eJournals lendemains 38/150-151

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2013
38150-151

Affirmation ou effacement? Remarques sur le statut du personnage romanesque

2013
Dominique Rabaté
ldm38150-1510036
36 DDossier Dominique Rabaté Affirmation ou effacement? Remarques sur le statut du personnage romanesque „Dans le combat entre le monde et toi, seconde le monde.“ Kafka, Journal, 8 décembre 1917 Parmi les différents ‚retours‘ qui caractériseraient la situation actuelle d’une littérature qui aurait redécouvert, au tournant des années 1980, après les années théoriques du Nouveau Roman et de Tel Quel, les vertus de l’écriture transitive, on cite volontiers une sorte de tiercé où se retrouvent l’auteur (ressuscité contre sa mort proclamée par Barthes), la narration (réhabilitée mais dans les creux d’un grand récit défaillant), le réel (comme objet d’une construction critique). Il me semble que, dans ces débats qui réclament de sortir des slogans et de périodiser sans schématisme, il a été en vérité peu question d’une autre figure du récit, d’un éventuel autre ‚retour‘: celui du personnage. C’est autour de sa figure contemporaine, autour de son statut que je souhaite proposer les quelques remarques qui vont suivre. Je ne supposerai pas directement qu’il soit revenu au premier plan, car ce serait souscrire à la thèse de sa disparition ou de son congé dans la période antérieure. Or cette thèse mérite examen et discussion. J’envisagerai plutôt, selon une perspective à la fois diachronique et synchronique, de quelle manière la question même du réalisme possible du roman contemporain dépend des modalités complexes qu’elle accorde à ses personnages de fiction. Dans la définition (jamais stabilisée) du réalisme, le personnage occupe une place capitale et stratégique. C’est bien d’ailleurs contre elle que se positionne directement Alain Robbe-Grillet quand il entend faire la liste des „notions périmées“, au premier rang desquelles il met en vedette celle de „personnage“. 1 On se souvient qu’il s’insurge contre l’idée qu’un romancier serait avant tout un grand créateur de figures, de nouveaux ‚types‘ humains, dont le nom propre résume le pouvoir d’évocation, du Père Goriot aux Karamazov. Contre la glorification d’un individu suffisamment singularisé mais porteur d’une universalité qui le transcende, Robbe- Grillet en appelle à deux directions - en vérité peu homogènes - du roman moderne: le basculement, de Céline à Beckett, de la narration à la première personne, qui voit le personnage, pour le dire d’une façon très différente de la sienne, céder devant l’invasion d’une voix narrative qui en défait les contours stables. Inversement, et selon la référence très courante à l’époque, c’est du côté de Kafka et de l’abrègement du nom propre en initiale que Robbe-Grillet définit le statut du 37 DDossier sujet moderne par l’attribution d’un ‚matricule‘ qui rend le personnage interchangeable, loin de toute profondeur classique. En d’autre termes, deux voies concurrentes dans le roman moderne ont contesté, on le sait, au personnage ses anciens pouvoirs. La première procède par éclatement de son unité supposée, et le personnage, parlant sans pouvoir s’interrompre à la première personne, mais sous un mode paradoxalement polyphonique, s’irréalise en une voix plurielle, en une singularité qui tient moins à sa définition - impossible à dire de l’intérieur qu’à l’accent de son discours. La deuxième voie est celle d’une réduction des qualités de l’individu, dont la singularité même se trouve mise en cause. C’est le titre génial de l’œuvre de Musil qui en donne la formule: „l’homme sans qualités“. Cette „voie négative“ du roman, pour parler comme Julien Gracq, 2 s’est illustrée de façon très volontaire et expérimentale dans le Nouveau Roman et dans un nombre élevé de tentatives pour priver le personnage de ses attributs antérieurs, l’entraînant dans un anonymat où c’est peut-être le monde de la fiction qui disparaît. Cette ‚réduction‘ peut s’entendre quasiment en un sens philosophique, à la Husserl si l’on veut: l’époché du personnage fut un moment de l’histoire du roman, français et européen, allant vers la plus grande contestation de ses prestiges. Mais cette entreprise de négation, poussée dans ses limites, a peut-être paradoxalement montré, au contraire, combien le roman dépend nécessairement de son lien avec le personnage, combien sa définition lui est consubstantielle. Héritier rebelle du roman existentialiste, le Nouveau Roman - version Robbe- Grillet - refuse de constituer le personnage en une entité singulière. Il cherche à dessiner une silhouette au nom passe-partout, dans un monde sans profondeur, où la surface oppose cependant une résistance infranchissable. Sartre avait choisi pour exergue à La Nausée (1938) cette phrase de L’Église (1933) de Céline: „C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu“, indiquant que le roman devait s’intéresser à cet espace problématique où se met en question la conscience d’être encore le sujet de sa propre histoire. Robbe-Grillet, dans „Sur quelques notions périmées“, note assez bizarrement que les lecteurs ne se rappellent pas d’habitude le nom des personnages de La Nausée et de L’Étranger (1961: 27). Il me semble que nous évoquons pourtant sans difficulté Roquentin ou Meursault. Certes ils ne sont pas au même titre que le Père Goriot des figures constituées, mais leur statut de personnage - mémorable et individualisé - est incontestable. Qu’est-ce qui a changé? Et si le terme de „personnage“ s’applique encore, comment rendre compte d’un déplacement manifeste dans l’économie des récits? C’est plutôt vers Lukàcs qu’il faut maintenant se tourner, d’un penseur dont on sait la critique des romans modernistes et le choix de défense du réalisme. Mais c’est moins le théoricien du roman historique ou du roman balzacien que je souhaite convoquer que le penseur de Théorie du roman. C’est la définition très générale et suggestive du personnage romanesque qu’il y propose qui m’importe ici. 38 DDossier On se souvient que le roman se définit par l’invention de ce que Lukàcs nomme un „individu problématique“. Quittant le monde épique fermé, et n’accédant plus au statut de héros, „l’individualité perd son caractère immédiatement organique“ (Lukács 1989: 73). Acteur d’une quête ouverte, le personnage romanesque adopte naturellement la forme biographique qui est seule à même de donner au trajet de son existence le sens possible d’un destin. Des thèses célèbres du jeune Lukàcs, je voudrais retenir l’idée centrale que le personnage se mesure à un monde où il s’éprouve, selon le modèle d’une quête indéfinie, quête dont l’identité est justement le but sans cesse repoussé. Les rapports entre l’individu et le monde sont ainsi de nature conflictuelle, et le roman - dans la grande forme bourgeoise et réaliste qui le mène à son premier âge d’or au dix-neuvième siècle - est bien le récit d’une lutte entre une intériorité et un milieu extérieur, entre une volonté ou un désir et des obstacles qui les configurent. La définition classique du personnage romanesque tient ainsi à ce modèle qui s’élabore sur un demi-siècle, selon une dynamique narrative qui fait en effet de l’individu le centre d’un drame inachevé. C’est bien ce conflit qui permet de décrire la réalité, dans sa variété la plus riche, comme puissance d’opposition ou de façonnage, selon les interactions du protagoniste principal avec les autres comme avec les pouvoirs objectivés. La théorie du reflet, chère au réalisme, trouve son mode de réalisation avec un personnage devenu le foyer de perception de la narration. Ou selon la terminologie d’Henry James, le personnage est maintenant le réflecteur de la réalité qu’il permet de délimiter. Le réalisme du dix-neuvième siècle dépend donc de ce qu’on peut appeler le personnage conflictuel. Et même si les pouvoirs de la volonté ou de la volition décroissent spectaculairement de Balzac à Flaubert, c’est bien le heurt inévitable des désirs et des empêchements mondains qui détermine la dynamique narrative du roman, selon la forme biographique d’une vie. Ce modèle ne prend pas fin avec le vingtième siècle et on peut toujours, même aujourd’hui, trouver des romans qui en réactivent le principe. L’économie de ces romans sera donc plus traditionnellement réaliste selon un sens daté du terme, mais nullement selon une formule „périmée“ pour reprendre l’adjectif trop téléologique de Robbe-Grillet. Mais cette formule romanesque n’est pas celle qui innove le plus dans la description de la réalité contemporaine. C’est plutôt quand le roman se porte à ses propres limites, parfois au point de les rompre, qu’il s’engage dans des formes de narration où c’est l’absence de conflit et donc la disparition du personnage conflictuel qui sont au centre de la dynamique paradoxale du récit. De manière schématique, on pourrait tracer un axe double des solutions encore romanesques à cette dissipation du conflit entre le personnage et le monde. Car le conflit entre l’individu problématique et la réalité se défait par défaut de l’un des deux pôles en présence, si je puis dire. La première ligne pourrait être emblématisée par Kafka, dont j’ai rappelé en exergue l’étrange formule du Journal: „Dans le combat avec le monde, seconde le monde“. Cette injonction paradoxale dit que 39 DDossier l’énergie subjective doit se mettre au diapason d’une force à laquelle le sujet qui se parle à la deuxième personne doit vouloir consentir. Et c’est sans doute la tâche incompréhensible des personnages de ses romans que de se soumettre à un ordre indéchiffrable. Cet ordre ne laisse plus aucune place à la transgression subjective, mais fait peser sur le sujet un poids de culpabilité inexplicable et inexpiable. L’aspect parabolique des récits de Kafka maintient la quête d’un sens symbolique qui n’arrive cependant pas à prendre consistance, et qui conduit finalement le ‚héros‘ à désirer sa disparition. D’une certaine manière, le personnage romanesque ne trouve pas d’opposition en face de lui. Il fait face à une règle illisible. Il se métamorphose, 3 en un mélange étrange de volonté et de passivité, en celui qui convient au monde opaque et absurde où il est plongé. Dans le plus kafkaïen de ses romans, Un temps de saison (1994), Marie NDiaye exploite cette veine en faisant d’Hermann le complice de sa transformation en habitant hébété du village, acceptant finalement d’être coupé des siens, exilé de son monde antérieur et livré à un mode de vie dont on ne saurait dire s’il est la victime ou l’instigateur. 4 Le personnage en vient à abdiquer ses anciens réflexes, à se lier à la routine du village, et c’est quand il a renoncé à chercher son fils et sa femme que ceux-ci lui apparaissent par hasard. Si l’effet n’est pas directement réaliste, puisque le monde décrit vient de franchir insensiblement un cran dans la normalité des comportements, des usages et des règles de vie, c’est néanmoins une sorte de prémonition ironique que délivre le roman dans l’évocation d’une spectralisation fantastique des rapports humains. L’individu n’est plus le sujet d’une transgression, ni le vecteur d’un combat (dont il pouvait sortir aussi bien victorieux que battu) contre un monde qu’il s’agirait de comprendre, de refuser ou de transformer. Il est le survivant provisoire d’une ancienne manière de faire, qui n’aura bientôt plus cours. Et le roman est moins le récit de ce conflit que le témoin de cette disparition inachevée, sans conclusion possible, sinon la panne finale du taxi qui devait ramener Hermann et ses beauxparents dans le village. La deuxième voie concerne peut-être plus directement le statut du personnage comme „individu problématique“. Car c’est la position même du sujet qui est en question. Certes le personnage, pour Lukàcs, reste en quête de sa propre définition, et c’est bien cet effort qui le définit, selon une ligne de fuite qui trace le contour de la narration jusqu’à son terme nécessaire. Mais l’effondrement de la détermination subjective entraîne le roman contemporain vers d’autres apories, vers d’autres possibilités d’exploration. On sait la voie épique qu’a voulu suivre, dans le cours du vingtième siècle, le roman unanimiste, de Jules Romains aux formes plus modernistes de Döblin en Allemagne ou de Dos Passos aux États-Unis. On pourrait voir dans ce moment du roman une sorte de passage où l’individu garde sa fonction, mais mêlé aux autres, fondu dans une foule d’autres individualités. C’est le caractère collectif qui prime 40 DDossier sur la subjectivité personnelle, selon des formules romanesques plus ou moins innovantes de collage et de montage. Pour pasticher Lukàcs, on pourrait dire que c’est „une collectivité problématique“ qui est au cœur de l’œuvre. L’après-guerre marque un infléchissement particulier, par l’entrée des sociétés occidentales dans la société de consommation de masse, et dans ce qu’on pourrait appeler l’âge statistique, que le développement des sondages emblématise. Avec une intelligence remarquable, c’est bien ce que comprend Perec quand il fait des protagonistes principaux des Choses (1965), le couple de Jérôme et Sylvie, tous deux réduits à leur seul prénom, des „psychosociologues“. 5 Moins symbolique que représentatif d’un groupe, le couple des jeunes gens semble exprimer la norme statistique de cette génération, libérée du joug de la Guerre d’Algérie, dans le creux historique de l’accession à une aisance matérielle qui ne comble aucun désir véritable. La facture volontairement flaubertienne du récit (avec le clin d’œil initial à L’Éducation sentimentale) témoigne de la même volonté d’ironie sur un groupe dont on sent cependant la proximité avec l’auteur - qui ne s’en dissocie donc pas avec hauteur. Mais cette génération ne sera pas même celle d’une révolution ratée. Mai 68 est à venir Elle est vouée à désirer par mimétisme tout ce que la société d’abondance met à sa disposition, tout ce qui lui est demandé de vouloir comme signes d’appartenance, des biens matériels aux produits culturels. Les individus se différencient à peine les uns des autres, dans une histoire dont les ressorts dramatiques s’exténuent visiblement. On voit avec les exemples que je viens de donner que ce travail d’effritement du personnage, pour ainsi dire, remonte largement avant les années 1980, et qu’il ne faut pas exagérer les coupures artificiellement. Contre la littérature engagée autant que contre le Nouveau Roman, Perec cherche, dès la fin des années cinquante, notamment par la lecture de Lukàcs, des voies pour un réalisme revisité. Avec Les Choses comme avec l’idée d’infra-ordinaire, il fraye des chemins que la génération suivante continue d’arpenter. Il inaugure la recherche de nouages inédits entre le collectif et l’individuel. Dans Everyday Life, Michael Sheringham a brillamment fait l’histoire de la notion de quotidien et montré que le roman n’était pas le meilleur vecteur de modes d’approches d’une réalité à la fois omniprésente et invisible. 6 Que reste-t-il alors au roman et à son système dramatique de personnages? Cette question est posée explicitement par le narrateur de Extension du domaine de la lutte (1994), dans un passage qui lie cette crise nouvelle à la désintégration des relations sociales: 7 Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois sentir leurs effets sur plusieurs générations? Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c’est le moins qu’on puisse dire. La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. 41 DDossier Ce passage est cité et commenté par Michel Biron dans sa belle étude intitulée „Le personnage non conflictuel chez Michel Houellebecq“. 8 Réfléchissant aux conditions d’écriture d’un roman de la dépression, Biron place la tentative de Houellebecq dans le cadre dessiné par Alain Ehrenberg, et son diagnostic d’une société caractérisée par la „fatigue d’être soi“. 9 La formule de personnage „non conflictuel“, que je reprends à mon compte, me semble excellemment décrire le statut d’un individu qui n’a plus rien de „l’individu problématique“ de Lukàcs. Le monde est moins un terrain d’opposition, de confrontation formatrice, que le champ d’une „lutte“ désindividualisée, où les désirs eux-mêmes - programmés et interchangeables - entrent dans l’économie marchande d’une circulation. C’est la structuration même de la société qui s’irréalise, dans un évanouissement des normes et des lois. La transgression ne peut plus avoir cours. Michel Biron note très justement: „L’exemple de Houellebecq suggère qu’un personnage non conflictuel, dépourvu de volonté, ne peut jamais que tendre vers son effacement et devenir, malgré lui, une sorte d’abstraction souffrante“ (Biron 2010: 106-107). C’est le personnage qui s’évanouit de lui-même, entraînant dans sa chute une sorte de décadence de l’ambition de description globale du roman réaliste. Dans la conclusion de son étude, Michel Biron souligne la dimension testamentaire de ce genre paradoxal de ‚roman‘, dimension que la fin de La Carte et le territoire (2010) confirme tout aussi bien. Il reste ainsi à „inventer une articulation plus plate“, où la médiocrité du narrateur, conscient de ses limites et enclin à la dépréciation permanente de lui-même, consonne avec un monde réduit à une surface tantôt glauque, tantôt colorée (mais par les couleurs de la mode, de la stéréotypie, de l’image). C’est peut-être cette platitude que montre aussi le cinéma quand il s’attaque aux faits divers révélateurs de la vacuité de notre société. Deux films récents semblent produire consciemment cette esthétique de l’image pour elle-même, une image désirée pour sa transparence de cliché, pour sa redondance d’exhibition publicitaire des signes de la vie rêvée. Dans le fil des romans de Bret Easton Ellis, qui accusent avec une ironie froide le vide de la société américaine contemporaine, Spring Breakers de Harmony Korine (2012) et The Bling Ring de Sofia Coppola (2013) se contentent de dessiner les silhouettes creuses d’adolescents entièrement aliénés à des représentations fabriquées. L’esthétique volontaire de ce nouveau réalisme est de copier l’image publicitaire qui est cherchée comme la ‚vraie vie‘ aliénée. Les deux films partagent le même projet d’une sorte de ‚platitude‘, puisque tout se répète, soirées orgiaques pour Spring Breakers ou cambriolages de maisons de stars dans The Bling Ring. La seule limite encore posée reste celle de la loi, transgressée de façon délirante dans le film de Korine (qui pousse là le stéréotype du film de gangster à sa limite), ou rappelée par l’épilogue judiciaire de l’emprisonnement des jeunes adolescents chez Coppola. Mais cette loi n’a plus rien de structurant. Elle génère les nouveaux mensonges de ceux et celles qui accèdent ironiquement à la notoriété en donnant pour la première fois des interviews à Vanity Fair. 42 DDossier Un homme effacé, le titre du récent roman d’Alexandre Postel 10 semble résumer en une juste polysémie le programme paradoxal de notre modernité. Effacé, Damien North l’est évidemment en deux sens complémentaires, à la fois parce qu’il vit dans la discrétion et le retrait, en marge d’une société à laquelle il semble inapte. Mais effacé aussi par la machine judiciaire qui le broie, puisqu’il est accusé à tort de consulter des fichiers pédophiliques sur Internet. Le moteur dramatique du roman reste bien le parcours d’un homme qui ne renonce pas à dire son innocence, même s’il se laisse convaincre par son avocat de plaider coupable pour éviter une plus lourde sentence. Dans un univers kafkaïen où tout le monde se retrouve coupable, et tous les détails les plus insignifiants viennent prouver cette culpabilité (la photo de sa nièce chez lui, le récit d’une soirée arrosée avec des étudiants), le personnage principal emblématise cette faiblesse native de l’individu, son désarroi à affirmer ce qui ferait sa particularité, sinon dans le mal. Libéré après les aveux écrits d’Hugo Grimm, son collègue qui avait piraté son ordinateur, Damien North réalise l’étendue de l’hypocrisie sociale, et se dérobe au rôle de victime vengeresse que son entourage voudrait lui voir camper. Mais aucune solution d’affirmation individuelle ne triomphe véritablement. L’étrange relation, quasi amoureuse, que North noue avec le mûrier-platane de son jardin, où il passe des heures de solitude heureuse, en communion avec la nature, est condamnée par les soupçons renaissants de ses voisins. Dans une sorte d’holocauste personnel, il met en pièce le platane et retourne à une ‚vie normale‘ qui semble le pire des cauchemars. Le happy end final est donc ironique, et le contenu même du ‚roman‘ est dénoncé dans le dernier chapitre par les déclarations de Grimm devant le tribunal. Celui-ci, avec panache et cynisme, argumente que le détournement de l’ordinateur de North visait à démontrer un théorème social et juridique; il suffit en effet de prendre un „homme effacé“, de mettre des images compromettantes sur ses fichiers pour alimenter aussitôt „les pulsions fictionnelles de la société tout entière“ (242). La machine à fabriquer des scénarios de culpabilité tourne toute seule, en s’aidant des moindres indices pour construire la cohérence de son récit faussement explicatif. Alexandre Postel joue encore le jeu du roman, puisqu’il met justement au centre un individu qui résiste presque malgré lui, qui se bat à peine, mais dont le romancier nous confie l’intériorité meurtrie contre la parole collective. Sa narration est ainsi toujours classique, mais elle se tient au bord d’un basculement où c’est peutêtre le roman en tant que tel qui va sombrer, lorsque les fictions sociales qu’il met en scène ironiquement auront réussi, contre lui et en vidant l’individu de tout caractère „problématique“, à occuper tout l’espace narratif. 43 DDossier Biron, Michel, La Conscience du désert, Montréal, Boréal, 2010. Ehrenberg, Alain, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998. Fortin, Jutta / Vray, Jean-Bernard (ed.), L’Imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012. Gracq, Julien, Préférences, Paris, Corti, 1961. Houellebecq, Michel, Extension du domaine de la lutte, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 1994. Lukács, Georg, La Théorie du roman, Paris, Tel/ Gallimard, 1989. Postel, Alexandre, Un homme effacé, Paris, Gallimard, 2013. Rabaté, Dominique, „L’individu et l’importance collective. Réflexions à partir des Choses de Perec“, in: François Provenzano / Sarah Sindaco (ed.), La Fabrique du Français moyen, Bruxelles, Le CRI/ CIEL-ULB-Ulg, 2009, 159-170. Robbe-Grillet, Alain, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961. Sheringham, Michael, Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present Oxford, Oxford University Press, 2006. 1 Cf. ce célèbre chapitre polémique de Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961, 26-29. 2 Cf. sa conférence: „Pourquoi la littérature respire mal“, in: Préférences, Paris, Corti, 1961, 71-104. 3 Pour reprendre sciemment le titre de la célèbre nouvelle de Kafka. 4 Je me permets de renvoyer à la lecture que j’ai proposée de ce roman dans „Impuissances et rémanences de la disparition: le spectre“, in: Fortin/ Vray 2012, 247-258. 5 Pour ne pas m’attarder, je renvoie à mon étude „L’individu et l’importance collective. Réflexions à partir des Choses de Perec“ (Rabaté 2009). 6 Cf. Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford, Oxford UP, 2006. Une version française, un peu transformée, vient de paraître sous le titre Traversées du quotidien aux PUF dans la collection „Lignes d’art“. 7 Page 42 de l’édition „J’ai lu“ (1997). Le roman a paru chez Maurice Nadeau en 1994. 8 Cf. pages 97-99 in La Conscience du désert, Montréal, Boréal, 2010. Cette étude très riche et suggestive prend place dans un ensemble de chapitres consacrés à „La tentation de s’effacer“. On voit combien son propos trace la même ligne de réflexion que la mienne. 9 Cf. son indispensable analyse: La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998. 10 Publié chez Gallimard en 2013. Je remercie Michel Biron d’avoir attiré mon attention sur ce livre, qui a reçu en 2013 le Prix Goncourt du Premier Roman.