eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/88

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4588

«C’étaient de belles crasseuses que les Athénaïs et ces autres bégueules si rénommées»: Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la «femme philosophe»

2018
Elena Muceni
PFSCL XLV, 88 (2018) « C’étaient de belles crasseuses que les Athénaïs et ces autres bégueules si rénommées » 1 : Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » E LENA M UCENI (I NSTITUT D ’ HISTOIRE DE LA R ÉFORMATION U NIVERSITÉ DE G ENÈVE ) Dans les dernières années, l’œuvre et la personne de Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet, ont fait l’objet d’un nombre croissant d’études ainsi que d’événements culturels conçus pour attirer l’attention d’un public plus large que celui des seuls spécialistes. Parmi ceux-ci, on peut évoquer en particulier l’exposition organisée par la Bibliothèque Nationale de France en 2006 2 - à l’occasion du tricentenaire de la naissance d’Émilie du Châtelet - ainsi que celle, plus récente, accueillie par le Musée d’Art et d’Histoire de Langres 3 . Ces initiatives, ainsi que les nombreux colloques et journées d’étude qui ont eu lieu récemment 4 , ont consacré définitivement cette figure comme celle de la « femme des Lumières ». * Je remercie le Professeur Rainer Zaiser pour sa relecture attentive de cet article. 1 Françoise Paule d’Issembourg d’Happoncourt Huguet de Graffigny to François Etienne [sic] Devaux, [25 December 1738] in Th. Besterman (éd.), Voltaire, Correspondance, Oxford, Voltaire Foundation, vol. V, p. 469. 2 Sous la direction de Danielle Muzerelle et Élisabeth Badinter. Cette exposition a été accueillie par la BNF de Paris du 7 mars au 3 juin 2006. 3 Réalisée par les Archives départementales de la Haute-Marne, cette exposition, ayant pour titre Émilie du Châtelet : une femme des Lumières, s’est tenue du 4 mai au 19 septembre 2016. 4 Rappelons en particulier les colloques internationaux organisés par le Centre international d’études du XVIII e siècle à Chaumont (14-15 octobre 2016) et à Paris (17-18 novembre 2017) ; celui organisé par le Besterman Centre for the Enlightenment (14 mai 2015) ; celui organisés par le centre HWPS de l’Université de Paderborn (5-7 april 2017) ; et celui organisé par l’Université de Notre Dame (26-28 avril 2018). Elena Muceni 194 Physicienne, mathématicienne, traductrice et femme de lettres, ayant entretenu des relations et des correspondances avec les protagonistes de la scène scientifique et littéraire européenne de son époque, Émilie du Châtelet mérite pleinement ce titre que l’historiographie, avec quelque peu de retard sur les contemporains, lui a aujourd’hui pleinement reconnu. Pourtant, si à la date de sa disparition, en 1749, elle était déjà devenue l’incarnation d’un tel idéal, Émilie du Châtelet n’était pas née « femme des Lumières ». Un heureux concours de circonstances et une détermination inflexible ont rendu possible la transformation en Philosophe d’une jeune fille aristocrate que l’histoire aurait pu engloutir dans l’oubli. Émilie du Châtelet paraît avoir façonné un projet sur elle-même, à partir du moment où elle a commencé à s’apercevoir d’une manière nouvelle et s’est donnée la possibilité de réaliser ce projet. Dans cette étude, nous allons porter l’attention sur cette « métamorphose » d’Émilie du Châtelet en « femme des Lumières », ainsi que sur un épiphénomène issu de cela : la naissance d’un nouveau modèle d’identité féminine dans la France de la première moitié du XVIII e siècle. Deux documents revêtent à nos yeux une importance particulière par rapport à l’objet que nous nous proposons d’étudier : l’un contient le manifeste du choix conscient d’Émilie du Châtelet d’orienter sa vie vers la philosophie et les sciences ; l’autre est un témoignage, de l’extérieur, de la genèse de ce nouveau modèle féminin. Le premier de ces documents est un texte apparemment anodin - la préface manuscrite d’une traduction inachevée et jamais publiée - mais qui contient une déclaration programmatique d’Émilie du Châtelet, concernant sa propre identité, ainsi que l’identité féminine en général. L’autre c’est le rapport d’un spectateur qui, ayant eu la chance d’assister à cette métamorphose, a saisi l’ampleur de ses enjeux : il s’agit d’une lettre de Françoise de Graffigny, écrite sur la fin de 1738. D’un « paradis terrestre » à l’autre, ou comment se donner la possibilité de devenir la « femme des lumières » Pour les spécialistes de Voltaire, l’année 1734 représente le début de cette étape de sa biographie que l’on nomme habituellement « la période de Cirey » 5 . Quitter Paris, ce centre du monde, qu’il rappelle dans sa première 5 Plusieurs études distinguent différentes périodes dans la biographie de Voltaire et identifient ainsi celle comprise entre 1734 et 1749 ; voir I. O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet, Princeton, Princeton University Press, 1941 et R. Vaillot, Avec Mme du Châtelet, Oxford, Voltaire Foundation, 1988. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 195 version du Mondain (1736) - ensuite ponctuellement corrigée 6 - comme d’un « paradis terrestre », pour le château de Cirey, qui tombait en ruine, et dont le seul avantage était d’être situé à la limite de la Lorraine, a certainement représenté un choix difficile et radical pour lui. En lui offrant la possibilité de se loger dans cette résidence, Emilie du Châtelet aurait sauvé Voltaire de lui-même, comme le dit Ira Owen Wade 7 ; plus prosaïquement, il s’agissait d’une solution efficace pour le mettre à l’abri des conséquences de la publication des Lettres Philosophiques, ouvrage qui avait été interdit, inspiré à son tour des expériences d’un autre exil 8 . Citadin par vocation, Voltaire a dû opter malgré lui pour ce nouvel exil, moins exotique que celui en Angleterre. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire Le Mondain, écrit au bout de deux ans passés à Cirey - qu’il s’efforçait alors de concevoir comme son (nouveau) « paradis terrestre » ; ce délicieux poème, qui laisse entrevoir une forme mélancolie derrière l’ironie, est un véritable hymne, outre qu’à la modernité, à la vie qu’on menait à Paris, dont Voltaire paraît regretter même les mets qu’il pouvait goûter dans ses restaurants 9 . C’est seulement en juin 1735, après qu’il a entrepris (à ses frais) d’importants travaux de restructuration, qu’Émilie du Châtelet vient s’installer avec lui à Cirey de manière stable. On devine aisément que pour elle aussi la décision de quitter Paris n’a pas été spontanée et facile à prendre ; dans la ville elle laissait en effet son mari (et renonçait ainsi aux conventions conjugales) 10 , deux enfants 11 , des amants 12 , ainsi qu’un mode de 6 Il existe deux versions de ce poème ; la première se conclut avec le vers « le paradis terrestre est à Paris », tandis que dans la seconde le même vers dit « le paradis terrestre est où je suis ». 7 I. O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet, cit. 8 Voir l’étude classique de A. Ballantyne, Voltaire's Visit to England 1726-1729, Genèva, Slatkine, 1970 (éd. or. 1893). 9 Outre les noms quelques restaurants parisiens de l’époque, Voltaire mentionne dans le poème François Massialot - dont le nom est déformé en « Martialo » - cuisinier très célèbre (décédé en 1733) et auteur de plusieurs livres de recettes, tels Le Nouveau Cuisinier royal et bourgeois, 1691 et Le Cuisinier roïal et bourgeois, Paris, Claude Prudhomme, 1705. 10 Mais comme le souligne R. Vaillot (Avec Mme du Châtelet, cit.) « renoncer » à ces conventions conjugales était généralement accepté dans les milieux aristocratiques à l’époque. Voltaire, Émilie et son mari ont aussi vécu ensemble à Cirey à plusieurs reprises. 11 Notamment une fille de neuf ans, Françoise-Gabrielle Pauline, et un fils de huit ans, Louis-Marie Florent. Elle avait eu un troisième enfant, Victor-Esprit, né en avril 1733, qui mourut au début 1734. Elena Muceni 196 vie auquel elle s’y plaisait. Excessive en tout 13 , sur ses 29 ans Émilie du Châtelet aimait beaucoup la vie de la ville, fréquentait la cour et animait ses fêtes, adorait la « société », les mondanités, les spectacles, les jeux d’argent (bien trop), les bijoux, les couturiers 14 et les étoffes de luxe, dont elle se souvient dans les écrits de 1735 15 que nous allons présenter. Pour la marquise, s’installer à Cirey n’a pas comporté uniquement un changement de cadre et de fréquentations, mais aussi une réadaptation de ses habitudes et même de son échelle de valeurs. Ainsi, ce changement a représenté l’occasion pour la métamorphose d’Émilie du Châtelet dans son propre mythe. Déclencheurs de cette transformation ont été aussi certaines figures d’intellectuels qu’elle avait déjà commencé à fréquenter à Paris : Voltaire avant tout, mais aussi Maupertuis et Clairaut 16 (qui avaient stimulé en elle un intérêt pour la physique et les mathématiques) ; ensuite de nombreux intellectuels et scientifiques - comme Francesco Algarotti et Johan II Bernoulli 17 - avec lesquels elle est entrée en contact pendant la période de Cirey. 12 On sait qu’à cette époque elle avait été la maîtresse de Maupertuis et du duc de Richelieu. Il est intéressant de noter que ce dernier était la parfaite incarnation du libertin récidiviste, donc un homme avec un profil assez éloigné de celui de Voltaire (dont il était pourtant ami). 13 Voir S. Edwards, The Divine Mistress : A Biography of Émilie de Châtelet, the Beloved of Voltaire, New-York, David McKay, 1970. 14 Un portrait éloquent de la vie de la marquise à Paris est offert par Judith P. Zinsser, Emilie Du Châtelet : Daring Genius of the Enlightenment, Penguin Book, London, 2006, en particulier la section « Les Choses frivoles », pp. 50-57. Voir aussi S. Edwards, The Divine Mistress : A Biography of Émilie de Châtelet, the Beloved of Voltaire, New-York, McKay, 1970. 15 Elle mentionne dans sa préface comme exemple d’un homme ayant porté bénéfice à la France Josse Van Robais (qu’elle appelle Van Robés), un fabricant d’étoffes de luxe néerlandais qui s’était installé à Abbeville en 1665 sur l’invitation de Colbert et y avait fondé une manufacture florissante (voir Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, in I. O. Wade, Studies on Voltaire with Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, Princeton, Princeton University Press, 1947, p. 132). 16 Voir J. P. Zinsser, « Mentors, the Marquise Du Châtelet and Historical Memory », Notes and Records of the Royal Society of London, 61 (2007), pp. 89-108. 17 Voir aussi à ce sujet, Frauke Böttcher, Das mathematische und naturphilosophische Lernen und Arbeiten der Marquise du Châtelet (1706-1749), Berlin-Heidelberg, Springer, 2013. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 197 Un « centre de recherche » privé Les vies de Voltaire et d’Émilie du Châtelet subissent donc un changement radical avec le déménagement à Cirey. Une symbiose s’instaure rapidement entre les deux, qui s’imposent en cette période 18 une discipline stricte, dans le but de progresser dans les domaines du savoir qui les intéressent alors les plus ; Wade n’exagère peut-être pas en définissant cette phase comme « la rééducation de Voltaire » 19 . Celui-ci paraît être rentré d’Angleterre avec un espèce de programme d’études, qui accordait la priorité à la philosophie (métaphysique) et à la physique de Newton, prévoyait l’acquisition et l’analyse de la littérature déiste critique de la Bible, et incluait aussi l’étude de quelques autres auteurs, dont il avait rapporté en France des ouvrages, vraisemblablement achetés peu avant son départ. Cirey constitue le cadre parfait pour mettre en œuvre ce programme, qui était resté en attente quelque temps. À cette époque, Voltaire et Émilie consacrent leurs matinées à l’examen des textes bibliques et de leurs critiques 20 et ils lisent et discutent autour de Newton, parfois aussi avec des amis - comme le comte Algarotti, qui démeure chez eux en 1735 et rédige ici des parties de son Neutonianismo per le dame 21 . L’inventaire de la bibliothèque de Ferney 22 , dont on doit supposer que la plupart des volumes était déjà présente dans celle de Cirey, ainsi que le 18 Nous faisons référence ici, en particulier, à la période où se consomme cette « métamorphose » d’Émilie du Châtelet, à savoir entre 1735 et fin de 1738. 19 Voir I. O. Wade, The Intellectual Development of Voltaire, Princeton, Princeton University Press, 1969, part III, pp. 253-572. 20 Pour l’historiographie classique (par exemple R. Pomeau, La religion de Voltaire, Paris, Nizet, 1969) Voltaire et Madame du Châtelet se seraient consacrés aux lectures déistes et de critique biblique pendant leurs premières années à Cirey ; cependant B.-E. Schwarzbach, qui a édité les écrits de la marquise sur le sujet (Madame Du Châtelet, Examens de la Bible, Paris, Champion, 2011) situe ces travaux dans les années 1740. 21 [F. Algarotti], Il Neutonianismo per le dame, ovvero dialoghi sopra la luce ed i colori, Napoli [i.e. Venezia], s.n., 1737. Le texte est structuré en six dialogues avec une marquise imaginaire. Le frontispice de cette édition contient l’image d’Algarotti et de Madame de Châtelet se promenant dans les jardins de la résidence de Cirey. Sur l’élaboration de la première édition de ce texte voir : M.-C. Barbetta, « Il newtonianismo per le dame di Francesco Algarotti », in G. Erle (éd.), Il limite e l'infinito. Studi in onore di Antonio Moretto, Bologna, Archetipo, 2013, pp. 121-138. 22 Voir Bibliothèque de Voltaire, éditions de l’académie des sciences de l’URSS, Moscou-Leningrad, 1961 ; une nouvelle édition plus complète de cet inventaire a été éditée par U. Kölving et A. Brown, Voltaire, ses livres & ses lectures. Catalogue électronique de sa bibliothèque et relevé de ses autres lectures, 2007. Elena Muceni 198 catalogue reconstitué des lectures d’Émilie du Châtelet 23 , conservent les traces de ces multiples activités et études. Celles-ci ont également remodelé l’architecture de la résidence de Cirey, où les deux amis-amants firent construire non seulement un théâtre, mais aussi un cabinet de physique, le premier d’Europe chez un particulier, d’après Mireille Touzery 24 . « Newton est ici le dieu auquel je sacrifie, mais j’ai des chapelles pour d’autres divinités subalternes », écrivait Voltaire à Cideville en 1736, en lui envoyant Le Mondain 25 . Peut-on supposer que parmi ces divinités subalternes - temporaires - se trouvent aussi celles qui lui ont inspiré Le Mondain, à savoir, outre Jean-François Melon, Mandeville et sa Fable of the bees ? Voltaire avait rapporté ce livre d’Angleterre, ensemble avec, entre autres, les Six Discourses On The Miracles Of Our Saviour de Thomas Woolston, tous les deux dans des éditions récentes 26 . Et comme l’ouvrage de Woolston, dont Émilie du Châtelet fait un extrait/ traduction 27 , celui de Mandeville se retrouve dans les mains de la marquise, qui commence à le traduire en 1735 (si l’on croit aux dates notées sur le manuscrit). 23 Voir A. Brown et U. Kölvig, « À la recherche des livres d’Émilie du Châtelet », in id. et Olivier Courcelle (éds.), Émilie Du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, Ferney-Voltaire, Publications du Centre international d’étude du XVIII e siècle, 2008, pp. 111-120. 24 Voir M. Touzery, « Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au XVIII e siècle », La revue pour l’histoire du CNRS, 21 (2008). 25 Voltaire to Cideville, 25 september 1736 dans Th. Besterman (éd.), Voltaire, Correspondance, vol. V, lettre D1154. 26 Les Six Discours furent publiés pendant le séjour de Voltaire en Angleterre (quatre en 1728 et deux en 1729). Voltaire possédait des copies de tous les six discours. Il est intéressant de remarquer que la traduction française de ce texte figure parmi les seize livres de sa bibliothèque sur lesquels Voltaire a annoté de sa main « livre dangereux » (voir L. L. Albina, « Les notes de Voltaire en marge des livres », Bulletin du bibliophile (1993), pp. 393-404). Concernant La Fable des abeilles, Voltaire possédait la première partie dans l’édition Tonson 1724 - la dernière disponible à son arrivée en Angleterre (voir Bibliothèque de Voltaire, cit. n° 2300 et 2301) - et la deuxième partie dans l’édition 1729. Puisque celle-ci avait déjà été publiée en 1724, on peut supposer qu’il ait voulu se procurer ce volume avant de rentrer en France. 27 Voir Thomas Woolston, Six discours sur les miracles de notre sauveur, deux traductions manuscrites du XVIII e siècle dont une de Mme Du Châtelet, éd. W. Trapnell, Paris, Champion, 2001. Cette adaptation/ traduction est souvent ignorée dans les études consacrées à l’activité d’Émilie du Châtelet comme traductrice. Elle n’est pas mentionnée par exemple par L. Gardiner, « Mme Du Châtelet traductrice », in U. Kölving et O. Courcelle (éds.), Émilie Du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, cit., pp. 167-172. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 199 Or, son adaptation des Six Discours de Woolston n’ayant pas été datée 28 , sa traduction de La Fable des abeilles, manuscrite et conservée parmi les papiers de Voltaire dans la Bibliothèque Nationale de Russie de Saint- Pétersbourg, est considérée comme le plus ancien des ecrits d’Émilie du Châtelet que l’on peut étudier. Une copie de cette traduction, ainsi qu’une copie de l’une des préfaces préparées par la marquise 29 a été transcrite et éditée par Wade en 1947 30 . Mais l’ensemble du matériel concernant cette traduction, que nous avons pu consulter au centre HWPS de l’Université de Paderborn, dessine un tableau plus articulé, qui laisse deviner une gestation du texte longue et complexe. Ce matériel comprend en effet deux copies - non autographes - de la traduction proprement dite, qui s’interrompent au même point (correspondant au remark L de la Fable of the bees); mais aussi quatre « préfaces du traducteur », dont trois similaires et une dont le texte diffère d’une manière plus évidente 31 . 28 L’éditeur de ce texte, William Trapnell, n’avance pas d’hypothèses à cet égard. Si l’on adopte la proposition de B.-E. Schwarzbach concernant les manuscrits conflués dans les Examens de la Bible (cit.) - qui auraient été rédigés dans les années 1742-1745 - on pourrait supposer que la traduction/ adaptation des Six Discours se situe également dans les années 1740. En suivant la critique plus ancienne (voir en particulier R. Pomeau, La Religion de Voltaire, cit.) nous sommes enclins à penser que la marquise et Voltaire se sont consacrés à ces études pendant les premières années à Cirey et supposons ainsi que ce « résumé » des Six Discours soit contemporain (entre juin 1735 et fin 1738) de la traduction de La Fable des abeilles. 29 Cette même préface a été traduite en anglais et éditée par J. P. Zinsser ; voir Émilie du Châtelet, Selected Philosophical and Scientific Writings, id (éd.), Chicago- London, The University of Chicago Press, 2009, p. 44-51. 30 Voir I. O. Wade, Studies on Voltaire with Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, Princeton, Princeton University Press, 1947, pp. 131-187. 31 Pour des raisons d’accessibilité, pour citer ce document nous nous référerons à la transcription éditée par Wade, qui se rapporte à une des deux copies de la traduction et à une des quatre copies de la « préface du traducteur » ; nous citerons le manuscrit seulement pour présenter un extrait de la première version de la préface - dont on n’a pas de transcription à l’heure actuelle. Nous signalons néanmoins que la copie de la traduction transcrite par Wade n’est pas la plus récente, comme le montrent les corrections en marge, que la deuxième copie intègre dans le texte. Cette transcription a été partiellement normalisée et ne respecte pas la ponctuation originale. Elena Muceni 200 Une simple traduction ? Une entrée de service dans la République des lettres (de langue française) Comme nous l’avons montré dans une précédente étude 32 , si la date affichée sur le manuscrit de La Fable des abeilles situe le début de la traduction en 1735, les références internes présentes dans les commentaires originaux 33 permettent d’affirmer que ce travail n’avait pas encore été « archivé » en 1738 34 . Cela suggère qu’Émilie du Châtelet a attribué une certaine importance à cette traduction - commencée peut-être comme un exercice pour améliorer son anglais 35 . C’est ce que confirment ses quatre préfaces, qui interrogent davantage le chercheur du fait qu’elles ont été composées « avant » ou « pendant » le travail de traduction, et non pas « après », comme d’ordinaire 36 . Pourquoi donc cette traduction, à laquelle l’historiographie n’accorde pas une importance particulière, aurait-t-elle retenu toute cette attention de la part d’Émilie du Châtelet ? Ne s’agit-il pas au fond d’une simple traduction ? Les multiples ébauches de préface que la marquise a imaginées pour cette traduction - qu’elle a peut-être envisagé de publier, à un certain moment - offrent des éléments de réponse à cette question. La raison de 32 E. Muceni, « Lost in translation ? New insights on Émilie du Châtelet´s La Fable des abeilles » à paraître dans les actes du Colloque international « Émilie Du Châtelet », Paris, 17-18 novembre 2017. 33 Du Châtelet « s’approprie » du texte de Mandeville en introduisant dans sa traduction, parfois très libre, des commentaires originaux où elle corrige avec ses considérations personnelles les affirmations de l’auteur. 34 Nous avons proposé de dilater le temps de ce travail par rapport à l’hypothèse classique, qui le situe en 1735 (voir I. O. Wade, Voltaire and Madame du Châtelet, an Essay on the Intellectual Activity at Cirey, Princeton, Princeton University Press, 1941, pp. 23-26 ; J. P. Zinsser, «Entrepreneur of the “Republic of Letters” : Emilie de Breteuil, Marquise Du Châtelet, and Bernard Mandeville’s Fable of the Bees », French Historical Studies, 25 (2002), pp. 595-624, p. 615) en raison de la présence, dans une section de commentaire, d’une référence à un article de Voltaire (les Observations sur Messieurs Jean Law, Melon et Dutot sur le Commerce et sur le luxe) composé en 1738. Le texte de la traduction de la Fable a donc dû être encore retravaillé au cours de cette année. 35 L’usage de la traduction pour l’apprentissage d’une langue étrangère était une pratique courante à l’époque. Voir D. Soulard, « L'œuvre des premiers traducteurs français de John Locke : Jean Le Clerc, Pierre Coste et David Mazel », XVII e siècle, 253 (2011) pp. 739-762 et L. Simonutti, « Locke : tradurre e abusare », Chromos, 12 (2007), pp. 1-15. 36 Nous apportons des hypothèses sur les raisons de l’abandon de ce travail dans l’étude déjà citée « Lost in translation ? » Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 201 cette emphase n’est pas à rechercher, à notre avis, ni dans l’auteur traduit, Mandeville, qu’Émilie du Châtelet admire mais dont elle n’approuve pas plusieurs thèses 37 , ni dans l’ouvrage lui-même, dont elle évite de traduire le poème initial (la Fable proprement dite) et qu’elle délaisse une fois terminés les chapitres qui pouvaient stimuler son intérêt. D’ailleurs, après ce travail isolé, Émilie du Châtelet ne reviendra plus sur Mandeville, ni sur les sujets touchés par la Fable qui se retrouvent en revanche à plusieurs reprises dans l’œuvre de Voltaire, le vrai passionné de l’auteur anglo-hollandais 38 (dont il acquit aussi les Pensées libres) 39 , et donc probablement l’instigateur de cette traduction. Mais où réside donc l’intérêt de Madame du Châtelet pour ce travail, auquel elle se consacre sporadiquement, mais qu’elle n’abandonne pas définitivement au moins jusqu’à la fin de 1738 - quand elle le montre encore, comme nous allons le voir, à Françoise de Graffigny ? Nous croyons que la réponse soit à rechercher dans la traduction elle-même, c’est-à-dire dans l’activité de traduire un genre de texte « de raisonnement » 40 - une activité à laquelle Émilie du Châtelet se consacrera à nouveau, et avec plus de zèle, dans les dernières années de sa vie, pour léguer à la postérité une version française des Philosophiae Naturalis Principia mathematica de Newton 41 . 37 Si Émilie du Châtelet définit Mandeville « le Montagne [sic] des Anglois a cela pres quil a plus de methode, et des idées plus saines des choses, que Montagne » (Préface du traducteur, cit. p. 137) ; elle déclare néanmoins : « Je n’ay point pour mon autheur le respect idolatre de tous les traducteurs. J’avoüe quil est assés mal ecrit en anglais, et quil est quelques fois plein de longueurs, et quil passe quelques fois le but […] il avance plusieurs choses qui ne sont pas vraies qui pouroient estre dangereuses. J’ay eü soin de mettre un correctif a ces endroits afin dempecher quils nayent des suites dangereuses » (idem). En effet, dans plusieurs passages la traductrice « corrige » Mandeville en remplaçant les opinions de l’auteur par des affirmations totalement opposées. 38 Sur l’influence de Mandeville sur Voltaire voir A. O. Aldridge, « Mandeville and Voltaire », in I. Primer (éd.) Mandeville Studies, Dordrecht, Springer, 1975, pp. 142-156 ; E. Muceni, « Mandeville and France, the reception of the Fable of the bees in France and its influence on the French Enlightenment », French Studies 69 (2015), pp. 449-461. 39 Pensées libres sur la religion, l’église et le bonheur de la nation, Amsterdam, Honoré, 1738 (voir Bibliothèque Voltaire, cit., n° 2302). Cette traduction française des Free Thoughts, réalisée par Justus van Effen, avait été publiée en 1722. Puisque Voltaire acquit l’édition de 1738, on peut avancer l’hypothèse que son intérêt pour d’autres ouvrages de Mandeville ait été alimenté par la lecture de la Fable. 40 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, dans I. O. Wade, Studies on Voltaire, cit., p. 133. 41 [Isaac Newton], Principes mathématiques de la philosophie naturelle, traduits par Mme du Châtelet, Paris, Desaint & Saillant, 1759. Cette traduction a été publiée Elena Muceni 202 Traduire un ouvrage tel La Fable des abeilles, signifie en effet pour une femme française du début du XVIII e siècle s’avancer dans des domaines, ceux de la philosophie et des sciences, réservés aux hommes. Cette perception de la traduction d’ouvrages philosophiques comme une « intrusion » dans un territoire normalement interdit au genre féminin est aussi manifestée par d’autres femmes contemporaines s’étant essayées à traduire ce genre de textes 42 . On peut remarquer que dans ces autres cas le paratexte joue également un rôle essentiel, en tant qu’espace pour justifier l’« hubris » - ou l’ « ambition » 43 - sous-jacent à l’initiative de traduire ce genre de littérature, mais aussi comme opportunité pour revendiquer la dignité de l’intellect féminin. Les énigmatiques préfaces de Madame du Châtelet à sa Fable des abeilles, rédigées, comme on l’a dit, avant l’achèvement de la traduction, paraissent dictées plus par l’exigence de communiquer un message en tant qu’« auteur d’une traduction », plutôt que de donner des précisions sur le texte de Mandeville et sur les choix de traduction. Émilie du Châtelet offre dans ces paratextes plusieurs indices qui portent à interpréter ce travail comme sa tentative de briser une « barrière » (c’est le terme qu’elle utilise) et s’introduire « humblement » 44 dans un posthume, dix ans après le décès de Madame du Châtelet. Le manuscrit de la traduction, qui présente plusieurs variantes par rapport à la version imprimée, a été récemment édité : M. Toulmonde (éd.), Isaac Newton & Émilie du Châtelet, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Ferney-Voltaire, Publications du Centre international d'étude du XVIII e siècle, 2015. 42 Le cas de Giuseppa Eleonora Barbapiccola est particulièrement emblématique à cet égard. Sa traduction italienne des Principes de la philosophie de Descartes (I Principi della filosofia di Renato Des-Cartes, Tradotti dal francese col confronto del latino in cui l'autore gli scrisse da Giuseppa Eleonora Barbapiccola tra gli Arcadi Mirista, Torino, Mairesse, 1722), comporte une préface remarquable, où l’auteure offre un tableau historique des femmes, anciennes et modernes, ayant marqué la culture grâce à leurs contributions en philosophie et la littérature. 43 Voir E. Badinter, Mme du Châtelet, Mme d’Épinay ou l’ambition féminine au XVIII e siècle, Paris, Flammarion, 2006, première partie. La chercheuse a également consacré une étude à la question de l’« ambition intellectuelle » au XVIII e siècle , c’est-à-dire au désir de se distinguer pour ses mérites intellectuels et scientifiques et d’être reconnu par les pairs (E. Badinter, Les passions intellectuelles tome I : le désir de gloire, Paris, Fayard, 1999), où elle prend cependant comme exemples principaux Maupertuis et D’Alembert. 44 Judith P. Zinsser, dans son article « Entrepreneur of the Republic of Letters : Emilie de Breteuil, Marquise Du Châtelet, and Bernard Mandeville’s Fable of the Bees », French Historical Studies, 25 (2002), pp. 595-62, met l’accent sur la revendication par Madame du Châtelet du rôle du traducteur comme celui d’un « entrepreneur » - à savoir rôle de premier rang dans la République des lettres. Nous croyons que le terme « negociant » utilisé par Madame du Châtelet et que Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 203 domaine, celui du « raisonnement » et de la pensée, qui n’était pas considéré « approprié » aux femmes. Voici ses mots : Cependant tout mediocre que soit ce genre de littérature [la traduction], on trouvera peutestre encor quil est bien hardi a une femme d’y pretendre. Je sens tout le poids du preiugé qui nous exclud si universellement des sciences, et cest une des contradictions de ce monde, qui m’a touiours le plus etonnée, car il y a des grands payis, dont la loy nous permet de regler la destinée, mais, il ny en a point ou nous soyions elevées a penser. Une reflexion sur ce preiugé, qui est assés singuliere c’est que la comedie est la seulle profession qui exige quelque etude, et quelque culture d’esprit, dans laquelle les femmes soient admises, et cest en mesme tems la seulle qui soit declarée infame. Qu’on fasse un peu reflection pourquoy depuis tant de siecles, iamais une bonne tragedie, un bon poëme, une histoire estimée, un beau tableau, un bon livre de physique, n’est sorti de la main des femmes ? Pourquoy ces creatures dont l’entendement paroit en tout si semblable a celuy des hommes, semblent pourtant arrestées par une force invincible en deça de la bariere, et quon men donne la raison, si l’on peut. 45 Ne pourrait-on pas interpréter cette traduction inachevée d’un ouvrage de « raisonnement », comme le premier pas d’Émilie du Châtelet pour réparer cette injustice ? À la lumière des activités de la marquise dans les premières années à Cirey les mots de cette préface s’avèrent presque prophétiques. Dès Judith Zinsser a traduit par « entrepreneur » est à interpréter différemment, à savoir comme l’admission de l’humilité d’un rôle qui ne nécessite pas d’un « talent créateur ». Les passages, dans la préface, qui précèdent cette réflexion sur les traducteurs paraissent confirmer cette lecture : « Ceux qui ont recû de la nature un talent bien decidé, n’ont qua se laisser aller a l’impulsion de leur genie, mais il est peu de ces ames, quelle conduit par la main, dans le champ qu’elles doivent defricher, ou embélir. Il est encor / moins de ces genies sublimes, qui ont en eux le germe de tous les talents […] ». Après avoir parlé de ceux qui, doués d’un génie plus médiocre, compilent des dictionnaires et rédigent des journaux, elle continue « Je scais que cest rendre un plus grand service a son pays ; de luy procurer des richesses, tirées de son propre fonds, que de luy faire part des decouvertes etrangeres […] Mais il faut tacher de faire valoir le peu qu’on a receu en partage […] Les traducteurs sont les négocians de la republique des Lettres, et ils meritent du moins cette louange, quils sentent et connoissent leurs forces, et quils n’entrepreinent point de produire d’euxmesmes, et de porter un fardeau sous lequel ils succomberoient ». Elle conclut : « ainsi quoy quil soit vrai de dire qu’une bonne traduction demande de l’application et du travail, il est certain cependant que la meilleure est un ouvrage tres mediocre » (Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 131, 132, 133, 135). 45 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 135. Elena Muceni 204 qu’elle rejoint Voltaire, elle s’engage dans un travail intellectuel frénétique 46 qui paraît une tentative de démolition systématique de cette « barrière ». Entre juin 1735 et la fin 1738/ début 1739 (tandis qu’elle est aussi engagée sur une cause judiciaire concernant sa famille) 47 elle se consacre parallèlement à la traduction de la Fable, à celle (si notre hypothèse de datation est exacte) des Discours de Woolston, à la lecture de textes de critique biblique (Calmet en particulier) 48 , à aider Voltaire dans la composition des Éléments de la philosophie de Newton (1738) 49 et de l’Essai sur la nature et la propagation du feu et rédige sa propre Dissertation sur la nature et la propagation du feu 50 . Elle réalise également un Abrégé de l'optique de mr Newton 51 , avant de composer son Essai sur l’optique 52 et ébauche une Grammaire raisonnée 53 . 46 Françoise de Graffigny (dont nous parlerons plus amplement par la suite) écrit dans sa correspondance que pendant son séjour à Cirey (décembre 1738 février 1739) Madame du Châtelet travaillait sans cesse, et ne s’accordait que deux heures de sommeil par nuit. 47 U. Kölvig a reconstruit les phases de ce procès dans sa communication « Du Châtelet contre Hoensbroeck : un procès fleuve arbitré par Voltaire » ; colloque Émilie Du Châtelet, Paris, 17-18 novembre 2017. 48 Notamment le Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible. 49 Voir A. Brown, « ‘Minerve dictait et j'écrivais’ : les archives Du Châtelet retrouvées », Cahiers Voltaire, 11 (2012), pp.7-26. 50 Voltaire et Madame du Châtelet composèrent ces essais en réponse à un appel lancé par l’Académie des Sciences pour l’année 1738. Puisque l’échéance pour l’envoi des essais était le mois de septembre 1737, la composition de ces textes doit être située en cette même année. Madame du Châtelet a travaillé à son essai à l’insu de Voltaire, qui découvrit cela seulement en 1738. Les deux travaux ne reçurent pas de prix, mais furent publiés dans un Recueil des Pièces qui ont Remporté le Prix de l’Académie Royale des Sciences, Paris, Imprimerie Royale, 1739. Celui de la marquise fut ensuite réimprimé : Dissertation sur la Nature et la Propagation du Feu, Paris, Prault Fils, 1744. 51 Ce manuscrit fait partie des documents d’Émilie du Châtelet mis aux enchères par Christie’s en 2012, actuellement indisponibles aux chercheurs ; il s’agit de quatre manuscrits de travail, y compris une copie de l’Essai sur l’optique (voir note suivante). Ils ont été datés vers 1738-1739. 52 Le quatrième chapitre de ce manuscrit - conservé à la Bibliothèque Nationale de Russie - a aussi été transcrit par I. O. Wade (Studies on Voltaire with Some Unpublished Papers of Mme du Châtelet, cit.). Une version intégrale du manuscrit a été retrouvée récemment par le Professeur Fritz Nagel à Basel et a été éditée en ligne par B. Gessell, F. Nagel et A. Janiak (voir : Essai sur l’Optique : The Basel Manuscript. Project Vox. Durham, NC : Duke University Libraries, 2017. http: / / projectvox.org/ du-chatelet-1706-1749/ texts/ essai-sur-loptique). Johann II Bernoulli aurait emporté avec lui une copie de ce texte en quittant Cirey au début Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 205 Outre tout cela, elle écrit ce « bon livre de physique » jamais « sorti de la main d’une femme » 54 , les Institutions de physique 55 , publiées en 1740, mais dont la version originale du premier volume était vraisemblablement achevée en septembre 1738 56 . Traduction et légitimation de la « femme savante » 57 La traduction de La Fable des abeilles - dont une version française sera publiée qu’en 1740 58 - revêt donc certainement une importance particulière pour Émilie du Châtelet et représente à elle-même à la fois une apologie pour soi et pour son sexe. Elle conclut en effet sa préface en affirmant : J’avoüe qu’ayant eu la temerité d’entreprendre cette ouvrage, iay celle de desirer d’y reussir. Je me crois d’autant plus obligée d’y donner tous mes soins que le succés seul peut me iustifier. Il faut du moins que l’iniustice que les hommes ont eu de nous exclure des sciences, nous serve a nous empecher de faire de mauvais livres. Tachons d’avoir cet avantage sur eux, de 1739 ; voir Fritz Nagel, « Sancti Bernoulli orate pro nobis. Émilie du Châtelet’s Rediscovered Essai sur l’optique and Her Relation to the Mathematicians from Basel », dans R. Hagengruber (éd.), Émilie du Châtelet between Leibniz and Newton, Dordrecht, Springer, 2012, pp. 96-112. 53 Trois chapitres manuscrits de ce texte se trouvent dans la Bibliothèque Nationale Russie. Ils ont été aussi transcrits par Ira Owen Wade (Studies on Voltaire, cit.). Ils ont été datés vers 1736. 54 A vrai dire, son nom ne paraîtra sur l’ouvrage que deux ans plus tard, dans une édition prétendue d’Amsterdam (Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1742). 55 [Émilie du Châtelet], Institutions de Physique, Paris, Prault Fils, 1740. Parmi les études consacrées à cet ouvrage, l’une des plus complètes et des plus récentes est celle d’A. Reichenberger, Émilie du Châtelets Institutions physiques. Über die Rolle von Prinzipien und Hypothesen in der Physik, Wiesbaden, Springer, 2016. 56 L’approbation de Pitot pour les Institutions de physique est datée septembre 1738. L’impression de cette version aurait été suspendue à la demande de la marquise qui aurait voulu introduire des corrections « leibnitziennes » à ce manuel de physique newtonienne. Voir R. Locqueneux, « Les Institutions de physique de Madame Du Châtelet ou d'un traité de paix entre Descartes, Leibniz et Newton », Revue du Nord (312), 1995, pp. 859-892. 57 Cette expression, que nous utilisons ici de manière abstraite, renvoie naturellement à la comédie homonyme de Molière, qui s’avère d’ailleurs significative du jugement qui gravait sur ce modèle féminin en France à la fin du XVII e siècle. 58 Voir E. Muceni, « Le poison et l’antidote : Mandeville et la connexion suisse », Rivista di storia della filosofia, 3 (2016), pp. 455-475. Elena Muceni 206 et que cette tyranie soit une heureuse necessité pour nous, de ne leur laisser que nostre nom a condamner dans nos ouvrages 59 . Quelques décennies plus tôt, dans un moment où le débat autour du rôle des femmes dans la société était particulièrement vif 60 , une autre Française avait essayé et réussi à fêler cette « barrière » de genre en atteignant une forme, sinon de gloire, de reconnaissance dans la République des lettres pour ses mérites intellectuels : Anne Le Fèvre Dacier 61 . Dans les années 1670, cette femme protestante (ensuite converti au catholicisme), fille d’un éminent philologue 62 , avait édité plusieurs ouvrages Ad Usum Delphini, appréciés par le public. Elle atteignit ensuite une grande notoriété pour ses traductions du grec et du latin, parmi lesquelles figurent les poèmes de Sappho, les comédies de Plaute, Aristophane et Térence, mais aussi des projets majeurs, tels des traductions en prose de l’Iliade et de l’Odyssée. En vertu de ces œuvres, à la fois très réputées et controversées 63 , Anne Le Fèvre Dacier devint très célèbre dès son vivant et sa figure fut adoptée 59 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, dans I. O. Wade, Studies on Voltaire, cit., p. 131. 60 Il ne faut pas oublier qu’en arrière-plan de nos analyses se trouve le débat - qu’Émilie du Châtelet ne mentionne pourtant pas - sur la place des femmes dans la société et sur leurs capacités, connu comme la « querelle des femmes ». De nombreux travaux existent sur ce sujet ; nous suggérons en particulier le volume édité récemment par D. Haase-Dubosc et M.-É. Henneau (éds.), Revisiter la « querelle des femmes », vol. 2 : Discours sur l'égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2013. 61 Il est possible qu’Émilie du Châtelet ait connu personnellement Anne Dacier, qui fréquentait à Paris le salon de la Marquise de Lambert. 62 Née en 1647, Anne Dacier était la fille Tanneguy Le Fèvre, professeur de Grec à l’académie protestante de Saumur. À la mort de son père, en 1672 elle s’installa à Paris avec son deuxième époux, le philologue André Dacier, sous la protection de Pierre-Daniel Huet - à l’époque sous-précepteur du dauphin. Sa carrière de philologue commença avec des éditions annotées ad usum Delphini qu’elle fut chargée de préparer. Sa réputation s’affirma rapidement dans l’Europe savante, grâce à ces éditions aussi bien qu’à ses traductions. Sur Anne Dacier voir E. Itti, Madame Dacier : femme et savante du Grand Siècle (1645-1720), Paris, L’Harmattan, 2012 ; M. Bastin-Hammou, « Anne Dacier et les premières traductions françaises d'Aristophane : l’invention du métier de femme philologue », Littératures classiques, 72 (2010), pp. 85-99 ; G.-S. Santangelo, Madame Dacier, una filologa nella ‘crisi’ (1672-1720), Roma, Bulzoni, 1984 ; F. Farnham, Madame Dacier, Scholar and Humanist, Monterey, Angel Press, 1976. 63 Voir L. F. Norman, « La Querelle des Anciens et des Modernes, ou la métamorphose de la critique », Littératures classiques, 86 (2015), pp. 95-114 ; É. Foulon, « La critique de l’Iliade d’Anne Dacier dans l’Iliade d’Alexander Pope », Littératures classiques, 72 (2010), pp. 157-192 ; A.-M. Lecoq (éd.), La Querelle des Anciens et des Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 207 comme celle d’un archétype de « femme savante », désigné comme modèle, tant par des femmes 64 que par des hommes de lettres, tels Pierre Bayle 65 et Johann Christoph Gottsched 66 . À ce propos, il est aussi emblématique que Gilles Ménage (ancien ami de son père) lui ait dédié son manifeste de légitimation, pour ainsi dire, de la « femme savante », l’Historia Mulierum Philosopharum (1690) 67 . Bien qu’elle n’ait pas traduit d’ouvrages scientifiques et philosophiques, Anne Le Fèvre Dacier est entrée dans l’imaginaire des contemporains comme l’exemple d’une femme ayant réussi à s’introduire, à travers la philologie et la traduction érudite, dans un domaine où les femmes - en France en tout cas - n’étaient généralement pas représentées. Émilie du Châtelet aussi se souvient d’elle dans un passage de la première ébauche de sa préface - supprimé dans les versions successives. Bien que moins élogieuse envers elle (peut-être par jalousie) que les auteurs que nous venons de mentionner, la marquise évoque la célèbre traductrice ensemble avec Madame des Houlières 68 , en tant que : Modernes, Paris, Gallimard, 2001 ; N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968. 64 Par exemple par la Marquise de Lambert, qui la cite comme « modèle féminin » en particulier dans ses Réflexions nouvelles sur les femmes (Paris, Breton, 1727) et dans l’Avis d’une Mère à son fils et à sa fille (Paris, Ganeau, 1728). 65 Dans les Nouvelles de la République des lettres, en particulier, en commentant les éditions Ad Usum Delphini, Bayle parle d’Anne Dacier comme d’une savante illustre, qui a « hautement vaincu » le genre masculin, « puisque dans le temps que plusieurs hommes n’ont pas encore produit leur auteur, elle en a publié trois » (Nouvelles de la République des lettres, octobre 1684, article IV, p. 23). 66 Notamment dans le périodique qu’il éditait avec sa femme Louise Die Vernünftigen Tadlerinnen. À travers le rédacteur fictif « Phylis », Gottsched définit Anne Dacier un « mur défensif du sexe féminin contre ses ennemis », ainsi qu’un exemple à suivre (« Vormauer unsers Geschlechts gegen seine Feinde und zugleich aber ein Sporn für unsere Mitschwestern werden ihrem exempel so viel als möglich ist, zu folgen » (Die vernünftigen Tadlerinnen, erste Teil, Hamburg, Conrad König, 1748, p. 348). 67 Aegidio Menagio, Historia mulierum philosopharum, Lugduni, Anisson-Posuel- Rigaud, 1690. 68 Antoinette de Lafon de Boisguérin des Houlières (1634 ? -1694) a été une femme de lettres très célèbre parmi les contemporains. Auteur de poèmes, de tragédies et d’idylles, elle fut élue, première femme française, dans l’académie des Ricovrati et dans l’académie d’Arles. Elena Muceni 208 exemple de celles qui/ ont surmonté tous les prejuigéz pour/ entrer dans la cariere […] on a vû une madame dacier/ une madame des houlieres ne se point/ faire une honte de penser […] 69 . La figure d’Anne Dacier est bien présente dans l’esprit des aristocrates françaises du début du XVIII e siècle ; et celles qui, pour des vicissitudes existentielles particulières, perçoivent comme insoutenable « le poids du preiugé qui nous exclud si universellement des sciences », savent que la traduction peut être un instrument pour briser la « barrière ». Émilie du Châtelet mentionne ces circonstances dans ses préfaces à La Fable, qui contiennent des éléments autobiographiques inédits (et inappropriés pour l’époque) pour ce genre de paratexte. Ces pages deviennent ainsi un témoignage du début de sa métamorphose en « femme savante », voire en « femme philosophe » - qui commence au moment où elle réalise d’être « une créature pensante ». La marquise livre cet aveu dans le paratexte qui commence par la confession suivante : Depuis que i’ay commencé a vivre avec moy, et a faire attention au prix du tems a la brieveté de la vie, a l’inutilité des choses auxquelles, on la passe dans le monde, ie me suis étonnée d’avoir eu un soin extreme de mes dents, de mes cheveux, et d’avoir negligé mon esprit et mon entendement 70 . Plus loin, la considération personnelle se transforme en une réflexion « de genre » : Je suis persuadée que bien des femmes ou ignorent leurs talents, par le vice de leur education, ou les enfoüissent par preiugé, et faute de courage dans l’esprit. Ce que i’ay eprouvé en moy, me confirme dans cette opinion. Le hazard me fit connoitre de gens de lettres, qui prirent de l’amitié pour moy, et ie vis avec un etonnement extreme, quils en faisoient quelque cas. Je commençai alors a croire alors que i’etois une creature pensante. Mais ie ne fis que l’entrevoir, et le monde, la dissipation, pour lequels seuls ie me croyois née, emportant tout mon tems et toute mon ame, ie ne l’ay crû bien serieusement, que dans un age ou il est encor tems de devenir raisonable, mais ou il ne l’est plus d’acquerir des talents. Cette reflection ne m’a point decouragée. Je me suis encor trouvée bien heureuse d’avoir renoncé au milieu de ma course aux choses frivoles, qui occupent la plus part des femmes toute leur vie, voulant donc employer ce qui m’en reste a cultiver mon ame […] 71 . 69 Manuscrit : Préface du traducteur, National Library of Russia, Voltaire Collection, Vol. IX, f. 222 recto. 70 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 131. 71 Ibid., p. 136. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 209 Le manuscrit de cette préface portant la date 1735, il s’agit du témoignage de la « conversion intellectuelle » d’une femme de 29 ans. « C’étaient de belles crasseuses que les Atenaïs et les autres bégueules si renommées ». La Fable des abeilles d’Émilie du Châtelet est le manuscrit inachevé d’une traduction trop libre, intercalée par des commentaires originaux, et qui présente parfois des fautes très naïves. Il est toutefois un document qui témoigne d’un moment déterminant dans le développement intellectuel de son auteure ; par le biais d’une traduction, elle commence sa métamorphose en « femme des lumières ». Or, cette transformation n’est pas seulement personnelle, car son issue, comme dans le cas d’Anne Dacier, a acquis une valeur archétypique aux yeux des contemporains. Il est difficile de déterminer qui, outre Voltaire, a pu lire le manuscrit (ou plutôt les manuscrits) de la traduction de la Fable de la marquise à l’époque de sa composition. Dans la correspondance qui nous reste, Émilie du Châtelet évoque ce travail seulement dans une lettre qu’elle adresse à Algarotti en 1736 72 , mais rien ne permet d’affirmer que le gentilhomme vénitien ait lu ces pages. Les documents à notre disposition attestent un seul lecteur direct certain (et un par interposition) 73 : Françoise de Graffigny. Celle-ci était liée à Émilie du Châtelet d’un rapport plus ou moins amical 74 et a séjourné à Cirey entre la fin de 1738 et le début de 1739 75 . Pendant ces semaines, elle a entretenu une correspondance serrée avec son ami François- 72 Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil marquise du Châtelet-Lomont to Francesco Algarotti, Cirey, 20 [April 1736], in Voltaire, Correspondance, cit., III, p. 433. 73 A savoir le destinataire de la lettre de Françoise de Graffigny qui contient des passages tirés de la traduction de Madame du Châtelet, François Antoine Devaux. 74 Voltaire et Émilie du Châtelet avaient rencontré Madame de Graffigny à la cour de Lorraine en mai 1735 ; quand ils lui offrent de l’accueillir chez eux, elle n’avait pas d’endroit pour se loger, suite à la dissolution de la cour de Lorraine passée dans les mains de Stanislas Leszczynski. Dans ses lettres à Devaux, elle se plaint de son appartement dans le château ainsi que des habitudes de ses hôtes. Quand elle sera injustement accusée d’avoir envoyé en cachette la copie d’un chant la Pucelle de Voltaire à Devaux - accusation qui la poussa à quitter Cirey - Émilie du Châtelet lui avoue de n’avoir jamais nourri de sentiments d’amitié à son égard ; voir Madame de Graffigny à Devaux [19 janvier 1739], in A. Dainard et E. Showalter (éds.), Correspondance de Madame de Graffigny, Oxford, Voltaire Foundation, 1985-2016, 15 vols., vol. 1 (1985), lettre 80, p. 288. 75 Précisément du 3 décembre 1738 au 11 février 1739. Elena Muceni 210 Antoine Devaux, alias Panpan, à qui elle raconte tout ce qu’elle fait et voit, sans épargner des détails sur la vie privée de ses hôtes. Elle écrit à Devaux aussi à propos de cette traduction de la Fable - dont elle recopie même certains passages dans une longue lettre écrite le jour de Noël 1738. Je ne t’ecrivis pas hier, mon ami parce que j’eu d’autres occupation, dont je ne puis te rendre compte ; elles etoient bien agreable. C’etoit des lectures, entre autres une traduction englaise de la Belle Dame, qui est admirable. Surtout la prefface du traducteur, qui ne lui a couté qu’une heure, est une chose surprenente. Notre sexe devroit lui élever des autels. C’estoit de belle crasseuse que les Attenais et ces autres begueules si renommées. Ah, quelle femme ! que je suis petite ! Si ma diminution s’etendoit sur le corps, je passerois par le trou d’une cerure 76 . Dans ce commentaire élogieux, Madame de Graffigny compare Émilie du Châtelet à la fois à elle-même (« Ah quelle femme ! que je suis petite ! »), à cette mystérieuse « Attenais » et aux « autres bégueules » - terme péjoratif, que Françoise de Graffigny utilise plusieurs fois dans sa correspondance pour indiquer quelqu’un dépourvu de talent qui se donne de grands airs. Les notes explicatives relatives à cette lettre de Madame de Graffigny fournies par les éditions critiques de sa correspondance et par l’édition anglaise de fragments d’Émilie du Châtelet 77 , sont unanimes à propos de l’identité de cette « Attenais » : il s’agit selon Eugène Asse (1883), English Showalter (1985) et Judith Zinsser (2009) d’« Aténaïs Eudoxie (vers 395-460), impératrice byzantine, femme de Théodore II, célèbre pour sa beauté, son savoir, sa ferveur chrétienne et ses poésies » 78 . Cette identification nous paraît cependant inexacte et anachronique. En effet, il est tout de moins improbable que Madame de Graffigny, dont English Showalter a montré qu’elle n’a maîtrisé la lecture et l’écriture qu’à l’âge de quinze ou seize ans 79 , se réfère dans la lettre écrite à son jeune 76 Madame de Graffigny à François-Antoine Devaux [25 décembre 1738] dans A. Dainard et E. Showalter (éds.), ibid, lettre 67, pp. 243-249, p. 245. Cette lettre est également citée, avec une orthographe différente (normalisée) in Th. Besterman (éd.), Voltaire, Correspondance, vol. V, pp. 469-472 (lettre D 1708) et dans Madame de Graffigny, Lettres, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 123. 77 Qui cite aussi des lettres relatives aux documents présentés ; voir Émilie du Châtelet, Selected philosophical and scientific writings, cit., p. 42. 78 A. Dainard et E. Showalter (éds.), Correspondance de Madame de Graffigny, cit., vol. 1 (1985), note 7, p. 248. 79 Voir E. Showalter, Françoise de Graffigny : Her Life and Works, SVEC, Oxford, 2004. Françoise de Graffigny a eu aussi - comme le montre Showalter - des vicissitudes conjugales très malheureuses qui l’ont retenue loin des préoccupations intellectuelles aussi dans la maturité. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 211 ami 80 à cette figure historique, absente d’ailleurs dans la principale « source d’érudition » pour les femmes (et les hommes) au début du XVIII e siècle, le Dictionnaire historique et critique de Bayle 81 . Il est aussi peu logique que, dans son affirmation, elle fasse l’éloge des mérites intellectuels d’Émilie du Châtelet au détriment de la figure d’une femme renommée pour sa culture. Nous croyons en revanche que celle à laquelle Françoise de Graffigny fait référence ici, soit une autre Athénaïs, qui était encore bien présente à l’esprit et à la mémoire des femmes françaises sous le règne de Louis XV : nous parlons de la plus célèbre des maîtresses en titre de Louis XIV, la « grande sultane », Athénaïs de Montespan 82 . Connue pour sa beauté « incomparable » ainsi que pour ses vertus de manipulatrices, en tant que favorite du roi pour près de treize ans 83 , Athénaïs de Montespan a joué ce rôle de pouvoir, qui représentait l’ambition « naturelle » pour beaucoup des femmes aristocrates qui peuplaient Versailles. Puisque la cour était à l’époque une véritable scène publique, dont les protagonistes étaient comme des vedettes de nos jours, il serait compréhensible que Madame de Graffigny pense à « cette » Athénaïs, qui a revêtu dans un certain sens la « charge » la plus haute pour une femme en France 84 . Or, les femmes de Versailles étaient des figures qui exerçaient une grande influence autour d’elles pour ce qui concerne le goût, la mode, l’étiquette, les comportements. Elles étaient en quelque sorte ce qu’on appelle aujourd’hui des influencers. Or, dans cet ensemble, celles qui rayonnaient le plus en devenant ainsi l’incarnation d’un véritable idéal, ou modèle féminin, étaient précisément les favorites, parce qu’elles représentaient un exemple réussi, capable de susciter l’envie ou la simulation des autres femmes 85 . Il n’est pas invraisemblable que l’ensemble des « bégueules si renommées » auquel pense Madame de Graffigny inclue une Louise de la Vallière 86 , mais aussi une Madame de Maintenon, « femme pieuse » opposée à Madame de Montespan, mais toujours réputée princi- 80 Qui avait 26 ans en 1738. 81 Athénaïs Eudoxie est citée en revanche par Gilles Ménage dans son Historia mulierum philospharum, cit. Nous excluons cependant, tant en raison de l’éducation reçue par Françoise de Graffigny, qu’en raison du sens de son affirmation qu’elle se réfère à cette figure historique. 82 Voir M. Decker, Madame de Montespan la grande sultane, Paris, Perrin, 1985. 83 Elle a donné au roi aussi sept enfants, dont six ont été légitimés. 84 Et qui est disparue en 1707, quand Madame de Graffigny (en Lorraine) avait douze ans. 85 Voir par exemple A. Maral, Femmes de Versailles, Paris, Perrin, 2016. 86 Qui avait été la favorite de Louis XIV avant Madame de Montespan. Elena Muceni 212 palement pour ses agréments physiques et rappelée comme une intrigante et une manipulatrice 87 . Or, toutes ces femmes qui entre la fin du XVII e et le début du XVIII e siècle incarnent l’idéal féminin pour une large partie de l’aristocratie française, paraissent d’un coup à Françoise de Graffigny de « belles crasseuses » comparées à Émilie du Châtelet - c’est-à-dire des personnes « grossières » 88 , incultes, ignorantes, sans politesse. Face à ces « bégueules » sans qualités et sans intelligence et pourtant si renommées, Madame de Graffigny, qui vient de lire la préface à la Fable pour laquelle « notre sexe devrait […] élever des autels » à la marquise, s’exclame « ah quelle femme ! Que je suis petite ! ». Ainsi, avec ce commentaire haut en couleur, Madame de Graffigny souscrit dans sa lettre le « nouveau » modèle féminin, qu’Émilie du Châtelet a décidé d’incarner celui de la femme philosophe et « de science », que la postérité identifiera comme celui de la « femme des Lumières » 89 . Considérations conclusives Dans ses études incontournables, Victor Cousin, pionnier de l’histoire de la philosophie française, avait déjà consacré une attention particulière aux « femmes illustres » du dix-septième siècle 90 . En revanche, il a donné un jugement très sévère sur les femmes du XVIII e siècle (qu’il conçoit comme une « dégradation » du siècle précédent), qui n’épargne pas celles que nous avons mentionnées ici. Comme femmes auteurs ou présidentes de coteries littéraires, les Dudeffant, les Graffigny, les Geoffrin, les Duchâtelet, […] pas une femme véritable, un peu de savoir en mathématiques et en physique, quelque bel esprit, aucun 87 Sur le rapport d’amitié puis sur la rivalité entre Madame de Montespan et Madame de Maintenon pour Louis XIV voir A. Walch, Duel pour un roi. Mme de Montespan contre Mme de Maintenon, Paris, Tallandier, 2014. 88 Dans les dictionnaires de français du XVII e siècle (Dictionnaire de l'Académie françoise (1694)) le mot signifie comme aujourd’hui « couvert de crasse », c’est-àdire très sale. Attribué à une personne, l’adjectif signifie grossier et ignorant. 89 Il n’est peut-être pas insignifiant à ce propos que, malgré la fin de ses rapports avec Madame du Châtelet, Françoise de Graffigny se convertit en quelque sorte à ce modèle et finit par devenir, elle qui avait appris si tard à écrire, une des auteures plus célèbres de son siècle ; voir F. Bessire, « Françoise de Graffigny. Femme de lettres et femme du livre », Revue de la BNF, 39 (2011), pp. 28-37. 90 A certaines d’entre elles, comme Madame de Longueville, Madame de Sablé et Madame de Chevreuse, l’historien de la philosophie a aussi consacré des études monographiques. Émilie du Châtelet, Mandeville et la légitimation de la « femme philosophe » 213 génie, nulle âme, nulle conviction, nul grand dessein ni sur soi-même ni sur les autres : telles sont les femmes du XVIII e siècle 91 . Les documents que nous avons analysés dans notre étude racontent cependant une tout autre histoire à ce sujet ; les préfaces à La Fable des abeilles illustrent précisément la forte détermination d’Émilie du Châtelet. Ses mots montrent que cette femme de 29 ans a bel e bien un dessein sur elle-même - qu’elle arrivera a réaliser au prix d’un travail obstiné - et qu’elle nourrit aussi sinon un projet, du moins un rêve, pour son sexe : Pour moy i’avoüe que si i’etois roy, ie voudrois faire cette experience de physique. Je reformerois un abus qui retranche, pour ainsi dire, la moitié du genre humain. Je ferois participer les femmes a tous les droits de l’humanité, et sur tout a ceux de L’esprit. Il semble quelles soient nées pour tromper, et on ne laisse gueres que cet exercice a leur ame. Cette education nouvelle, feroit en tout un grand bien a l’espece humaine. Les femmes en vaudroient mieux et les hommes y ganeroient un nouveau suiet d’emulation, et nostre commerce qui en polissant leur esprit l’affoiblit et le retrecit trop souvent, ne serviroit alors qu’a étendre leurs connaisances 92 . Or, ce rêve elle a aussi fait en sorte de le réaliser. Pas par un décret, comme dans son imagination, mais par le biais de son exemple qui, grâce à ses ouvrages publiés, a rayonné dans une réception européenne qui a encouragé de nombreuses femmes à « défier la barrière » 93 . Appuyé de son entourage (aussi masculin) Émilie du Châtelet a pu légitimer, dans la première moitié du XVIII e siècle, un modèle féminin qu’attendait depuis au moins un demisiècle, en France, de sortir à la lumière du jour et d’être légitimé, celui de la « femme philosophe » 94 . 91 V. Cousin, Œuvres de Victor Cousin : Fragments littéraires, Bruxelles, Société Belge de librairie, 1845, vol. 4, p. 220. 92 Émilie du Châtelet, Préface du traducteur, cit., p. 136. 93 Nous sommes actuellement en train de développer une étude sur la réception d’Émilie du Châtelet, centrée en particulier sur l’Italie. Pour donner un exemple de cette réception, qui atteste aussi la fonction de modèle exercée par Émilie du Châtelet sur d’autres femmes voir [Anna Rosa Capecelatro], Lettere filosofiche di una dama napoletana scritte ad una sua amica, Napoli, Rinaldi, 1773. 94 Voir D. Haase-Dubosc, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 13 (2001), pp. 43-67 et L. J. Burch « Madeleine de Scudery : peut-on parler de femme philosophe ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 138 (2013), pp. 361-375.