eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/88

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4588

Parler d’autrui: enquète sur la raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel

2018
Jean Leclerc
PFSCL XLV, 88 (2018) Parler d’autrui : enquête sur la raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel J EAN L ECLERC (W ESTERN U NIVERSITY ) Antoine Furetière n’est peut-être pas la plus grande autorité en matière de sociabilité, ni le premier auteur auquel on pense lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la raillerie et de la médisance au XVII e siècle. On ne peut pas dire qu’il soit un grand théoricien de la mondanité ni de l’urbanitas. Il n’a pas publié de textes sur la conversation comme le chevalier de Méré ou Mlle de Scudéry, il n’a jamais fréquenté la cour comme Molière ou Racine, et l’observation des mœurs qu’il propose dans ses œuvres relève plutôt de la caricature, voire du cynisme grinçant, que du regard neutre d’un moraliste. Ses contemporains ont tout de même souligné son penchant pour la raillerie : Michel de Marolles affirme qu’il « mêle avec tant d’art le sel de la satire dans ses épigrammes 1 ». Jean Chapelain avoue qu’« il a de l’inclination à la satire, sans malignité pourtant 2 », et Tallemant des Réaux enregistre quelques-uns de ses bons mots, notamment sur le poème de Saint- Amant, qu’il nommait le « Moïse noyé 3 ». Tallemant l’érige d’ailleurs au rang des « pestes » au même titre que Paul Scarron et Gilles Boileau, parce que Chapelain le « craignait » tant qu’il a vaincu son avarice légendaire pour lui offrir un exemplaire complet de la Pucelle 4 . 1 Michel de Marolles, Mémoires de Michel de Marolles, abbé de Villeloin, avec des notes historiques et critiques, Amsterdam, [sé], 1755, 3 vol., t. I, p. 232. 2 Jean Chapelain, Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter et Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007, p. 418. 3 Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1960, t. I, p. 590. 4 « […] mais à ceux qu’il craignait, à des pestes, il leur en a donné un tout entier, comme à Scarron, à Boileau, à Furetière et autres. Voici encore une sordide avarice et ensemble une vanité ridicule » (ibid., t. I, p. 575). Jean Leclerc 100 Furetière a été impliqué dans de nombreuses querelles où il a été accusé de « médisance » : d’abord par Melchior du Fresse, sieur de Beausoleil, bailli de Saint-Germain-des-Prés, le Belastre du Roman bourgeois, qui a écrit une Lettre et une Requête au roi contre lui lors de leur procès 5 , mais surtout par François Charpentier, dans un Dialogue publié pendant la querelle du dictionnaire, où il explique pourquoi l’Académie ne répond pas à ses pamphlets incendiaires : Eh Monsieur, que voulez-vous qu’on gagne à cela que des injures ? Furetière n’a rien à perdre ; c’est un homme sans honneur qui ne sçait que mordre, un homme petri de médisances et d’invectives, et qui n’a jamais connu de voyes pour acquérir de l’honneur qu’en attaquant celuy de l’Academie 6 . La situation de Furetière se pose ainsi comme un cas limite de la sociabilité à l’âge classique, en ce sens qu’il figurerait plutôt en retardataire du processus de civilisation et en mouton noir de la politesse mondaine tels que conçus dans la lignée des travaux de Maurice Magendie 7 , Norbert Elias 8 , Emmanuel Bury 9 et Alain Génetiot 10 . Ses œuvres, encore mieux que les témoignages des contemporains, prouvent son penchant pour la raillerie et la médisance. Il a commencé sa carrière en aiguisant l’épigramme au sortir du collège, dès 1643, et en déversant sa bile dans cinq satires écrites avant la Fronde mais publiées en 1655, après avoir connu le succès dans la poésie burlesque 11 . Au lieu de 5 Voir l’article de Jean Nagle pour les détails de ce différend : « Furetière entre la magistrature et les bénéfices. Autour du Livre Second du Roman bourgeois », XVII e siècle, juil.-sept. 1980, n° 128, 32 e année, pp. 293-305. 6 François Charpentier, « Dialogue de Monsieur D. [Despréaux], de l’Academie Françoise, et de Monsieur L. M. [Le Maître], Avocat en Parlement », dans Antoine Furetière, Recueil des Factums d’Antoine Furetière, de l’Académie française, contre quelques-uns de cette Académie, éd. Charles Asselineau, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, t. II, p. 201. 7 Voir La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine Reprints, 1970. 8 De Norbert Elias, voir La Civilisation des mœurs, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1991. 9 Notamment dans Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580- 1750), Paris, Presses Universitaires de France, « Perspectives littéraires », 1996. 10 Voir Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, « Lumière Classique », 1997. 11 Dans la dédicace à « Madame ***** » en tête de son Énéide travestie, il avoue avoir travesti Virgile avec une « humeur satirique » (L’Énéide travestie, livre quatriesme contenant les Amours d’Ænee et de Didon, Paris, Augustin Courbé, 1649, dédicace non paginée). La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 101 viser des individus, il s’en prend de manière piquante aux travers de différentes professions comme les médecins et les poètes, les procureurs et les marchands 12 . Furetière aurait même, paraît-il, rédigé « des libelles scandaleux » pendant la Fronde et des « choses licencieuses et hardies […] contre l’honneur de leurs Majestés », c’est-à-dire des « vers satyriques contre la Reine Mère » 13 . Si sa Nouvelle allégorique contient quelques pointes un peu railleuses sur les gens de lettres parisiens, il règle ses comptes beaucoup plus violemment dans le Roman bourgeois, en traçant des portraits à charge du bailli Beausoleil, de Paul Pellisson et de Charles Sorel. Les factums qu’il publie à la fin de sa vie contre ses confrères académiciens forment une sorte d’apothéose de la carrière du médisant, notamment le second, qui contient des phrases assassines contre La Fontaine 14 , et un habile jeu stylistique sur Philippe Quinault, où les verbes « pétrir » et « bluter » viennent rappeler que son père était boulanger 15 . Furetière s’est ainsi illustré dans différents genres qu’on pourrait qualifier de railleurs ou médisants, comme la satire, l’épigramme et le burlesque, mais l’ensemble de sa production amène à faire des distinctions entre la raillerie et d’autres notions comme la médisance, la calomnie, l’injure et la diffamation. Puisqu’il a si bien su pratiquer la raillerie et la médisance dans sa vie et dans son œuvre, l’on peut croire que les définitions qu’il propose dans son Dictionnaire universel sont irriguées par l’expérience du monde et des relations interpersonnelles, qu’elles contiennent les traces des débats en vogue parmi ses contemporains, qu’elles acquièrent une dimension personnelle et une certaine autorité vis-à-vis des écrits théoriques sur la sociabilité et des autres dictionnaires de la même époque. Il convient alors d’initier une enquête lexicologique dans le Dictionnaire universel en essayant de montrer les différents sens qu’il donne aux mots « raillerie », « médisance » et « calomnie », ce qui permettra d’une part de préciser les démar- 12 Voir Antoine Furetière, Le Voyage de Mercure et autres satires, éd. Jean Leclerc, Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures classiques », 2014, p. 215-264. 13 Cité par Jean Nagle dans « Furetière entre la magistrature et les bénéfices », art. cit., p. 300. 14 « Il donne tant d’éloge au cocuage volontaire [dans ses contes], que quelques-uns pourroient conclure de là qu’il y a apparence qu’il s’en est bien trouvé » (Recueils de Factums, op. cit., t. I, p. 182). Furetière poursuit à propos des contes : « il prétend qu’il est l’original en l’art d’envelopper des saletés, et de confire un poison fatal aux ames innocentes : de sorte qu’on lui pourroit donner à bon droit le titre d’Arétin mitigé » (ibid., t. I, p. 181). 15 La métaphore est filée dans la suite du passage : « c’est la meilleure pâte d’homme que Dieu ait jamais faite. Il oublie genereusement les outrages qu’il a souffert de ses ennemis, et il ne lui en reste aucun levain sur le cœur » (ibid., t. I, p. 173). Jean Leclerc 102 cations entre ces trois concepts limitrophes, et d’autre part de discerner quelques implications sociales, morales et légales qui s’en dégagent. En plus de situer le Dictionnaire universel dans les grands débats sur la politesse mondaine et l’honnêteté au grand siècle, il faut se demander si le travail lexicographique de Furetière peut supporter un cadre conceptuel assez solide pour fonder de futures études sur ces questions 16 . 1. Définitions Railler, médire et calomnier apparaissent comme trois activités similaires qui se recoupent sur plus d’un point et qui impliquent toutes de parler d’autrui, mais Furetière réussit à les distinguer et à en faire voir les divergences. Il définit le verbe « railler » comme l’action de « Faire des reproches plaisans et agreables à quelqu’un, sans avoir dessein de l’offenser », tandis que le substantif « raillerie » se rapporte à un « Trait plaisant qui divertit, qui fait rire, qu’on ne dit point serieusement 17 ». La définition de la raillerie comme un « Trait plaisant » la situe dans la catégorie du bon mot et du quolibet 18 . La « médisance » apparaît comme le versant plus agressif de la raillerie, et se conçoit comme une véritable attaque, en ce sens qu’elle est un « Discours contre l’honneur de quelqu’un, qui descouvre ses deffauts ». L’action de « médire » consiste à « Parler mal de quelqu’un, descouvrir ses deffauts, soit qu’ils soient vrais, soit qu’ils soient controuvez ». Alors qu’il est possible de railler sur des objets variés sans qu’ils soient rattachés à un 16 Ma démarche s’inscrit dans la lignée des travaux publiés sous la direction d’Hélène Merlin-Kajman dans le numéro de Littératures classiques portant sur le Dictionnaire universel (n° 47, hiver 2003), particulièrement l’article de Christophe Angebault, « Censeurs et critiques dans le Dictionnaire universel : contrôle des mœurs, contrôle des mots » (pp. 253-269). La médisance est à l’honneur dans de nombreux champs de recherche, qu’il s’agisse d’approches sociologiques, ethnographiques et linguistiques telles qu’elles se retrouvent dans le collectif intitulé La Médisance dirigé par Sylvie Mougin (Reims, Presses universitaires de Reims, 2006), ou des travaux d’Emily Butterworth (voir ses deux ouvrages : Poisoned Words : Slander and Satire in Early Modern France, London, Legenda, 2006 et The Unbridled Tongue : Babble and Gossip in Renaissance France, Oxford, Oxford University Press, 2016). 17 Toutes les citations du Dictionnaire universel sont tirées de l’édition La Haye et Rotterdam, Leers (Arnout et Reinier), 1690, consultée dans la base numérique de Classiques Garnier : « Grand corpus des dictionnaires (9 e -20 e s.) ». La présente recherche n’aurait pu être réalisée sans les moteurs de recherche de cette base de données: http: / / www.classiques-garnier.com.proxy1.lib.uwo.ca/ numerique-bases/ index.php? module=App&action=FrameMain. 18 « Façon de parler commune et triviale, dont les gens du peuple et les mauvais plaisans affectent de se servir pour railler les autres, ou pour paroistre agreables ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 103 individu, la médisance prend nécessairement pour cible une personne dont on veut divulguer les défauts. De la raillerie à la médisance, il existe une différence de finalité autant qu’une question de degrés dans la gravité de l’affront, et dont le degré ultime trouverait son accomplissement dans la notion de « calomnie », qui consiste en une « Fausse accusation, medisance contre l’honneur en chose considerable ». Le premier degré se voit marqué par un trait amusant fait à un convive connivent voire complice, le second par une attaque blessante qui dévoilerait des vérités qui mériteraient de rester cachées, la troisième par une fausse accusation contre une personne innocente qu’on voudrait perdre d’honneur. La médisance révèle un tort supposé vrai tandis que la calomnie en forge un de toutes pièces. Calomnie et médisance relèvent donc de l’injure ou de l’outrage, alors que la raillerie demeure dans le registre de la moquerie, une distinction concrétisée par le Dictionnaire universel, et qui fait apparaître une polarisation forte. La moquerie est définie par les termes « Derision, raillerie. On attache les gens au carcan, au pilori, pour les exposer à la moquerie du public. Un homme cornard est l’objet de la moquerie, de la raillerie », tandis que l’injure est une « Parole qu’on dit pour offenser quelqu’un, en luy reprochant quelque defaut, ou quelque vice vray ou faux 19 ». La langue française de l’époque possède quantité de termes et d’expressions qui illustrent la richesse lexicale entourant toutes les formes de moqueries ou de plaisanteries. On relève la présence du verbe « railler » dans de nombreuses notices, ce qui permet de constituer un réseau sémantique affichant une forte synonymie. Pour ne relever que quelques exemples, citons : BERNER, se dit aussi figurément pour Balotter, railler quelqu’un, le faire servir de joüet à une compagnie. GABER. v. act. Vieux mot qui signifioit autrefois, Railler, se mocquer de quelqu’un. GAUSSER. v. act. Railler quelqu’un, s’en moquer. C’est un plaisant qui gausse, qui raille tout le monde. RIRE, signifie aussi, Se mocquer de quelqu’un, le railler, ou le mespriser. VANNER, signifie figurément, Examiner un homme, luy reprocher ses defauts, s’en railler, l’en reprimender. 19 Le verbe « mordre », dans ce contexte, se prend métaphoriquement pour une attaque verbale : « Mordre, se dit figurément en Morale, pour dire, Attaquer, deschirer la reputation d’autruy. Un Satyrique trouve à mordre sur qui que ce soit ; il mord il pince tout en riant ». Jean Leclerc 104 Le verbe « médire » est encore plus utile à Furetière et se trouve dans une dizaine de définitions, parmi les suivantes : DAUBER, signifie figurément, Médire de quelqu’un, le railler en son absence. BLASONNER, se disoit autrefois pour signifier, Parler de quelqu’un, le décrire avec ses bonnes ou mauvaises qualitez, et particulierement pour mesdire. CAUSER, signifie aussi, Mesdire, parler mal. DENIGRER. v. act. Mesdire de quelqu’un, déchirer sa reputation. DESCHAISNER, signifie aussi, S’emporter contre quelqu’un, mesdire de luy, chercher toutes les occasions de luy nuire. DETRACTER. v. act. Mesdire de quelqu’un. Les envieux et les méchantes langues sont sujets à detracter de leur prochain 20 . NOIRCIR, se dit figurément en Morale, des médisances, des invectives, des accusations qu’on fait contre quelqu’un. Seul « dauber » emploie les verbes « railler » et « médire » simultanément, tous les autres termes font voir comment la raillerie et la médisance sont deux réalités distinctes qui ne devraient pas être confondues. Il en est de même pour la calomnie, dont la présence fait voir des rapprochements avec des termes comme : AVANIE. s.f. Querelle sans fondement, calomnie que les Mahometans font aux Chrêtiens pour leur faire quelque affront, ou exaction. BARAT. s.m. Vieux mot François et hors d’usage, qui signifioit, Tromperie, fourbe, mensonge, calomnie. CONTROUVER. v. act. Inventer quelque calomnie, quelque imposture. DIFFAMER. v. act. Calomnier, noircir la reputation de quelqu’un. IMPOSTURE. s.f. Tromperie, mensonge, calomnie. Ces nouveaux mots acquièrent non seulement une dimension plus violente, mais font voir la proximité sémantique entre la calomnie et le mensonge, ou une accusation mensongère 21 , et qui se retrouve dans une dernière série : FABRICATION. s.f. On le dit aussi en mauvaise part en matiere de faussetez. La fabrication d’un acte faux, d’une calomnie, d’une nouvelle 22 . 20 De même que « Detracteur. s.m. Mesdisant, qui parle mal de son prochain ». 21 « Mensonge. s.m. Menterie concertée et estudiée, chose fausse et inventée, que l’on veut faire passer pour vraye. Le Diable est un esprit de mensonge, le pere du mensonge. Beaucoup d’Auteurs veulent faire passer leurs mensonges pour des veritez ». 22 « Fabriquer, se dit figurément en Morale, pour dire, Inventer une calomnie, une histoire, une médisance ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 105 FORGER, figurément, signifie, Controuver, supposer. Forger une bourde, une calomnie. INVENTER, se prend quelquefois en mauvaise part, pour dire, Controuver. Il faut estre Demon pour avoir inventé une si noire calomnie. Les Advocats disent souvent, C’est un fait inventé sur le barreau, inventé à plaisir. Les trois manières de parler d’autrui que sont la calomnie, la médisance et la raillerie se cachent ainsi dans divers recoins du Dictionnaire universel, jusque dans des expressions comme « Deschirer quelqu’un à belles dents », « Tenir quelqu’un sur les fonts », « Se jetter sur la fripperie de quelqu’un », « Tailler en pieces la reputation de quelqu’un », « Un envieux qui entend mesdire mord à la grappe », ce qui montre la pertinence de ces réalités dans la société française du XVII e siècle et la richesse des images dont on se sert pour aborder de telles réalités. Parler d’autrui n’est donc pas un comportement anodin, il est remarqué, analysé et commenté, et implique toute une série d’enjeux qu’il s’agit maintenant d’interroger. 2. Railler en société Puisque les notices du Dictionnaire universel portant sur la raillerie et ses dérivés sont de loin les plus développées, il paraît nécessaire de s’y attarder afin de mieux comprendre la dynamique sociale qui découle de cette prise de parole. La raillerie n’existe pas dans l’absolu et nécessite un « railleur » pour être accomplie, personnage qui se caractérise par son intentionnalité dans la mesure où il aime « à rire aux despens d’autruy », sans vouloir offenser l’honneur ou briser la réputation, ni blesser par une intention mesquine. L’on peut en déduire un ethos railleur qui s’oppose au sérieux et à la gravité, et qui s’exprime par des marques repérables : « Il a dit cela d’un ton railleur, il ne parloit pas serieusement 23 ». Le railleur n’est pas uniquement préoccupé de son divertissement personnel. Au contraire, il appartient à un groupe, et répond à une volonté d’égayer la compagnie : « Ceux qui raillent finement et de bonne grace sont divertissans ». Le but plus ou moins explicite de divertir et de faire rire 24 , voire de « paroistre agreable 25 » prouve bien que le railleur est à la recherche d’un effet capable de lui procurer un crédit symbolique, ou d’améliorer sa réputation en tant que bel 23 L’adverbe « sérieusement » apparaît à deux autres reprises comme antonyme de la raillerie : « Trait plaisant qui divertit, […] qu’on ne dit point serieusement. […] Il ne parle pas serieusement, il raille, il n’a pas dessein de faire ce qu’il dit ». 24 Voir la définition déjà citée de la raillerie comme « Trait plaisant qui divertit, qui fait rire ». 25 Voir l’article « quolibet », cité plus haut. Jean Leclerc 106 esprit ou diseur de bons mots. Les logiques de la conversation en société posent ainsi une distribution des rôles entre le railleur qui cherche à briller, le raillé - parfois absent - et un public susceptible d’entendre, de juger et d’apprécier. Le rôle du public est primordial puisque c’est lui qui distribue les lauriers au railleur lorsque ses paroles sont piquantes et spirituelles. C’est également lui qui juge de la justesse de la raillerie quant à sa portée : « Il y a des railleries obligeantes et qui plaisent ; d’autres qui choquent, qui sont trop fortes, et qui passent la raillerie ». Toutes les railleries ne sont pas perceptibles, vu l’ambiguïté de certains traits : « on ne sçait si c’est pour vous flatter, ou pour vous railler ». Cette difficulté quant à la réception est augmentée par l’emploi de l’ironie, définie comme une « Figure dont se sert l’Orateur pour insulter à son adversaire, le railler, et le blasmer, en faisant semblant de le loüer 26 ». La culture mondaine comporte un aspect ludique indéniable et le railleur doit savoir tirer parti des capacités de son auditoire à interpréter correctement ses paroles. Quand la cible de la raillerie est présente, elle est rarement la victime passive d’une attaque verbale. Il lui incombe d’abord de recevoir la raillerie avec grâce et sans se fâcher, sans quoi la situation s’envenimerait. La raillerie permet alors de mesurer la maîtrise de soi dont la cible sait faire preuve, ce qui constitue un baromètre social important dans la définition de la civilité et de l’honnêteté. En effet, Furetière paraphrase la célèbre maxime de La Rochefoucauld, qui devient : « Un honnête homme entend raillerie, et ne se pique point mal à propos ». À l’inverse, « On dit aussi d’un Critique, d’un homme severe et rebarbatif, qu’il n’entend point raillerie, qu’il veut faire toutes choses à la rigueur ». Dans un deuxième temps, la cible de la raillerie a droit de réplique, faisant d’elle un railleur potentiel, ce qui enclenche un duel symbolique et une escalade de l’échange : « Une marque qu’il n’y a gueres de raillerie qui n’offense, c’est qu’on tasche toûjours de repliquer, ce qui est une espece de vengeance ». Les rôles de railleur et de raillé sont ainsi interchangeables et rien n’empêche que celui qui a lancé les hostilités soit celui qui doive s’avouer vaincu à la fin. Cette dynamique sociale est passée en proverbe, ce dont Furetière se fait un devoir de conserver la trace : « On dit proverbialement, que souvent les railleurs sont raillés, pour dire, qu’on se moque souvent de ceux qui vouloient se moquer des autres ». Il n’est donc pas surprenant de voir Furetière quitter la lexicographie pour se faire l’arbitre des pratiques sociales, et insérer à ses notices des 26 L’expression « ri[re] sous cappe » signifie « se mocque[r] d’un autre, sans luy en rien témoigner au dehors ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 107 passages qui incitent à prendre conscience des dangers de la raillerie. Il glisse d’abord une suggestion prudente : « Il est plus seur et plus honnête de ne point railler, de peur de querelle ». L’article « mot » réitère cet avertissement tout en développant les conséquences : « Les diseurs de bons mots sont sujets à de grands accidens. Un bon mot a souvent cousté la vie. Regnier a dit d’un Satyrique qu’il perdroit son amy, plûtost qu’un mot pour rire », phrase qui fait écho au proverbe transmis par Puget de La Serre : « aimer mieux perdre un ami qu’un bon mot 27 ». Il ajoute également des recommandations poétiques qui établissent une autre frontière entre la raillerie et la médisance : « Il est permis à la Satyre de railler, mais non pas de choquer et de mesdire ». Les définitions de Furetière s’inscrivent ainsi dans le mouvement général de civilisation et de politesse mondaine initié au siècle précédent et gagnant de l’importance tout au long du XVII e siècle, processus théorisé par des auteurs aussi variés que Madeleine de Scudéry, Nicolas Faret et Jean-Louis Guez de Balzac. Dans « De la conversation des Romains », Balzac entreprend de décrire la raillerie dans un contexte d’urbanité, et la considère comme « une adresse à toucher l’esprit par je ne sais quoi de piquant, mais dont la piqûre est agréable à celui qui la reçoit, parce qu’elle chatouille et n’entame pas, parce qu’elle laisse un aiguillon sans douleur et réveille la partie que la médisance blesse 28 ». Raillerie et médisance provoquent selon lui des effets divergents et une intensité variable. Pour Faret, « La Raillerie est une espece de discours un peu plus libre que l’ordinaire, et qui a quelque chose de picquant meslé parmy, dont l’usage est commun entre les plus galants, et n’est pas mesme aujourd’huy banny d’entre les plus intimes Amis de la cour 29 ». Il s’agit toutefois d’« une question assez épineuse » qui mérite le long développement que nous connaissons, et la distinction entre « la douce et honeste raillerie 30 » et une « raillerie opiniatrée 31 ». Dans une conver- 27 Jean Puget de La Serre, Le Secretaire à la mode, Amsterdam, Louys Elzevier, 1646, p. 34, cité par Delphine Denis dans Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations : pour une étude de l’archive galante, éd. Delphine Denis, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 113. 28 Jean Louis Guez de Balzac, « De la conversation des Romains », dans Œuvres diverses, Paris, P. Rocolet, 1644, t. II, p. 434, cité par Roger Zuber dans « Atticisme et classicisme », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, éd. Marc Fumaroli et Jean Mesnard, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1977, pp. 375-387, p. 385. 29 Nicolas Faret, L’Honnête Homme, ou l’art de plaire à la cour, éd. Maurice Magendie, Genève, Slatkine Reprint, 1970, p. 81. 30 Idem. 31 Ibid., p. 82. Jean Leclerc 108 sation du Grand Cyrus, Madeleine de Scudéry met dans la bouche d’un de ses personnages le conseil suivant : pour bien railler, il faut avoir l’esprit plein de feu ; l’imagination fort vive ; le jugement fort délicat ; et la mémoire remplie de mille choses différentes, pour s’en servir selon l’occasion. Il faut de plus savoir le monde, et s’y plaire : et il faut avoir dans l’esprit, un certain tour galant, et naturel, et une certaine familiarité hardie, qui sans rien tenir de l’audace, ait quelque chose qui plaise, et qui impose silence aux autres 32 . Elle analyse ensuite les aléas de la raillerie, propose un code de conduite à adopter en société, et avertit son lecteur des dangers de la « mauvaise raillerie ». Ce ne sont là que quelques exemples tirés des auteurs les plus réputés, et il serait certes audacieux de prétendre que Furetière a utilisé l’un ou l’autre de ces ouvrages pour composer les entrées de son Dictionnaire universel, mais il est aisé d’observer la cohésion entre les notices de son dictionnaire et la tradition dont il hérite et qu’il dissémine au fil du texte. 3. La morale et la loi Selon le Dictionnaire universel, parler d’autrui comporte plusieurs enjeux qu’il s’agit d’évoquer en terminant, et qu’il convient de garder à l’esprit dès qu’on aborde les questions de raillerie et de médisance à l’âge classique. Alors que l’action de railler correctement n’est pas une faute grave, la médisance découle parfois de l’envie, qui est l’un des sept péchés capitaux aux yeux des théologiens, et entraîne automatiquement l’état de péché, comme le montre le terme « détraction », un synonyme de médisance : « Quoy qu’on dise vray, quand on fait la detraction, ce ne laisse pas d’estre un peché, selon tous les Casuïstes 33 ». En attribuant cet argument aux casuistes, Furetière suggère subtilement qu’il pourrait s’agir d’un paradoxe. 32 Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres conversations, op. cit., p. 112. Elle précise aussi : « Enfin je veux que la raillerie parte d’une imagination vive, et d’un esprit plein de feu : et que tenant quelque chose de son origine, elle soit brillante comme les éclairs, qui éblouissent, mais qui ne brûlent pourtant pas » (ibid., pp. 110-111). 33 « Les envieux et les méchantes langues sont sujets à detracter de leur prochain ». Il est intéressant de noter au passage que l’article « envie » ne fait aucune mention de péché : « Chagrin qu’on a de voir les bonnes qualitez ou la prosperité de quelqu’un. Le Sage ne porte envie à personne. Un riche meschant est plus digne de pitié que d’envie ». Parallèlement, l’article « médisance » ne contient aucune référence théologique, ce qui surprend vu le nombre de sermons qui ont été écrits sur ce sujet. La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 109 Quoi qu’il en soit, une médisance aura besoin de l’assistance d’un sacrement afin de corriger le mal qui a été fait : « Cette médisance est une matiere de confession ». La charité chrétienne et l’idée de collectivité est aussi présente dans quelques définitions, notamment dans la notice du mot « prochain » : « Il ne faut point mesdire du prochain, souhaitter ni ravir le bien du prochain ». Le verbe « noircir » affiche des connotations fortes : « Noircir, se dit figurément en Morale, des médisances, des invectives, des accusations qu’on fait contre quelqu’un 34 ». La proximité de ces questions avec les matières religieuses entraîne une interdiction catégorique : « Il ne faut jamais railler des choses saintes ». Plusieurs passions sont impliquées dans la pratique de la raillerie et de la médisance, comme la joie et le rire, mais l’on retrouve également l’impudence à l’entrée « front » : « signifie aussi, Impudence, temerité de soustenir en face à quelqu’un un mensonge, une calomnie », tandis que la méchanceté ou la malice apparaît dans des accusations plus sévères 35 : « Cette calomnie est une horrible meschanceté », ou encore « Il faut que ce soit un Demon pour avoir controuvé une si noire calomnie 36 ». Juger une raillerie ou une médisance implique donc de savoir mesurer les degrés d’offense ou d’outrage, voir à quel point l’honneur est affecté, surtout s’il s’agit de « diffamer », qui consiste à « Calomnier, noircir la reputation de quelqu’un. Plusieurs Escrivains ont tasché de se diffamer les uns les autres dans leurs Livres ». Ce constat sur ses confrères écrivains tient à cœur à Furetière puisqu’il le répète à l’article « noircir » : « Les Auteurs prenent plaisir à se noircir les uns les autres ». En raison de leur propension à mener des polémiques et à participer à des querelles, les hommes de lettres semblent plus enclins à parler négativement de leurs collègues. Dans sa satire intitulée « Les poètes », dédiée à Gilles Ménage, Furetière décrit la relation des poètes à leur mécène, qui n’apparaît pas dans le Dictionnaire universel, mais qui mérite d’être évoquée puisqu’elle comporte des enjeux moraux importants. Il s’agit de la réversibilité de la rhétorique épidictique et le rattachement de l’éloge et du blâme à des circonstances extérieures à la volonté des poètes, notamment la générosité des mécènes : 34 On en trouve des échos dans la notice du substantif « fourbe » : « Ce mot vient de l’Italien furbo, qui peut avoir esté fait du Latin furvus, qui signifie, noir : d’où vient qu’on dit, une ame noire, et noicir un homme, pour dire, le calomnier ». 35 Euridamie la sérieuse dit de Cérinthe l’enjouée : « c’est que vous êtes naturellement malicieuse » (Madeleine de Scudéry, « De l’air galant », op. cit., p. 109). 36 Les figures diaboliques s’associent encore à la calomnie à l’article « boutique » : « On dit aussi d’une calomnie, d’une imposture, qu’elle vient de la boutique d’un tel Satyrique, ou scelerat, de la boutique de Sathan ». Jean Leclerc 110 Leur inconstante muse assez souvent dispense La gloire, et le mépris, d’une égale balance ; Tout ce qu’on leur a vu si hautement louer, Souvent dans un clin d’œil se voit désavouer. […] Lorsqu’ils sont méprisés, leur vengeance est aisée, Ils changent leur louange en un trait de risée, Et piqués d’un dépit souvent capricieux, De flatteurs qu’ils étaient, ils sont injurieux. Leur colère les porte à faire une satire, Qui loin de profiter, ne tâche qu’à médire 37 . La rhétorique épidictique siège sur le pivot fragile de l’intérêt financier, et l’inspiration poétique se trouve alors subordonnée à l’appât du gain et fait voir l’avarice des poètes de même que leur penchant pour la colère et le dépit, ce qui permet de dénoncer leur flatterie toujours vénale et justifie de les ériger en objet de satire et d’opprobre. Pour sa part, Furetière a su s’extraire de cette logique en refusant de dédier ses premières œuvres à des mécènes 38 , et en adoptant une posture satirique, où la promotion de la vérité s’exprime par la critique des vices et où l’on fait profession de railler de tout en disant la vérité, selon le proverbe ancien 39 . Mis à part les auteurs, Furetière donne une place privilégiée aux femmes dans son dictionnaire, non seulement parce qu’elles sont susceptibles de « causer », mais aussi parce qu’elles deviennent plus facilement la cible des médisances quand leur comportement est pris en défaut. En effet, « Les femmes se font plus de tort par leurs reciproques medisances, qu’elles n’en reçoivent de celles des hommes ». Les femmes exercent moins de retenue quand elles parlent en mal d’une autre femme : « On dit aussi, qu’une femme a dit les sept pechez mortels d’une autre, pour dire, qu’elle en a dit tout le mal qu’elle s’est pû imaginer ». Le mot « caquet » s’avère d’ailleurs fortement genré : « Abondance de paroles inutiles qui n’ont point de solidité. Les femmes parlent beaucoup, mais elles n’ont que du caquet, ne parlent que de bagatelles. […] On dit aussi, qu’une femme est dans les caquets, quand par sa mauvaise conduitte elle donne occasion aux autres de médire d’elle ». 37 Antoine Furetière, « Les Poètes. Satire V », dans Le Voyage de Mercure […], op. cit., pp. 259-264, v. 21-24 et v. 29-34. 38 La Nouvelle allégorique étant le seul exemple contraire, dédiée à Henri de Bourbon, évêque de Metz. 39 « Ridentem dicere uerum, / quid uetat ? / / rien empêche-t-il de dire la vérité en plaisantant ? » (Horace, Satires, éd. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1969, Livre I, sat. 1, v. 24-25). La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 111 La médisance est alors exacerbée par la mauvaise conduite d’une personne, comme si les actions de cette dernière appelaient une prise de parole défavorable. Une corrélation triangulaire s’établit entre la vertu des femmes, leur réputation et le fait de devenir l’objet de commérages. Le verbe « scandaliser » signifie alors : « Deschirer la reputation de quelqu’un, le blasmer. Cet impudent va scandaliser par tout cette femme, il la descrie, il la calomnie, il luy fait des affronts ». Les comportements sexuels ne sont pas seuls à expliquer qu’on parle des femmes, leur capacité à médire peut aussi en être la source : « CAUSER, signifie aussi, Mesdire, parler mal. Cette femme a une mauvaise langue, on en cause ». Il s’ensuit une sorte de dynamique qui s’apparente à un cercle vicieux où l’on cause d’une femme qui cause trop… Il existe toutefois des mesures pour sauvegarder l’honneur des femmes dont on médit à tort : « On dit au Palais, Reparer l’honneur d’une fille, sauver son honneur, quand on oblige un suborneur à l’épouser. On dit aussi, Faire reparation d’honneur, quand on condamne un medisant à se dedire, à demander pardon à celle dont il a blessé l’honneur, qu’il avoit taxée en son honneur ». Le Dictionnaire universel enregistre ainsi plusieurs cas où les questions de médisance et de calomnie engagent des procédures judiciaires. Médisance et calomnie sont donc des termes qui se rattachent au vocabulaire légal, et Furetière en développe l’aspect historique : Dans les Coûtumes et vieux Titres on appelloit calomnie, l’action ou demande par laquelle on mettoit quelqu’un en Justice, soit au civil, soit au criminel ; et se disoit même d’une legitime accusation. On l’a dit aussi de la peine ou amende imposée pour une action mal intentée et sans fondement. Ce mot est tiré du Latin calumnia, qui signifie une fausse accusation, du verbe calvo, qui signifie tromper, frustrer quelqu’un. En tant que matière de procès, l’injure et la calomnie mettent en œuvre toute une série de procédures qui obligent à soutenir la preuve, savoir si l’accusation est inventée 40 , forgée ou controuvée, et qui poussent l’accusé à rétablir la vérité, affirmer son innocence, etc. La diffamation, que Furetière définit comme une « Action par laquelle on décrie quelqu’un, on le calomnie, on luy oste sa reputation », est au cœur de ces procédures, puisque l’« On peut faire informer pour des injures atroces et diffamantes », c’est-à-dire dresser un procès. 40 « On dit aussi, Accuser à faus, pour dire, Calomnier ». Jean Leclerc 112 En plus des termes attendus comme accuser, innocent 41 , forger ou supposition 42 , une recherche de la calomnie dans le Dictionnaire universel révèle des associations auxquelles on ne penserait pas spontanément, notamment : « Purger, se dit aussi en termes de Palais. […] Cet accusé s’est enfin purgé de la calomnie, on l’a renvoyé absous ». « Reconnoistre, signifie aussi, Descouvrir, esclaircir la verité de quelque chose. L’innocence de cette personne a esté enfin reconnuë, malgré la calomnie de ses ennemis ». Et enfin « Sentir, se dit aussi des connoissances qui viennent de l’esprit et du jugement. Les Juges ont bien senti qu’il y avoit de la fourbe, de la calomnie en ce procés ». D’ailleurs, si l’on veut prouver son innocence face à une accusation, il faut s’empresser de crier à la calomnie sans jamais suggérer qu’il s’agisse d’une médisance, dans la mesure où la calomnie est une accusation fausse, tandis que la médisance peut contenir du vrai. Traiter une attaque contre son honneur de calomnie peut s’avérer le meilleur mécanisme de défense puisque l’on met ainsi en doute la véracité des accusations, et que l’on se place dans la posture de l’innocente victime, au même titre que « Les plus grands Saints ont été sujet à être calomniés ». La présente enquête n’a fait qu’effleurer la question, qui mériterait d’être confrontée aux témoignages des pratiques mondaines et aux textes qui représentent des situations de raillerie ou de médisance, aux procès pour diffamation et à un plus grand nombre de théoriciens, qu’ils soient théologiens, légistes ou moralistes. L’on verrait ainsi que malgré la facilité apparente à départager ces trois notions, la pratique est beaucoup plus nuancée et les frontières moins marquées qu’on s’y attendrait, surtout s’il s’agit de prendre en compte la perception et la subjectivité de la victime. Le Dictionnaire universel est néanmoins un témoin privilégié de son temps, de ses mœurs, de ses pratiques langagières voire judiciaires, qu’il faut prendre au sérieux et qui peut servir de cadre théorique à une recherche plus étendue, à condition de ne pas perdre de vue les limites de l’objectivité du lexicographe, dont la personnalité et les partis pris se perçoivent à chaque instant dans la rédaction de son œuvre. Cet embryon d’enquête espère avoir pu montrer l’importance de ces trois notions dans le panorama social et littéraire de la France du XVII e siècle, dont on a peut-être eu trop tendance à n’observer que le côté précieux, galant et mondain, c’est-à-dire le versant 41 « Innocent, se dit aussi relativement à quelque crime dont on est accusé. On a descouvert la calomnie, il s’est trouvé innocent. On l’a jugé innocent. On l’a envoyé absous avec reparation ». 42 « Supposition, se dit aussi des fausses allegations et accusations. Un plaideur reproche à sa partie que ses escritures sont pleines de suppositions, de faits controuvez. On a descouvert que le crime dont cet homme étoit accusé n’étoit qu’une calomnie et une pure supposition ». La raillerie, la médisance et la calomnie dans le Dictionnaire universel 113 positif du processus de « civilisation des mœurs », alors que les résistances, les retards et les reculs sont tout aussi révélateurs de l’évolution des mœurs et des sensibilités, tout aussi nécessaires pour envisager la complexité des échanges de parole en société et le développement d’un « bon usage » de cette parole. Bibliographie Sources Balzac, Jean Louis Guez de. Œuvres diverses, Paris, P. Rocolet, 1644. Chapelain, Jean. Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter et Anne Duprat, Genève, Librairie Droz, 2007. Faret, Nicolas. L’Honnête Homme, ou l’art de plaire à la cour, éd. Maurice Magendie, Genève, Slatkine Reprint, 1970. Furetière, Antoine. 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