eJournals lendemains 42/168

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Narr Verlag Tübingen
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2017
42168

„La fonction journalistique l’emporte sur la question littéraire“

2017
Frederik Kiparski
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85 Actuelles Frederik Kiparski „La fonction journalistique l’emporte sur la question littéraire“ Entretien avec Boualem Sansal Depuis son premier roman Le serment des Barbares (1999), l’écrivain algérien d’expression française Boualem Sansal a publié sept romans aux éditions Gallimard ainsi que de nombreux essais et nouvelles. Depuis 2003, ses textes sont traduits et publiés en allemand par la maison d’édition Merlin et rencontrent un grand intérêt des deux côtés du Rhin. Cela se manifeste aussi par les multiples prix littéraires reçus par l’auteur, en France et en Allemagne, dont le Prix du premier roman 1999, le Grand prix de la francophonie 2008, le Prix de la paix des libraires allemands 2011 et le Grand prix du roman de l’Académie française 2015. Dans ses romans autant que dans ses essais, Sansal fait preuve d’un humanisme évident en s’intéressant à la situation des Algériens dans un pays marqué par la colonisation, la guerre civile et les menaces islamistes. En raison de sa perspective critique vis-à-vis du pouvoir politique algérien, l’auteur est tombé en disgrâce auprès des autorités du pays et a par la suite perdu en 2003 son poste de haut fonctionnaire ministériel à Alger. Si l’Algérie a toujours été au cœur de l’intérêt de ses textes, l’enjeu se déplace légèrement dans ses deux dernières publications, l’essai Gouverner au nom d’Allah (2013) et le roman 2084 (2015), qui peignent le danger d’un islamisme totalitaire à l’échelle globale. Bien que ses autres écrits aient déjà été auparavant bien accueillis en Europe par la presse littéraire, les universitaires et le lectorat, l’intérêt public que connaît son dernier roman les dépasse largement. En février 2017, soit un an et demi après la parution de 2084, Boualem Sansal m’a reçu dans le calme de sa maison à Boumerdès en Algérie pour parler de l’expérience de cette énorme médiatisation, les réceptions françaises et européennes du roman, sa situation d’écrivain en Algérie, ainsi que de son rôle d’écrivain. Monsieur Sansal, comment avez-vous vécu le très grand intérêt suscité par votre roman 2084? Est-ce que la forte exposition médiatique vous a posé ou bien vous pose toujours problème? Le problème avec mes livres, c’est le côté polémique, tout le reste n’est pas gênant. Comme je travaille sur des thématiques qui créent des polémiques, c’est toujours très compliqué et dangereux. Je suis attaqué ou manipulé par les populistes, par exemple. Je l’ai déjà connu avec mon premier roman [Le serment des barbares, 1999], mais c’était seulement en Algérie et en France parce que les thématiques de ce roman concernent surtout les relations algéro-françaises, l’histoire, la colonisation, la décolonisation. Donc en Algérie, ce roman a été très mal perçu. Évidemment, ici, il y a une idéologie, c’est le parti qui dit l’histoire. Et en France la manipulation 86 Actuelles vient de différentes sources mais mon regard sur l’histoire n’est pas noir et blanc. Le deuxième roman qui a provoqué beaucoup de polémiques, c’est Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller [2008], notamment dans les pays arabes. En revanche, de l’autre côté - pour les juifs, je suis devenu un héros national - j’ai été invité en Israël dans des conditions absolument extraordinaires ainsi que dans la communauté juive un peu partout dans le monde, aux États-Unis, en Allemagne. Évidemment, mon dernier roman 2084 suggère que le totalitarisme du XX e siècle, c’est l’Islam. Dans le contexte d’aujourd’hui, l’Islam rencontre des choses formidables, qu’il ne connaissait pas et qui sont des instruments de pouvoir extraordinaires: l’État, les institutions… Avant il y avait un homme dans sa mosquée qui parlait à des gens: il parlait à cinquante personnes. Aujourd’hui, grâce à l’État, les télévisions, les médias, l’école, l’université, l’Islam a un tout autre pouvoir… On ne parle que de l’Islam, partout. Je suis allé en Chine l’année passée et dans les interviews, on n’a parlé que de cela. J’y retourne dans une semaine, cela sera encore pire. Donc des polémiques se créent autour de mes romans, des tensions qui sont parfois très dures à supporter. Comment réagissez-vous à ces polémiques? Comment réagissez-vous quand l’image publique de vous-même vous semble inappropriée, ou même malveillante, injuste? Quels moyens avez-vous comme recours? Je n’en ai aucun. En Algérie, la religion est faite. Boualem Sansal égale ‚juif‘, ‚traître‘, etc. Je ne peux rien changer à cela, c’est impossible. Cet été qui vient de passer, j’ai eu vraiment peur, plus que quand j’ai été en Israël et quand ma femme m’a téléphoné pour me dire qu’il ne faut pas revenir en Algérie parce qu’ici je serai fusillé à l’aéroport. Pendant l’été dernier, dans une interview avec le journal Le Monde, on m’interrogeait à propos de l’attentat de Nice et je faisais un parallèle avec les attentats que nous, les Algériens, avons commis pendant la guerre de libération, dans les années cinquante-huit, cinquante-neuf, quand le terrorisme est devenu un instrument de guerre parce qu’on l’avait perdue, la guerre, justement. On a poursuivi cette guerre par le terrorisme. Dans cette interview donc, j’ai fait le parallèle et ceci est un crime contre l’humanité en Algérie. Pour eux, cela n’a pas été du terrorisme de la part des Algériens, mais une guerre de libération. On peut tout y faire alors. Pourtant, ce que font les terroristes de Daech, ce sont des crimes. Mais moi, j’ai dit que non, quand on tue des civils et non pas des militaires, c’est du terrorisme. Ensuite, ici la polémique a atteint des limites extrêmes. Des juristes algériens se sont réunis pour demander au gouvernement d’Algérie de m’arrêter et de me condamner à mort. Le président de la commission des droits de l’Homme (c’est une commission qui siège à la Présidence de la République) a répondu: „Non, on ne le condamnera pas à mort mais on l’arrêtera, on le déchoira de sa nationalité et on l’expulsera“. Pendant tout l’été, à tout moment, j’attendais qu’on vienne m’arrêter pour m’amener au tribunal, me condamner à mort ou alors qu’on vienne me dire: „Tu n’es plus algérien, tu as vingt-quatre heures pour quitter le pays“. Cela ne veut pas dire que c’est réglé aujourd’hui. C’était au mois d’août 2016, six ou sept mois sont passés. Pour le 87 Actuelles moment je n’ai pas été convoqué par le tribunal, je suis toujours là, la polémique s’est calmée mais ma réputation est faite. Je ne peux rien changer. Mais en Europe… Oui, en Europe, quand il y a des polémiques, ce sont les médias eux-mêmes qui me disent: vous avez été attaqué sur tel et tel point, comment réagissez-vous? Les médias eux-mêmes me donnent la possibilité de réagir. En Algérie, non. En Algérie, il n’y a aucun journaliste qui vient me voir et me demande comment je réagis à ceci ou cela. Donc je prends les coups sans pouvoir les rendre et cela est très fatigant, pour moi autant que pour ma femme. En ce qui me concerne, je commence à avoir l’habitude mais pour ma femme, c’est terrible. Existe-t-il quand même un échange autour de vos livres, un certain public en Algérie? Est-ce qu’il y a une communauté algérienne autour de vos textes? Non. Jusqu’en 2003, quand j’ai été chassé de mon travail, j’avais une vie publique. J’étais invité à la radio, à la télévision. Mais je ne suis jamais allé à la télévision parce qu’on m’y oblige à parler l’arabe savant. Et on ne peut pas vraiment parler parce que l’arabe savant, c’est l’arabe sacré, donc on ne peut pas s’exprimer. Et puis je ne m’y connais pas très bien, je ne suis pas à l’aise en arabe savant. Je peux tout à fait parler mais je ne suis pas à l’aise. Par contre, à la radio oui, il y a la radio en français et une radio en berbère, où il n’y avait pas de soucis. J’y allais. On me demandait de faire des signatures dans des librairies, il n’y avait pas de problème non plus. Mais en 2003, j’ai été limogé par le Président de la République. À partir de ce moment, tout s’est arrêté du jour au lendemain. Plus personne n’osait m’inviter, parce que m’inviter aurait signifié de s’opposer au Président de la République. Donc, plus de vie littéraire, plus de vie sociale. Depuis que j’ai quitté le ministère, les fonctionnaires m’évitent, c’est évident. Je comprends la mentalité des fonctionnaires, ils ont toujours peur de perdre leur emploi. Donc, mes amis de l’administration, c’est fini, je les ai perdus. Mais bon, ma vie sociale n’est plus en Algérie, ce n’est pas une souffrance. Ma vie sociale est en France, elle est en Autriche, en Italie, elle est un peu partout. L’Algérie, c’est un hôtel pour moi. Je suis à l’hôtel. Depuis votre premier roman, vous publiez en France, chez Gallimard. Pourquoi pas en Algérie? Est-ce qu’une maison d’édition algérienne, comme par exemple les Éditions Barzakh, pourrait vous publier? Quand j’ai écrit Le serment des barbares, j’ai commencé en 1996, on était en pleine guerre. L’Algérie, c’était la Syrie d’aujourd’hui, c’était comme à Mossoul aujourd’hui. Ici à Boumerdès, toutes les dix minutes une bombe, des mitraillettes, jour et nuit, partout. Il n’y avait plus de vie en dehors de la guerre. Il fallait trouver à manger, comme maintenant pour les gens à Mossoul. Qu’est-ce qu’ils mangent? Donc, on était dans cette situation. Barzakh n’existait pas. Il y avait seulement deux maisons d’édition: une maison soviétique, de l’État, une énorme machine qui publiait surtout des livres scientifiques pour les écoles et pour les universités, mais pas de littérature. Et il y avait une maison d’édition privée, Casbah Éditions, qui a grandi très vite, mais 88 Actuelles eux, ils avaient une niche: le scolaire. Et même si à l’époque Casbah disaient qu’ils allaient peut-être aussi produire de la littérature, ils n’avaient aucune possibilité de me publier. Casbah travaille pour l’État, ils ne peuvent pas publier un livre qui sur chaque page accuse dix fois l’État. Ce n’était donc pas possible. Il y avait un seul éditeur qui aurait vraiment publié mon livre. Il était un opposant au régime, mais il était menacé, donc il a décidé de fermer et il s’est installé en France. Au moment où on discutait, il me disait: „non, non, je ferme, j’ai trop peur“, et il est parti. Donc, je n’avais pas le choix. Qu’est-ce que j’ai fait? Je me suis dit que ce livre était trop dangereux, il y avait la guerre, moi j’étais là-dedans et les Français ne vont pas le publier parce qu’ils ont peur du régime algérien. Et je me suis dit qu’il me fallait une grande maison d’édition parce qu’une grande maison prend des risques, elle peut défendre ses auteurs. J’avais donc le choix entre les éditions du Seuil, Gallimard et quelques autres… J’ai choisi Gallimard. Une des raisons de ce choix était Camus. Il était mon ancien voisin. Alors je me suis dit: „je vais aller dans la maison d’Albert“. Mais j’étais sûr qu’ils allaient refuser, parce que mon livre ne me paraissait pas bon, trop littéraire. Mais pas du tout: non seulement il a été publié, mais il a aussi eu beaucoup de succès. Gallimard a investi sur moi et cela m’a donné tout de suite une possibilité énorme. Et puis le fait d’avoir été traduit en Allemagne ensuite et d’y avoir également eu du succès a beaucoup renforcé ma position. Pourquoi? Parce qu’en ce qui concerne un auteur algérien qui publie en France, on pense toujours à la manipulation. On dit: „on l’a publié parce qu’il est du côté des pieds noirs, parce qu’il est pour la colonisation, etc.“. Il y a ce type de discours. Mais par rapport aux Allemands, ils ne pouvaient rien dire, parce que les Allemands s’en fichent de ces questions qui ne les concernent pas. Donc on pensait que „si les Allemands le publient, c’est seulement pour des raisons vraiment littéraires“. Cela m’a beaucoup aidé. En plus, quand dix ans plus tard, on m’a donné le prix de la paix en Allemagne [Friedenspreis des deutschen Buchhandels, 2011, F. K.] cela m’a donné une dimension un peu intouchable, même en Algérie. On n’en a pas parlé en Algérie mais le pouvoir tient compte de cela. Mais aujourd’hui, est-ce qu’il serait possible pour une maison algérienne de vous publier? Ce serait formidable. Je suis un peu - je ne dirais pas jaloux, mais… Le livre de Kamel Daoud [Meursault, contre-enquête, 2013] est apparu en Algérie, il est passé inaperçu, succès zéro. Repris par Actes Sud [en 2014], traduit partout, il a connu un immense succès, formidable. Maintenant, Kamel Daoud est un porte-voix. Et le fait d’être publié en Algérie cela lui confère aussi le sentiment national. Moi je ne peux pas le faire. Il y a quelques années, leur directeur [Sofian Hadjadj, qui dirige avec Selma Hellal les éditions Barzakh, F. K.] m’a dit: „voilà je sais que tu es chez Gallimard mais si un jour tu as envie d’être publié chez nous, sache que ce sera avec grand honneur“. Et j’ai dit, „c’est formidable, c’est noté“, mais chaque fois que je fais un roman je me dis „je vais le mettre en difficulté“. À l’époque, j’avais pensé lui proposer de publier Le village de l’Allemand, et puis je me suis dit qu’il n’accepterait pas, qu’il allait devoir réfléchir. 89 Actuelles Donc pour moi tout est difficile à cause des thèmes que je traite, en raison des casseroles que je traîne et je ne veux pas créer des difficultés aux gens. Je me dis que ce n’est pas la peine, mais je suis sûr que si demain je lui amène un livre, disons, ‚normal‘, il le publierait, même s’il ne sera pas commercial, comme on n’aime pas Boualem Sansal en Algérie. Alors que si, on aime Boualem Sansal quand il fait des livres polémiques, comme par exemple en Kabylie, ou bien chez tous ceux qui s’opposent au régime, ceux qui sont contre les islamistes. Évidemment, ils font un public aussi. L’exemple de Kamel Daoud et de son roman Meursault, contre-enquête, que vous évoquez, démontre les problèmes des maisons d’édition algériennes pour accéder au marché du livre en dehors de l’Algérie. Comme vous le dites, le roman n’a connu un grand succès qu’après avoir été réédité en France chez Actes Sud. Comment pensez-vous que se porte et se positionne une maison d’édition algérienne comme Barzakh par rapport à ses grands concurrents en France? Disons qu’ils ont des explications qui les rassurent: en France, il y a des milliers de journaux et de chaînes de télévision, des milliers de journalistes, tout est en milliers. Donc si je fais un petit bruit il est tout de suite amplifié. Alors qu’en Algérie on compte deux-trois journaux, leurs pages culturelles ne représentent rien du tout. Ceux qui s’occupent de littérature sont surtout les journaux francophones, El Wantan, Liberté, Quotidien d’Oran. Ils ont une très petite audience. Les pages culturelles ne sont pas lues. Voilà, ils se disent que ce n’est pas leur faute, Barzakh n’a pas eu le même succès parce qu’en Algérie, il n’y a pas de vraies libraires, pas de vrais journalistes littéraires, pas de véritables professeurs de littérature, qu’il n’y a qu’une seule télévision, etc. La couverture médiatique est très faible, les livres coûtent cher, donc il y a un petit public. Ils ne sont pas complexés, c’est la réalité du marché en Algérie. J’avais rencontré Sofian Hadjadj à l’Ambassade de France, après le succès de Kamel Daoud quand il était sur les prix et on parlait de lui matin, midi et soir, il avait l’air très heureux d’avoir découvert Kamel Daoud. Je trouve quand même très bien de la part de Kamel Daoud d’avoir également publié son nouveau livre [Mes indépendances, 2017] chez Barzakh et chez Actes Sud. Je trouve cela très bien parce qu’il aurait pu se dire, „maintenant je suis une célébrité mondiale et même chez Actes Sud, je ne vais pas y rester, je vais aller chez un éditeur plus prestigieux…“. Il aurait pu amener Mes Indépendances à qui il veut: Gallimard, Le Seuil, Grasset, Flammarion… Je trouve très bien qu’il soit resté fidèle à Actes Sud et qu’il reste quand même fidèle à Barzakh. D’une manière un peu comparable à votre roman 2084, le roman de Kamel Daoud a été suivi dans la presse, aussi en Allemagne par un grand débat… Oui, mais ce n’était pas vraiment un débat sur le livre. Mais, pour nous les Algériens, c’est comme ça. Un livre sort et on dit „oui, c’est bien écrit mais parlons donc de l’islamisme, de la guerre…“, alors que c’est un livre qui offre aussi la possibilité de beaucoup de débats littéraires très intéressants. Kamel Daoud a une façon d’écrire 90 Actuelles intéressante, on sent qu’il est de formation arabophone et qu’il a pris le meilleur de ce côté-là. C’est très intéressant, la construction est très intelligente. Mais on n’a pas eu droit à cela. Les polémiques ont porté sur l’Algérie. Il a vite été récupéré par la presse, il écrit dans les journaux. La fonction journalistique l’emporte sur la question littéraire. Dans une interview avec Le Monde, vous décrivez un phénomène similaire par rapport à Michel Houellebecq. Vous y exprimez votre regret du fait que, lors de la publication de son roman Soumission, les médias aient mis l’accent davantage sur la personne de Houellebecq que sur son livre, qui aurait pu lancer un débat, mais qui, par conséquent, n’a pas vraiment eu lieu. Certes, Michel Houellebecq est un exemple particulier, mais avez-vous pu également remarquer de telles tendances à la personnalisation par rapport à vous-même? Avec Houellebecq en tous cas, il y avait une très grande incidence. Houellebecq s’est exprimé pour la première fois au sujet de mon roman dans une émission grand public, On n’est pas couché avec Laurent Ruquier. D’ailleurs de manière assez bizarre: d’emblée, il parle de 2084. Et j’ai trouvé que tout cela semblait scénarisé. Ruquier commence à poser des questions à Houellebecq sur sa propre actualité, quelque chose de normal, et à un moment donné il demande à Houellebecq: Qu’estce que vous êtes en train de lire en ce moment? Et là Houellebecq répond: „je suis en train de lire 2084“. „Ah oui, on en parle beaucoup! “ Et Léa Salamé d’ajouter que c’est 2084 de Boualem Sansal. Et Houellebecq dit que c’est un livre beaucoup plus fort que le sien. Et là je me suis dit: „c’est arrangé, ce n’est pas possible! “ Léa Salamé montre le livre et Yann Moix lit un passage - toute une page - donc cela semblait scénarisé. Cette histoire a créé un appel des télévisions. Je crois avoir fait toutes les émissions, tous les plateaux de télévision et ils tournaient tout le temps autour de cette histoire. Dans le genre: „Est-ce que la déclaration de Houellebecq vous cause un préjudice parce que Houellebecq est anti-islamiste? “ Et qu’en pensez-vous donc? Ce rapprochement avec Houellebecq vous poset-il problème? Vous êtes en effet très critique vis-à-vis de l’Islam… Alors, par cette question, je suis toujours coincé parce que je déteste parler de manière allégorique. J’aime dire les choses clairement. Je pense que la meilleure sécurité est de parler franchement. Sinon, ensuite on est piégé. C’est comme en politique: vous faites quelque chose, vous dites cela et on vous répond: „mais pourtant, il y a six mois, vous avez dit tout le contraire? “ Je l’ai compris très tôt et c’est un peu ma nature de parler franchement. Je dis que je suis islamophobe et je reconnais que je n’aime pas cette religion. Je pense que cette religion est dangereuse. Mais souvent, j’aimerais bien qu’on me donne un peu plus de temps pour l’expliquer parce que je ne le dis pas juste que je n’aime pas, point. Non, je suis très fondé pour dire cela. Je connais l’histoire de l’Islam depuis ses origines et je peux montrer tous les dangers d’une grande partie de cette religion. Il y a des éléments respectables dans cette religion qui ne m’intéressent pas spécialement parce qu’ils sont très secondaires. Quand on me pose la question si l’Islam est compatible avec la démocratie, 91 Actuelles je préfère répondre: „non, il n’est pas compatible“. Je le dis tout en sachant que d’un côté, en réaction, les gens bondissent au plafond et que de l’autre côté, c’est du petit lait, l’exploitation immédiate, par exemple par les populistes. Mais c’est ma démarche de déontologie, je ne veux pas être piégé dans: „voilà, vous avez dit cela hier et aujourd’hui vous dites cela… vous êtes un manipulateur“. Je suis dans une pédagogie que j’appelle la socialisation des idées. La meilleure façon de régler les problèmes, c’est de les socialiser. Quand c’est une personne qui dit quelque chose, c’est choquant, quand elles sont deux, on y voit alors un complot. Mais quand on est dix mille à dire la même chose, à parler, la peur disparaît, ça devient un sujet à la mode: „J’aime, je n’aime pas, j’aime un peu, j’aime à 10%, je déteste à 100%“. Tout le monde a une position, donc du coup cela ne fait plus peur à personne et à ce stade, on peut entrer dans le vrai débat. Pendant que les gens parlent librement, les spécialistes peuvent entrer tranquillement dans les débats, sans être accusés d’être islamophobes ou pro-islamistes. Si je vous comprends bien donc, le rapprochement avec Houellebecq vous pose problème parce que vous vous voyez souvent réduit à une critique trop simpliste, non différenciée de l’Islam… Oui, oui… …pourtant, est-ce que l’intérêt médiatique qu’a déchaîné la déclaration de Houellebecq ne vous a pas aussi servi à avoir une plus grande présence médiatique avec votre livre? Non. De toute façon, le programme de la rentrée était fait avant. Déjà au mois d’août, j’ai reçu des e-mails tous les jours de mon attaché de presse pour me dire que ce sera affreux. Il m’a demandé pour combien de temps je vais venir en France, et je ne savais pas encore, peut-être pour quinze jours. Mais il m’a dit que ce ne sera pas possible, que quinze jours, ce n’était même pas la peine. Et que c’était minimum pour trois mois. Et finalement, cela a duré toute une année. Ce n’est pas possible de le faire plus court parce que si tu vas à TF1 , il faut aller à France 2 aussi. Si tu vas à BFM , il faut aller à I-Télé. C’était donc tous les jours et cela montait et montait. Évidemment, la déclaration de Houellebecq a modifié le discours. Ceux qui, au départ, voulaient m’inviter, le faisaient pour parler de mon livre et un peu d’actualité. Ces invitations-là venaient déjà au mois d’août. Après la déclaration de Houellebecq, ça a changé. Ensuite, c’était pour parler de l’islamisme de manière très actuelle. C’est-à-dire Charlie Hebdo, les attentats, les migrants en Allemagne, etc. On n’a jamais parlé du livre. Il y avait juste quelques questions sur quelques aspects du roman, comme la langue ou comment on trafique l’histoire dans ce roman. Donc, la déclaration de Houellebecq a eu un grand impact sur la réception de votre roman? Oui, voilà, cela a modifié la réception et puis c’est devenu un élément de marketing et on va le voir tout de suite sur les livres: voilà une traduction [Boualem Sansal nous montre plusieurs traductions de son roman, F. K.] voilà, en catalan, c’est sur la quatrième de couverture, elle commence avec Houellebecq. Là, c’est pire encore, en 92 Actuelles italien, la référence de Houellebecq est mise sur le bandeau. Et du coup, lui et moi, nous avons été inondés de demandes de débats à la radio et à la télé. Des débats publics, partout. Même un film, un producteur voulait réaliser une rencontre, un petit film dans lequel nous débattons pendant quelques jours. Cela serait intéressant pour vous, un tel débat filmé? La question se pose, elle est là: L’islamisme, dans sa vision stratégique et prophétique, prévoit que l’on prend le pouvoir par la violence. Pourquoi? Parce que Dieu ne discute pas avec les créatures. Tu te mets à genoux et tu adores Dieu, même si tu ne sais pas, tu ne sais rien. L’homme meurt, et naît le croyant, le musulman, dans un autre monde. Mais les islamistes et les musulmans sont passés par une période qui a été terrible sur le plan intellectuel. Ils ont été obligés de se dire: „à l’époque nous rencontrions seulement des tribus, des gens, mais aujourd’hui, nous rencontrons des institutions, des États“. Donc on ne peut pas les vaincre par la guerre, par la violence. Alors, les radicaux disent: „si, on peut, parce que Dieu nous a donné auparavant le pouvoir de vaincre les tribus, les individus, et aujourd’hui il nous donnera le pouvoir de vaincre les États, même les États-Unis“. Mais ils se rendent alors compte que ce n’est pas possible. Dieu n’a donné aucun pouvoir supplémentaire pour vaincre les États. Et ils se sont posé des questions philosophiques, morales et religieuses très profondes pendant dix ans: Il faut changer de doctrine sans trahir Dieu, donc il faut la violence, mais ce n’est pas la violence qui va donner le pouvoir de porter la parole d’Allah partout dans tout le monde. Ce débat qui a agité les consciences musulmanes pendant des décennies est arrivé en Europe. Et les Européens se sont posé la question: „comment faire en sorte pour que l’Islam entre dans la compétition pour le pouvoir par la démocratie? c’est la seule voie“. Ça, c’est le livre de Houellebecq. Mais pour ma part, je reste sur l’idée que les musulmans ont posé cette question mais n’ont pas donné cette réponse: „pour vaincre les États, il faut passer par la démocratie“. Non, ce n’est pas la réponse qu’ils ont faite. Ils ont utilisé un élément que, déjà, le prophète avait inventé, et qu’on appelle la taqiya, c’est intraduisible mais on peut le simplifier dans le mot ‚la ruse‘. Donc ils se disent, dans les pays musulmans on va toujours prendre le pouvoir par la violence… Dans votre livre c’est après une guerre nucléaire… Voilà, c’est ce que fait un peu l’Iran, mais seulement comme élément de dissuasion. En revanche, en occident, dans les pays démocratiques, ils se sont dit qu’ils prendront le pouvoir avec la taqiya. C’est le débat entre ces deux positions qui aurait été très intéressant si on enlève l’aspect cinéma et marketing. Et ce film, est-ce qu’il a déjà été fait? Il y a des producteurs qui travaillent dessus, mais je ne sais pas exactement où on en est. Je suis d’accord sur le principe, mais il faut l’élargir. Un débat Houellebecq- Sansal est trop simpliste. Il faut sortir du duo. Votre roman 2084 raconte l’empire Abistan qui est fondé avant tout sur la soumission du monde au Dieu Yölah. Même si les parallèles entre cette religion 93 Actuelles fictive et l’islamisme de notre monde sont assez clairs, le roman ne fait qu’indirectement référence à l’Islam et peut être lu comme l’analyse d’une prise de pouvoir par toute religion totalitaire. Pourtant, dans des entretiens et autres apparitions en public, vous n’arrêtez pas d’indiquer qu’il s’agit clairement de l’Islam. Pourquoi cette précision qui me semble presque une restriction de votre livre? Parce qu’honnêtement, c’est la réalité. Je parle de l’Islam, là. Je ne le nomme pas dans le livre pour des raisons de sécurité si l’on peut dire, même si tout le monde comprend. Mais dans la jurisprudence musulmane, tant que vous ne nommez pas les choses, vous pouvez dire ce que vous voulez. Non, il s’agit vraiment de l’Islam, parce que c’est la réalité du monde aujourd’hui. Ce qui menace le monde n’est pas le christianisme, ce n’est plus les idéologies, plus le nazisme, plus le stalinisme. Bon, il y a peut-être la financiarisation du monde, c’est une menace peut-être, mais pour le moment, elle n’est pas constituée en tant que doctrine. La seule véritable pensée qui soit réellement une menace, c’est l’islamisme, l’Islam dans son évolution islamiste. Je ne le dis pas dans le roman, parce que demain en cas de jugement devant une juridiction musulmane, je ne crains rien parce que je n’ai jamais nommé les choses. On ne peut pas dire que c’est un blasphème. Je ne parle pas de Mahomet, je parle de Abi, je parle de Yölah. Même si tout le monde comprend… Il faut vraiment se focaliser sur cela. Pour le moment, la seule religion totalitaire, menaçante, c’est l’Islam tel qu’il est compris par les islamistes. Alors, il y a des musulmans qui disent: „non, l’Islam est une religion de paix et de tolérance“. Bon, très bien: mettez-vous de côté, cela ne vous concerne donc pas. Selon vous, est-ce que la littérature peut influencer le regard sur l’histoire dans un pays? Pouvez-vous contribuer à changer le regard sur l’histoire avec vos romans? J’y crois et je n’y crois pas. J’y crois sur le long terme, quand l’institution s’empare de la littérature. Quand le ministère de l’éducation décide de mettre Boualem Sansal dans le programme, de mettre les auteurs de la démocratie dans le programme. Là, oui, d’accord, formidable: dans ce cas la littérature devient un instrument de formatage, de façonnage de l’identité nationale, de la culture nationale, etc. L’État construit le récit national en utilisant plein de choses de la vie, dont la littérature et aussi l’histoire. Sinon, la littérature sert aussi d’autres intérêts, elle peut être manipulée. Dans tous les pays où il y avait le fascisme, le nazisme, le stalinisme, on a pris une partie de la littérature et on l’a modifiée, manipulée. Donc la capacité, la force de la littérature dépend de l’État. Dans votre discours lors de la remise du Prix Varenne en décembre 2016, vous renvoyez à Sartre. Quel est pour vous le rôle de l’écrivain aujourd’hui? Je me considère comme écrivain engagé et, demain, peut-être que quelqu’un écrira sur moi ce que moi je dis de Sartre. L’engagement est idéologique et ponctuel. Je ne suis pas un philosophe. L’engagement des philosophes porte sur des concepts 94 Actuelles qui durent longtemps. Le concept du bien est éternel. Par contre, ce dont je m’occupe, c’est du court terme. Je sais très bien que tout ce que je dis peut être mis en question demain. Sartre est un philosophe, mais il a mis sa philosophie au service d’une doctrine, d’une idéologie totalitaire, violente. Et puis s’ajoutaient à cela des choses très particulières: la culture française, le parisianisme. Il est devenu un mandarin. Il poussait à la violence, quand il disait qu’un bon colon est un colon mort. Non: si tu veux tuer un colon, tue-le toi. Pourquoi tu m’utilises moi, le colonisé, pour réaliser tes fantasmes? Tue-le toi et après c’est une affaire avec toi-même, avec ta conscience. Je ne pousse pas les gens à tuer parce que je n’ose pas le faire. Donc le fait de pousser à tuer et d’en donner la certification philosophique, non: Pour cela, je n’aime pas Sartre.