eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/89

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4589

«Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs»: regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637)

2018
Maxime Cartron
PFSCL XLV, 89 (2018) « Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs » : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) M AXIME C ARTRON (U NIVERSITÉ J EAN M OULIN -L YON 3) « Le regard s’en tient difficilement à la pure constatation des apparences. Il est dans sa nature de réclamer davantage » (Jean Starobinski). 1 En 1684, le P. René Rapin écrivait au sujet de l’Andromède d’Euripide : Tout ce qu’il y avoit d’affreux et de pitoyable dans cette représentation fit une impression si forte et si violente sur le peuple qu’il sortit du théâtre dit Lucien, possédé, pour ainsi dire, de ce spectacle, et cette possession devint une maladie publique, dont l’imagination des spectateurs fut saisie. On a vu mesme dans ces derniers temps quelque crayon grossier de ces sortes d’impressions, que faisoit autrefois la tragédie. Quand Mondory jouoit la Mariamne de Tristan, le peuple n’en sortoit jamais que resveur et pensif, faisant réflexion à ce qu’il venoit de voir, et pénétré à mesme temps d’un grand plaisir. 2 « Voir » : ce verbe est capital pour la réception de La Mariane. Il semble que le regard soit lié au « plaisir » de la tragédie : par contagion oculaire, le public accèderait à l’imaginaire mélancolique qui innerve la pièce, le 1 Jean Starobinski, « Le voile de Poppée », dans L’Œil vivant, Paris, NRF/ Gallimard, « Le Chemin », 1961, p. 12. 2 René Rapin S. J., Les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. E. T. Dubois, Genève-Paris, Droz-Minard, « Textes littéraires français », 1970, p. 102. Maxime Cartron 370 rendant « resveur et pensif » 3 . Le regard serait l’opérateur reliant agrément esthétique et effet moral. La critique a été sensible à la force représentative des images agissantes véhiculées par les songes et les visions intérieures 4 . À leur sujet, Guillaume Peureux fait observer que la pièce n’est pas seulement traversée par des images obsédantes, qui s’impriment puissamment, dans l’esprit des personnages, elle est comme guidée par elles : la subsistance de ces images agissantes, ces visions, qui déportent le regard du spectateur de la scène présente vers des images absentes, constitue la dynamique de la pièce 5 . Jérome Laubner note quant à lui que « les visions intérieures hantent les êtres et cristallisent les émotions tragiques que sont la crainte et la pitié 6 ». Or, plus largement, on remarque à la lecture que le regard sature littéralement la pièce. Ce sens, omniprésent dans le discours des personnages 7 , produit bien entendu les « images agissantes », mais il fournit aussi, dans sa matérialité, la texture anthropologique de la pièce. Nous aimerions en effet montrer que la fascination du spectateur et les émotions tragiques qu’elle éveille s’expliquent par cette hégémonie du visuel. Plus précisément, il s’agira de comprendre l’enjeu des interférences - de la schize même - entre l’œil de chair et l’œil intérieur, organe du discernement 8 . La question du regard pose de fait celle de l’incarnation tragique, puisque celui-ci serait à la 3 Cette question ayant déjà été bien analysée, nous n’y reviendrons pas. Voir Guillaume Peureux, « Parole, images et action : La Mariane, tragédie de la mélancolie érotique », Seminari Pasquali, Bologna, 2003, p. 23-46. 4 Voir respectivement Jacques Morel, « Songes tristaniens », dans Agréables mensonges, Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1991 et Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », dans Véronique Adam et Sandrine Berrégard (dir.), Tristan et le regard, Paris, Classiques Garnier, Cahiers Tristan L’Hermite, XXXIX, 2017. 5 Tristan L’Hermite, La Mariane, éd. Guillaume Peureux, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 33. Toutes les citations tirées du texte de la pièce proviendront de cette édition. Référence désormais abrégée en : La Mariane. 6 J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 47. 7 Il est du reste notoire que le regard est un élément clé de la poétique de la tragédie ; nous aurons notamment l’occasion de revenir sur la question de l’hypotypose. 8 « Il y a l’œil du dehors, l’organe concret de la perception, bien sûr, mais aussi de la communication et d’une certaine forme d’action ou de pouvoir. À cet œil du dehors répond toujours l’œil du dedans, celui de l’intellection, mais également celui de la contemplation et celui de l’imagination » (Carl Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998, p. 14). Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 371 fois le siège et l’interface des émotions que le dramaturge entend susciter chez le public. S’il est donc simultanément l’enjeu d’une modalité d’accès au tragique et un réceptacle, voire un vecteur de celui-ci, il conviendra alors de déterminer la place prise par son esthétisation et sa dramatisation dans la construction de la catharsis par le sensible. Ombres du visible, épreuves du discernement En premier lieu, le regard est pris au sein d’une dialectique entre visibilité et vérité. L’enjeu en est de définir une conception du monde et d’assurer sa validité via le pouvoir de discernement octroyé à l’œil 9 . Celui-ci n’est pas qu’une simple métaphore de l’entendement ; il structure la pièce à travers l’un de ses enjeux majeurs, bien voir, comme le montre cette déclaration d’Hérode : Je vois beaucoup d’orgueil en ses beautés divines : Mais on voit rarement des roses sans épines. Et puis il est bien juste à dire vérité Qu’elle garde entre vous un peu de majesté : Mille Rois glorieux sont ses dignes ancêtres, Et l’on peut la nommer la fille de nos Maîtres. 10 Le regard est ici la condition d’accès à une pure transparence intérieure, il serait doté des pouvoirs de la vérité. La parole vraie serait indexée sur sa capacité à dévoiler le réel : Viens confirmer ici ton fidèle rapport, Et dis de quelle adresse on desseignait ma mort. Mais que la vérité se montre toute nue, Ne fais pas que le crime ou croisse ou diminue 11 . Hérode est obsédé par le regard, en raison de la vision horrifique qu’il subit dès l’ouverture de la pièce, mais pas uniquement. Pour lui, l’œil matérialise la possibilité d’interpréter avec justesse le comportement d’autrui. Le regard du monarque permettrait de contrôler Mariane, d’assurer sa toute-puissance sur elle en devinant le sens de ses réactions. Ainsi, dans ses recommandations à Soème : 9 « Voir, se dit aussi en parlant de ce discernement, de cette penetration qui fait connoistre le fonds d’une affaire, d’une difficulté, et meme en prévoir les consequences » (Furetière, Dictionnaire Universel, Paris, SNL-Le Robert, 1978, n.p.). 10 La Mariane, I, 3, v. 289-294, p. 55-56. 11 Ibid., III, 2, v. 779-782, p. 79. Maxime Cartron 372 Observe bien surtout en faisant ce message, Et le ton de sa voix, et l’air de son visage, Si son teint devient pâle, ou s’il devient vermeil. 12 Le roi transfère son pouvoir oculaire à son factotum et lui confie la charge de l’interprétation du visage de Mariane, et donc la possibilité d’envisager la suite de l’action. Le regard permettrait de lire en vérité, de saisir les signes précurseurs de sédition afin d’en prévoir les conséquences. L’œil du roi serait apte à percevoir les altérations corporelles occasionnées par la tentative de dissimulation prêtée d’office à Mariane. Il illustre la volonté de maîtrise des évènements propre au héros tragique. Mais, ironiquement, c’est dans le comportement d’Hérode et non dans celui de Mariane que se joue la pure transparence de l’image : O faiblesse indicible ! Il est ensorcelé, le charme est tout visible. 13 L’expression de Salomé est frappante : « tout visible », qu’est-ce à dire au juste ? Que le piège imputé à une Mariane-sorcière est grossier, car aisé à observer et à analyser comme tel. Mais aussi et surtout qu’Hérode est entièrement lisible, c’est-à-dire intégralement soumis au régime qu’il entendait appliquer à Mariane. Le regardant devient regardé. Celui qui prétend distinguer par le regard divin car royal 14 devient lui-même transparent au regard d’autrui. L’idéal du discernement se retourne contre son adepte et le monde se révèle incapable de se plier au désir de luminosité absolue engagé par la volonté de « vérité nue ». L’exercice du discernement s’avère impossible en raison d’un trouble oculaire, qui est le point de départ du trouble intérieur d’Hérode. Le regard du monarque se heurte à l’opacité du réel, tandis que simultanément son corps s’ouvre à l’œil exercé de ses confidents, qui le déshabillent sans pitié. On assiste au triomphe d’un entredeux, d’un clair-obscur minant la possibilité d’atteindre la vérité. Dès la scène d’exposition cette dialectique de l’ombre et de la lumière est essentielle. Éveillé par un « fantôme injurieux » 15 , Hérode l’apostrophe en ces termes : Va dans l’ombre éternelle, ombre pleine d’envie. 16 12 Ibid., I, 3, v. 341-343, p. 57. 13 Ibid., v. 333-334. 14 Sur cette question de représentation voir Louis Marin : « par son regard de roi, le roi se produit Monarque dans le portrait de son œil » (« Le Corps du Roi », dans La Parole mangée et autres essais théologico-politiques, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, p. 210). 15 Ibid., I, 1, v. 1, p. 45. Ce sont les premiers mots de la pièce. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 373 L’antanaclase traduit un double désir : celui de retrouver la luminosité, assimilée à la réputation du roi 17 , mais aussi et surtout celui « d’anéantir la forme visible » 18 , voire d’anéantir le regard. Le désir d’obscurcissement de l’œil signale la pulsion de mort qui parcourt la pièce, puisque celle-ci traduit à la fois la hantise et le fantasme d’Hérode, comme le montre une diatribe de Mariane à l’acte IV : Je m’en vais te donner tout le sang de mes veines ; Bois-le, Tigre inhumain, mais ne présume pas Qu’un reproche honteux survive à mon trépas, Que le débordement de cette humeur si noire, En éteignant ma vie éteigne aussi ma gloire. 19 Hérode n’est pas celui qui éclaire - c’est-à-dire qui guide en bon politique - mais celui qui « éteint » - c’est-à-dire le tyran : le rapport symbolique au politique passe par la lumière. À l’acte II, c’est d’ailleurs avec ce mot que Mariane l’accuse d’avoir fait assassiner son frère Aristobule 20 . Le portrait d’un roi cherchant à faire la lumière sur les sombres motivations de son épouse est renversé, démonté même : c’est en Aristobule que l’on voyait […] je ne sais quoi d’illustre. 21 La légitimité de la royauté tient à une histoire de regard : le sublime lumineux 22 d’Aristobule (« je ne sais quoi » 23 ) est l’antithèse de l’obscurité d’Hérode. Lorsque au vers 1692 celui-ci parle « d’éteindre la lumière » 24 , il se réfère aux reproches de Mariane et actualise symétriquement son désir de mort, initié par la scène d’exposition. En obscurcissant l’image, c’est-à-dire 16 Ibid., I, 1, v. 3, p. 45. 17 « Je suis assez savant en l’art de bien régner, / Sans que ton vain courroux me le vienne enseigner » (Ibid., I, 1, v. 5-6, p. 45). Chez Mariane, un désir similaire de renvoyer une image idéale d’elle-même est perceptible : « On me verra toujours vivre et mourir en Reine » (Ibid., II, 1, v. 366, p. 60). 18 Pascal Quignard, La Nuit sexuelle [2007], Paris, J’ai lu, « en images », 2009, p. 58. 19 Ibid., IV, 6, v. 1338-1342, p. 100. 20 « Ni pour avoir éteint d’une étrange façon / Un innocent beau-frère, un aimable garçon » (Ibid., II, 1, v. 3956-396, p. 61). 21 Ibid., II, 1, v. 402, p. 61. 22 Rappelons en effet que le sens étymologique de l’adjectif « illustre » est « clair, éclairé, bien mis en lumière ». 23 Sur cette notion voir Richard Scholar, Le Je-ne-sais-quoi, Paris, PUF, « Les Littéraires », 2010. 24 Ibid., V, 3, v. 1692, p. 113. Maxime Cartron 374 en la tuant 25 , Hérode ferait taire les voix discordantes mettant en doute le bien fondé de son règne. Le roi, censé faire resplendir l’aura provenant de son jugement sur ses sujets est au contraire un homme dont le regard pétrifie, sidère, meutrit l’image de l’autre. Les modalités tragiques du regard seraient ainsi indexées sur ce que Georges Didi-Huberman appelle « un travail du symptôme 26 » : Inéluctable comme une maladie. Inéluctable comme une clôture définitive de nos paupières […]. Bien sûr, l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donner lieu à un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l’impression de gagner quelque chose. Mais la modalité du visible devient inéluctable - c’est-à-dire vouée à une question d’être - quand voir, c’est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement dit, quand voir c’est perdre. 27 En inversant la formule de J. Starobinski, on pourrait dire que le regard recouvre bien plus ici « la faculté de recueillir des images » que la capacité à « établir une relation 28 ». Enregistrant des images faussées, le regard du mélancolique, encombré de sensations visuelles, est tragique car il lit mal. Le symbole de cet échec apparaît avec éclat à l’acte III, lorsque l’Échanson, convoqué pour être confronté à Mariane, accusée d’avoir fomenté un régicide, se présente devant la Cour : Mais voici le témoin de ce noir attentat Formé contre ma tête et le corps de l’Etat : Pour sa confusion il faut qu’on lui confronte. Déjà l’apercevant, elle rougit de honte. 29 Cette incapacité à analyser et interpréter correctement les signes, à exercer de la bonne manière la pénétration du regard, source d’illusions et non de vérité, revêt également une fonction tragique 30 : égaré par le désir 25 « Aussi le noir a-t-il un sens absolu qui précède la négation linguistique : c’est faire disparaître. Tuer, détruire, mettre dans la nuit du tombeau » (P. Quignard, La Nuit sexuelle, op. cit., p. 60). 26 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 14. 27 Ibid. 28 J. Starobinski, « Le voile de Poppée », op. cit., p. 13. 29 La Mariane, III, 2, v. 775-778, p. 78. 30 « Les visions intérieures apparaissent comme autant de voiles posés sur les yeux des personnages, incapables de voir l’autre tel qu’il est » (J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 45-46). Voir aussi Jean-Claude Vuillemin, qui note à propos du théâtre de Rotrou que « la relation entre l’expérience sensible et son interprétation a cessé d’être immédiate » (« Jeux de théâtre et enjeux du regard Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 375 amoureux, l’œil intérieur est offusqué, ébloui par un éclat, un excès de lumière : celui de Mariane. Traces et marques de l’aveuglement Un thème, ou plutôt une obsession revient sans cesse dans la Mariane : l’aveuglement. Comme le note J. Laubner, « La dramaturgie de Tristan promeut […] une cécité ou plutôt un enfermement dans la vision intérieure et ses chimères 31 ». De la toute puissance du regard royal à son évidement, on assiste à une nouvelle dialectique, celle du regard hypertrophié s’avérant un œil frappé de cécité : « Le thème du regard tout-puissant est indissociable de celui de l’aveuglement. Éblouissement : la nuit que génère la lumière et qui couvre de ténèbres les illusions d’ici-bas. Mieux vaut ne pas voir pour conserver la vue 32 ». Nouvelle ironie tragique, puisque Hérode passe d’un aveuglement en un autre : L’Amour qui m’aveuglait m’aurait fait ignorer Cet autre embrasement qui m’allait dévorer. 33 Prétendant s’être libéré de l’ornière amoureuse pour éviter l’alexie politique, Hérode tombe dans les rets d’une nouvelle séduction instillée par le regard ; celle de la cruauté, dont Mariane mobilise elle aussi les ressources visuelles afin de le brocarder : L’aveugle cruauté dont tu me fais la guerre Va détruire de moi ce qui n’est rien que terre. 34 Narbal s’efforcera en vain de rétablir le regard de vérité : […] vous aviez cru par une aveugle erreur. 35 Néanmoins Hérode finit enfin par se voir dessillé : […] troublé autrefois d’une aveugle furie. 36 dans le théâtre de Rotrou », dans Pierre Pasquier (dir.), Le Théâtre de Rotrou, Paris, Champion, Littératures classiques, n o 63, Automne 2007, p. 243). 31 Ibid., p. 52. 32 C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, op. cit. p. 193. Sur la dimension politique de l’aveuglement, voir Dominique Moncond’huy, qui étudie « les sujets aveuglés ou le souverain tombé dans l’illusion de sa propre représentation » (« Éblouissement et désillusion : représentations du politique dans le théâtre de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, XVI, « Tristan et la politique », Limoges, Rougerie, 1994, p. 9). 33 La Mariane, IV, 1, v. 1107-1108, p. 91. 34 Ibid., IV, 5, v. 1349, p. 100. 35 Ibid., V, 2, v. 1535, p. 107. Maxime Cartron 376 Saturé de signaux contradictoires, l’œil d’Hérode est crevé. Le trouble du regard s’explique par l’incandescence projetée par l’image de Mariane. Le regard intérieur est obscurci par l’éclat dont l’œil de chair est frappé. Toujours par ce phénomène d’ironie tragique, c’est de lui-même qu’Hérode parle quand il accuse Soème : L’éclat de sa beauté te donna dans la vue, Tu ne pus soutenir ses regards tout-puissants, Et voilà le sujet qui te troubla le sens. 37 L’effet de cet « éclat » est d’éblouir, c’est-à-dire de dérouter, de tromper l’œil 38 . La Mariane est la tragédie du regard car elle expose les effets terribles des interférences de l’œil de chair et de l’œil intérieur. C’est pourquoi l’acmé du tragique se situe dans ce passage de la tirade de la folie : Ce qui fut mon Soleil n’est donc plus rien qu’une ombre ? Quoi ? dans son Orient cet Astre de beauté En éclairant mon âme a perdu la clarté ? Tu dis que Mariane a perdu la lumière, Et le flambeau du monde achève sa carrière ? On le vit autrefois retourner sur ses pas À l’objet seulement d’un funeste repas, Et d’une horreur pareille il se trouve incapable, Quand on vient devant lui d’éteindre son semblable. Astre sans connaissance, et sans ressentiment, Tu portes la lumière avec aveuglement ! 39 Tout comme Aristobule, Mariane est à présent un fantôme qui vient hanter Hérode 40 . Et à nouveau le verbe « éteindre » revient. Tout se passe comme si l’œil, en vertu d’une véritable rétinoscopie, avait enregistré ces schèmes déjà évoqués pour les rappeler à la mémoire d’Hérode au moment fatidique. En contradiction avec la conception linéaire (néo)aristotélicienne de l’actio, la temporalité est ici tragique car cyclique. D’ailleurs, la référence à Atrée et 36 Ibid., V, 3, v. 1784, p. 117. 37 Ibid., III, 4, v. 1026-1028, p. 88. Voir aussi v. 275 : « l’éclat de ses yeux » (Ibid., I, 3, v. 275, p. 55). 38 Notons que l’aveuglement est une aspiration salutaire devant le crime à commettre, comme le montre cette injonction de Salomé à L’Échanson: « Si tu fermes les yeux pour m’exprimer ta foi, / Je le veux reconnaitre ouvrant la main pour toi » (Ibid., II, 3, v. 567-568, p. 69). 39 Ibid., V, 2, v. 1446-1456, p. 105. 40 Sur la dualité et le dédoublement du couple frère-sœur voir Hélène Merlin- Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion, « Lumière classique », 2000, p. 166-172. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 377 à Thyeste n’est pas un hasard : elle équivaut à une transposition du destin d’Hérode, dont la punition sera de revivre continuellement par le regard l’effet de sa furie. De plus, l’interpolation de Mariane et du Soleil et le clairobscur qui s’en dégage représentent l’expression la plus achevée de la dialectique de l’ombre et de la lumière : par le biais d’une interpénétration métonymique, le dessillement devient espace de la perte (« En éclairant mon âme a perdu la clarté »). Le sacrifice forcé, le martyre de Mariane dévoile l’aboutissement de la logique visuelle, comprise comme la conséquence fatale et ultime du désir de voir dérégulé d’Hérode. Dans cette perspective, la pointe du vers 1456 consacre l’apogée de cette dialectique : l’excès d’éclat, ou plutôt l’effet qu’il produit sur les yeux du roi condamne Mariane à la mort. L’éblouissement sublime n’a pour corollaire que le néant obscur de la mort. Par ailleurs, la conjonction du regard et de l’ouïe est également capitale. Déjà, dans ses recommandations à Soème, Hérode unissait le « ton de la voix » à « l’air de son visage » via l’alexandrin, qui place sur un plan d’égalité voix et regard, chacun des deux sens occupant, dans un parfait équilibre, un hémistiche. L’image du regard dans la Mariane est une trace, une rémanence de la voix, dont elle réactive l’incarnation. Les visions intérieures sont à cet égard les signes d’une présence physique renouvelée, dont l’œil se fait l’opérateur. Évoquant le spectre d’Aristobule, Hérode précise : Je ne l’ai reconnu qu’à la voix seulement ; Il semblait retiré de l’onde fraîchement, Son corps était enflé de l’eau qu’il avait bue, Ses cheveux tout mouillés lui tombaient sur la vue, Les flots avaient éteint la clarté de ses yeux, Qui s’étaient en mourant tournés devers les Cieux ; Il semblait que l’effort d’une cruelle rage Avait laissé l’horreur peinte sur son visage. 41 La défiguration du corps d’Aristobule participe pleinement de la saturation du regard et de l’inflexion « horrifique » 42 qu’elle engendre. L’image est une production de la voix dans la mesure où l’effet tragique visé se donne pour objectif de sidérer l’œil du spectateur, de le prendre dans les rets de la vision mortuaire. La défiguration d’Aristobule est censée susciter l’horreur du public, frapper presque littéralement son œil et donc condenser l’émotion tragique grâce au pouvoir de fascination de l’hypotypose, qui 41 Ibid., I, 3, v. 115-124, p. 49-50. 42 Voir Nicholas Dion, Entre les larmes et l’effroi. La tragédie classique française (1677- 1726), Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle », 2012, p. 143 et s.q. Maxime Cartron 378 captive le regard pour mieux exacerber le pathos de la scène. Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que regarder ? Telles sont les questions que pose tout particulièrement le délire d’Hérode : Dragon toujours veillant avec cent yeux ouverts, Qui prends tout à rebours, et vois tout de travers, Vautour insatiable, horrible Jalousie, Qui de cent faux objets brouilles ma fantaisie, N’as-tu pas pleinement satisfait ma rigueur ? 43 La mention des « cent yeux ouverts » de la Jalousie, nouvel Argos gardien d’Io, relate avec force la saturation visuelle qui occulte chez Hérode la faculté de juger. Plus encore, cette hypertrophie, ce primat exclusif du visuel, si elle fausse l’interprétation, dévoile surtout la dimension émotionnelle du regard, non plus considéré comme un pur opérateur d’intellection et de discernement, mais comme l’interface synecdochique de l’être, de l’intériorité. Dans la Mariane, c’est le regard qui occupe la fonction de régie distribuant le discours de l’émotion. Mémoire des émotions, condensation des affects et saturation tragique L’œil est en effet le siège de l’intime, d’une mémoire des émotions qui se fait l’embrayeur de la condensation des affects. Le tragique jaillit alors impérieusement à travers la trace affective que constitue le regard, qui est aussi une marque dont la vocation est de s’imprimer profondément dans le cœur des spectateurs par une opération de transfert oculaire. Le regard d’Hérode catalyse les émotions qui transitent dans l’intériorité du spectateur 44 . Comme l’a montré Aude Volpilhac dans un récent ouvrage, le XVII e siècle voit l’avènement d’une « culture de l’impression », c'est-à-dire d’un moment de la pensée du texte qui fait la part belle aux effets du texte sur le lecteur, qui pense le texte en termes d’impression sur son cerveau, son imagination ou son jugement. La métaphore de l’impression (…) est renouvelée par l’imaginaire nouveau de l’imprimerie et constitue, à nos yeux, une image plus exacte de la culture du XVII e siècle 43 Ibid., V, 1, v. 1403-1412, p. 103. 44 « Le regard est avant tout le lieu de la projection hallucinatoire d’Hérode. Mariane existe encore en tant qu’objet de vision dans l’esprit du mélancolique : l’image de la femme aimée est en effet profondément imprimée en lui » (J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 50). Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 379 dans la mesure où elle déplace le centre de gravité de cette période du texte vers l’effet du texte. 45 Un tel paradigme est tout à fait opératoire pour l’analyse de la Mariane, puisque le regard, associé à la voix, est itératif. Il réactive des émotions antérieures, il fait revivre la scène primitive conduisant à l’explosion tragique, comme dans le cas de Mariane : Quoi ! t’imagines-tu que la tragique histoire De mes plus chers parents sorte de ma mémoire ? Toujours le vieux Hircane et mon frère meurtris Me viennent affliger de pitoyables cris : Soit lorsque je repose, ou soit lorsque je veille, Leur plainte à tous moments vient frapper mon oreille ; Ils s’offrent à toute heure à mes yeux éplorés, Je les vois tous sanglants et tout défigurés, Ils me viennent conter leurs tristes aventures, Ils me viennent montrer leurs mortelles blessures. 46 Tout comme Hérode, Mariane est enfermée dans le spectacle cyclique de l’œil-mémoire. Benedetta Papasogli a bien montré qu’au XVII e siècle, « se rappeler, c’est voir » et que « le propre de la mémoire serait de transformer en forme visuelle toute sorte de perception sensorielle, fût-elle tactile, auditive, etc. 47 ». Ici, quelque chose d’analogue se produit : le regard est la mémoire des émotions en ce qu’il rejoue sans cesse, par son pouvoir rétinoscopique, l’épisode traumatique. En ce sens, on peut rejoindre B. Papasogli, qui rappelle que selon Bergson la « mémoire profonde » est « mémoire des images 48 ». Ceci explique le caractère itératif de la temporalité tragique 49 . À cet éternel retour du même, Dina tente de s’opposer : Tous ces traits de malheur depuis longtemps passés De votre souvenir doivent être effacés : Faut-il qu’à tous propos cette triste peinture Renouvelle vos pleurs sur une vieille injure ? 45 Aude Volpilhac, « Le Secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2015, p. 311. 46 La Mariane, II, 1, v. 377-386, p. 60. 47 Benedetta Papasogli, La Mémoire du cœur au XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2008, p. 68. 48 Ibid., p. 70. 49 B. Papasogli évoque en effet le « pouvoir singulier qu’a la mémoire de changer la scène intérieure de l’âme, et de lui rendre son passé, non point comme une demeure secrète à réaménager, mais comme un ailleurs où se perdre, et un trompe-l’œil qui projette un faux éclairage sur le présent » (Ibid., p. 81). Maxime Cartron 380 Que toujours votre esprit en vos ans les plus beaux Erre si tristement à l’entour des tombeaux ? 50 Mais la raison n’est d’aucun poids sur Mariane. Cependant, l’appel à l’effacement du souvenir n’est pas sans écho, chez Soème par exemple : […] le vif repentir qui dans mon cœur s’imprime, Devrait bien effacer l’image de mon crime. 51 Pardonner reviendrait à oublier, à faire taire le regard-mémoire. En vain : Quel fleuve, ou quelle mer sera jamais capable D’effacer la noirceur de ce crime exécrable ? 52 Pour sortir du cycle tragique de la violence, il faudrait pouvoir laisser de côté les émotions extrêmes que le regard reproduit sans relâche. Or, les conseillers perfides profitent du trouble dans lequel Hérode se jette pour réactiver, quand sa détermination faiblit, les souffrances visuelles qui l’assaillent. Lorsque Salomé donne à L’Échanson ses dernières consignes, elle expose son dessein, qui consiste à contrefaire la mémoire des émotions d’Hérode, à manipuler son regard pour le faire converger vers l’exécution de Mariane : Il faut dans ce rapport par une adresse extrême, Que pour le mieux tromper tu te trompes toi-même : Figure-toi le fait d’un penser ingénu, Comme si sans mensonge il était advenu, Puis ayant en ton âme imprimé cette image, Laisse agir là-dessus ta langue et ton visage. Je ne puis te donner de meilleure leçon : Mais dis toujours le fait de la meme façon, Crois toi-même l’horreur que tu veux faire croire Et prends garde en parlant de manquer de mémoire. 53 En produisant ce parfait calque, L’Échanson exacerbe l’émotion d’Hérode, à l’aide notamment, à nouveau, de la conjonction du regard et de la voix (« Laisse agir là-dessus ta langue et ton visage »). Dès lors, il convient de reprendre la déclaration d’Hérode : « éteindre la lumière ». Lorsque le monarque nous fait part de ce projet d’anéantissement du visible, il entend neutraliser l’émotion dont le regard est le vecteur, et dont l’aveuglement serait la négation. L’œil crevé garantirait une échappatoire, permettrait d’apaiser la souffrance. En somme, tuer Mariane serait la 50 La Mariane, II, 1, v. 427-432, p. 62. 51 Ibid., III, 3, v. 1005-1006, p. 87. 52 Ibid., V, 2, v. 1561-1562, p. 108. 53 Ibid., II, 5, v. 609-618, p. 70. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 381 seule solution pour éviter la folie. Las, cette « solution » s’avère malgré tout elle aussi une impasse : Il ne faudrait au Roi qu’une seule pensée, Pour rallumer un feu de son Amour passée, Un doux ressouvenir de sa tendre amitié, Un regard tout chargé des traits de la pitié, La moindre émotion qui vienne à la traverse, Une larme, un soupir, me choque et me renverse. J’y vois mille périls : mais je les brave tous, Car mon obéissance est aveugle pour vous. 54 Fermer les yeux équivaut à quitter la réflexion - dans les deux sens du terme - au profit de l’action. Mais c’est précisément cet abandon du visible qui déclenche la catastrophe. Pour résumer les choses, on pourrait dire que le conflit tragique dans la Mariane est la résultante d’une inversion des ordres du regard : en travestissant l’émotion vraie initiée par l’œil, Salomé et L’Échanson exacerbent celle-ci chez Hérode, et le refus de Mariane de se prêter au spectacle parachève l’opération. Le trop plein de vision dont Hérode hérite opère une transfusion mémorielle ; la mémoire des émotions de Mariane s’infuse dans celle du Roi : Ah ! Narbal, je commence à m’en ressouvenir ; Cet objet affligeant revient pour me punir ; Et ma triste mémoire en m’offrant son image, Devient en cet endroit fidèle à mon dommage. Elle est trop diligente à me représenter Ce qui ne me paraît que pour me tourmenter ; Erreurs qui me causez des remords si visibles, Procédés violents, vous m’êtes trop visibles, Et faites trop bien voir à mes sens confondus, Dans les maux que j’ai faits, les biens que j’ai perdus. Mais j’aperçois la Reine, elle est dans cette nue, On voit un tour de sang dessus sa gorge nue, Elle s’élève au Ciel pleine de Majesté, […] Elle tourne vers moi ses regards innocents Pour observer l’excès des peines que je sens. 55 Cette réversibilité mémorielle marque chez Hérode le retour de la faculté de discernement. Lorsque Narbal s’approche, porteur de la triste nouvelle, le Roi s’écrie : 54 Ibid., II, 3, v. 557-560, p. 68-69. 55 Ibid., V, 3, v. 1750-1767, p. 116. Maxime Cartron 382 Mais un des miens s’avance, et je vois mes malheurs, Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs. 56 Il réapprend à lire les signes, à interpréter les visages. Il réalise enfin la concordance entre son regard et le regard d’autrui. Mais il est trop tard. Là encore, la trace, la marque se situent en surimpression du regard de lucidité, que seule la catastrophe pouvait réinstaurer dans ses fonctions. Par ailleurs, cette fascination presque masochiste pour les images blessant le plus la vue et les émotions fait signe vers un au-delà 57 . Dans le regard de Mariane comme dans celui de son frère, le « Ciel » est en effet convoqué. L’invisible est présent, en anamorphose, au sein du visible 58 . Le regard de Dieu En d’autres termes, la matérialité de l’œil fait sans cesse signe, dans la Mariane, vers la lumière de la permanence : Dieu. À ce sujet, J. Laubner remarque « qu’intériorisé, le regard absent de Mariane se change en regard quasi-céleste, apte à juger le tyran. Constatant qu’il est vu et donc jugé, Hérode exprime son remords à travers ce regard intérieur » 59 . À l’échelle de la pièce, il convient de distinguer trois modalités de l’appel à la vision divine, qui viendrait régler définitivement la tragédie. Dans un premier temps, il s’agit de se justifier. C’est Hérode prétendant être l’interface privilégiée du regard divin : Ton piège est découvert, ta mine est éventée, […] Voudrais-tu pallier ce crime manifeste, Que nous a découvert la Justice céleste ? 60 Argument d’autorité, l’œil de Dieu accréditerait le jugement du roi. Mais la transcendance à laquelle le monarque fait appel n’est-elle pas davantage maléfique que divine ? 56 Ibid., V, 1, v. 1431-1432, p. 104. 57 « La fascination est un regard hypertrophié dans sa part d’invisible. Un regard qui se perd en sa nuit » (C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Fayard, 1998, op. cit., p. 197). 58 « L’invisible est toujours comme figuré en pointillés dans le visible. C’est là sans doute une des choses importantes à comprendre : l’effectivité du regard donne corps à l’invisible » (Ibid., p. 196). 59 J. Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », art. cit., p. 51. 60 La Mariane, III, 2, v. 758-762, p. 78. Regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite (1637) 383 Un démon diligent qui sans cesse regarde Les dépôts que le Ciel a commis à sa garde Veille pour mon salut, et me fait dissiper Les malheurs où le Sort me veut envelopper : Ce ministre céleste à toute heure m’inspire Ce qui doit résulter au bien de mon Empire, Et lorsque je me trouve au plus fort d’un danger, Il s’avance à mon aide et me vient dégager, Il préserve ma tête, il soutient ma Couronne, Au milieu des combats son aile m’environne, Et d’un secours fatal qui n’est point attendu, Me fait voir triomphant lorsqu’on me tient perdu. 61 À nouveau, l’interprétation est sujette à caution : ce démon bienveillant ne cause-t-il pas plutôt la perte d’Hérode ? L’itératif (« sans cesse regarde ») ne rappelle-t-il pas étrangement les « mille yeux » de la Jalousie ? Ne convientil pas de lire ici une prolepse, un signe avant-coureur de la chute, et donc de considérer une deuxième modalité de l’inscription d’un regard supérieur dans la tragédie, celui d’un avertissement ? Lorsque Hérode évoque la mort d’Aristobule tournant ses yeux vers le ciel, ne peut-on y voir, rétrospectivement, l’appel programmatique du châtiment, actualisé par cette déclaration d’Alexandra ? Un Dieu qui de là-haut voit les secrets des cœurs Te punira bientôt de ces grandes rigueurs. 62 Dans cette optique, la prière de Mariane au sujet de ses enfants se comprendrait, via la métaphore de l’impression, comme la volonté sublime de relier la mémoire tragique des émotions à l’amour divin : Ta haute providence ouvrira l’œil sur eux. Imprime dans leurs cœurs ton amour et ta crainte. 63 Par cet acte de soumission chrétienne, Mariane en appelle à l’efficacité, voire à la performativité du regard divin : Elle joignit les mains, leva les yeux en haut, Conjurant à genoux la divine Puissance De rendre manifeste à tous son innocence. 64 Il reviendra pour finir à Hérode d’actualiser in terra le rétablissement de l’innocence : 61 Ibid., IV, 1, v. 1085-1096, p. 91. 62 Ibid., IV, 4, v. 1293-1294, p. 98. 63 Ibid., IV, 5, v. 1324-1325, p. 99. 64 Ibid., V, 2, v. 1528-1530, p. 107. Maxime Cartron 384 Cieux qui voyez le tort que souffre l’innocence, Versez sur ce climat un malheur infini. 65 Une fois cette opération effectuée, le regard témoigne d’une logique de perpétuation : Il faut que l’on construise un Temple à cette Belle, Qui soit de son mérite une marque éternelle, Un Temple qui paraisse un ouvrage immortel, Et que sa belle image y soit sur un Autel. 66 La boucle est refermée, la spirale de la violence est brisée par la dimension transcendante du regard divin, qui vient non pas racheter les péchés d’Hérode, mais du moins rétablir la justice. Par l’icône, révérée à l’égal d’un fétiche, la temporalité se fige en une stase (« éternelle ») qui rompt le cycle de la souffrance émotionnelle 67 , le regard divin a réparé le regard humain et ses errements. Expression exacerbée du désir et de la mélancolie, le regard initie la trajectoire tragique de la Mariane. Le trop plein de vision qui agresse Hérode suscite en effet une fascination qui déclenche la catastrophe. Mémoire des émotions en actes, le regard piège les personnages dans l’itérativité du tourment intérieur qui renouvelle sans cesse les sources affectives que sont la terreur et la pitié, en les implantant dans le spectateur. L’appel à l’œil ultime - Dieu - redonne pour finir au regard sa faculté de discernement, en rompant l’aveuglement, cause principale de la crise tragique, déclinée de diverses manières autour de la polysémie et de la plasticité de ce sens dont l’hégémonie interroge les pouvoirs de l’image comme « autoreprésentation instituant le sujet dans l’affect et le sens 68 ». 65 Ibid., V, 3, v. 1614-1615, p. 110. 66 Ibid., V, 3, v. 1724-1727, p. 114. 67 « Le fétiche, loin d’être un symbole, est en quelque sorte un plan fixe, une image arrêtée que le regard quitte pour toujours y revenir et ainsi toujours répéter la dénégation d’une absence » (Louis Marin, « Le Corps du Roi », art. cit., p. 213). 68 L. Marin, Des Pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1993, p. 14.