eJournals lendemains 43/170-171

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Narr Verlag Tübingen
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2018
43170-171

Francfort en français aux yeux des médias de Suisse romande

2018
Thomas Hunkeler
ldm43170-1710090
90 Dossier Thomas Hunkeler Francfort en français aux yeux des médias de Suisse romande Chronique d’un (dés-)intérêt poli Francfort est décidément loin de l’arc lémanique. Swiss et Lufthansa, deux compagnies que l’on n’apprécie pas forcément en Suisse romande depuis qu’elles ont tendance à privilégier systématiquement Zurich au détriment de Genève-Cointrin, ont beau assurer plusieurs vols directs par jour: on y va à contrecœur, s’il le faut vraiment, pour le business bien plus que pour la culture. La Foire du livre de Francfort relève pourtant des deux: du commerce des livres bien évidemment, de la culture littéraire aussi si l’on veut bien. Pour les éditeurs, du moins pour ceux qui ont les moyens d’avoir une politique commerciale tournée vers l’international, Francfort est un rendez-vous obligatoire: business as usual. Une petite quinzaine de maisons d’édition domiciliées en Suisse romande y sont présentes chaque année, accompagnées de l’ ASDEL , l’Association suisse des diffuseurs, éditeurs et libraires de langue française avec son petit stand, bien plus modeste que celui de son voisin alémanique, le SBVV , Schweizer Buchhändler- und Verleger-Verband. Alors que se passe-t-il lorsque l’autre voisin, la France, est l’invité d’honneur de la Foire du livre de Francfort et que ce voisin habituellement si centré sur lui-même décide tout à coup d’étendre cette invitation, pour la première fois dans l’histoire déjà longue de la Foire, à d’autres pays, à la Belgique, à la Suisse, au Luxembourg? Lorsque le slogan n’est pas „La France à Francfort“, mais „Francfort en français“, comme pour montrer que c’est la francophonie bien plus que la nation française qui est invitée à se déplacer à la ville de Goethe? Eh bien, il ne se passe à priori pas grand-chose, du moins dans un premier temps. On prend poliment acte de l’invitation; et on se tourne vers Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture, qui est responsable de la représentation officielle de la Suisse à l’étranger et qui soutient de toute façon, chaque année, la présence des éditeurs suisses à Francfort. C’est en effet la fondation qui doit décider si l’on accepte l’invitation de figurer avec la France - à côté d’elle, et sous son ombrelle - en tant qu’hôte d’honneur. Décision qui n’est simple qu’en apparence, car les peurs sont nombreuses: quelle sera la marge de manœuvre de chaque pays? Quelle visibilité? Ne risque-t-on pas de passer inaperçu à côté du rouleur compresseur français? Mais d’autre part, peut-on vraiment refuser cette participation à un pays ami, tant du point de vue politique que culturel? Ne serait-ce pas passer à côté d’une belle occasion d’affirmer haut et fort l’existence d’une littérature suisse de langue française, qui entretient des rapports intenses avec la littérature française sans pour autant s’y réduire? Pourra-t-on faire entendre cette différence, saura-t-on la faire comprendre, en France comme en Allemagne? Lorsque Pro Helvetia décide d’accepter l’invitation de participer à Francfort en français aux côtés de la France, de la Belgique et du Luxembourg - le Québec ayant 91 Dossier entretemps décliné la proposition pour attendre le tour du Canada, en 2020 - l’intérêt du public suisse pour cette présence désormais officielle est encore passablement limité. Ce n’est qu’avec le choix des invités - il y en aura finalement douze en provenance de la Suisse - que les débats entre la fondation, les écrivains et les éditeurs s’animent quelque peu. Selon Aurélia Maillard Despont, chargée de la littérature suisse de langue française auprès de Pro Helvetia, plusieurs critères expliquent le choix effectué par la fondation: la qualité et l’actualité éditoriale bien sûr, mais surtout la présence d’une traduction en langue allemande, ce qui restreint considérablement le choix. Enfin, le souhait de panacher les auteurs suisses édités en France et ceux publiés par une maison d’édition romande. Certains écrivains font alors savoir qu’ils auraient aimé, eux aussi, être du voyage, mais dans l’ensemble, la sélection de Pro Helvetia paraît suffisamment équilibrée pour ne pas faire l’objet de critiques publiques. Francfort en Macronie Ce n’est qu’au moment de l’inauguration officielle de la Foire de Francfort, le 10 octobre, que les médias suisses tournent leurs regards vers… Emmanuel Macron et le conseiller fédéral suisse Alain Berset, chef du Département fédéral de l’intérieur et en tant que tel ‚ministre de la culture‘ officieux de la Suisse. 1 Sans surprise, ce sont les représentants politiques qui se trouvent au premier plan de la plupart des reportages et articles, et beaucoup moins les écrivains ou les livres. Les médias helvétiques ne manquent pas de souligner à l’unisson qu’il s’agit en fait de la première rencontre entre le président français fraîchement élu et le conseiller fédéral suisse, que la relation entre les deux pays est „empreinte de stabilité“ et que le président français a été „chaleureux“ à l’égard de la Suisse, pour reprendre les mots d’Alain Berset. Sur les photos publiées à l’occasion, on voit les deux hommes politiques qui se sourient et se serrent la main, parfois à côté de la chancelière allemande Angela Merkel. Un objet qui se révèle particulièrement photogénique dès le jour de l’inauguration est la réplique de la presse de Gutenberg, à l’entrée du Pavillon d’honneur de la foire. Tandis que le dossier de presse préparé par l’Institut français souligne que cette presse est un témoignage de la „culture germano-française“, les médias helvétiques insistent au contraire sur l’importance de l’apport suisse dans cette installation hautement symbolique, sur laquelle seront imprimées, sous l’égide du curateur Gabriel de Montmollin, non seulement la première page de la Déclaration des droits de l’homme, mais aussi des pages choisies de quasiment tous les écrivains invités. Un avant et un après Francfort 2017? Si l’inauguration de la Foire de Francfort reçoit une couverture médiatique conséquente de part et d’autre de la „barrière de rösti “ qui sépare la Suisse romande et la Suisse alémanique, il n’en va pas de même de la manifestation en tant que telle. Car 92 Dossier tandis que la Suisse alémanique, Neue Zürcher Zeitung en tête, couvre aussi les nombreuses nouvelles parutions, rencontres, lectures et discussions qui s’enchaînent pendant les cinq jours que dure la Foire, l’intérêt retombe rapidement en Suisse romande. À côté de quelques brèves émissions à la RTS (Radio Télévision Suisse), comme par exemple une „Matinale“ du 10 octobre qui donne la parole à la directrice des éditions Zoé, Caroline Coutau, pour y expliquer l’intérêt pour les écrivains romands d’être présents à Francfort, 2 seul un article de fond consacré à la Foire du livre est paru dans la presse écrite. 3 C’est peu. L’article en question est publié par le journal de référence en Suisse romande, à savoir Le Temps, le vendredi 13 octobre, lorsque la Foire bat son plein. Sous la plume de Stéphane Maffli, doctorant en littérature allemande à l’Université de Lausanne, et Lisbeth Koutchoumoff Arman, journaliste culturelle, le quotidien romand choisit de placer son reportage de la Foire de Francfort sous le signe des douze écrivains romands qui y sont „à la fête“, comme le claironne le titre de l’article. 4 Dans son éditorial placé bien en vue, en page de titre du quotidien, Lisbeth Koutchoumoff souligne que c’est moins la France que la langue française, „ce pays des écrivains“, qui est en 2017 à l’honneur à Francfort. Ce choix aurait en effet une importance symbolique considérable; il y aura même, selon la journaliste, „un avant et un après Francfort 2017“, l’évènement incarnant un moment clé dans l’évolution de la francophonie vers des rapports plus égalitaires entre la France, ses anciennes colonies et „ces francophones d’au-delà les montagnes“ que sont les Helvètes. Une tendance qui serait aussi le résultat de l’évolution du numérique, grâce auquel la „littératuremonde“ est désormais à un clic du microcosme germanopratin. Les propos de l’éditorialiste font écho à un entretien qu’elle a mené avec Paul de Sinety, le commissaire général de Francfort en français. Sans évoquer la situation particulière de la Suisse romande, ce dernier y insiste sur la nécessité d’une „meilleure reconnaissance des écrivains de langue française dans leur diversité“ et exprime notamment son souhait de voir l’Europe renforcer son soutien à la traduction et au multilinguisme - des points qu’Emmanuel Macron avait également soulignés dans son remarquable discours d’ouverture à Francfort. Les particularités du marché romand Face à ces déclarations d’intention tout à fait louables, le reportage de la Foire de Francfort par Stéphane Maffli se distingue par une tonalité plus factuelle. Il propose aux lecteurs du Temps une mise au point des enjeux de la présence romande à Francfort, en évoquant notamment l’invitation d’auteurs suisses lancée par Pro Helvetia, mais aussi le travail des éditeurs romands à la recherche d’une visibilité accrue de leurs livres et de leurs écrivains sur les scènes française, allemande et suisse, et bien au-delà. La comparaison des situations alémanique et romande y est particulièrement éclairante: 93 Dossier Le fédéralisme de la Suisse et de l’Allemagne permet des imbrications beaucoup plus grandes entre les marchés du livre allemand et alémanique. Et la taille du marché outre- Sarine (de l’autre côté de la frontière des langues marquée par la rivière Sarine) facilite l’intégration des productions alémaniques dans le circuit allemand. Ce qui n’est pas le cas entre les marchés romand et français. Les professionnels romands butent souvent contre le mur de l’hyper-centralisme parisien. À lire les déclarations des responsables éditoriaux romands cités dans le reportage, on se rend compte des réalités commerciales de la Foire du livre: celles d’un marché international particulièrement versatile. Pour tous les éditeurs, Francfort offre d’abord l’occasion de rencontrer de nombreux collègues en peu de temps pour construire des partenariats sur le long terme, comme le note Caroline Coutau des éditions Zoé. Et Francine Bouchet, directrice de la maison La Joie de lire, d’ajouter: „À Francfort, nous avons cent rendez-vous en quatre jours, à raison d’un rendez-vous toutes les demi-heures“. Telle est la réalité à laquelle sont confrontés les éditeurs présents à Francfort, surtout lorsqu’ils sont plutôt petits comme la quasi-totalité des maisons d’édition en Suisse romande. Pour profiter de la vague d’euphorie que connaît le livre de langue française en Allemagne, il faut être présent soit à Paris, où les grands éditeurs allemands ont même engagé un ‚scout‘ qui sonde le milieu littéraire, soit à Francfort, en espérant pouvoir au moins „lancer de petites passerelles par-dessus le Röstigraben“, comme le dit Brigitta Wettstein qui a fondé en 2009 une maison d’édition bilingue français-allemand à Zurich. Dans une telle situation, le soutien de Pro Helvetia reste fondamental, et pas seulement à Francfort. Car la promotion du livre suisse, qu’il soit écrit en français, en allemand, en italien ou même en romanche, ne se fait pas sans contacts personnels, sans un travail patient de réseautage qui vise le long terme plus qu’un évènement de quelques jours. Telle est aussi la conclusion du reportage paru dans le Temps à l’occasion de la Foire du livre de Francfort. Une passion au quotidien Le relatif désintérêt des médias romands pour la Foire de Francfort, le Temps excepté, n’est donc peut-être pas si grave. On pourrait même dire qu’il témoigne d’une vision réaliste du marché du livre romand, qui sait parfaitement qu’il est aussi illusoire de compter sur la France pour faire la promotion du livre suisse que de croire qu’à la Foire du livre de Francfort se joue l’avenir de la littérature romande. Non, il n’y a pas un avant et un après Francfort 2017. Il y a en revanche des relations à construire dans la longue durée, qui pour être guidées par un intérêt commercial certain n’en sont pas moins portées, de part et d’autre, par des gens passionnés de littérature. Entre l’auteur et le lecteur, il y a tout un monde d’éditeurs, de traducteurs, de journalistes: autant de passeurs qui œuvrent chaque jour en faveur du livre suisse. Nombre d’entre eux étaient présents à Francfort, mais ils savent que leur combat continue aujourd’hui et demain, à la foire du livre de Genève comme à Morges sur 94 Dossier les quais, à la Feria Internacional del Libro à Guadalajara comme à la Foire du livre de Krasnoyarsk. 1 Rappelons qu’en Suisse, la culture dépend au niveau national de deux entités, l’Office Fédéral de la Culture et la fondation Pro Helvetia, qui sont tous les deux sous l’autorité du Département Fédéral de l’Intérieur. Le soutien à la culture relève en Suisse cependant en priorité des cantons, villes et communes, et seulement subsidiairement de l’État fédéral. 2 Cf. www.rts.ch/ info/ culture/ livres/ 8987363-la-foire-du-livre-de-francfort-tremplin-pour-lesauteurs-romands.html. La durée de l’émission est de 5 minutes. 3 Pour sa documentation, le présent article se base sur le dépouillement d’Argus Data Insights pour la Foire du livre de Francfort. 4 Le reportage consiste en trois parties: l’éditorial „La langue, ce pays des écrivains“, en page de titre, signé Lisbeth Koutchoumoff Arman; l’article principal, sous le titre „À Francfort, les écrivains romands à la fête“, signé Stéphane Maffli, ainsi qu’une interview avec Paul de Sinety, les deux en page 3.