eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/89

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4589

Duel féminin: la lame verbale de Bérénice

2018
Esther van Dyke
PFSCL XLV, 89 (2018) Duel féminin : la lame verbale de Bérénice E STHER V AN D YKE (U NIVERSITY OF C HICAGO ) Un ancien proverbe affirme que « l’épée d’une femme est sa langue et elle ne la laisse pas rouiller » 1 . Dans les pièces de Racine, bien qu’on ne voie aucun duel sur scène avec des armes physiques 2 , on constate néanmoins des échanges verbaux où les adversaires se déchirent d’une rhétorique violente. Dans son livre sur la rhétorique de Racine, Peter France observe que, dans chaque pièce du dramaturge, la moitié des scènes représente un combat verbal entre deux personnages, et que l’autre moitié constitue des tentatives variées de persuasion rhétorique 3 . Racine aurait été familier, dès sa jeunesse, avec la tradition du duel rhétorique, qui date de l’Antiquité. Son exemplaire de Quintilien révèle des passages soulignés où le rhétoricien présente les échanges rhétoriques comme une science nécessitant autant d’art et de connaissance qu’un duel à l’épée 4 . Les vainqueurs des duels raciniens sont souvent ses héroïnes. Le fait non seulement d’inclure des combattants féminins sur le champ traditionnellement masculin du duel (bien que rhétorique), mais aussi de leur céder la victoire, complique les pièces. Racine double ainsi le nombre des adversaires possible et chaque personnage doit se méfier de tous les autres. Il transforme également le danger physique, et donc visible, d’une épée brandie par un adversaire, et remplace cette dernière par une chose 1 http: / / www.proverbes-francais.fr/ proverbes-langue-2/ 2 D’après l’analyse de Julien Perrier-Chartrand, le duel physique devient duel rhétorique dans la tragédie et la tragi-comédie après la querelle du Cid vers 1640. 3 “In fact, in the average play by Racine, about half the scenes are taken up by debate, the rest being devoted to monologue (often an interior debate), récit (often persuasive in intention), and various short utility scenes. The plays are barelyinterrupted verbal battles.” Peter France, Racine’s Rhetoric, Oxford, Clarendon Press, 1965. p. 206. 4 Michael Hawcroft, Word as Action: Racine, Rhetoric, and Theatrical Language, Oxford, Clarendon Press, 1992. p. 33. Esther Van Dyke 284 beaucoup plus menaçante et plus dangereuse pour un personnage de théâtre : la parole. Les héroïnes ont partout l’avantage rhétorique. Ainsi, on voit Hermione qui s’engage violemment avec Oreste dans Andromaque ; Agrippine, dans Britannicus, réduit Néron à une soumission muette par la pesanteur de son monologue ; Roxane invente des stratagèmes de plus en plus violents contre les refus de Bajazet ; Agamemnon fuit la colère déchirante de Clytemnestre dans Iphigénie ; Bérénice, désespérée, déchire Titus avec la lame aiguisée de ses paroles. La critique a souvent souligné que l’esthétique racinienne se cristallise dans Bérénice 5 ; les pages qui suivent présenteront donc une étude de cette pièce. C’est avec une ironie dramatique que le poète construit Bérénice comme une pièce où personne ne meurt, mais où les personnages s’engagent dans des duels verbaux quasi incessants 6 , et où même les amants se battent trois fois. Nous baserons notre analyse sur cette triple confrontation entre Titus et Bérénice. Chacune des scènes examinées possède la structure d’un duel, d'un combat rhétorique où les amants croisent leurs armes verbales pour réduire l’autre à un silence soumis. 1. Premier duel, Acte II, scène 2 Contrairement aux personnages des pièces précédentes de Racine, les protagonistes de Bérénice ne connaissent pas leurs objectifs rhétoriques respectifs dans leur premier échange 7 . Ils commencent à s’affronter, pour ainsi dire, aveuglement. Deux scènes avant le conflit, Titus est partagé entre son devoir et son amour. En parlant avec Paulin, l’empereur emploie un langage de violence et de bataille. Il admet que les plaies de l’amour peuvent faire autant de dégâts que celles d’un combat physique. « Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour, / des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour » (453-454). Il risque même la mort en faisant son devoir, « Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre, / Je n’examine 5 « …Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, […] et [d’y attacher les spectateurs] par une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. » Jean Racine, « Préface » de Bérénice, dans Œuvres Complètes, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 1999. p. 451. La référence de toute autre citation de Racine provenant de cette édition sera mise entre parenthèses dans le texte. 6 « Si les héros tragiques sont en présence, physiquement, sur la scène, c’est pour se confronter, même lorsque, comme Titus et Bérénice, ils s’aiment. » Ingrid Heyndels, Le Conflit Racinien : esquisse d’un système tragique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 245. 7 Michael Hawcroft, Word as action. op. cit., p. 145. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 285 point si j’y pourrai survivre » (551-552). Lorsque Titus s’épouvante à l’approche de Bérénice, Paulin l’accuse presque de couardise, « déjà vous semblez reculer ! / De vos nobles projets, seigneur, qu’il vous souvienne : Voici le temps » (554-555). L’empereur semble résigné à cette accusation et permet l’arrivée de la reine. De son côté, Bérénice aborde le conflit avec une attitude beaucoup plus légère 8 . Elle croit toujours en la possibilité de l’amour. Ainsi, bien qu’elle invoque la justice, cause centrale du duel 9 , elle s’exprime sur un rythme régulier, utilise des phrases d’une longueur moyenne 10 . De même, on ne constate point de fureur lorsqu’elle reproche à Titus son silence autour de la rumeur d’un projet de mariage. « J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème, / Et ne puis cependant vous entendre vous-même » (567-568). Le ton est doucement ironique et quasi ludique. Elle complète ce reproche taquin par une série de six questions rhétoriques, auxquelles elle pense connaître la réponse, car ils s’aiment, après tout 11 . Sa dernière question, « Ce cœur, après huit jours n’a-t-il rien à me dire ? », révèle son inquiétude croissante, quoiqu’elle assure son amant avec tendresse et douceur « qu’un mot va rassurer mes timides esprits » (580-581). L'incapacité de Titus à répondre pendant vingt-cinq vers change la forme et le ton de ses dernières questions ; les réponses ne lui en semblent plus aussi évidentes et elle presse son amant de lui fournir une assurance d’amour quelconque, « étais-je au moins présente à la pensée ? » (584). La réplique de Titus est tellement glacée que Bérénice en est blessée. Elle recule avec une exclamation d’incrédulité, « Hé quoi, vous me jurez une éternelle ardeur, / Et vous me la jurez avec cette froideur ! » (589-590). Deux questions marquent ensuite sa confusion, mais elle n’exige cette fois-ci qu’« un simple soupir », comme preuve d’amour. L’empereur ne peut répondre que par un « Madame… » étranglé. Étourdie par le silence de Titus, elle tente d’expliquer l’affliction de l’empereur 12 . « Toujours la mort d’un père occupe votre esprit » (595). Au lieu d’avouer que la Reine pourrait charmer son ennui, Titus esquive par 8 “[Bérénice] wishes to marry Titus, but because she does not know that, despite his love for her, he wants to reject her, she is unaware that her aim needs to be fought for.” Ibid., p. 145. 9 François Billacois, The Duel: Its Rise and Fall in Early Modern France, trans. Trista Selous, New Haven, Yale University Press, 1990, p. 210. 10 Voir Mary Lynne Flowers, Sentence Structure and Characterization in the Tragedies of Jean Racine, Cranbury, Associated University Presses, 1979. 11 “Racine’s plays are full of rhetorical questions. […] But whether the answer is given or not, it is always obvious.” Peter France., Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 234. 12 “It is in fact characteristic of Bérénice to invent excuses for Titus and thus to deceive herself.” Mary Lynne Flowers. Sentence Structure. op. cit., p. 81. Esther Van Dyke 286 une feinte verbale : il essaie de rester sur le sujet de son père, « Plût au ciel que mon père, hélas ! vécût encore ! » (600). Bérénice ne lui permet pas de feindre, elle riposte qu’il souffre, en réalité, de plus que de la mort de son père, car elle pouvait autrefois le consoler de ses maux 13 . Elle commence à se sentir menacée et ses répliques confondent Titus. Il essaie un « il faut vous parler », mais il devient de plus en plus incohérent et ne peut pas achever ses phrases 14 . Racine emploie ensuite le procédé de l’aposiopèse, forme caractéristique de sa dramaturgie tragique 15 , pour mieux marquer la dimension combative de l’échange. L’alexandrin est divisé entre les amants, comme si ceux-ci échangeaient des coups. Bérénice exige une réponse : « Achevez. » Titus : « Hélas ! » Bérénice : « Parlez. » Titus : « Rome… l’empire… » Bérénice : « Hé bien ? » ; Titus admet sa défaite verbale avec un « Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire » (623-624). L’attaque de Bérénice l’a réduit au silence 16 . 2. Deuxième duel, Acte IV, scène 5 Le quatrième acte s’ouvre sur une Bérénice solitaire qui se prépare pour un véritable combat après avoir envoyé Phénice, comme un second, convoquer ou, selon le langage du duel, appeler l’empereur 17 . La crainte de l’avenir lui met déjà le combat dans le cœur. « Je m’agite, je cours, languissante, abattue ; / La force m’abandonne, et le repos me tue » (IV.i.955). Mais elle reprend des forces en se rappelant sa cause contre Titus : « Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre ; / il fuit, il se dérobe à ma juste fureur » (960-961). 13 “By rebuking Titus, Bérénice is using questions coupled with regular declaratives to draw the truth out of him, or rather to obtain a declaration of love. Titus is at her mercy.” Idem. 14 “[Titus] has been steadily going to pieces, first with incoherent exclamations, then with a stammering and unsuccessful attempt to tell the truth. The scene ends in disorder.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 189. 15 “This procedure is much more typical of seventeenth-century comedy than of tragedy.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 77. Voir aussi, “Racine’s great merit […] was to break up the alexandrine for dramatic purposes, while preserving […] the traditional dignified symmetry.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 134. 16 Nous remarquons brièvement ici que Racine reprend maintes fois l’alexandrin coupé pour montrer le conflit entre les autres personnages de la pièce, notamment entre Bérénice et Antiochus. 17 François Billacois, The Duel, op. cit., p. 199. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 287 Titus, comme Bérénice, a envoyé son suivant en second pour répondre à l’appel de la Reine, et comme Bérénice, il reste seul en contemplant le conflit imminent. Nous remarquons qu’avant de quitter Titus, Paulin prédit le conflit en jetant en aparté : « O ciel ! Que je crains ce combat ! / Grands dieux ! sauvez sa gloire et l’honneur de l’État ! » (985-986). Cette fois le combat entre les amants est plus qu’une querelle d’amour, c’est un combat qui implique la gloire et l’honneur de l’État. Le solitaire Titus ressent un combat intérieur aussi violent que celui de Bérénice, mais qui dure plus longtemps. Il anticipe, lui-aussi, le duel à venir. « Car enfin au combat qui pour toi se prépare / C’est peu d’être constant, il faut être barbare » (991-992). Il doute de sa capacité à résister aux yeux et aux charmes de Bérénice. Il reconnaît que son but est de mettre sa bienaimée à mort de façon rhétorique. « Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime. / Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? moi-même ! » (999-1000). Il est déchiré et partagé avant même d’aller au combat 18 . Bérénice sort de sa chambre comme une adversaire puissante, luttant contre ses suivantes pour arriver sur les lieux du combat. Elle attaque Titus d’une ironie aigüe, répétant des idées et même une partie d’un vers du monologue de l’empereur, « Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ? / Il faut nous séparer ; et c’est lui qui l’ordonne » (1044, nous soulignons). Titus vulnérable, peut à peine se défendre. « N’accablez point, madame, un prince malheureux » (1045). Il implore Bérénice, « Forcez votre amour à se taire » (1051), car les paroles de Bérénice l’affaiblissent. Ses arguments suivants montrent sa position incertaine ; au lieu de déclarer qu’en tant que souverain de Rome il doit se soumettre à la coutume (par exemple), il renvoie la responsabilité de l’action à la reine ; c’est à elle de contempler la gloire et la raison, de fortifier le cœur de l’empereur contre ses charmes, de l’aider à vaincre sa faiblesse. Il répète cinq fois le mot « pleurs » et finit en répétant l’accusation de Bérénice, « il faut nous séparer » (1061). Dans cette itération du duel, Racine exploite la répétition non seulement pour sa beauté poétique 19 , mais aussi pour sa fonction 18 “Titus reveals his indecision about Bérénice, the proportion of questions is extraordinarily high, attaining almost seventy percent.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 82. 19 “Indeed, it will be found that a great many of Racine’s most moving passages, are built around repetition. It is possible to account partly for the extraordinary emotion of [Bérénice’s speech to Titus in IV.v.1113-17…] by the repetitions, not only the obsessional repetition of the single idea, but the musical repetition of words […] creating a pattern which detaches these lines from the argument, […] And yet at the same time, these lines are also persuasive, they are part of the Esther Van Dyke 288 rhétorique : chaque amant répète les paroles de l’autre pour montrer sa supériorité. La deuxième attaque de Bérénice répond aux faibles arguments de Titus qui lui demande de considérer la gloire de l'Empire et de faire preuve de raison. Elle fait appel à la raison du passé, quand Titus reconnaissait son devoir d'empereur de ne pas aimer une reine étrangère. Elle adopte pour un instant le mode de pensée de Titus, changeant de registre pour créer un effet plus pathétique : « Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée, / Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ? / Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir » (1069-1070). Elle l’accuse de tromperie, car, au lieu de reconnaître son vrai devoir et de s’éloigner, Titus lui donne « mille raisons » pour consoler sa misère. Bérénice emploie ensuite une série d’arguments et transforme la gloire de l’Empire en ennemi de l’amour qui a « vingt fois conspiré contre nous ». Elle préfère accuser cet ennemi haï de sa mort plutôt que reconnaître que sa condamnation vient de la « si chère main » de Titus 20 . Mais enfin, c’est de Titus qu’elle reçoit « ce coup cruel » (1081) 21 . Puis, ses phrases deviennent de plus en plus longues, montrant combien elle regagne son calme et emploie la logique pour convaincre Titus 22 . Son stratagème semble d’abord avoir réussi, car Titus admet sa faute et cède au pathétique des arguments de la reine. Or, faisant un grand effort sur luimême, il reprend ses propres arguments, la gloire et la raison. Malgré la mort émotionnelle que lui causera la séparation, il se résigne à faire son devoir : « Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner » (1102) 23 . Le calme de Bérénice disparaît dans la passion, « Hé bien, régnez, cruel, contentez votre gloire ; Je ne dispute plus » (1103-1104). Mais cette promesse de silence n’est qu’une feinte, car en vérité elle commence sa riposte. Elle ralentit ses phrases et emploie encore ses arguments de la première réplique. Les « milles raisons » deviennent « mille serments d’un amour qui insistent rhetoric Bérénice is using on Titus.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 122. 20 “[Bérénice] is obviously disturbed and angered.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 82. 21 « Titus devient malgré lui le bourreau de Bérénice, la victime de Rome et de l’image qu’il se fait de lui-même. Mais Bérénice n’en demeure pas moins aussi le bourreau de Titus […] ». Ingrid Heyndels, Le Conflit Racinien, op. cit., p. 211. 22 “In a narratio she produces all the evidence to convict Titus of having made a cruel decision and she goes through it point by point. […] The final point is expanded with an exploitation of the locus partium enumerationis.” Michael Hawcroft, Word as action, op. cit., p. 148. 23 “[Titus] tries to make his argument more convincing by presenting Bérénice’s departure as the start of his own suffering and so draws on affectus.” Ibid., p. 149. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 289 devait unir tous nos moments » (1105). Elle répète deux fois le mot « bouche », transformant un organe d’amour en arme qui lui ordonne « une absence éternelle » (1108). Elle feint encore le silence, « Je n’écoute plus rien ; et, pour jamais, adieu… » (1110). Mais au lieu de s’absenter en réalité, elle peint une image déchirante de ce que sera son absence éternelle. Le lent et pénible poids du temps qui les séparera pèse dans ses paroles, Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence, que le jour finisse Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus (1115-1117) ? Face à tant de puissance rhétorique et poétique, Titus commence à perdre sa force verbale 24 . Il essaye à nouveau de contre-attaquer avec le thème de la gloire et de la renommée. Mais il ne peut achever sa phrase et son raisonnement est si faible que la reine l’attaque encore, cette fois en questionnant la vérité de ses arguments : « Ah ! Seigneur, s’il est vrai, pourquoi nous séparer ? » (1126). De plus, elle change la direction de son attaque ; il n’est plus question de mariage, elle désire seulement la présence de Titus, présence que Rome lui interdit injustement. Elle tente de dompter Titus en lui représentant que Rome est son véritable ennemi. Titus ne supporte pas cette dernière riposte et il cède aux désirs de la Reine, « Hélas, vous pouvez tout, madame, demeurez ; / Je ne résiste point » (1130-1131) 25 . Néanmoins, il la reconnaît comme une ennemie redoutable, « Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, / Et sans cesse veiller à retenir mes pas » (1132-33). Dans les vers suivants, Bérénice poursuit son nouveau stratagème et continue son attaque rhétorique contre Rome. Et lorsque Titus admet son impuissance face aux lois romaines, Bérénice se présente comme une égale de Rome, tout en se diminuant ironiquement aux yeux de Titus. « Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice » (1147). C’est une touche forte, car Titus crie à l’injustice du coup. Mais Bérénice poursuit et l’assaille avec une autre série de rapides questions rhétoriques : S’il l’aime, pourquoi ne peut-il pas changer les lois ? N’a-t-il pas de droits lui-même ? Les intérêts sacrés des amants n’égalent-ils pas les intérêts de Rome ? Elle le presse de répondre : « Dites, parlez », ce à quoi 24 “Titus is losing ground, […] his sentences become shorter and figures of passion creep in.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 193. 25 “Titus surprisingly concedes, or rather he appears to concede. For in his ensuing utterances he so refutes Bérénice’s arguments as to make it clear that his concession was only momentary weakness.” Michael Hawcroft, Word as action, op. cit., p. 150. Esther Van Dyke 290 Titus ne peut que soupirer un souffrant, « Hélas ! que vous me déchirez ! » (1153). Les pleurs d’un homme si puissant causent tant d’étonnement à Bérénice qu’elle recule avec une expression de surprise, « Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez ! » (1154). C’est l’équivalent rhétorique d’abaisser un moment son arme 26 , et Titus, reprenant haleine, reprend aussi sa force contre sa bien-aimée. Il invoque encore la gloire, Rome et l’Empire, avec des phrases qui s’allongent de plus en plus. Il réutilise les attaques de Bérénice (du temps et de la vue) comme contre-offensive. Avec l’exclamation « Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance » (1160), le passé de Rome devient plus important que la constance de son amante. Titus peint Rome comme une maîtresse aussi exigeante que Bérénice, car ses ancêtres ont vu périr ses fils avec « des yeux secs et presque indifférents » (1165), ce qui contraste avec ses propres pleurs. Titus se reconnait ainsi comme un « malheureux », mais il espère que « la patrie et la gloire », qui « ont parmi les Romains remporté la victoire » (1167-1168), feront autant pour lui que l’amour. Il se laisse tant emporter dans sa défense qu’il risque même une offensive contre la Reine. « Mais Madame, après tous, me croyez-vous indigne / De laisser un exemple à la postérité / Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ? » (1172-1174). Or, Bérénice n’est point une ennemie à sous-estimer. Même si elle commence sa réplique avec des longues phrases poétiques qui l’étouffent de colère, elle devient d’autant plus dangereuse qu’elle est passionnée 27 . Ses phrases deviennent de plus en plus courtes et elles frappent avec toute l’exactitude d’une ironie cinglante. Elle transforme les dernières paroles de l’empereur pour répondre à son attaque : Le « me croyez-vous indigne » devient « Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie » (1175-1176). Si Titus persiste dans son rejet de la Reine, il sera directement coupable du meurtre de Bérénice. De même, la capitulation de Titus, qui permet à la reine de rester, mais en soulignant qu’« il faudra […] vous craindre sans cesse », devient la menace d’un suicide potentiel, « bientôt vous ne me craindrez plus » (1182). Elle utilise jusqu’au silence de manière ironique, « n’attendez pas ici que j’éclate en injures » (1183), ce qu’elle fait en vérité. Elle pousse son attaque en disant que le cœur même de Titus la vengera, car 26 “For a moment Bérénice is so surprised that she abandons her persuasive style for a moment and merely says - with striking simplicity: Vous êtes…” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 193. 27 “Bérénice, after being momentarily disarmed, is now furious” Idem. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 291 « tant d’amour n’en peut être effacée » (1191). Avec un « Adieu » retentissant, elle sort, divisant violemment l’alexandrin entre deux scènes 28 . La réaction de Titus dans la scène suivante nous permet de savoir à qui ira la victoire. Il gémit comme un homme mortellement blessé, « Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre » (1199). Paulin essaye de le consoler tout en décrivant le duel avec la reine comme le combat le plus redoutable. « Quelle gloire va suivre un moment de douleur, / Quels applaudissements l’univers vous prépare, Quel rang dans l’avenir » (1210-1213). Mais Titus souffre trop des coups de Bérénice, et comme elle l’a prédit, il se frappe au fond du cœur en réutilisant les insultes de son amante. Il est « un barbare », il se hait ; même Néron « n’a point à cet excès poussé sa cruauté » (1212- 1214). Il questionne même son droit à l’autorité impériale, « pourquoi suisje empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ? » (1224-1225) 29 . 3. Troisième duel, Acte V, scène 5 La troisième scène de duel s'ouvre sur Bérénice reniant ses arguments des deux autres conflits : elle envisage secrètement son suicide et craint l’intervention de Titus. Aussi, elle ne veut plus ni l’entendre ni le voir. « Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue : / Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ? » (1319-1320). Racine manipule deux fois l’aposiopèse dans cette scène pour un effet maximum. Ainsi, Titus : « Mais de grâce écoutez. » Bérénice : « Il n’est plus temps. » Titus : « Madame, / un mot. » Bérénice ironiquement lui donne un mot, mais pas celui qu’il veut : « Non. » Titus égaré termine l’alexandrin : « Dans quel trouble elle jette mon âme ! » (1307-1308). Mais il se remet à la questionner sur l’origine d’un tel changement. Bérénice, dans des phrases saccadées, répond qu’elle obéit à ses ordres. Nous voyons ensuite un dernier croisement de lames verbales. Bérénice : « Et je pars. » Titus : « Demeurez. » Bérénice : « Ingrat ! que je demeure ! » (1312) 30 . Bérénice renonce avec véhémence à se taire et revient à son arme privilégiée, la question rhétorique 31 . Elle accable Titus de cinq 28 “She plays both plaintiff and judge, again accusing of cruelty (and indeed of her own threatened death) and meting out his punishment: the future regrets with which he will have to live.” Michael Hawcroft, Word as action, op. cit., p. 150. 29 “Titus is broken by this and in spite of Paulin’s persuasion can only speak in short disconnected sentences.” Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 193. 30 “[The characters in Bérénice] struggle desperately to make their point of view prevail over that of their interlocutor.” Michael Hawcroft, Word as action., op. cit., p. 151. 31 “In the final scenes of the tragedy […] Bérénice [adds] a touch of sarcasm to her repertoire of questions.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure, op. cit., p. 82. Esther Van Dyke 292 questions avec tant de passion que celui-ci ne peut formuler qu’un seul vers de réponse avant qu’elle ne recommence son attaque par une longue phrase de six vers. Sa rhétorique transforme l’espace autour d’elle en lieu aussi perfide que l’amour de Titus ; les « festons », ces chiffres entrelacés qui représentent leur amour, sont devenus « autant d'imposteurs que je ne puis souffrir » (1326). Elle est dégoutée par l’espace comme elle l’est par Titus. Bérénice termine son attaque en essayant de sortir sans même dire adieu à Titus ; comme l’espace, la seule vue de l’empereur désormais la blesse 32 . Or, son « Allons, Phénice » frappe Titus jusqu’au fond du cœur, car il crie, « O ciel ! que vous êtes injuste ! » Sur quoi Bérénice l’accable encore avec sa poésie déchirante. « Retournez, retournez vers ce sénat auguste / qui vient vous applaudir de votre cruauté » (1344-1345), puis, en usant pour une dernière fois de ces questions rhétoriques dont elle ne ménage pas la cruauté : « Avez-vous bien promis de me haïr toujours ? » (1350). Titus, poussé dans ses derniers retranchements, répond avec plus de passion et avec des phrases plus courtes que celles qu'il avait utilisées jusqu'ici 33 . Il évoque la temporalité lyrique déjà utilisée par Bérénice pour insister sur la durée de son amour. « Connaissez-moi, Madame et depuis cinq années, / Comptez tous les moments et toutes les journées » (1355-1356). Titus trouve finalement l’arme la plus puissante contre la Reine : son amour. « Jamais, je le confesse, / Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse » (1360). Bien que Bérénice l’interrompe, la poésie de l’empereur l’a touchée mortellement. « Ah ! cruel ! par pitié montrez-moi moins d’amour » (1366). Elle l’implore de la laisser partir, doublement accablée par l’amour impossible et par la crainte que Titus ait finalement découvert son intention secrète de se suicider. Ironiquement, c’est la menace répétée du suicide qui permet finalement la trêve entre les amants 34 . Comme une large part des critiques de Racine, nous pourrions nous demander pourquoi sa tragédie la moins sanglante a tellement réussi. Est-ce en raison de la tension que produit le combat entre les amants ? Ou est-ce en raison de la violence de leur rhétorique, violence qui se manifeste dans des aposiopèses, dans des questions constamment réitérées et dans des phrases à la longueur changeante qui reflètent la passion intérieure ? Est-ce 32 “The rupture between Titus and Bérénice is prolonged in geographical space and in time […] departure from the stage acquires extra significance from this geographical dimension.” David Maskell, Racine: A Theatrical Reading, Oxford, Clarendon Press, 1991. p. 27. 33 Peter France, Racine’s Rhetoric, op. cit, p. 149. 34 “Finally putting an end to their threats of suicide, [Bérénice] bids them both adieu with almost perfect composure.” Mary Lynne Flowers, Sentence Structure., op. cit., p. 83. Duel féminin : la lame verbale de Bérénice 293 en raison de la conclusion basée sur la règle du duel qui exige qu’on protège la valeur et l’honneur de son adversaire comme la sienne propre 35 ? Quelle que soit la réponse à ces questions, la séparation éternelle de Tite et Bérénice, après des confrontations si violentes et si désespérées, nous remplit de cette inévitable tristesse majestueuse qui, selon Racine, constitue l’essence de la tragédie. Bibliographie Sources Racine, Jean. « Bérénice », dans Œuvres Complètes, éd. Georges Forestier. Paris, Gallimard, 1999. Études Billacois, François. The Duel: Its Rise and Fall in Early Modern France, trans. Trista Selous. New Haven, Yale University Press, 1990. Flowers, Mary Lynne. Sentence Structure and Characterization in the Tragedies of Jean Racine. Cranbury, Associated University Presses, 1979. France, Peter. Racine’s Rhetoric. Oxford, Clarendon Press, 1965. Hawcroft, Michael. Word as Action: Racine, Rhetoric, and Theatrical Language. Oxford, Clarendon Press, 1992. Heyndels, Ingrid. Le Conflit Racinien : esquisse d’un système tragique. Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985. Maskell, David. Racine: A Theatrical Reading. Oxford, Clarendon Press, 1991. 35 “For a duel to be fought, the two opponents must each carry a weapon… but to defend oneself with a sword, looking one’s opponent in the eye, is to consider him (in both senses of the word), it is to salute and honor him as one strikes […]. The duelist glorified a free will which neither the discipline of a hierarchical society nor the conformism of the plebeian world could wear away. He aspired only to the satisfaction of recognizing himself (in his intact honor) and by being recognized by another man of honor who went through the same trial with and for him: his opponent.” François Billacois, The duel, op. cit., p. 195.