eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/89

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4589

Duels esquivés et duels fantasques: les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVIIe siècle

2018
Céline Candiard
PFSCL XLV, 89 (2018) Duels esquivés et duels fantasques : les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle C ÉLINE C ANDIARD (U NIVERSITÉ L UMIERE L YON 2) Quand on envisage le motif du duel dans les spectacles comiques parisiens du XVII e siècle, c’est d’abord le rôle-type du capitan qui vient à l’esprit : entre les Aventures du capitaine Rodomont et les vantardises du Matamore de L’Illusion comique, le Chasteaufort de Cyrano de Bergerac et les multiples fanfarons des Italiens, le public parisien est habitué à ces personnages hauts en couleur qui glorifient leurs exploits guerriers à longueur de tirade et menacent à tout propos de leur épée les personnes qu’ils rencontrent. Il est moins fréquent qu’on associe à ce motif d’autres personnages comiques majeurs, les domestiques, dont le rapport avec le duel saute peut-être moins aux yeux, mais présente un triple avantage : contrairement aux capitans, qui se font rares dans la seconde moitié du XVII e siècle, les valets restent des figures centrales des comédies tout au long de la période, où ils se trouvent régulièrement confrontés à des situations de duel ; cela nous permettra d’étudier sur le temps long un phénomène qui se modifie sensiblement au cours du siècle, alors que les capitans, tout en présentant d’infinies variations, restent quant à eux relativement constants dans leur attitude générale ; enfin, tandis que les capitans sont essentiellement des rôles de beaux parleurs, qui donnent à leurs exploits une dimension certes jubilatoire mais presque exclusivement verbale, le rapport des domestiques au duel est plus composite, prenant des formes plus directement gestuelles et incluant même de véritables séquences de combat. C’est ce caractère composite, complexe et évolutif des prises en charge du duel par les domestiques sur les scènes comiques du XVII e siècle que nous nous proposons d’interroger ici, en considérant les textes des pièces moins pour eux-mêmes que comme les vestiges principaux des spectacles auxquels ils ont donné lieu. À une époque où les combats réels, en parti- Céline Candiard 296 culier à l’épée, constituent un spectacle à part entière, il importe d’examiner les formes scéniques spécifiques que le duel peut prendre au théâtre. Il importe surtout d’examiner l’évolution de ces formes, et en particulier le rapport qu’elles entretiennent avec l’évolution de la place du duel dans la société française, en prenant notamment en compte l’effort redoublé des souverains et de leurs ministres, à grands coups d’édits d’interdiction 1 , pour mettre fin à cette pratique qui décimait la jeunesse aristocratique. Enfin, puisque nous travaillons sur les spectacles comiques, qui entretiennent volontiers un rapport de contrepied avec les pièces « héroïques » (tragédie, tragi-comédie), il s’agira d’observer s’il existe une évolution symétrique des unes et des autres au cours de la période, en particulier dans la manière dont sont intégrées, au milieu du siècle, les règles de bienséance, qui interdisent la représentation d’actions violentes sur scène 2 . 1. Le valet poltron, figure antihéroïque De fait, pour le public parisien de l’époque, si le duel est une réalité identifiée sur les scènes de théâtre, c’est d’abord dans la tragédie et surtout la tragi-comédie, où il présente deux caractéristiques principales : il est tout d’abord généralement associé à des valeurs nobiliaires d’honneur et de courage guerrier, valeurs dont il se veut la principale expression en temps de paix - c’est le sens du duel dit « de point d’honneur » ; et il donne lieu, lorsqu’il est directement représenté, à des scènes de grand spectacle. Très fréquentes au début du siècle, les scènes de duel, qui constituent des scènes privilégiées de la dramaturgie irrégulière avec les autres types d’effets sanglants (meurtres, suicides, supplices, batailles…), diminuent à mesure que s’impose l’esthétique régulière, et avec elle les règles de bienséance, qui visent à éviter de heurter la sensibilité des spectateurs, et en particulier des spectatrices, réputées plus délicates. Mais Jacques Scherer 3 note que dans les décennies 1630-1640, on dénombre encore dix-huit pièces qui comportent des scènes de duel : celle-ci restent donc un spectacle relativement habituel pendant la première moitié du XVII e siècle, comme l’atteste par ailleurs la présence récurrente de fleurets, de pistolets et même d’épées « qui se démontent » parmi les accessoires listés dans le Mémoire de Mahelot, registre tenu par plusieurs décorateurs du théâtre de l’Hôtel de 1 Sur ces édits et leur relative inefficacité, voir notamment Micheline Cuénin, Le Duel sous l’Ancien Régime, Paris, Presses de la Renaissance, 1982. 2 Sur les bienséances et la représentation des actions violentes, voir Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Armand Colin, 2014, p. 600-615. 3 Ibid., p. 601. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 297 Bourgogne 4 . Dans une société fortement militarisée comme la société française de cette époque, où les hommes de la noblesse, qui constituent une part importante des spectateurs de théâtre, sont formés au métier des armes, les comédiens qui donnent à voir des duels sur scène se doivent de maîtriser les techniques de combat, afin d’être crédibles devant ces spectateurs experts. En Italie, encore à la fin du siècle, Andrea Perrucci 5 indique la nécessité pour les acteurs de se former auprès de maîtres d’armes : il est probable qu’il en allait de même en France et dans le reste de l’Europe. Les combats, réglés selon les principes géométriques de l’escrime, constituent des moments de virtuosité, similaires à de petites chorégraphies ; d’ailleurs, il n’est pas rare que des ballets mettent en scène des combats à l’épée, comme le Ballet du château de Bicêtre, dansé en 1632 devant Louis XIII, où deux « Braves » dansent « l’épée nue », prenant « la mesure de leur courage à celle de leurs épées 6 ». Dans les pièces comiques, qui se partagent avec les pièces héroïques les scènes professionnelles parisiennes, le duel tient une place plus modeste. Il n’en est pas absent, mais dans la première moitié du siècle, il concerne essentiellement les personnages de jeunes gentilshommes, en particulier dans les pièces à modèle espagnol, proches de la dramaturgie tragi-comique. Les personnages strictement comiques que sont les valets ont quant à eux avec le duel un rapport essentiellement négatif, caractérisé par la frayeur et la fuite : comme pour mieux mettre en évidence chez les maîtres les valeurs nobiliaires de courage guerrier et d’honneur, les valets comiques se montrent généralement terrifiés à l’idée de se battre lorsqu’ils ont été insultés, et préfèrent renoncer à défendre leur honneur plutôt que de risquer 4 Voir l’édition critique du Mémoire de Mahelot par Pierre Pasquier (Paris, Honoré Champion, 2005). On trouve ainsi des fleurets, par exemple, dans Les Occasions perdues de Rotrou (folios 10 verso et 11 recto), Le Trompeur puni de Scudéry (folios 14 verso et 15 recto), Le Moscovite de Canu (folios 26 verso et 27 recto), L’Hypocondre de Rotrou (folios 42 verso et 43 recto), Alcimédon de Du Ryer (70 verso) ; des pistolets dans L’Hypocondre de Rotrou (42 verso et 43 recto) ; une « épée qui se démonte » dans Lisandre et Caliste de Du Ryer (13 verso et 14 recto) ou encore Le Frère indiscret de Hardy (folio 58 verso). 5 Andrea Perrucci, Dell’Arte rappresentativa premeditata ed all’improvviso, « Regola XII - D’alcuni azioni apparenti nel rappresentare », Naples, Michele Luigi Mutio, 1699, p. 127-129. 6 Mercure françois ou Suite de l’Histoire de notre temps t. XVIII. Paris, J. Richer, 1633, p. 31, cité par Fabien Cavaillé, Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 244. Céline Candiard 298 leur vie 7 . Ils donnent à entendre la même réticence lorsqu’il s’agit de servir de second à leur maître 8 - à une époque, il est vrai, où il n’est pas rare que les seconds se battent aussi 9 . Du point de vue de la signification sociale du duel, la chose est logique : le duel de point d’honneur, affirmation de la dignité nobiliaire, ne concerne pas les classes inférieures, a fortiori la domesticité. Ainsi, par contraste avec les maîtres qui se livrent volontiers à des combats sur scène, les valets de comédie font du motif du duel un usage essentiellement verbal, l’évoquant surtout pour en rejeter l’idée. Les exemples en sont innombrables, et on continuera d’en rencontrer tout au long du siècle ; le Jodelet du Maître valet de Scarron va jusqu’à consacrer la majeure partie de ses stances, l’un de ses morceaux de bravoure de la pièce, à la question du duel, déclarant par exemple : Pour moi j'estime moins qu'un chien Celui qui n'aime ici-bas rien Que botte en tierce ou bien en quarte, Ou cheval qui de la main parte, Ou pistolet qui tire bien, Faut-il qu'en duels on abonde Pour quelque injure que ce soit, Si coups de bâton sont au monde, Qui font mal quand on les reçoit 10 ? On assiste ici, dans la parole du valet, à une inversion des valeurs nobiliaires, puisque les duellistes y deviennent dignes de mépris et que l’usage du bâton, arme subalterne par excellence, est mise en avant comme un recours plus honorable. Il est probable que ce discours, à une époque où le pouvoir royal cherche à faire respecter l’interdiction du duel, avait une résonance particulière, mais il ne faut pas exagérer ici son inscription dans l’actualité française, tant il relève du lieu commun ancien et international s’agissant du valet comique 11 . Le refus par le valet du duel et de ses valeurs 7 Voir par exemple Antoine Le Metel d’Ouville, L’Esprit follet, 1638, (I, 3) ; Paul Scarron, Jodelet ou le maître-valet, 1643, (IV, 5) ; Chevalier, Le Cartel de Guillot, 1660, (I, 3-4) ; Samuel Chappuzeau, L’Académie des femmes, 1661, (III, 6). 8 Gillet de la Tessonnerie, Le Campagnard, 1665, (II, 1). 9 Ainsi, lors du célèbre duel des ducs de Nemours et de Beaufort en 1652, dix personnes en tout prirent part au combat, et il y eut plusieurs blessés ainsi que trois morts. 10 Paul Scarron, Jodelet ou le Maître valet, 1643, (IV, 2). 11 Il existait déjà, notamment, dans les comedias espagnoles. Voir à ce sujet Catherine Dumas, Du Gracioso au valet comique. Contribution à la comparaison de deux dramaturgies (1610-1660), Paris, Honoré Champion, 2004, p. 82. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 299 n’est pas une émanation de cette actualité, mais il l’intègre quelquefois de façon opportuniste, comme dans Les Eaux de Pirmont, de Samuel Chappuzeau, où le valet rappelle à son maître l’interdiction du duel et les risques qu’elle fait courir aux contrevenants 12 . De fait, ce refus peureux du duel par le valet relève d’une opposition plus globale entre gentilhomme et valet, dans la continuité de celle entre le galán et le gracioso dans la comedia espagnole 13 , opposition qui s’exerce dans tous les domaines de la vie sociale, y compris la conversation mondaine, où le valet se montre extravagant et malséant 14 , et la galanterie, où il presse les femmes de propositions obscènes 15 . Si ces deux dernières caractéristiques tendent à s’atténuer dans les pièces françaises à partir du milieu du XVII e siècle pour se plier aux règles de bienséance, en revanche la frayeur et le refus du duel restent des traits conventionnels récurrents du valet tout au long de la période : on les retrouve aussi bien dans les spectacles des Italiens 16 que dans les pièces créées à l’Hôtel de Bourgogne 17 , au Marais 18 , au Palais-Royal 19 ou, à la fin du siècle, à la Comédie-Française 20 . Le plus souvent cantonnée à une dimension verbale, il arrive cependant aussi que cette poltronnerie du valet donne lieu à des mises en œuvre physiques qu’on pourrait qualifier de « scènes de non-duel ». C’est notamment le cas dans La Supercherie d’Amour, d’un certain sieur de Chazan (1627), où le spectateur assiste à deux scènes simultanées : le duel véritable de Philidamor et Lizante, tellement véritable qu’il aboutit à la mort de ce dernier ; et un dialogue plaisant, au même moment et sur le même plateau, entre leurs valets, Brodevin et Argolu, qui sont tout aussi réticents l’un que l’autre à se battre et se mettent d’accord pour feindre, en se faisant de fausses blessures : ARGOLU : Çà, çà Brodevin, à toi et à moi. BRODEVIN : Je ne me saurais pas battre davantage. 12 Samuel Chappuzeau, Les Eaux de Pirmont, 1669, (II, 7). 13 Catherine Dumas, Du Gracioso au valet comique, op. cit., p. 56-59. 14 Ibid., p. 66. 15 Ibid., p. 71. 16 Voir le Scenario de Dominique Biancolelli, reproduit dans Delia Gambelli, Arlecchino a Parigi t. II, Rome, Bulzoni, 1993, par exemple dans le canevas du Maître valet, p. 381-385. 17 Antoine Le Métel d’Ouville, L’Esprit follet, 1638, (I, 3) ; Thomas Corneille, Les Engagements du hasard, 1649, (II, 5) ; Brécourt, Le Jaloux invisible, 1666, (III, 3). 18 Gillet de la Tessonerie, Le Campagnard, 1656, (II, 1) ; Rosimond., La Dupe amoureuse, 1670, (I, 9). 19 Molière, Dom Juan, 1665, (III, 5). 20 La Thuillerie, Crispin bel esprit, 1681, (I, 10 et 13). Céline Candiard 300 ARGOLU : Et nous nous battrons de loin, à cause de la longueur de nos épées. BRODEVIN : Ha de tant loin qu’il te plaira, fais donc une marque de ton côté, et moi du mien. ARGOLU : Tiens la voilà. BRODEVIN : Voilà la mienne, et n’aie pas peur que je la passe. ARGOLU : Laissons-les battre premier. BRODEVIN : Non, non, j’enrage de me battre, passe cestui-ci. ARGOLU : Suis-je point blessé, je crois que non, sus donc à cette botte franche. PHILIDAMOR : Allons, allons Cavalier, à ce coup. LIZANTE : Pousse, pousse seulement. BRODEVIN : Argolu, ôte ton bonnet de là, car je te veux donner au sixième bouton. ARGOLU : Allonge fort, et n’aie pas peur que je recule davantage. LIZANTE : Ha ! Dieux, je suis mort, c’en est fait : ha Philidamor je te pardonne, embrasse-moi, Adieu cher ami 21 . Ces deux scènes simultanées, l’une de duel et l’autre de « non-duel », font apparaître de manière à la fois très claire et très condensée les deux principaux modes de traitement du duel sur les scènes parisiennes de ce premier tiers du XVII e siècle : l’un, par la mise en œuvre héroïque ; l’autre, par l’évitement comique. 2. Jodelet duelliste de Scarron : l’adieu burlesque au duel de théâtre L’opposition toute symétrique qu’on observe alors entre pièces héroïques et pièces comiques se trouve mise à mal à mesure que les bienséances s’imposent : il faudra en effet une quinzaine d’années, à partir de la fin des années 1630, pour que la représentation directe des combats disparaisse complètement des scènes héroïques 22 , où le duel ne sera plus tout au plus qu’un motif narratif, parfois évoqué sous la forme de la menace ou du récit. En cela, les injonctions de la poétique régulière ont un effet beaucoup plus visible et plus radical sur la représentation du duel au théâtre que n’en ont eu les mesures successives d’interdiction du duel par la couronne, mesure dont l’effet réel ne sera que très progressif, au fil des initiatives de durcissement. Or c’est précisément à cette période, autour du milieu du siècle, que l’on voit se jouer des pièces comiques centrées de manière explicite sur le duel : c’est d’abord le cas des Trois Dorothées ou Jodelet souffleté, pièce de Scarron jouée au Théâtre du Marais en 1646, publiée 21 Sieur de Chazan, La Supercherie d’Amour, 1627, (II, 1). 22 Voir à ce sujet Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, op. cit., p. 601-602. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 301 l’année suivante et republiée en 1652 sous le titre Jodelet duelliste. Ce changement de titre, alors même que les scènes de Jodelet sont rigoureusement identiques dans les deux versions, ne peut être interprété que comme un témoignage de l’importance particulière prise par le motif du duel dans la réception de la pièce : entre l’intrigue principale déroulant les amours complexes d’un groupe de jeunes aristocrates et l’intrigue secondaire centrée sur Jodelet et le point d’honneur qui l’oppose au valet Alphonse, c’est clairement la seconde que le public a retenue et qui donne sa thématique principale à la pièce. D’ailleurs, dans la seconde version, Scarron ajoute à la fin de la dernière scène un petit dialogue entre deux personnages aristocratiques, dont l’un, Dom Gaspard, très proche du fanfaron, propose à l’autre son épée pour défendre son honneur en duel. DOM DIEGUE Laissons là le duel, puisqu’il est défendu. DOM GASPARD Dites-vous ? Sans duel un Etat est perdu ; C’est le seul métier Noble où la vertu s’exerce, Et rien n’est comparable à la quarte ou la tierce 23 . Le lien entre la thématique dominante de la pièce et l’interdiction du duel est ici explicite, et l’on peut voir se superposer dans ce passage, à l’interdiction « réelle » du duel, renouvelée par Mazarin au moment de la Fronde, son interdiction « théâtrale », par l’imposition des bienséances. Pour le reste, certes, l’intrigue proposée n’est pas nouvelle : Scarron l’emprunte à une comedia espagnole de Francisco de Rojas Zorilla, No hay amigo para amigo, parue en 1640 24 . On y trouve un valet, Moscon, qui reçoit un soufflet de la part d’un autre valet, et se trouve poussé par son maître à se venger. Il se retrouve alors seul, une épée à la main, et fait semblant de se battre pour se donner du courage, jusqu’à ce que l’arrivée de son ennemi lui fasse perdre ses résolutions et déclarer forfait. Après avoir été battu, il se félicite d’avoir fait quitter la scène à son adversaire. L’attitude du valet ici n’est nullement différente de celle des valets de comédie habituels : il est poltron et fait tout pour échapper à un duel auquel les circonstances le contraignent. Et pourtant, la réécriture française de Scarron représente un vrai tournant en ce qu’elle fait passer la question traditionnellement 23 Paul Scarron, Jodelet duelliste, 1652, (V, 7). 24 Lesage tirera à son tour une comédie de cette pièce, Le Point d’honneur, en 1702. Sur les adaptations françaises de la pièce espagnole, voir Sylvie Thuret. « Le théâtre espagnol de Lesage : la Comedia comme jardin cultivé en secret », dans Christophe Couderc (dir.), Le Théâtre espagnol du Siècle d’Or en France : de la traduction au transfert culturel, Nanterre, PUPN, 2012, p. 145-164. Céline Candiard 302 héroïque du duel au premier plan d’une comédie et qu’elle lui consacre la majeure partie des morceaux de bravoure de la pièce. Peu importe au fond que seules huit scènes sur trente concernent ce duel burlesque de valets : il s’agit là des scènes les plus spectaculaires et les plus attendues par le spectateur. Scarron, afin de mettre en valeur Jodelet, farceur vedette du Marais, augmente et multiplie très largement ses interventions : on le voit s’exciter au duel puis faire volte-face en présence de son ennemi non plus une mais deux fois 25 , ce qui transforme ainsi ce qui n’était qu’un épisode dans la comedia espagnole en un véritable schéma dramaturgique ; et Jodelet prononce sept monologues 26 , dont deux très longs, au lieu de deux en tout pour Moscon dans la pièce originale. Il ne s’agit bien sûr pas ici, pour Scarron et les comédiens du Marais, de faire advenir sur la scène comique ce qui ne peut plus avoir lieu sur les scènes héroïques : la comédie de Scarron ne donne pas à voir, à proprement parler, de représentation directe d’un duel classique sur scène. Mais tout se passe comme si la comédie s’employait à compenser la disparition des spectacles de duel dans les pièces héroïques en multipliant les séquences spectaculaires relevant de ce que j’appellerais le « para-duel », c’est-à-dire tout ce qui environne le duel et se rapporte à lui, tout ce qui le provoque, l’évoque, l’évite, voire le remplace. C’est le cas, par exemple, des scènes où un personnage reçoit un soufflet : ici non seulement on assiste au soufflet qu’Alphonse donne à Jodelet 27 , mais ce geste est reproduit par Jodelet sur son maître lorsqu’il lui fait le récit de l’offense 28 . Relèvent également du para-duel les monologues successifs où Jodelet s’encourage à châtier son ennemi, monologues qui donnent à voir une gradation dans la prise en charge spectaculaire du motif : à l’acte III, il se contente de s’encourager à la vengeance ; à l’acte IV, dans un long monologue en octosyllabes, il évoque la préparation de son équipement, puis fait le récit anticipé du combat à venir : D’abord que nous serons en garde, Mon épée au corps je lui darde ; Je le saisis, et puis après, D’un croc en jambe appris exprès, 25 (III,1 et 2) ; (V,1 et 2). 26 (II, 2) ; (III, 1 et 2) ; (IV, 7) ; (V, 1 et 2). Cette augmentation du rôle du valet pour mettre en valeur la vedette comique du Marais est systématique, alors qu’elle est beaucoup plus rare avec les comédiens d’autres troupes : voir à ce sujet Céline Candiard, Esclaves et valets vedettes dans les comédies de la Rome antique et de la France d’Ancien Régime, Paris, Honoré Champion, 2017, p. 275-276. 27 (II, 2). 28 (IV, 8). Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 303 Je le renverserai sur l’herbe ; Où, comme un fléau fait la gerbe, Je prétends battre sur sa peau, Jusqu’à tant que j’en sois en eau 29 . Enfin, à l’acte V, Jodelet déjà en tenue et armé joue carrément le combat. On notera ici l’importance des deux didascalies, l’une au début, l’autre au milieu du monologue, qui indiquent une véritable mise en spectacle du duelliste comique : JODELET en chaussons, et prêt à se battre 30 . (Il faut réciter ces vers-là vite, avec toute l’ardeur et la prestance d’un homme qui se bat.) 31 Jodelet dans cette scène assume non plus seulement les paroles du combattant, mais aussi son apparence extérieure et même ses gestes. En substitut du duel qui ne peut pas avoir lieu, il offre au public bien plus qu’un simple non-duel : une version détournée du duel, un duel dérisoire et impossible puisqu’il se joue en solitaire. Il ne faut pas s’arrêter ici aux ressemblances évidentes entre Jodelet et le capitan, par son langage 32 et par le nom de « fanfaron » que lui donne Alphonse au début de la scène : théâtralement, Jodelet a fait bien davantage, en réussissant la gageure de jouer à lui tout seul une scène de duel. La scène qui suit est certes une scène de dérobade, qui dégonfle d’un seul coup la baudruche de ses prétentions, mais on ne peut pas donner tout à fait tort à Jodelet lorsqu’il s’enorgueillit à la fin d’avoir livré bataille : Enfin, nous avons donc la Dague dégainée, Et nous sommes trouvés en campagne assignée. Si je ne l’eusse fait, qu’est-ce qu’eût dit de moi Ce Drôle, il en eût fait cent pièces, sur ma foi 33 . De fait, ce qu’il affirme là est techniquement vrai : Jodelet était bien présent au rendez-vous, armé, même si le combat a eu lieu en solitaire et sur le mode de la dérision, ce que Jodelet lui-même avoue à demi-mot un peu plus tard en disant à Alphonse : « Ma foi, je récitais des vers de comédie. » 29 (IV, 7). 30 (V, 1). 31 Idem. 32 « Ô qu’il est important d’avoir bien du courage ! / Et que je me vais plaire à faire du carnage ! / Je m’en vais devenir un vrai Coupe-jarret ; / On ne me verra plus à la main qu’un Fleuret. » (V, 2). 33 Idem. Céline Candiard 304 Après le succès du Jodelet souffleté, le théâtre comique français ne poursuit guère l’exploitation de cette veine, et on remarque que dans les décennies qui suivront, si une troupe rivale comme celle du Palais-Royal joue régulièrement Jodelet ou le Maître valet et Jodelet prince 34 par exemple, elle ne reprend jamais Jodelet duelliste, comme si cette dernière pièce était plus inscrite que les autres dans l’époque particulière de sa création. Permettant aux spectateurs un dernier adieu burlesque au duel sur scène, la pièce de Scarron aurait durablement saturé la thématique. 3. Remplacer Jodelet ? Déclinaisons dégradées du combat comique Pourquoi voit-on alors le duel comique ressurgir, là encore au centre de pièces comiques créées au Théâtre du Marais, au cours des années 1660 ? Cela concerne essentiellement deux pièces, Le Cartel de Guillot ou le Combat ridicule, de Chevalier (1660) et Le Duel fantasque de Rosimond (1668). Dans les deux cas, le titre annonce explicitement la place centrale qu’occupera le duel dans la pièce, comme c’était le cas dans Jodelet duelliste (et même dans le sous-titre précédent, Jodelet souffleté), et comme dans la pièce de Scarron, le clou de la pièce consiste en une longue scène d’affrontement burlesque. Ces deux pièces sont créées à une période difficile que rencontre la troupe du Marais, puisqu’elle s’efforce en vain d’assurer la succession de Jodelet, passé dans la troupe de Molière en 1659 et mort quelques mois plus tard, dans ses spectacles comiques 35 . Il semble que toutes les tentatives de la troupe pour lui trouver un digne successeur, à qui l’on pourrait confier le rôle-vedette d’une pièce en cinq actes, soient restées vaines : après Jodelet, les bouffons de la troupe seront systématiquement cantonnés à de petites pièces en un acte et en octosyllabes, encore appelées « farces » et conçues pour clore la soirée théâtrale sur une note légère, et aucun n’approchera sa popularité. De façon significative, ces pièces mettent en scène la plupart du temps un duo comique, ce qui semble suggérer que la troupe ne compte pas d’acteur assez virtuose pour assumer seul les morceaux de bravoure d’une pièce, fût-elle une petite farce en un acte. Mais ces pièces ont malgré tout tendance à reprendre des effets similaires à ceux de Jodelet, dans une logique de tradition de troupe et de succession actoriale, en transposant pour deux acteurs ses meilleurs numéros. De manière significative, elles sont souvent écrites par des comédiens de la troupe chargés des rôles de 34 Voir Registre de La Grange, à consulter par exemple dans l’édition des Archives de la Comédie-Française, Paris, J. Claye, 1876, feuillets 5, 7, 10, 12, 15, 17, 24, 25, 30, 31, 33, 37, etc. 35 Voir à ce sujet Céline Candiard, Esclaves et valets vedettes, op. cit., p. 283-285. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 305 valets : Chevalier 36 , qui crée le rôle de Guillot, valet corpulent et balourd qui semble s’inscrire dans la tradition de Gros-Guillaume, et Rosimond, dont Leiris nous dit qu’il jouait les « valets brillants 37 ». L’un et l’autre s’écrivent avant tout des rôles à eux-mêmes pour mettre en valeur leurs qualités d’acteur. Il est donc probable que lorsque Chevalier fait donner à sa troupe Le Cartel de Guillot ou le Combat ridicule en 1660, c’est avant tout dans le souci de combler l’absence de Jodelet. La situation fictionnelle est comparable à celle de Jodelet dans Jodelet duelliste puisque le valet Guillot se retrouve obligé de se battre contre son gré, mais il fait face ici à La Roque, un amoureux teinté de capitan, comme ils le sont volontiers dans la farce, auquel sa maîtresse Angélique lui a fait remettre à son insu un cartel de provocation en duel. D’abord décidé à fuir, Guillot accepte finalement d’affronter La Roque, convaincu par Angélique que La Roque serait trop peureux pour se battre et s’enfuirait à la première occasion. Or, une fois confronté à La Roque, Guillot s’aperçoit que non seulement son adversaire n’a pas peur de lui, mais qu’il est décidé à se battre et manifestement redoutable. Malgré son titre, la pièce ne met pas véritablement en scène un « combat », mais plutôt une série de procédés d’évitement de la part de Guillot, qui cherche d’abord à effrayer La Roque en le menaçant : Continuons notre arrogance Je suis un brave à toute outrance Et si je mets flamberge au vent Tu perdras le nom de vivant. Avant ces malheurs sanguinaires Donne donc ordre à tes affaires, Et touchant ton dernier moment Songe à faire ton Testament, Voilà l’ordre que tu dois suivre Etant près de cesser de vivre Car je te vas [sic] exterminer 38 . On reconnaît ici les accents du capitan, que Guillot cherche visiblement à imiter pour impressionner son adversaire. Mais comme ce procédé n’a pas eu l’effet escompté, Guillot se laisse tomber à terre et décide d’y rester afin d’échapper aux coups de La Roque, qui a promis de ne pas frapper un 36 Sur Chevalier, voir l’édition critique récente de ses Œuvres complètes par Jocelyn Royé, Paris, Classique Garnier, 2018. 37 Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, C. A. Jombert, 1763, p. 676. 38 Chevalier, Le Cartel de Guillot ou le Combat ridicule, 1660, (I, 7). Céline Candiard 306 homme à terre ; enfin, La Roque l’ayant amené par ruse à se relever, Guillot finit par refuser carrément le combat en faisant mine de l’épargner : Tais-toi, je te donne la vie, Va dis à tous les Gens d’honneur Que je suis un homme de cœur, Et qu’à vaincre je fais la nique 39 . Ainsi, il s’agit bien dans cette petite farce d’exploiter la thématique du duel à la manière burlesque, comme chez Scarron, mais de façon plus conforme aux procédés traditionnels de la scène comique française, puisque se trouvent repris ici les fanfaronnades du capitan et les dérobades du valet sans que le duel fasse l’objet d’une véritable mise en œuvre spectaculaire. La pièce reprend à son compte le procédé du « non-duel » observé dans le burlesque de la première moitié du siècle pour le mettre ici au centre. Quelques années plus tard, Le Duel fantasque de Dorimond remet en scène Guillot, mais cette fois face à un autre valet, Crispin, qu’il provoque formellement en duel 40 à cause de leur rivalité amoureuse. Là encore, la pièce culmine sur une scène d’affrontement entre les deux valets armés. La didascalie qui l’introduit rappelle celle de Scarron, mais suggère un équipement plus fantaisiste, fidèle à la veine burlesque : « CRISPIN, GUILLOT, armés grotesquement des deux côtés du théâtre 41 ». Le spectacle s’y partage entre les deux personnages, à la fois symétriques - tous deux sont terrifiés à l’idée de se battre - et contrastés - tandis que Guillot garde sa maladresse un peu fruste, Crispin est au contraire un beau parleur qui fait entendre des accents pompeux proches de ceux d’un capitan : CRISPIN : Oui je veux plus fort que Samson Le traiter en petit garçon, Plus hardi que ne fut Achille Lui jeter la tête à croix pile, Plus furieux qu’un Hannibal Faire de son corps un Fanal, Plus généreux qu’un Alexandre Réduire ses deux bras en cendre, Plus courageux que Scipion Le dévorer comme un lion, Et pour avoir victoire entière Mettre sa tête en tabatière, 39 Idem. 40 Rosimond, Le Duel fantasque, 1668, (I, 9) : « ces mots te servent de cartel ». 41 Ibid., (I, 13). Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 307 Son sang le boire comme vin, De sa peau faire parchemin, De ses os du tabac en poudre : En un mot brûlant comme un foudre, Je veux l’exterminer plus net Qu’on ne ferait pas un navet. GUILLOT : Je plains ce pauvre misérable, Mon moindre coup est redoutable. Cependant il le faut punir 42 . Ici, contrairement à la pièce précédente, l’affrontement a bien lieu, mais il reste uniquement verbal : les deux valets échangent des menaces, puis des insultes, et au moment où on est sur le point de basculer dans la bagarre à coups de poing à la fin de la scène, la soubrette Marine survient à temps pour les empêcher de se battre. Elle demande alors, pour pouvoir choisir entre eux, que chacun « à son tour / Fasse preuve de son amour 43 » : son intervention confirme la transformation du duel en un affrontement verbal, qui consistera pour les deux valets à formuler chacun son tour, avec toute l’habileté dont ils sont capables, leur amour pour elle. Sans surprise, c’est Crispin qui aura le dessus, en ayant recours successivement à une série d’adynata : Un gueux quittera Plutôt son sac et son écuelle, Un avare son escarcelle, Une Commère son caquet Et son jargon un perroquet, Un jurisconsulte son Code, Un vieux Médecin sa méthode, Un bon goinfre les bons ragoûts, Un amoureux les propos doux, Un vaillant soldat son épée, Une fillette sa poupée, Un pauvre aveugle son bâton, Et tous ses bons mots un bouffon, Un Poète espagnol son Dom Lope, Et le Menuisier sa varlope, Que de cesser jamais d’aimer Marine qui m’a su charmer, Puisqu’il n’est rien si véritable 42 Idem. 43 Ibid., (I, 14). Céline Candiard 308 Qu’un sergent n’est pas plus au diable Que je suis son fidèle amant 44 . puis à une profusion de rimes en -ment, pour rimer avec « amant » : Aussi je brûle incessamment De l’avoir légitimement, Et que copulativement On nous joigne présentement, Fais donc ton choix, mais promptement Et regarde que mon tourment Demande du soulagement ; Oui tu dois charitablement Me donner ce consentement, Ou bien tu cours risque autrement Si ton cœur est de diamant Qu’on te méprise infiniment, Mais je le crois assez clément Pour donner son consentement À mon sincère empressement, Outre que tu sais qu’en aimant La femme est de l’homme l’aimant Et qu’il faut sans déguisement Répondre réciproquement Lorsqu’on aime fidèlement : Or puisqu’ici sincèrement Je déclare mon sentiment, Ne te contrains aucunement, Et dis le tien ingénument, Et prononce ton jugement Pour qui tu voudras librement ; Ainsi sans plus d’amusement, Je jure affirmativement Par les flambeaux du Firmament, De ne m’en plaindre nullement, Et de souffrir tout constamment En cas qu’irraisonnablement Tu te déclares hautement Contre moi ton fidèle Amant 45 . Guillot, plus maladroit, se livre lui aussi à l’exercice des adynata, puis tourne court : 44 Idem. 45 Idem. Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 309 Marine voilà du haut style, Pour moi qui suis le moins habile, Mais qui n’aime pas moins pourtant, Prends ceci pour argent comptant, La Lune n’aura point de cornes, L’Océan passera les bornes, Le monde sera sans cocus, Et l’avare sans quart d’écus, La Rhétorique sans figure, La Musique sans tablature, Enfin la femme se taira Alors que Guillot cessera D’aimer sa charmante Marine : Après ce serment examine, Qui ne nous peut te mériter ? C’est logiquement à Crispin, dont le public aura pu constater l’indiscutable supériorité rhétorique, qu’elle donnera la préférence. Ici, comme annoncé par le titre de la pièce, c’est un duel « fantasque », c’est-à-dire « bizarre, extraordinaire dans son genre 46 », qui est offert en spectacle, ou plutôt un substitut de duel, où les adversaires viennent mesurer non pas leur courage guerrier ou leur maîtrise des armes, mais leur inventivité et leur habileté rhétorique. Tout comme dans la farce précédente, le duel est devenu un objet de détournement burlesque comme un autre : il n’est plus question ici de tourner autour des limites imposées par les bienséances, de mettre en jeu l’adieu au duel scénique, mais d’exploiter la thématique pour nourrir le jeu comique des deux farceurs, sur un plan uniquement verbal. Le duel n’est plus chargé d’enjeux esthétiques comme il l’était dans les années 1640, ce qui explique qu’il ne soit plus alors qu’un simple motif comique, et que la scène comique s’en désintéresse par la suite assez largement. 4. Domestiques duellistes dans les spectacles du Théâtre-Italien En nous efforçant ici de faire apparaître les dynamiques qui se créent entre spectacles héroïques et spectacles comiques, nous avons jusque-là laissé de côté une autre composante pourtant essentielle de la vie théâtrale parisienne au XVII e siècle : la troupe italienne jouant essentiellement des spectacles à canevas, nous n’avons guère à notre disposition que quelques 46 Dictionnaire de l’Académie française t. I, Paris, Vve J.-B. Coignard, 1694, entrée « fantasque ». Céline Candiard 310 titres, quelques témoignages et un peu d’iconographie pour nous faire une idée du contenu de leurs spectacles parisiens, du moins avant les années 1680, où certains auteurs français commencent à écrire des pièces pour eux 47 . Nous ne pouvons donc pas comparer avec précision ce qui se joue dans leur théâtre avec ce que nous avons observé chez les Français. On ne peut toutefois manquer d’être frappé par un contraste très net, s’agissant du duel, entre deux sources successives : le Scenario de Domenico Biancolelli, l’Arlequin de la troupe italienne de Paris depuis 1662 jusqu’à sa mort en 1688, qui détaille les interventions d’Arlequin dans soixante-dix-neuf canevas de la troupe 48 , et les pièces écrites pour son successeur, Evariste Gherardi, telles qu’elles se trouvent transcrites dans les six volumes du recueil de Gherardi paru sous le titre Le Théâtre italien à partir de 1694. En effet, si le premier ne comporte aucune exploitation significative du motif du duel par le zanni, que l’on voit tout juste quelquefois s’affoler à l’idée de se battre comme le faisait le valet de comédie à l’espagnole 49 , en revanche dans les pièces écrites pour Gherardi et ses camarades, en particulier Catherine Biancolelli dans le rôle de la soubrette Colombine et Angelo Costantini dans le rôle du valet Mezzetin, il est relativement fréquent que l’on assiste à de courtes séquences de combat à l’épée, assimilables à des duels dans la mesure où deux personnes se battent, mais dépourvues du cérémonial préparatoire traditionnel des duels avec provocation, cartel ou témoins 50 . On observe cependant que dans les scènes écrites, les combats occupent une place minime et surtout très épisodique. Le duel n’y constitue alors ni un enjeu dramaturgique important, ni même un effet spectaculaire essentiel qui aurait valeur de clou : ce n’est qu’une démonstration parmi d’autres de la virtuosité des comédiens, et surtout de leur agilité physique. C’est ce qu’on observe, par exemple, dans une scène de Colombine avocat pour et contre où la soubrette se substitue à Arlequin dans un combat contre Cinthio, avant de se retourner contre lui : CINTHIO d’un air négligeant, se mettant à rire, et lui jetant la manche de son juste au corps au nez. Ha, ha, ha ! la belle figure ! 47 Celles-ci seront publiées par Evariste Gherardi à partir de 1694 sous le titre Le Théâtre italien. 48 Voir Delia Gambelli. Arlecchino a Parigi t. II, op. cit. 49 Voir par exemple le scénario de la version italienne du Maître valet, dans Delia Gambelli, Arlecchino a Parigi t. II, op. cit., pp. 381-385. 50 Voir par exemple Fatouville, Colombine avocat pour et contre, 1685, (II, 6) ; Palaprat, La Fille de bon sens, 1692, (III, 7) ; Le Noble, Les Deux Arlequins, 1691, (II, 12) ; Dufresny et Regnard, La Foire Saint-Germain, 1695, (III, 3) ; Barante et Biancolelli, Arlequin misanthrope, (II, 7). Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 311 ARLEQUIN, enfonçant son chapeau d’une main, et mettant l’autre sur la garde de son épée. Comment jernie ? à un homme comme moi ? Par la mort, par… CINTHIO d’un ton ferme. Que voulez-vous faire de cette épée-là ? ARLEQUIN d’un ton radouci. Je veux la vendre, monsieur. La voulez-vous acheter ? CINTHIO mettant l’épée à la main. Il y a longtemps que je te cherche. Allons, morbleu, l’épée à la main, ou je te tue. COLOMBINE saute sur l’épée d’Arlequin, la lui arrache, et se bat contre Cinthio, qui s’en va en disant : Je n’aurais point d’honneur de me battre contre une femme. ARLEQUIN tout joyeux de l’action que la Moresse vient de faire, court à Pasquariel. Ah, monsieur, la brave Moresse que vous avez là ! elle vient de me sauver la vie. Il n’y a rien au monde que je ne donne pour l’avoir. Tenez… je vous en baillerai quarante sols. COLOMBINE se dévoilant prend Arlequin par le bras, et lui présentant la pointe de l’épée dans le ventre, dit : Perfido, traditore, m’avrai negli occhi, se non m’hai nel core. Et s’en va avec Pasquariel et les deux Mores, qui s’en retournant, passent devant Arlequin en jouant de leurs flûtes. ARLEQUIN. Hé, allez-vous-en au diable avec vos fanfares. Et s’en va 51 . Dans ce passage, Colombine se bat à deux reprises à l’épée, ce qui est l’occasion pour son interprète de faire la preuve de son adresse d’escrimeuse. Le procédé est particulièrement nouveau lorsqu’il est assumé par une femme, la comédienne qui joue Colombine : Catherine Biancolelli est ainsi amenée à se battre à l’épée à deux reprises, mais aussi à manier le bâton, à exécuter d’innombrables impostures, pour la plupart masculines, à plaider comme un avocat et à soutenir une thèse truffée d’expressions latines. Le fait que Colombine s’empare de ces séquences traditionnellement réservées aux valets, en particulier l’Arlequin, est significatif de leur valeur : les vedettes comiques du Théâtre-Italien se battent à l’épée comme ils se déguisent, dansent ou jouent de la musique, dans cette recherche de divertissement et de satisfaction des sens qui, selon Samuel Chappuzeau 52 , les caractérise. Ici, les combats de Colombine ne sont que des instants de spectacle passagers, aussitôt chassés par le numéro de musique des deux Mores. Le contraste entre ce qui apparaît comme deux époques successives du Théâtre-Italien de Paris au XVII e siècle, si tant est qu’on puisse donner aux rares éléments dont nous disposons un quelconque caractère représentatif, 51 Fatouville, Colombine avocat pour et contre, 1685, (II, 6). 52 Samuel Chappuzeau, Le Théâtre français, Lyon, M. Mayer, 1674, livre I, chapitre XXI : « Différence de la comédie française d’avec l’italienne, l’espagnole, l’anglaise et la flamande ». Céline Candiard 312 peut s’expliquer par deux hypothèses non exclusives l’une de l’autre. La première consisterait à invoquer les compétences individuelles des comédiens : si l’Arlequin de Gherardi se bat plus volontiers que l’Arlequin de Biancolelli, qui par ailleurs lui sert largement de modèle, c’est peut-être parce que le premier comédien était meilleur escrimeur que le second, tout comme l’étaient peut-être Costantini et Catherine Biancolelli. La seconde hypothèse serait de suggérer qu’à la fin du siècle, les tensions ayant accompagné dans les années 1640 l’imposition stricte du respect des bienséances sur les scènes françaises s’étaient dissipées, que la mémoire même de ces tensions était en train de disparaître et que la représentation du duel ne constituait désormais plus un enjeu esthétique. Dans ces conditions, le voir réapparaître sur une scène où les bienséances sont de toute façon moins respectées qu’ailleurs, où les personnages ont par ailleurs l’habitude de manger, dormir ou tenir des propos obscènes, toutes choses que les Comédiens-Français ne font plus guère, devient envisageable. Le duel a perdu sa force polémique, ce qui lui a permis du même coup de devenir un ornement spectaculaire de plus dans l’arsenal gestuel des Italiens. Il ne s’agit pas ici d’établir une continuité artificielle entre le valet froussard qui domine les comédies françaises de la première moitié du XVII e siècle, personnage incompatible avec le duel alors réservé au gentilhomme, et le zanni italien habile de la fin du siècle, qui se bat à l’épée comme il fait une pirouette : ils ne peuplent pas les mêmes théâtres et ne répondent pas aux mêmes nécessités. Ils se sont cependant donnés à voir aux spectateurs de la même ville, et les Français comme les Italiens de Paris n’ont cessé d’intégrer des motifs et des traits spectaculaires les uns des autres, a minima de les prendre en compte. Nous proposons seulement ici l’hypothèse que pour que le duel à l’épée puisse finalement être traité à la fin du siècle comme un simple procédé de spectacle pour un Arlequin ou une Colombine, il a fallu que l’impossibilité de jouer ce duel sur les scènes héroïques le fasse considérer comme un sujet comique envisageable, pas un simple motif, mais un élément spectaculaire central, dont le valet bouffon puisse s’emparer pleinement et dans toutes ses dimensions. Conçu comme un adieu burlesque au duel, au moment où les bienséances en font disparaître la représentation sur les scènes héroïques, le Jodelet duelliste de Scarron a imposé un nouveau paradigme en transformant la valeur du duel sur la scène théâtrale : de simple représentation d’une pratique sociale polémique, il en a fait un motif comique, émancipé d’une référentialité stricte et tirant sa valeur de sa force spectaculaire. Ce faisant, il l’a déchargé de sa portée politique, lui ôtant du même coup sa force subversive. Désormais inoffensif, le duel de comédie Les valets duellistes sur les scènes comiques parisiennes au XVII e siècle 313 peut alors réapparaître sans susciter le scandale : il est devenu un procédé de virtuosité scénique parmi d’autres. Bibliographie Sources Chappuzeau, Samuel. Le Théâtre français. Lyon, M. Mayer, 1674. Dictionnaire de l’Académie française t. I. Paris, Vve J.-B. Coignard, 1694. La Grange. Registre. Paris, J. Claye, 1876. Léris, Antoine de. Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres. Paris, C. A. Jombert, 1763. Mémoire de Mahelot, éd. Pierre Pasquier. Paris, Honoré Champion, 2005. Mercure françois ou Suite de l’Histoire de notre temps t. XVIII. Paris, Jean Richer, 1633. Perrucci, Andrea. Dell’Arte rappresentativa premeditata ed all’improvviso, « Regola XII - D’alcuni azioni apparenti nel rappresentare ». Naples, Michele Luigi Mutio, 1699. Études Candiard, Céline. Esclaves et valets vedettes dans les comédies de la Rome antique et de la France d’Ancien Régime. Paris, Honoré Champion, 2017. Cavaillé, Fabien. Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVII e siècle. Paris, Classiques Garnier, 2016. Cuénin, Micheline. Le Duel sous l’Ancien Régime. Paris, Presses de la Renaissance, 1982. Dumas, Catherine. Du Gracioso au valet comique. Contribution à la comparaison de deux dramaturgies (1610-1660). Paris, Honoré Champion, 2004. Scherer, Jacques. La Dramaturgie classique en France. Paris, Armand Colin, 2014. Thuret, Sylvie. « Le théâtre espagnol de Lesage : la Comedia comme jardin cultivé en secret », dans Christophe Couderc (dir.), Le Théâtre espagnol du Siècle d’Or en France : de la traduction au transfert culturel. Nanterre, PUPN, 2012, p. 145-164.