eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/89

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4589

Les portraits au service des grands: Jean Puget de La Serre et les temps multiples de l’exemplification historique

2018
Nicolas Kokkomelis
PFSCL XLV, 89 (2018) Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre et les temps multiples de l’exemplification historique N ICOLAS K OKKOMELIS (U NIVERSITÉ I ONIENNE , C ORFU ) Auteur prolifique, Jean Puget de La Serre fut homme de son siècle. Né en 1594 et mort en 1665, il a cultivé presque tous les genres historiques et littéraires et a composé plus de cent ouvrages qui lui valurent le titre d’historiographe de France. Sa bibliographie comprend des pièces de théâtre, des ballets, des ouvrages historiques, des traités de morale, des recueils panégyriques ainsi qu’une édition des Vies de Plutarque (1662). Cette prolixité a provoqué les critiques de ses contemporains, notamment de Saint-Amant 1 , Boileau 2 et Guéret 3 qui lui ont reproché de céder à la facilité et ont vu dans son style le modèle même du mauvais goût 4 . 1 Qui a lancé l’épigramme qui suivit La Serre tout au long de sa vie : « Et depuis peu même La Serre / Qui livre sur livre desserre / Duppoit encore vos esprits / De ses impertinents esprits », Le poète crotté, dans Les œuvres du sieur de Saint-Amant, Rouen, J. Boulley, 1642, p. 256. 2 Satires III (1665) et IX (1667) et surtout dans Chapelain décoiffé, où La Serre tient le rôle du comte. 3 Voici comment Puget de La Serre est décrit dans le Parnasse réformé : « Un homme qui ne sut jamais un mot de Latin, qui n’avait pas même les premiers éléments de la Philosophie […], un misérable qui avait mis en trafic le galimatias », Le Parnasse réformé, nouvelle édition, revue corrigée et augmentée, Genève, Slatkine reprints, 1671, p. 38. Pour un dossier complet des critiques dont La Serre fut l’objet, voir Werner Ginzl, Puget de La Serre. Eine literarhistorische Charakterstunde. Ein Beitrag zur Geschichte der französischen Literatur im 17. Jahrhundert, Rostock, Adlers Erben, 1936, pp. 74-94. 4 La Serre ripostait sans complexe : « Je suis toujours pressé, lorsqu’il s’agit de gagner de l’argent ; et je préfère les pistoles qui me font vivre à l’aise, à la chimère d’une vaine gloire qui me laisserait misérable », cité par Camille Picqué, « Le Roman de la cour de Bruxelles sous Isabelle », Revue trimestrielle, 1860, XXVI, Nicolas Kokkomelis 386 Au-delà de l’hostilité critique, la nouveauté dans le parcours de l’auteur, qui au fil du temps devint un grand spécialiste des épîtres dédicatoires, consiste dans la systématisation du procédé clientélaire et dans le fait que cet attachement devint sa source unique de revenus 5 . Or, la réédition très fréquente de ses propres œuvres, dédiées à chaque fois à des destinataires nouveaux, répondait à son besoin de rentabiliser ultérieurement les ouvrages qu’il avait déjà fait paraître 6 . Attaché d’abord à Marie de Médicis et à partir de 1639 à Richelieu, il se lança dans la compétition « épidicticohistoriographique » en 1640 avec l’Histoire Auguste ou le parallèle de cet illustre Monarque avec notre grand Roi Louis XIII. I. Le Portrait de Scipion Le premier sommet de son art épidictique, La Serre le conquerra l’année suivante, en 1641, en dédiant à son protecteur le Portrait de Scipion l’Africain ou l’image de la gloire et de la vertu représentée au naturel dans celle de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, suivi des Parallèles de Scipion l’Africain et de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu. Tous les topoi narratifs et argumentatifs que nous rencontrons dans ses œuvres historiques postérieures convergent pour la première fois dans cet ouvrage : panégyrique et exemplaire, le récit est construit sur le modèle comparatif de p. 185 et repris par Gilles Banderier, « Un faux roman à clef : Le roman de la cour de Bruxelles de Jean Puget de La Serre », Littératures classiques, 2005, n o 54, p. 118. De plus, si l’on en croit Tallemant des Réaux, « il achetait, comme il dit luimême, une main de papier trois sols et la vendait cent écus […]. Il a une malheureuse facilité à écrire, ce qui lui a fait mettre au jour plus de soixante volumes, tant grands que petits, qui, à la vérité, ne sont tous que des rhapsodies », Historiettes, Antoine Adam et Geneviève Delassault (éds), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, 2 vol., t. II, p. 542. 5 Voir à ce propos les articles de Gilles Banderier, « Une épître dédicatoire de Jean Puget de la Serre », XVII e siècle, 1993, n o 179, pp. 387-394 et « Charles Eusèbe de Liechtenstein (1611-1684) et les écrivains français », XVII e siècle, 2003, n o 219, pp. 341-351. Cf. Charles Sorel : « Quant aux Éloges des Personnes les plus illustres de ce temps, comme du Roy et des Reines, des premiers Ministres et de tous les grands Officiers du Royaume, il faut accorder que M. de la Serre s’est trouvé trèspropre à ce sorte d’ouvrages et qu’il a un Génie particulier pour cela, soit qu’il leur laisse la forme d’Éloges, ou qu’il les insère dans les Épîtres dédicatoires de quelques Livres », Charles Sorel, La Bibliothèque française, Paris, Compagnie des libraires du Palais, 1667, p. 157. 6 Nous voyons là une piste, la seule peut-être, pour expliquer le fait que la presque totalité de la production de La Serre connut au moins deux rééditions de son vivant. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 387 Plutarque où Richelieu, en tant que nouveau Scipion, est exposé comme figure exemplaire de grandeur et de vertu inimitable 7 . Une telle conception de l’entreprise historiographique laisse peu de place au doute quant à ses objectifs. L’opération relevant exclusivement de la représentation et de la glorification, il est évident que le rôle de l’auteur ne repose pas sur l’inventio mais sur la dispositio et, surtout, sur l’elocutio et la « mise en scène ». Ainsi, dans des conditions encore accentuées par sa position de protégé, eut-il recours à la pratique alors répandue de « disparaître » de ses œuvres et de ne retenir pour soi-même que le rôle d’intermédiaire entre le public et son objet: « [vos perfections] imposent silence à tout le monde, pour ne pas être profanées de son faible raisonnement […]. Toutefois, Monseigneur, ne pouvant me taire dans un si beau sujet de parler, je veux être l’écho de l’Oracle qui vous prêche par tout l’Univers 8 ». Ses mots désignent un Richelieu inimitable : ne serait-t-il donc pas opportun de discerner que les signes du phénomène d’héroïsation et de divinisation du souverain qui atteignit son apogée au cours du règne de Louis XIV ? Et d’y entrevoir une phase dans le processus politique qui aboutit à réserver toute référence culturelle, terrestre et céleste, au pouvoir royal ? Certes, à l’époque de la composition du Portrait, la référence héroïque ne constituait pas encore une mythistoire, voire un privilège exclusif du roi associant le présent au passé 9 . Mais ne serait-il pas aisé d’y repérer l’installation d’une nouvelle échelle hiérarchique, au moment justement où le pouvoir royal s’empare des pouvoirs politique et religieux ? 7 Au-delà du Portait, La Serre a dédié à Richelieu trois autres ouvrages: La vie du P. Bernard ou la charité dans son trône (livre, Paris, A. Robinot, 1642), Richelieu au Parnasse (gravure en feuille volante, hommage posthume), Temple consacré à la Mémoire Immortelle de Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu (gravure en feuille volante, hommage posthume). Voir à ce propos, Véronique Meyer, « Hommages et dédicaces de Puget de La Serre à Richelieu » in Jean- Claude Boyer, Barbara Gaehtgens, Bénédicte Gady (dir.), Richelieu Patron des arts, Paris, Passages/ Passagen, 2009, pp. 443-464. 8 Le Portrait de Scipion l’Africain ou l’image de la gloire et de la vertu représentée au naturel dans celle de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, suivi des Parallèles de Scipion l’Africain et de Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, Bordeaux, G. Millanges, 1641, « Épître à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », n. p. 9 Sur l’éclatement de la mythistoire voir les analyses de Jean-Marie Apostolidès, Le Roi-Machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 66-92. Nicolas Kokkomelis 388 À cet égard, l’épître dédicatoire que Desmarets de Saint-Sorlin adresse à Richelieu dans sa tragi-comédie Scipion offre un parallèle éclairant 10 . Non seulement parce que dans les deux cas la dépendance et la loyauté des auteurs à l’égard du cardinal se concrétisent comme le résultat accompli de sa vertu irréprochable mais aussi parce que cette dépendance témoigne des premiers changements dans la sémiotique de l’exemplarité. Ainsi Desmarets identifie-t-il Scipion à son dédicataire, considérant qu’« en [lui] dédiant cet ouvrage [il] présente la vertu à la vertu même 11 », tandis que La Serre va encore plus loin, justifiant le choix de son sujet en recourant à un argument d’ordre cyclique : « ce sont ces vérités, Monseigneur, qui m’obligent à vous présenter ce Portrait du plus illustre des hommes, puisque vous en êtes l’Original 12 ». En réalité, le mécanisme argumentatif mis en marche par les deux auteurs est le même : l’éclat militaire, politique et moral de l’exemplum que constitue Scipion ne doit être entendu que comme une étape - importante mais inférieure - vers la consécration de Richelieu comme exemplum unique. A. Une œuvre historique et « moraliste » Le récit dans le Portrait de Scipion est construit selon un ordre strictement chronologique - ce qui contribue à son identification à une œuvre factuelle et référentielle. Cette impression s’accentue par le fait que l’histoire de la vie de Scipion - car en réalité il ne s’agit que de cela - y est racontée par La Serre à la troisième personne. L’histoire s’ouvre sur la famille et l’enfance du général romain qui, comme on l’apprend, fait preuve tant de valeur, de bravoure ainsi que d’une maturité précoce 13 . Dominé par l’esprit didactique de l’auteur, chaque paragraphe est accompagné d’une sentence ou d’une maxime. Le Portrait suit Scipion dans sa campagne en Espagne, raconte la conquête de Carthage la Neuve et la soumission de la totalité du pays au pouvoir romain. Les faits sont racontés de manière abrégée, ainsi que les batailles, alors que des harangues insérées permettent à La Serre de dresser ultérieurement le portrait du général romain au sein d’une intrigue qui relève moins d’une 10 Scipion, tragi-comédie, Paris, H. Le Gras, 1639. 11 Ibidem., « À Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu », n. p. 12 Le Portrait de Scipion, op. cit. 13 « À n’en mentir point, il avait des qualités qui l’élevaient sur le commun et qui le rendaient sans pareil, même parmi ses compagnons », ibidem, p. 4. Topos dans la désignation des héros, la « précocité » comme caractéristique distinctive des enfants prodiges s’étendra, au moins, jusqu’au troisième quart du XVIII e siècle. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 389 causalité événementielle que d’une logique morale. Très évidemment, le modèle qui domine le contenu et la forme de l’ouvrage est celui des Vies parallèles, c’est-à-dire un modèle d’ordre plutôt moral qu’historique. L’extrait suivant, loin de constituer une référence unique, vient confirmer ce lien de parenté directe : Dans l’exemple de Scipion on peut voir aujourd’hui un modèle des plus parfaits Capitaines qui furent jamais. S’il était sage et vaillant, il n’était pas moins libéral et magnanime. De sorte qu’après avoir vaincu ses ennemis à force de prudence et de courage, il se rendait si propre l’honneur de cette victoire par sa clémence et sa libéralité, que ses ennemis mêmes étaient honteux de le lui ravir 14 . Ce qui importe ici n’est pas l’énumération des vertus, mais le phénomène plus général de la « moralisation » de la matière historique. Les termes commencent donc à s’entremêler. Et le personnage de Scipion semble acquérir chez La Serre sa qualité paradigmatique au cours d’un récit d’allure historique mais dont la substance est principalement morale ; et vice versa, car c’est le poids paradigmatique que porte en elle la figure du général romain qui soutient le développement de cet éventail de valeurs. Exemple véritable de gouverneur politique et militaire, Scipion devient en réalité le « porte-parole » de l’auteur : courageux, respectueux envers ses ennemis, généreux et prudent, il incarne l’idéal plutarquien d’un souverain intemporel. Suit le triomphe à Rome, animé de nouvelles harangues et de toute une série d’évaluations morales qui visent à rehausser le général romain, déjà consul, avant son départ pour l’Afrique. Ensuite La Serre décrit brièvement les préliminaires de l’affrontement entre Romains et Carthaginois à Zama, où le dialogue entre Scipion et Hannibal se transforme en un véritable concours d’éloquence. La description de la bataille est détaillée, elle couvre plus de quatre pages, et son issue offre à l’auteur l’occasion de conclure que « la terre est un autel de sacrifice, où sans cesse la justice divine nous immole en expiation de nos crimes 15 ». Mais le Portrait ne se termine pas là car, en bon historiographe, l’auteur vient souligner que les hauts faits du général ne peuvent rendre sa gloire mémorable par eux-mêmes. C’est pourquoi il fait appel à l’histoire, qui, en tant que « fidèle registre de l’éternité du monde 16 », attribuera légitimement à Scipion sa place dans le panthéon des héros : on le devinerait, pour La 14 Ibidem, p. 11. 15 Ibidem, p. 48. 16 Ibidem, p. 61. Nicolas Kokkomelis 390 Serre, Scipion constitue le plus grand héros du registre du passé 17 ; mais dans sa vision des choses, et c’est ainsi que la première partie du Portrait de Scipion se conclut, dans le registre des temps éternels, il n’a existé sur terre qu’un seul personnage doté de plus de mérites que Scipion. Ce personnage est, bien entendu, Richelieu qui, d’un côté, porte en lui toutes les vertus du Romain mais, de plus, pratique la foi chrétienne dans le présent. La Serre fait passer son message indirectement, tout en restant parfaitement clair : Quelle merveille qu’un homme [Scipion] sans connaître Dieu, ait vécu si divinement en Terre, qu’il n’a jamais été capable d’amour que pour la vertu, ni de haine que pour le vice. Qu’un homme, dirais-je encore, sans l’aide de la grâce, ait possédé si éminemment toutes celles de la Nature, qu’elle-même en ait fait son chef-d’œuvre pour servir d’ornement à tout l’Univers 18 . C’est en ces termes que La Serre introduit le lecteur dans la deuxième partie du Portrait, les Parallèles de Scipion d’Africain et de monseigneur le cardinal duc de Richelieu. Là, dans une comparaison qui couvre 22 pages, l’auteur met côte à côte leurs mérites - noblesse, courage, amour de l’État, esprit et efficacité militaires - et focalise son intérêt sur les thèmes de la vertu et de la gloire. Néanmoins, quoique les paragraphes alternés y établissent un parallèle presque parfaitement équilibré, dans la comparaison le résultat a déjà été anticipé : le moderne, Richelieu, l’emporte sur l’ancien, Scipion, suivant les lignées déjà tracées par La Serre : celle du nouveau projet politique royal et celle de la chrétienté. B. De l’exemplum historique à l’apothéose biblique Le Portrait est donc une œuvre de moraliste et de panégyriste, comme en témoignent sa base historico-philosophique à la plutarquienne et sa focalisation analytique sur le présent. En avançant dans la deuxième partie de l’ouvrage, les Parallèles, on observe que cette conclusion se confirme au niveau de la forme également. Avant d’entrer en matière néanmoins, La Serre, fidèle aux principes de lecture qu’il a imposés dans la première partie, prend soin de mettre en avant l’autorité de l’auteur des Vies parallèles : 17 « De moi, je le trouve [Scipion] si accompli en toutes choses que la seule Histoire de sa vie est ma Morale et je ne changerais jamais d’École ayant un Maître si savant », ibidem., p. 62. 18 Idem. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 391 Plutarque, n’ayant jamais su trouver parmi les Grecs un seul qui fût assez sage pour être comparé à Scipion, nous oblige à croire aujourd’hui que la France, plus féconde que la Grèce, a cet avantage, en nous donnant ce grand cardinal de Richelieu, non seulement de lui être comparé, mais encore de le surpasser en toutes choses 19 . Profitant de l’intemporalité historique dont bénéficie l’exemplum antique, La Serre cherche ici à transposer sur Richelieu les vertus d’un Scipion extrahistorique afin d’investir le premier de la singularité paradigmatique du second. Pour autant, il serait fallacieux d’attribuer cette « héroïsation » à la seule valeur du cardinal. Car, au-delà de son attachement clientélaire, l’auteur participe aussi de la machinerie symbolique de la monarchie qui impliquait d’attribuer au présent une perfection incomparable. C’est en traduisant cet exploit, qui résidait dans le fait d’avoir justement surpassé l’antiquité, que La Serre avance l’évaluation selon laquelle « la France [est] plus féconde que la Grèce » et fait de Richelieu le symbole et le représentant de toute une idéologie. L’objectif que se fixe l’histoire épidictique dont relève le Portrait apparaît ainsi plus clairement que jamais : perpétuer le souvenir du cardinal contre le temps. Dans le texte, les termes de l’analogie sont posés dès les premières lignes. Selon l’auteur, Scipion et Richelieu, issus tous deux de grandes familles (la « race des du Plessis » s’égalant à celle des Cornelii), partagent la même prédilection pour la vertu et la gloire. En outre, tous deux donnèrent le premier signe de leur mérite et de leur éloquence lorsqu’ils se mirent volontairement au service de leur patrie au moment où celle-ci était en danger - Scipion après les défaites que les Romains subirent face à Hannibal, et Richelieu à une époque où « la France respirait à peine sous le pesant fardeau des malheurs de l’Hérésie ». Le Parallèle se poursuit, poussant le schéma de l’analogie à ses limites (la guerre en Espagne menée par le général romain rapprochée de la guerre contemporaine contre l’Italie, le changement de camp de Syphax comparé aux manœuvres du duc de Savoie et la bataille de Zama mise à côté de celle de Casal 20 ), et l’ouvrage se conclut par deux portraits censés rapporter les 19 Le Portrait de Scipion, op. cit., Parallèle de Scipion l’Africain et de Monseigneur le cardinal Duc de Richelieu, p. 1. 20 « La dernière bataille que donna Scipion en Afrique contre Hannibal ne lui assujettit pas seulement cette Province mais encore tous les Carthaginois ensemble […] La défaite devant Casal du Marquis d’Espinola, peut passer pour bataille à l’avantage de Monsieur le Cardinal, comme l’ayant vaincu et forcé de se sauver en l’autre monde pour n’assister pas en celui-ci aux funérailles de sa réputation », ibidem, p. 15. Ce dernier point, par son exagération stylistique, nous permet de citer une conclusion de Chantal Grell dont la valeur heuristique tient aussi pour le Nicolas Kokkomelis 392 détails physiques et le « portrait moral » de Scipion et de Richelieu - un emprunt ultime à la pratique plutarquienne du « peintre d’âmes ». L’image que l’auteur exploite est celle d’une médaille dont chacun des personnages occupe un côté. Scipion « était grand de taille, fort beau de visage […] avait tant de vivacité en ses yeux [et] des forces en ses discours 21 ». Ainsi pour le portrait de Richelieu : le cardinal est « d’une grande taille [et] son visage, accompli en toutes ses parties, a une beauté si vénérable qu’elle se fait aimer respectueusement » ; de plus, il est éloquent, prudent, juste et sa plus grande qualité est « d’oublier les injures et de ne se souvenir que des services qu’on lui a rendus 22 ». La « parade épidictique » est presque bouclée. Revêtues de la pourpre chrétienne, la magnificence et la chasteté du cardinal l’élèveront au-dessus non seulement de Scipion mais aussi de ses contemporains - à l’exception, bien entendu, du roi. Ainsi, la Sorbonne sera-t-elle évoquée comme « Temple de Jérusalem, où d’une voix continuelle on chante la gloire du Seigneur » et où l’on célèbre solennellement Richelieu en tant que « Nouveau Salomon 23 ». De l’exemplification à l’apothéose, il n’y a alors qu’un pas. Mais La Serre vivait exclusivement de sa plume. C’est pourquoi il a dû réserver de pareils honneurs à bien d’autres destinataires que le cardinal - comptons parmi eux Louis XIII et Louis XIV, mais pas seulement. Portrait : « La littérature encomiastique ne prétend à aucun réalisme - au sens que nous donnons à ce mot - et n’est que très rarement fondée sur des analyses factuelles suivies. C’est, le plus souvent, la similitude d’une situation, d’un événement (par exemple les assassinats de Philippe et de Henri IV), voire d’un détail (le blocus de Tyr et celui de La Rochelle) qui fournit le prétexte à une évocation du passé destinée à donner un sens et une signification à l’histoire présente. Envisagé dans cette perspective, le parallèle n’est pas un simple exercice rhétorique, une variation littéraire autour d’un modèle, les Vies parallèles de Plutarque. Il traduit une intention politique précise », Chantal Grell et Christian Michel, L’École des Princes ou Alexandre disgracié, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 57. 21 Parallèle de Scipion l’Africain, op. cit., p. 22. De même « était-il vaillant […], sage […], magnanime […] chaste et continent » et « avait-il l’esprit vif et clair, le jugement solide, la mémoire excellente et était d’un tempérament fort sein », ibidem, p. 23. 22 Idem. 23 Ibidem, p. 24. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 393 II. Les Portraits d’Alexandre le Grand Alexandre était déjà une figure centrale dans l’œuvre de Jean Puget de La Serre avant 1641 24 . Personnage familier du public, le général macédonien jouissait dès les années 1620 d’une notoriété grandissante tant au niveau symbolique qu’au niveau de l’exemplarité (voire parfois de la contreexemplarité). L’évolution du cycle d’Alexandre au théâtre mise à part, la publication d’une série d’ouvrages consacrés à son histoire et à ses exploits en témoignent : en 1624 parut l’Hymne d’Alexandre le Grand avec les parallèles de lui et de Philippe et des Rois très chrétiens Louis XIII heureusement régnant et Henri le grand d’Yves Duchat ; en 1629 vit le jour L’Alexandre François, images de la fortune et de la vaillance de Nicolas de Soulfour et, enfin, en 1639 Bernard de Lesfargues publia son Histoire d’Alexandre le Grand tirée de Quinte Curce et autres, en la dédiant à Richelieu. A. Politiques de persuasion : « À Monseigneur le Dauphin » Il ressort que, à l’époque, recourir au personnage d’Alexandre ne correspondait pas à une entreprise radicalement nouvelle, Duchat ayant déjà tenté le rapprochement de Louis XIII et d’Alexandre dans son ouvrage de 1624. Pourquoi alors un nouvel Alexandre ? Principalement parce que le Portrait d’Alexandre (Paris, 1641) s’inscrit, tout comme le Portrait de Scipion, dans une perspective encomiastique. Les deux ouvrages appartiennent d’ailleurs à la même période : composés après la gratification de La Serre par Richelieu, ils répondent principalement, sinon exclusivement, aux conventions qui découlent de son statut incertain et non pas à un besoin quelconque d’innovation thématique. D’où, dans un premier temps, l’analogie presque parfaite entre le Portrait de Scipion et celui d’Alexandre sur le plan de l’illustration 25 . Dans un second temps toutefois, l’organisation de la matière signale une évolution dans la pratique de l’auteur, puisque le Portrait d’Alexandre correspond à une histoire continue de la vie du macédonien sans pour autant aboutir à un Parallèle. Or, quoique le récit s’y développe linéairement, des leçons de morale et des 24 Voir Gilles Banderier, « Une épître dédicatoire de Jean Puget de la Serre », art. cit., pp. 391-392. 25 Véronique Meyer, « Hommages et dédicaces de Puget de la Serre à Richelieu », art. cit., pp. 445-447 et plus généralement sur l’importance de l’illustration de ses livres, de la même, « Un auteur du XVII e siècle et l’illustration de ses livres : Jean Puget de La Serre (1595-1665), Bibliothèque de l’École des Chartres, 2000, vol. 158, n o 1, pp. 27-53. Nicolas Kokkomelis 394 harangues s’y succédant tout au long des 351 pages de l’ouvrage, celui-ci ne se divise pas en deux parties mais en huit livres, chacun racontant une période de la vie du conquérant. Au niveau de la forme donc, le modèle plutarquien recule ici au profit d’une histoire-narration, familière mais aussi utile au propos de La Serre. En effet, conformément à la « spécialisation » de l’auteur et aux commandes de la « discipline », l’architecture du Portrait obéit à des objectifs assurément épidictiques. Sauf que, par opposition au Portrait de Scipion, où la supériorité du moderne résulte d’une comparaison fondée sur le principe de l’analogie, dans Alexandre le dauphin finit par l’emporter sur son homologue ancien par le biais de la critique morale de la matière historique 26 : l’Alexandre de La Serre est un héros dont la caractéristique principale est l’assujettissement au sentiment, signe de faiblesse de caractère. Il en ressort une imitation moralisante de la Vie du macédonien et, chose inattendue peut-être, une aggravation du ton de la critique. Car si les exploits militaires du général y sont célébrés inconditionnellement, ses défauts pèsent si lourdement dans son évaluation qu’en réalité le héros se voit privé de toute appréciation positive. La description de ce qui a suivi la prise de Tyr est à ce titre révélatrice : Un vainqueur quelque heureux qu’il soit, ne peut avoir de plus grande ennemie que la colère dans ses triomphes, car cette furieuse ne lui inspire que la cruauté. La clémence est aussi admirable que la valeur, celui qui ne sait pardonner à ses ennemis vainqueurs [sic.], se rend indigne de l’honneur de la victoire et le surnom de tyran lui est plus propre que celui de vainqueur. Certes Alexandre s’oublia cette fois […]. La colère et la cruauté ayant gagné le dessus sur sa raison et sur sa valeur, il se vainquit lui-même honteusement par l’excès de son inhumanité 27 . Cette « typologie des passions » forme l’exact opposé du modèle moral et militaire que fut Scipion. Mais en réalité, dans les deux cas, les schémas narratifs et persuasifs employés par l’auteur sont tout à fait analogues. Et comme l’enjeu véritable reste toujours la formation morale, seul le signe (négatif ou positif) diffère. La distribution des mérites et des blâmes ne peut être que juste, voire justifiée. Ainsi abordé, l’Alexandre de La Serre n’est pas un contre-exemple. Tirant profit de son statut exemplaire, l’auteur se sert de son personnage afin de mieux véhiculer son message - mais non pas pour le destituer. En réalité, 26 Le titre de l’ouvrage est à ce titre éloquent: Le Portrait d’Alexandre ou dans l’Histoire de sa vie on peut voir toutes les Prodiges de la Fortune et les Miracles de la Valeur, Paris, Robinot, 1641. 27 Ibidem, p. 182-183. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 395 toute l’entreprise rhétorique du livre repose sur l’exploitation du modèle héroïque qu’incarne le personnage du général macédonien. Peut-être a-t-on affaire à un paradoxe, mais l’évaluation finale de La Serre, où il reprend le topos de la lutte contre le temps et l’oubli en avançant un argument d’ordre purement moral, part justement de cette mise en valeur d’Alexandre en tant qu’exemplum. Le passage est éloquent quant à l’orientation double, assertive et sceptique, de l’ouvrage. Cette qualification partagée constitue le noyau même de l’argumentation historico-philosophique de La Serre moraliste : Grand de naissance, comme fils d’un grand Roi, grand de fortune comme le plus heureux Monarque qui fut jamais : mais plus grand de Renommée n’ayant pu trouver son pareil et plus grand encore de valeur puisqu’il a conquis tout le monde. Sache pourtant que sa Renommée passe pour fable, sa valeur pour songe et que de lui-même il n’en reste plus que le nom 28 . B. Politiques éditoriales : « À Monseigneur le duc d’Anguien » À la mort de Richelieu en 1642, La Serre s’est très certainement trouvé dans une situation incertaine - sociale et de carrière. Toutefois, entré au service du chancelier Séguier, il parvint à conserver sa place au palais, devenant bibliothécaire de Gaston d’Orléans et se voyant attribuer le titre de « conseiller ordinaire du roi ». Sa fonction principale restait pourtant celle d’auteur et la littérature demeurait toujours son principal moyen de subsistance. Il est fort probable alors que d’éventuels problèmes financiers l’aient obligé à chercher la protection d’un autre grand : le Grand Condé. Ainsi parut en 1645 L’Alexandre ou les parallèles de Monseigneur le duc d’Anguien avec ce fameux monarque - un geste, habituel, de reconnaissance envers son nouveau protecteur. L’esprit de l’ouvrage n’est pas radicalement différent du Portrait de Scipion ou de celui d’Alexandre dédié au dauphin quatre ans plus tôt. Sa structure et son destin éditorial sont pour autant plus compliqués et méritent une présentation plus détaillée. Comme prévu, dans l’épître dédicatoire le ton reste inchangé : « il y a tant de rapport des actions héroïques de ce fameux monarque, à vos faits immortels, que tout le monde vous prend pour un autre Alexandre 29 ». De même pour la première partie de l’ouvrage, L’Alexandre, où La Serre reprend à la lettre de longs extraits de son ouvrage homonyme de 1641. Nous reconnaîtrions son style : 28 Ibidem, « Épitaphe d’Alexandre », p. 352. 29 L’Alexandre ou les parallèles de Monseigneur le duc d’Anguien avec ce fameux monarque, Paris, Morlot, 1645, « À Monseigneur le duc d’Enguien », n. p. Nicolas Kokkomelis 396 Quand on veut donner la vanité à quelque Prince, on le compare à lui [le Grand Condé] et quoi que nous aient dit les Romains, il n’est point aujourd’hui d’autre chemin pour aller du Temple de la Vertu au Temple de la Gloire que celui qu’il a tenu. Ce qui me persuade que si les grands hommes ne vivent que pour la postérité, ce jeune héros sera l’entretien et les délices des siècles à venir, après avoir été la merveille et l’ornement du nôtre 30 . Le parallèle, banni de la version proposée au dauphin, revient dans celle proposée à Condé mais copieusement modifié, à savoir dans trois chapitres successifs, chacun correspondant à une « campagne ». Ainsi la bataille de Rocroi est-elle mise en parallèle avec la bataille de Chéronée (première campagne) ; la bataille de Fribourg, avec celles que le macédonien livra contre les peuples indiens (seconde campagne), et celle de Nördlingen avec la bataille contre Darius au « bourg d’Arbèles ». Ces parallèles se concluent au profit, bien entendu, de Condé. Bien évidemment, ce choix de dispositio et de forme impose une modification dans les termes de la comparaison au sens où, dès lors, le jeu rhétorique de la glorification du protecteur se voit considérablement simplifié. En effet, la vertu, quasi transcendante, attribuée à Richelieu dans le Portrait de Scipion, passe ici au second plan, au bénéfice de l’efficacité militaire et de la grandeur du commandement exercé par le Grand Condé. Or les circonstances contribuèrent à ce que L’Alexandre soit de plus en plus enrichi et élogieux. En réalité, chaque nouvelle victoire de Condé donnait à La Serre l’occasion de produire une nouvelle édition de son œuvre, rentabilisant de la sorte ultérieurement cette première version. Ainsi, en 1647, parut l’Éloge historique de Monseigneur le Prince Duc d’Anguien, contenant tout ce qui s’est passé de plus mémorable en ses campagnes depuis la bataille de Rocroi jusqu’à nos jours 31 , où - chose symptomatique de ses pratiques éditoriales - l’auteur reproduit le projet iconographique du Portrait de Scipion (Alexandre et Condé remplaçant ici Scipion et Richelieu). L’édition ne contient pas le Portrait d’Alexandre, mais le seul Parallèle, enrichi d’une quatrième campagne, Dunkerque, qui pour autant, ne trouve pas son égal dans l’histoire d’Alexandre. En cette même année, l’Éloge connut une deuxième édition portant cette fois-ci le titre Parallèles et éloges historiques d’Alexandre le Grand et de Monseigneur le Prince Duc d’Anguien 32 . En 1651 enfin, en pleine Fronde, un nouveau maillon vient s’ajouter à cette chaîne éditoriale : Les Sièges, les batailles, les victoires et les triomphes de Monseigneur 30 Parallèle d’Alexandre le Grand et de Monseigneur le duc d’Anguien dans ibidem, p. 72. 31 Paris, C. Besongne. 32 Paris, Cl. Morlot. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 397 le prince duc d’Anguien 33 . Le Grand Condé étant à l’époque emprisonné, le volume est dédié à son fils, Henry Jules de Bourbon, futur cinquième prince de Condé 34 . Il s’agit d’une réédition des volumes parus en 1647, augmentée d’une cinquième et d’une sixième « campagnes ». Dans la première, La Serre est obligé de traiter la campagne de Catalogne - sans néanmoins trouver de parallèle dans l’expédition macédonienne en Asie, ce qui l’oblige à changer de ton et à revenir à une comparaison sur la manière dont chacun des deux héros se comportait dans la défaite. Dans la deuxième en revanche, la victoire sur l’archiduc Léopold à Lens prend place face à la bataille qu’Alexandre livra contre le roi Pôros. « La Serre commence visiblement à déchoir comme écrivain, en même temps que [son parent lointain] Montauron comme financier, c’est-à-dire à l’époque de la Fronde 35 ». Ayant fait le choix de gagner sa vie comme écrivain, La Serre n’a jamais été riche ; pour autant, après la défaite de Condé, son protecteur, sa situation s’aggrava davantage, puisqu’en 1663 Chapelain ne l’inclut pas dans sa liste des hommes de lettres à pensionner. Quelques mois avant de mourir, alors qu’« il faisait des livres avec des tailles-douces, et […] vivotait comme il pouvait 36 », il chercha à réaliser son dernier projet : le lancement d’une revue mensuelle sur l’histoire du règne de Louis XIV, intitulée le Mercure, projet qu’il n’a pas eu le temps de mener à bien - l’idée n’a été réalisée qu’en 1672 par Donneau de Visé avec le Mercure Galant. Jean Puget de La Serre mourut en juillet 1665. III. Sur les temps de l’exemplification historique [La] méconnaissance de sa propre grandeur et [l’]oubli volontaire de tous les éloges qu’il a si justement mérités, l’élèvent aujourd’hui si haut dans l’estime publique que je laisse le défi à l’histoire de nous fournir l’exemple d’un Prince si parfait que lui 37 . 33 Paris, C. Besongne. 34 « Puisque Votre Altesse est en âge d’être instruite, j’ai cru qu’on ne pouvait lui donner pour Rudiment que l’Histoire des faits héroïques de Monseigneur le Prince son Père, comme le seul livre où elle peut apprendre aujourd’hui tout ce que les plus Sages du Siècle lui sauraient enseigner », « À son altesse monseigneur le duc d’Anguien », n. p. 35 Alfred Auguste Ernouf, « Puget de la Serre, sa vie, ses œuvres », Revue contemporaine, 1866, LI, p. 700. 36 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. cit., t. II, p. 544. 37 L’Alexandre ou les parallèles de Monseigneur le duc d’Anguien avec ce fameux monarque, op. cit., p. 37. Nicolas Kokkomelis 398 Cette phrase vient de l’Alexandre de 1645 ; elle désigne le Grand Condé, à qui l’ouvrage est dédié, et résume bien l’esprit des portraits panégyriques que dresse La Serre. En même temps, elle constitue un lieu rhétorique puisqu’on la retrouve dans les deux Parallèles précédents (Scipion et Richelieu, Alexandre et le dauphin). Dans ces récits très analogues, qui mélangent des moyens à la fois rhétoriques et historiques avec un caractère moral emprunté au modèle plutarquien, les « protecteurs » se retrouvent, finalement, rehaussés en nouveaux exempla et l’auteur en « l’écho […] qui prêche par tout l’Univers 38 ». Les rôles sont donc clairement définis et les objectifs encomiastiques accomplis. Il ne reste qu’une dernière question à poser, essentielle pour la classification de l’œuvre dite historique de La Serre : en quoi le caractère épidictique des Portraits influence-t-il l’organisation de la matière et du récit ? Et, plus particulièrement, s’il est vrai que d’après Aristote le discours épidictique s’applique au présent car « c’est en raison d’événements contemporains que tous les orateurs louent ou blâment 39 », comment le présent, voire le contemporain, auquel l’historien et rhéteur La Serre se réfère se construit-t-il ? Cela a lieu en deux temps : premièrement, par le biais d’un processus que l’on pourrait appeler « suspension du temps historique ». Ce processus s’appuie sur l’exploitation du fait que le mode de composition paradigmatique se caractérise par une négation constitutive de la temporalité. Or le poids paradigmatique de l’exemplum ne réside en réalité que dans sa qualité de répétitivité et de réactivation à n’importe quelle période historique. L’objet historique se transforme de la sorte en une valeur qu’on pourrait appeler non pas an-historique mais extra-historique. Cette conception, qui met les règles de la causalité et de la temporalité historiques au second plan derrière l’enseignement moral, fut celle de Plutarque historien et moraliste ; elle fut aussi celle des historiens des XVI e et XVII e siècles - et de Jean Puget de La Serre. Ce niveau atteint, il ne reste qu’un pas à franchir : par le rapprochement programmatique de Richelieu et de l’exemplum-Scipion dans un premier temps, et par leur comparaison dans un second, l’auteur réussira à investir le cardinal des vertus intemporelles du Romain. Détaché de la sorte du cadre politique et temporel dans lequel il évolue, Richelieu gagnera, finalement, sa place parmi les grands de l’histoire. 38 Le Portrait de Scipion, op. cit., « Épître à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », n. p. 39 Aristote, Rhétorique, Médéric Dufour (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1991, I, 83, 1358b. Les portraits au service des grands : Jean Puget de La Serre 399 Puis-je dire dans la comparaison que je fais de Scipion l’Africain avec ce grand Cardinal de Richelieu, que ce sont deux nouvelles lignes, qui dans leur égalité se trouvent éloignées d’une distance infinie : Scipion qui fut la merveille de son temps, prenant son essor dans l’éternité du monde en a remporté toutes les couronnes ; et Monsieur le Cardinal, qui est le miracle de notre siècle, s’élevant d’abord au dessus de sa nature, pour en trouver l’immortalité, elle seule sera le comble de sa gloire 40 . « Détemporalisé », Richelieu s’élève ainsi au-dessus des catégorisations historiques pour basculer dans la catégorie rhétorique d’une valeur morale d’ordre général. Une fois ce pacte établi, le présent est réactualisé - et c’est la seconde phase dans la construction du présent épidictique. Plus particulièrement, c’est à travers la confrontation de Scipion et de Richelieu dans le Parallèle que le second l’emporte sur le premier en tant que moderne. Or l’accent se déplace d’un « hors du temps » au présent : « Mais à quoi servent tous ces discours pour soutenir que vous [Richelieu] n’avez point de pareil ? Si la moindre de vos actions porte avec elle et son modèle et son exemple 41 […] ». C’est par un tel renversement des termes de l’exemplarité que le présent va obtenir sa qualité de point culminant des temps historiques (par l’évocation du « modèle ») et futurs (par l’évocation symétrique de l’« exemple »). Le Parallèle d’Alexandre le grand et de Monseigneur le duc d’Anguien reconduit quant à lui exactement le même mécanisme : Je crois vous faire un nouveau présent en vous offrant la vie de ce Grand Alexandre, qui semble plutôt un présage de vos perfections, qu’une instruction à votre courage 42 . Abordé sous cet angle, le corpus éditorial des Portraits peut être entendu comme un laboratoire rhétorique, épidictique et élogieux, où l’objectif de la persuasion est atteint par la valorisation du présent. Dans ce cadre, l’opposition du présent à un passé définitivement conçu comme un stade préparatoire de l’apogée actuel et au futur comme l’escompte d’une répétition infinie de la grandeur contemporaine réussit justement par l’appel à l’histoire, à la narration. C’est ce « déplacement de l’épidictique dans le narratif », pour reprendre les mots de Louis Marin 43 , qui permet à l’épidictique, voire à l’auteur, de porter finalement sur le présent et sur l’avenir à titre égal. Puis, les Parallèles ne viendront que corroborer ce « récit […] 40 Parallèle de Scipion l’Africain et de Monseigneur le cardinal Duc de Richelieu, dans Le Portrait de Scipion, op. cit., « Préface », n. p. 41 Le Portrait de Scipion, op. cit., « Épître à Monseigneur l’éminentissime cardinal, duc de Richelieu », n. p. 42 L'Alexandre, ou les Parallèles de Mgr le duc d'Anguien, op. cit., p. 72. 43 Le portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 62. Nicolas Kokkomelis 400 destiné à traverser le temps, à s’imposer comme l’histoire vraie pour les temps à venir 44 ». Cette « histoire vraie », qui associe de la sorte le présent au passé et au futur, est aussi « l’histoire unique », « l’histoire aboutie ». Si on se demandait si ce sont bien Scipion et Alexandre qui fournissent les sujets véritables des Portraits, la réponse serait, bien entendu, négative : la simple lecture des épîtres dédicatoires des volumes parcourus suffit à le prouver. Les conditions de production et de réception de ces œuvres n’étaient bien sûr pas neutres. Composées à une époque où la monarchie tend à reléguer les grands de manière systématique, il serait légitime de supposer qu’elles furent reçues dans le cadre d’une propagande politique qui allait audelà d’une simple relation de clientèle. Car, et là nous avons un élément clé pour la compréhension de la nature du projet, les volumes de La Serre non seulement narrent (par le Portrait) mais aussi aspirent à prouver par la séduction et la flatterie (dans les Parallèles). Ainsi les Scipions et Alexandres se transformeraient-ils en instruments politiques, ou, plutôt, en outils historiques au service du pouvoir - princier ou royal. Les termes cruciaux y sont d’ailleurs mis en place par l’auteur luimême - exemplum, singularité, utilité - ainsi que toute une série de valeurs politiques et morales, le tout couronné par la figure philosophico-historique de Plutarque. L’on peut dire alors que les Portraits et le reste de la production panégyrique de La Serre sont des Histoires-types, au sens où ils cumulent les caractéristiques principales de ce type d’écriture ; ce sont aussi des Histoires-exemples par la valorisation du présent comme modèle par rapport au passé et au futur. Un siècle plus tard les choses allaient considérablement évolué au sujet de l’indépendance (sociale et intellectuelle) de l’historien, au point que Montesquieu sera en position de déclarer dans une note des Pensées que « je ne ferai point d’épître dédicatoire : ceux qui font profession de dire la vérité ne doivent point espérer de protection sur terre 45 ». 44 Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2000, p. 156. 45 Pensées et fragments, t. 1, Bordeaux, G. Gounouilhou, 1899-1901, n o 537, p. 269.