souvent l’anagramme fait spéculer… Pour Mirbeau, l’option cynique en faveur de la nature - phusis - se traduit par la critique systématique des institutions sociales issues du nomos, qui pervertissent ou entravent le vouloir-vivre individuel. Pour preuve la dédicace typiquement mirbellienne et cynique de son roman Le Jardin des supplices: aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang (Mirbeau 2003a: 39). Pour s’en tenir au religieux, sans nul doute Mirbeau aurait-il souri au mot d’Antisthène qui apostrophe un prêtre qui promettait le salut aux nouveaux convertis - mais après la mort - par cette interrogation: „Qu’attends-tu donc pour mourir? “ (Onfray 1990: 92). Dans l’article „Diogène, chien fidèle à lui-même“, Marie-Odile Goulet-Cazé, une éminente spécialiste du kynismus, note pour sa part une parenté majeure entre cynisme et pensée anarchiste individualiste (Goulet-Cazé 2014: 36). 2 En effet, le cynisme se caractérise par un radical individualisme au niveau des pensées, de la parole et des actes et se traduit par une constellation de figures singulières. Une similitude fondamentale repose toutefois sur l’entrainement cynique et courageux pour combattre les influences quelles que soient leur origine, contre toute „hétéronomie“ aurait dit Cornelius Castoriadis. À ce sujet, Jacques Fontanille écrit: „Il faut en somme, aurait pu dire Bourdieu s’il avait été cynique, s’attaquer à l’habitus et à l’hexis qui lui est associée“ (Fontanille 2014: 47). Précisément Mirbeau s’est toujours insurgé contre les influences, qu’elles proviennent de l’État, des religions ou de la famille. Au sujet de la famille, rappelons le souhait permanent des cyniques de l’adéquation des hommes avec eux-mêmes que Mirbeau évoque avec Dans le ciel: Tout être à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. […] Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à euxmêmes? (Mirbeau 2003b: 58) On voit ici encore clairement apparaitre la similitude de pensée entre Mirbeau et Diogène. Pensons aussi à la domesticité, pour faire tristement se répondre Mirbeau et Diogène. Pour Diogène, la domesticité institue deux esclaves: et le domestique et le maître. Mais la Célestine du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau conclut le roman, alors qu’elle accède à l’état de maître, par l’expression tragique „D’être domestique on a ça dans le sang“: c’est dire que la leçon de Diogène n’a pas été entendue, de quoi alimenter le pessimisme de Mirbeau. L’argent est au centre des valeurs critiquées par Diogène et d’après Étienne Helmer 257 Dossier ce que Diogène pointe aussi et surtout dans le prix que la monnaie cautionne, c’est l’imaginaire social présidant à l’évaluation des choses. Avec la falsification de la monnaie, c’est le processus collectif d’institution des valeurs dans la cité qui est visé (Helmer 2017: 146sq.). Et pour Michel Foucault, ce „qui est important […] c’est que le principe ‚altère ta monnaie‘, ‚change la valeur de la monnaie‘, passe pour un principe de vie, et même le principe le plus fondamental et le plus caractéristique des cyniques“ (Foucault 2009: 222). C’est montrer l’importance majeure accordée par les cyniques à la falsification de tout ce qui se place au centre des préoccupations de la Cité. Or Mirbeau aussi, par l’intermédiaire de Thérèse Courtin dans Le Foyer (1908), souhaite privilégier des valeurs sans rapport avec l’argent lorsqu’il écrit: „c’est l’argent qui empoisonne notre existence… Il faudrait imaginer des joies différentes, un monde de satisfactions qui lui soient étrangères“. Diogène, on le sait, privilégiera la falsification de la monnaie, là où Mirbeau choisira de faire largement bénéficier ses amis de son argent, tels Gauguin, Zola, etc. Et Mirbeau, comme Diogène, critique l’enrichissement et privilégie des valeurs autres que l’argent: „Il n’est pas bon que l’homme s’enrichisse, car il perd vite la notion de la justice et le sentiment de la pitié et de la beauté“ (Mirbeau 1891). Enfin on doit surtout éviter de saisir le faux-monnayage en quelque sorte au pied de la lettre. Selon Didier Deleule, si l’Oracle de Delphes est „formel, Diogène consacrera sa vie […] à littéralement falsifier la monnaie“, il convient de se souvenir que „nomisma désigne évidemment la monnaie qui a cours, mais veut dire également ‚règle‘, ‚coutume‘, ‚loi‘ et qu’en conséquence l’œuvre du falsificateur comprend ‚aller à contre-courant‘, consacrer sa vie à réformer les mœurs qui ‚ont cours‘ […] voir l’envers de toute chose, renverser la perspective […] se livrer au renversement des valeurs“ (Deleule 1998: 106) contre l’infinie pesanteur de la doxa. Voici un programme que Mirbeau l’imprécateur n’aurait pas récusé et en vérité a pratiqué. Mais que serait le courage de Diogène et de Mirbeau s’il se limitait aux convictions mêmes libertaires? C’est pourquoi celui-ci se traduit aussi par la parole et avec Mirbeau surtout par l’écrit. II. Le courage de la parole: la parrhèsia Michel Foucault développe dans son cours au Collège de France de 1984 ce qu’il nomme „le courage de la vérité“ et qui correspond à une vertu antique nommée parrhèsia. La parrhèsia pourrait être traduite par le ‚dire-vrai‘ mais aussi dire-tout. Elle implique un double risque. En effet „[p]our qu’il y ait parrêsia […] il faut que le sujet, en disant cette vérité qu’il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse“ (Foucault 2009: 12), c’est-à-dire son auditoire individuel ou collectif. Dès lors, le courage de la vérité a deux aspects: „La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur 258 Dossier qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend“ (Foucault 2009: 14). Pour Michel Foucault, le cynisme se présente essentiellement comme une certaine forme de parrêsia, de dire-vrai, mais qui trouve son instrument, son lieu, son point d’émergence dans la vie même de celui qui doit ainsi manifester le vrai ou le dire-vrai, sous la forme d’une manifestation d’existence (Foucault 2009: 200). La parrhèsia était la valeur primordiale sur le ‚blason‘ des cyniques. Il en va ainsi de Diogène qui affirme dans une chrie que ce qui à ses yeux est le bien le plus précieux est la liberté de parole, inséparable du devoir de parrhèsia. Bien entendu, à pratiquer la parrhèsia, on se fait beaucoup d’ennemis, qui ne manqueront pas à Mirbeau et qui coûteront cher à sa postérité. Les cyniques se caractérisent par leur étonnement systématique et perpétuel, posture fondatrice de la philosophie grecque. Mais il ne convient pas pour eux de s’étonner de n’importe quoi. C’est ce qu’évoque à nouveau Étienne Helmer: Diogène aborde cette question lorsque, justement, il note que beaucoup d’hommes s’étonnent mal à propos, c’est-à-dire ne s’étonnent pas de ce qui l’étonne lui-même, à savoir le caractère irrationnel et servile de leur propre conduite et de leurs propres valeurs (Helmer 2017: 43). Comment ne pas opérer le rapprochement entre la disposition à l’étonnement des cyniques et la célèbre invitation de Mirbeau à „regarder Méduse en face“, c’est-àdire à démystifier les préjugés et les croyances aveugles, y compris les croyances généreuses de ses amis anarchistes? Alors Mirbeau, qui a exprimé une belle pétition de principe: „je suis, moi, aveuglément aussi, et toujours, avec le pauvre contre le riche, avec l’assommé contre l’assommeur“, choisit délibérément d’achever sa pièce Les Mauvais bergers de manière tragique au point de désespérer Jean Grave (théoricien français de l’anarchisme dont Mirbeau avait préfacé l’ouvrage La Société mourante et l’anarchie). Mais Mirbeau est alors bien proche du Diogène fictif de l’écrivain et poète anglais Walter Landor 3 qui répond au non moins fictif Platon: „Quand l’humanité est l’ennemie de la vérité, elle ne vaut pas grand-chose“ (Landor 1995). Parmi les usages propres aux cyniques, Jacques Fontanille évoque leur pratique de l’irruption intempestive et scandaleuse dans les scènes de la vie privée et publique (Fontanille 2014: 47). Or Mirbeau utilise le même procédé qu’on peut rapprocher du complexe d’Asmodée en raison de la tendance des personnages à l’excès, à une hubris grinçante et fulgurante qui permet d’exposer de façon quasiclinique le tableau sans artifice de la vie quotidienne. Il en va ainsi de Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre, de l’enfant dans L’Abbé Jules ou du narrateur du Jardin des supplices; pour s’en convaincre, il suffira de se reporter à l’entrée „Complexe d’Asmodée“ au Dictionnaire Octave Mirbeau, entrée rédigée par Arnaud Vareille (Vareille 2011: 709-711). Par ailleurs, les cyniques accordent une grande importance au rire qui manifeste, selon Jacques Fontanille encore, la „désincorporation des valeurs“ et l’„affaiblisse- 259 Dossier ment de la croyance“ (Fontanille 2014: 47). Michel Onfray note également la prépondérance du rire cynique. Rire et faire rire: dans sa lecture des lettres de Diogène et Cratès, Didier Deleule rappelle, au titre de la parrhèsia, un épisode réellement hilarant: „Le fils d’une courtisane lance des pierres aux passants: ‚Prends garde, s’écrie Diogène, tu pourrais frapper ton père! ‘“. On retrouve la même affinité pour le rire dévastateur avec Mirbeau qui présente, d’après la notice „Rire“ de Pierre Michel dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, trois fonctions: la subversion, la transgression et la vengeance. En outre, si maintes répliques et postures de Diogène peuvent apparaître tout simplement bouffonnes, il importe de ne pas négliger un aspect de la vie des grecs pourtant attesté: il s’agit de la pratique générale de l’humour et du mot d’esprit, dont témoigne un recueil de ‚blagues‘ intitulé Philogelos (l’ami du rire) (Zucker 2010). Il est ainsi possible de suggérer l’idée que Diogène a utilisé le rire en tant qu’instrument pédagogique apte à convaincre les grecs ordinaires de la validité de sa philosophie. Enfin le courage cynique que partage Mirbeau ne se situe pas uniquement dans des opinions d’une part et dans la parole d’autre part, mais également dans les actes qui doivent être en conformité avec la parole de vérité, dans un procès fusionnel. III. Le courage des engagements: la conformité des actes avec la parole Étienne Helmer note que le franc-parler de Diogène, c’est-à-dire sa parrhèsia, est également un ‚franc-agir‘. En effet, [l]a cohérence forte qu’il revendique entre ses mots et ses actes explique que sa parole soit de part en part action, tout comme ses actes assument une fonction langagière, quoique non verbale, d’expression et de transmission d’un énoncé philosophique (Helmer 2017: 44). Ainsi l’action est partie prenante de la parole de vérité et n’en est pas forcément la résultante. Cette mise en lumière foudroyante de la vérité est tout autant dangereuse et menaçante, car comme l’affirme Nietzsche, les vrais amis de la philosophie font „la preuve par l’action que l’amour de la vérité est chose redoutable et puissante“. (Nietzsche 2000: 655) Souvenons-nous ici encore du pseudo-Diogène de Landor, déjà évoqué: „Quand l’Humanité est l’ennemi de la vérité, elle ne vaut pas grand-chose“. C’est bien avec cynisme que Mirbeau a consacré sa vie et son argent à écrire et à lutter contre toutes les injustices qu’il rencontra et à aider les créateurs. Il en va ainsi de Gauguin à qui Mirbeau a permis de financer son voyage pour Tahiti par un tapage médiatique, et de Zola dont Mirbeau a payé les lourdes amendes auxquelles il avait été condamné en pleine Affaire Dreyfus. On comprend à travers ces quelques exemples que pour Mirbeau, incontestablement devenu riche, l’argent n’était qu’un moyen destiné à promouvoir les causes qu’il défendait et à soutenir ses amis lorsqu’ils étaient l’objet d’injustices, ce qui n’est pas au fond trop éloigné de l’idée de falsification de la monnaie. 260 Dossier L’affaire Dreyfus est l’exemple idéal de l’engagement ‚total‘ de Mirbeau dans l’action. Il ne s’agit pas ici d’entrer dans le détail de l’Affaire ni dans toutes les implications mirbelliennes, mais retenons seulement cet extrait de L’Affaire donné par Jean- Denis Bredin citant Léon Blum: „Octave Mirbeau s’est jeté à corps perdu dans la bataille. Presque chaque soir, il vient à La Revue, ouvrant la porte avec fracas, faisant résonner l’antichambre de sa voix, et de son rire éclatant“ (Bredin 2006: 290). À nouveau, le rire… Étienne Helmer affirme également que „la philosophie cynique accorde à la marginalité une place centrale, et fait de l’exclusion sociale et politique un point de vue de vérité sur le monde“. On doit dès lors se souvenir de la présence insistante de marginaux, vagabonds et vaincus de la vie dans l’œuvre de Mirbeau comme Jacques Errant dans La Vache tachetée et Jean Guenille dans Les 21 jours d’un neurasthénique. Ils sont assurés du soutien ou au moins de la compréhension de Mirbeau jusqu’aux grands criminels tels Vacher (Bertrand Tavernier, Le Juge et l’assassin). Voilà qui rappelle cette chrie de Diogène qui, avisant un voleur de vase sacré maîtrisé par des employés d’un Temple, interpréta la scène en ces termes „Voilà les grands voleurs qui en entraînent un petit“. Quant aux vagabonds mendiants qui émeuvaient tant Mirbeau, là encore, n’a-t-il pas été précédé par Diogène, qui, objet de moqueries parce qu’il mendiait en tendant la main à une statue, répliqua: „Je m’habitue au refus“. Conclusion Michel Onfray (1990: 150) note que les cyniques et leur pensée singulière sont fondamentalement inactuels et, par-là, d’une „urgente actualité“ de la Belle époque sans doute, mais aussi de toutes les époques. On ne peut alors qu’établir un rapprochement avec le rapport au temps spécifique du contemporain présenté par Giorgio Agamben: „La contemporanéité s’inscrit en fait dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque“. Ou encore du même: „Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps“. Comme pour Diogène, le cynisme de Mirbeau n’a pas vocation à proposer un nouveau dogme: son scepticisme, son pessimisme et sa lucidité sur le monde qu’il critique l’empêchent de se placer en maître d’une école de pensée ou d’un courant littéraire. En bref, il s’interdit de devenir un „mauvais berger“ pour reprendre le titre de sa pièce de théâtre. En poursuivant la métaphore de l’élevage, si le berger est mauvais, qui peut être bienveillant pour le troupeau? Peut-être le chien du berger? Cet animal placé au pinacle par les cyniques l’est très certainement aussi par Mirbeau qui en fait le personnage principal de son roman Dingo. Dès lors, l’issue de la pièce semble moins noire, un espoir existe encore. N’oublions jamais la célèbre chrie de Diogène: „Les autres chiens mordent leurs ennemis, tandis que moi je mords mes amis pour les sauver“… 261 Dossier Agamben, Giorgio, Qu’est-ce que le contemporain? , Paris, Éditions Payot & Rivages (Rivages Poche, Petite Bibliothèque), 2008. 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Auparavant elle relevait: „Aujourd’hui les cyniques ont-ils encore quelque chose à nous dire? Dans une société minée par l’exclusion, où se côtoient, comme dans la Grèce et la Rome antiques, la misère la plus sordide et le luxe le plus tapageur, nous aurions besoin à nouveau de censeurs cyniques intolérants, capables de fustiger l’hypocrisie sociale, capables aussi de nous rappeler qu’il faut savoir, pour vivre libre, secouer le carcan des conventions et se montrer insolent à l’égard des conformismes“. 3 Selon Thierry Piélant (auteur de la notice), W. S. Landor (qui compte au nombre des seuls quatre poètes tout aussi à l’aise dans la prose au cours du XIX e siècle selon Nietzsche) fut une sorte de marginal, dont le chef-d’œuvre fut les Conversations imaginaires, ouvrage monumental composé de près de 150 dialogues de morts qui mettent en scène des personnages célèbres. Selon la notice, „dans la conversation entre Diogène et Platon […] l’indépendance d’esprit de Landor ne pouvait manquer, on s’en serait douté, de lui faire préférer le cynique à l’académicien“. À noter que le genre des conversations imaginaires a été inauguré par Lucien de Samosate (II e ) et poursuivi au XIX e siècle par l’avocat Maurice Joly avec son Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1865, réédition Allia, 1992).