eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/88

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4588

L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel: du roman au méta-roman entre quéte et jeu

2018
Marcella Leopizzi
PFSCL XLV, 88 (2018) L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel : du roman au méta-roman entre quête et jeu M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DEL S ALENTO -L ECCE ) L'essence même de l'art est de savoir faire naître des images d'espérance La sculpture est le souffle d'un rêve transcendant la matière Michel Bénard Dans cet article, en nous appuyant sur l’étymologie du mot architecture (renvoyant sémantiquement aux éléments constitutifs), nous allons considérer les aspects spécifiques caractérisant les données structurelles portantes et les traits distinctifs typiques de l’œuvre de Charles Sorel (1602- 1674) intitulée La Maison des Jeux, afin de pratiquer une analyse textuelle sur un ouvrage qui n’est pas encore beaucoup étudié et qui, loin de fournir une simple anthologie de jeux, aborde un riche éventail de thèmes. Notre étude portera sur les paradigmes constructifs du texte du point de vue éditorial (l’édification des tomes et la constitution-organisation des livres et des pages) et narratif (la dimension chrono-topique, la fonction des personnages et les caractéristiques du discours narratif) et mettra en évidence les diverses formes de quête et les différentes acceptions de la notion de jeu caractérisant cet ouvrage : recherche des jeux-amusementsloisirs, investigation des ‘jeux’ et des enjeux de l’écriture fictionnelle, tentative de (se) purger des ‘jeux’ fictifs et mystificateurs de l’univers social. Livre de récréation tissé par la parole-conversation, La Maison des Jeux met en scène la maison de Lydie : véritable lieu-révélateur des jeux pratiqués dans les ‘honnêtes’ compagnies, des ‘jeux’ romanesques et des artifices du monde où tous les usages ne sont que rites et jeux et toutes les pratiques sont conventionnelles. Marcella Leopizzi 74 Architecture éditoriale En 1642 Sorel publie à Paris chez Nicolas de Sercy La Maison des Jeux, Où se treuvent les divertissemens d’une Compagnie, par des Narrations agreables, et par des Jeux d’esprit, et autres entretiens d’une honeste conversation. (Première et Seconde Journée 1 ). Par la suite, il réédite l’ouvrage : la réédition de la Première Journée date de 1643, en revanche, celle de la Seconde Journée date de 1642 2 . En 1657, il republie les deux Journées chez Antoine de Sommaville en précisant « Derniere edition. Reveuë, Corrigée et Augmentée » et en y apportant des changements lexicaux, syntaxiques et relatifs au contenu 3 . Voici un schéma récapitulatif des éditions de la Première Journée et de la Seconde Journée avec leurs relatives dates de publication indiquées sur la première de couverture : Première Journée Seconde Journée 1642 1642 1643 1642 1657 1657 L’édition de 1642 concernant la Première Journée présente 692 pages (la numération à partir de la page 1 jusqu’à la page 692 commence après l’Extraict du Privilege du Roy). Elle est constituée des sections suivantes : Frontispice (1 page), Avertissement aux Lecteurs (12 pages), Table des principaux Sujets de la premiere Journée de la Maison des Jeux (14 pages), Extraict du Privilege du Roy (4 pages), La Maison des Jeux (692 pages). L’édition de 1642 concernant la Seconde Journée contient 603 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 603 commence après la Table des Principaux Sujets) et est constituée des sections suivantes : 1 Un tome pour chaque journée. 2 Cet aspect pousse à penser 1) que probablement l’imprimeur a terminé de travailler le volume de la Seconde Journée avant celui de la Première Journée, 2) ou bien que Sorel a retravaillé (et livré à l’imprimeur) d’abord la Seconde Journée, puis la Première Journée, 3) ou bien encore que Sorel a retravaillé les deux Journées en même temps mais qu’il a livré à l’imprimeur d’abord la Seconde Journée et ensuite la Première Journée. 3 En 1977, Daniel Gajda a publié chez Slatkine une édition, concernant seulement la Première Journée, avec texte fac-similé et apparat critique - introduction et notes - en anglais. Nous avons publié l’édition de la Première et de la Seconde Journée avec apparat critique en français - introduction, notes et analyse des variantes - chez Champion respectivement en 2017 et en 2018. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 75 Frontispice (1 page), Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée (17 pages), La Maison des Jeux (603 pages). L’édition de 1643 concernant la Première Journée comprend 692 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 692 commence après l’Avertissement aux Lecteurs). Elle se compose des sections suivantes : Frontispice (1 page), Table des principaux Sujets de la premiere Journée de la Maison des Jeux (14 pages), Extraict du Privilege du Roy (4 pages), Avertissement aux Lecteurs (12 pages), La Maison des Jeux (692 pages). La réédition de la Seconde Journée (datant de 1642 et accompagnant la réédition de la Première Journée datant de 1643) contient 603 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 603 commence après la Table des Principaux Sujets) et présente l’organisation suivante : Frontispice (1 page), Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée (17 pages), La Maison des Jeux (603 pages), Permission du Roy {il s’agit du même texte que celui de l’Extraict du Privilege du Roy contenu dans les éditions datant de 1642 et de 1643 de la Première Journée} (4 pages). L’édition de 1657 concernant la Première Journée se compose de 700 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 700 commence après l’Extraict du Privilege du Roy). Elle comprend les sections suivantes : Frontispice (1 page), Epistre A Mademoiselle U.D.I. (7 pages), Avertissement aux Lecteurs (12 pages), Table des principaux Sujets de la premiere Journée de la Maison des Jeux (10 pages), Extraict du Privilege du Roy (1 page), La Maison des Jeux (700 pages). L’édition de 1657 concernant la Seconde Journée comprend 588 pages (la numération à partir de la page n. 1 jusqu’à la page n. 588 commence après le Frontispice). Elle présente la succession suivante : Frontispice (1 page), La Maison des Jeux (588 pages), Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée (14 pages), Extrait du Privilege du Roy {il s’agit du même texte que celui de l’Extrait du Privilege du Roy contenu dans l’édition datant de 1657 de la Première Journée}(2 pages). En ce qui concerne la Première Journée, la plupart des variantes se trouvent dans la dernière édition. Cette édition présente, par rapport aux éditions précédentes, une mise en page différente et fournit des notes récapitulatives sur les marges latérales de la page. De même, pour ce qui est de la Seconde Journée, entre la première et la deuxième édition il y a très peu de variations et elles se trouvent toutes dans les livres I et III. En revanche, la troisième édition, même si elle ne porte pas sur un travail de fond sur le texte initial, présente de nombreux changements orthographiques, lexicaux, syntaxiques et relatifs au contenu. Des mots ou des phrases ont été ajoutés, d’autres éliminés ou remplacés. En outre, Sorel y Marcella Leopizzi 76 ajoute quelques passages (cf. notamment la fin du livre IV) et des notes récapitulatives dans la marge. La mise en regard des Table des principaux Sujets des trois éditions de la Première Journée démontre qu’en passant de la première à la deuxième édition, Sorel ne modifie rien du point de vue du contenu et suit la même mise en page. Par contre, dans la troisième édition, même si le contenu de base est le même que celui des éditions précédentes et qu’il est présenté avec la même succession, l’on constate, outre les changements orthographiques, une véritable ‘reformulation’ de quelques phrases, une pagination différente et l’ajout des sujets suivants : « Du Jeu des Galands ou Rubans de diverses couleurs. 527 Origine du nom de Galand. 541 ». La Table des Principaux Sujets de la Seconde Journée de la première édition (1642) est identique à celle de la réédition (1642). En revanche, la comparaison des tables des matières de 1642 et de 1657 démontre que, même si le contenu de base ne subit aucune modification et est présenté avec la même succession, en passant des deux premières éditions à la troisième, Sorel a apporté des changements orthographiques et typographiques (cf. la capitalisation des lettres et le passage des caractères italiques aux caractères romains), a ‘reformulé’ quelques phrases et a fourni plus de détails 4 . En outre, les chiffres renvoyant à la pagination sont différents en 4 Voici quelques exemples : 1) Jeu des Syrenes. 282. → Jeu des trois Syrenes. 271 ; 2) Jeu du Roy des Cartes, Jeu des Graces et autres. 290. → Jeu du Roy des Cartes, Jeu des Graces et des Nymphes. 278. ; 3) Du Jeu de la Follie et de celuy des Yvrognes. 307. → Du Jeu de la Folie et de celuy de Rhinguier. 294. ; 4) Du Jeu des serviteurs et servantes, et du Jeu des Fées. 310. → Du Jeu des serviteurs et servantes. 297. Du Jeu des Fées. 297. ; 5) Il ordonne de chanter à Bellinde, Lydie, Uranie, Olympe et Nerarque, qui avoient manqué ; et donne pouvoir à Pisandre qui avoit bien dit, de faire telles questions aux autres qu’il voudroit. 346. → Clymante ordonne de chanter à Bellinde, Lydie, Uranie et Olympe, qui avoient manqué ; il donne pouvoir à Pisandre qui avoit bien dit, de faire telles questions aux autres qu’il voudroit. 331. ; 6) Artenice les deffend en peu de mots. 555. → Artenice deffend en peu de mots les Heroïnes des Romans. 530. ; 7) Ariste faisant un discours plein d’antitheses, de metaphores mal appropriées, et de galimatias semblable à celuy des Autheurs ridicules, raconte les discours du Berger Menalque et de Dorimene ; Comment Alcandre et Rosileon abordent cette Bergere, qui est apres enlevée par les gens du Roy ; Comment Alcandre et Rosileon vont à la Cour ; Alcandre sauve le Roy d’une embuscade d’ennemis ; et le Roy luy permet d’espouser Dorimene pour sa recompense. 557. et c. → Ariste faisant un discours plein d’antitheses, de metaphores mal appropriées, et de Galimatias semblable à celuy L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 77 raison du fait que, tout au long des quatre livres, la dernière version est dotée d’une mise en page plus resserrée. Les deux premières éditions (1642) de la Seconde Journée se terminent par l’affirmation du narrateur qu’après avoir exprimé les divers avis sur la fin du jeu du roman, « l’on donna le bon-soir à Lydie, et chacun se retira » (II, p. 577 5 ). En revanche, dans la troisième édition (1657), Sorel rallonge la partie conclusive. Par le biais de son narrateur, il ajoute des considérations à propos de la compagnie et il informe que pendant les « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579) la troupe continua à pratiquer la conversation entrecoupée de promenades et d’autres recréations, à savoir : un « Seigneur de la Contrée fit une partie de Chasse, dont il pria Nerarque, Ariste, et tous ces hommes de merite qui estoient avec eux » (II, p. 578). Sorel conclut l’ouvrage en écrivant que : les Dames s’estans mises en carrosse, les accompagnerent assez loin, et eurent leur part du plaisir ; puis estant toutes revenuës chez Lydie où il y eut un magnifique soupé, en suite il arriva des Masques aussi lestes et aussi galands, qu’on en sçauroit voir à Paris, lesquels danserent un petit Balet. (II, p. 578) Il affirme en outre que, par la suite, les membres de la compagnie continuèrent à cultiver leurs mutuelles amitiés et, ayant été très bien accueillis chez Lydie (la propriétaire de la maison des jeux), pour prouver leur gratitude, ils firent « chacun un festin chez eux » (II, p. 583). Qui plus des Autheurs ridicules, raconte les discours du Berger Menalque et de Dorimene. 533. Comment Alcandre et Rosileon [/ ] abordent cette Bergere, qui est apres enlevée par les gens du Roy. 537. Comment Alcandre et Rosileon vont à la Cour. 542. Alcandre sauve le Roy d’une embuscade d’ennemis, et le Roy luy permet d’épouser Dorimene pour sa recompense. 543. et c. ; 8) Dorilas raconte le siege de la ville où Lycaste s’est enfermé, et comment Menalque ayant parlé à la Dorimene champestre la mesprise, surquoy elle le desfie au combat, et sur le point de la meslée un Paysan aporte des marques qui la font reconnoistre pour sœur du Roy de Crete, et Rosileon ayant aussi esté desfié par un Cavalier reconnoist que c’est, tellement qu’il s’en fait des mariages qui accompagnent celuy d’Alcandre et de Dorimene, et qui concluent le Roman. 585. et c. → Dorilas raconte le siege de la ville où Lycaste s’estoit enfermé. 560. Menalque ayant parlé à la Dorimene champestre, la méprise, sur quoy elle le deffie au combat, et sur le point de la meslée un Paysan aporte des marques qui la font [/ ] reconnoistre pour sœur du Roy de Crete, et Rosileon ayant aussi esté défié par un Cavalier, reconnoist que c’est Nerée, tellement qu’il s’en fait des mariages qui accompagnent celuy d’Alcandre et de Dorimene, et qui concluent le Roman. 5 Tout au long de cet article, pour ce qui est des citations relatives à La Maison des Jeux, nous indiquons entre parenthèses le tome et la page de référence en renvoyant à l’édition de Sorel datant de 1657. Marcella Leopizzi 78 est, Hermogene fut prié d’écrire la liste des jeux pratiqués par la troupe en respectant l’ordre dans lequel ils avaient été proposés et il rédigea une « Relation des deux plus remarquables Journées » (II, p. 584) passées chez Lydie. Les phrases finales de l’œuvre sont consacrées à la description de la ‘condition actuelle’ des personnages et à des réflexions à caractère général sur la vie et sur l’homme. Architecture temporelle Sorel écrit La maison des Jeux entre 1625 et 1635 6 . Tout au long de l’ouvrage, il y a de nombreux renvois à son époque comme, par exemple, ceux concernant : l’institution de l’Académie française [tome I, livre I], la mode de la haute société de se promener au bord de la Seine le long du Cours de la Reine [tome I, livre I], l’œuvre théâtrale d’Alexandre Hardy [tome I, livre III], l’ouvrage intitulé Pensées du solitaire paru en 1629 sous le nom de Guillaume De Vaulx [tome I, livre IV], l’incendie de Paris qui eut lieu le 7 mars 1618 [tome I, livre IV], la poésie de François Malherbe [tome II, livre III], le premier grand périodique français intitulé La Gazette , dont le rédacteur était Théophraste Renaudot [tome II, livre III] 7 . En composant cette œuvre, Sorel ne situe pas l’histoire dans un temps défini. Aucune indication n’est donnée à propos de la date exacte, de l’année, du mois, des jours de la semaine. Il y a tout simplement des indications relatives à la saison (automne) et aux conditions météorologiques. La première journée est décrite comme une journée ensoleillée ; par contre, en ce qui concerne la seconde journée, la matinée est nuageuse et pluvieuse 6 Charles Sorel, La Science des choses corporelles, Paris, Billaine, 1635, Avertissement. Cf. aussi : Émile Roy, La vie et les œuvres de Charles Sorel 1602-1674, Paris, Hachette, 1891, p. 241. Dans l’édition de 1626 de L’Histoire comique de Francion où les tromperies, les subtilités, les mauvaises humeurs, les sottises et tous les autres vices de quelques personnes de ce siècle sont naïvement représentés (Paris, Billaine, 1626), en parlant avec Raymond, Francion affirme : « il y en a un où j’ay descrit quelques divertissements champestres, avec des jeux, et des comedies et autres passetemps », Charles Sorel, Histoire comique de Francion, in Romanciers du XVII e siècle, Antoine Adam (éditeur), Paris, Gallimard, 1958, p. 437. 7 Journaliste et médecin ordinaire du roi, Théophraste Renaudot (1586-1653) est le fondateur de la publicité et de la presse française par ses deux créations du Bureau d'adresse (1629) et de la Gazette (journal hebdomadaire - 30 mai 1631), cf. Eugène Hatin, La Maison du Grand Coq et le bureau d'adresses, le berceau de notre premier journal, du Mont-de-piété, du dispensaire et autres innocentes innovations de Théophraste Renaudot, Paris, Champion, 1885. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 79 (II, p. 303-304), l’après-midi « serein et doux, sans estre incommodé du Soleil » (II, p. 303-304). Étant présenté comme la chronique d’un événement réel, cet ouvrage présente un décalage temporel entre le temps de l’histoire et celui de la narration. Les narrations-dans-la-narration racontées par les personnages respectent cet intervalle et s’insèrent dans un temps antécédent à celui des événements qui se déroulent chez Lydie ; il en est de même pour les histoires inventées au cours des jeux de conversation, lesquelles sont exposées au passé, à l’exception de la section du jeu du roman racontée par Bellinde : où celle-ci bouleverse la perspective chronologique et crée un parallèle temporel entre ce qu’elle raconte et sa propre contingence. Ci-après, nous allons présenter sous forme de schéma récapitulatif toutes les coordonnées temporelles fournies dans les deux tomes de l’ouvrage, afin de définir la durée des événements de l’histoire située chez Lydie : Première Journée (Avant-Discours) avant l’arrivée des retardataires les membres de la compagnie avaient passé « trois ou quatre journées » (I, p. 16) assez mélancoliquement à jouer « aux eschets, au triquetrac, ou au piquet » (I, p. 16) et en se promenant dans le jardin ou « aux avenuës de la maison » (I, p. 16) (Livre Premier) arrivée des retardataires « sur les deux-heures apres dîner 8 » (I, p. 18) (Livre Second) après-midi : « le Soleil estoit encore trop haut, et la chaleur trop piquante pour une longue promenade » (I, p. 183) (Livre Troisiesme) fin de l’après-midi et début du soir : arrivée du maître d’hôtel qui annonce qu’il est temps de souper (Livre Quatriesme) soir Seconde Journée (Livre Premier) 8 Le mot « dîner » à l’époque indiquait le repas qui rompait le jeûne le plus long, voire le premier repas de la journée. Il était presque toujours associé au repas de midi. Pour des approfondissements voir : André Goosse, L’heure du dîner, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1989, www.arllfb.be. Marcella Leopizzi 80 matin : petit déjeuner (Livre Second) fin matinée : déjeuner ; après-midi ; soir : souper (Livre Troisiesme / Livre Quatriesme) soir : après le souper (Livre Quatriesme) partie conclusive insérée dans la III e édition : « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579). Les deux premières éditions (datant toutes les deux de 1642) de la Seconde Journée se terminent après deux journées et plus précisément lorsque, suite à la fin du jeu du roman, « l’on donna le bon-soir à Lydie, et chacun se retira » (II, p. 577). Par contre, la troisième édition (1657) prolonge la durée, car, dans la partie conclusive de la Seconde Journée, le narrateur informe que, pendant les « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579), la troupe continua à pratiquer la conversation entrecoupée de promenades et d’autres recréations. En outre le narrateur : 1) explicite le décalage entre le temps de la narration et le temps de l’histoire 2) et décrit la distance temporelle entre les deux journées passées chez Lydie et la suite de la vie des personnages. En effet, son regard omniscient lui permet de tout voir et de tout savoir. Il rappelle ainsi leur situation initiale : Nous avons appris dés le commencement qu’Ariste estoit le mary d’Olympe, Agenor celuy d’Uranie ; Que Nerarque, Dorilas et Clymante estoient garçons ; et pour Pisandre et Hermogene quoy qu’il n’ayt rien esté dit de leur condition, on juge bien qu’ils n’estoient point mariez, ayans esté amenez par Ariste pour fournir aux divertissemens de l’assemblée, comme personnes libres. Nous sçavons que Lydie et Bellinde estoient vefves, qu’Isis, Floride et Artenice estoient filles, et cela s’entend pour lors que toutes ces personnes de marque se trouverent ensemble aux champs. (II, p. 585-586) Et après il expose leur position ‘actuelle’, c’est-à-dire la contingence coïncidant avec le moment où il raconte 9 : 9 Isis et Dorilas, Olympe et Pisandre ‘renaissent’ dans les salons de la fin du siècle chez Mme d’Aulnoy, chez Préhac, chez le Chevalier de Mailly, chez Mlle de La Force dans le jeu de la conversation, au fil d’incroyables légendes qui figurent, sans trop la défigurer, la vie princière de Versailles et de Fontainebleau. Pour plus d’approfondissements voir : Fausta Garavini, La Maison des Jeux. Science du roman et roman de la science au XVII e siècle, Paris, Champion, 1998, p. 184. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 81 Depuis il arriva que comme ceux qui se vouloient marier, ne pouvoient rencontrer des partis plus sortables qu’en cette compagnie, Dorilas épousa Isis, Nerarque, Floride, en quoy ils satisfirent heureusement leurs inclinations. Lydie et Bellinde sont demeurées vefves, parce qu’ayant eu autrefois de fort bons maris, elles en honorent la memoire, sans se vouloir mettre au hazard d’en avoir qui ne leur ressemblent point. Artenice est toûjours fille ; Ayant accoustumé de tenir compagnie à Bellinde sa sœur, elle n’a peu se resoudre à la quitter pour se marier. En ce qui est des Garçons qui restent, Clymante a bien eu dessein de se marier ; mais il ne l’est point encore, à cause qu’il marchande trop, voulant une femme qui soit aussi riche que luy, et qui paye son office. Hermogene et Pisandre ne sont pas mariez non plus ; mais pour d’autres occasions. C’est que Pisandre ayme fort la liberté, et se plaist à contenter sa curiosité dans plusieurs voyages qui l’empeschent de s’arrester prez d’une femme ; Et quand à Hermogene, la douce occupation de l’étude a tousjours esté son plus grand plaisir, et luy a fait desirer de s’exempter des tracas du mesnage, et des soins que le mariage apporte. (II, p. 586-588) Architecture spatiale De même que le cadre temporel, le cadre situationnel n’est pas bien précisé : on apprend seulement qu’il concerne une maison champêtre, appartenant à Lydie. Cette demeure semble être située aux environs de Paris, comme en témoigne le fait que Clymante, Agenor, Dorilas, Nerarque, Uranie, Bellinde et Artenice « avoient disné à Paris sur les dix heures » (I, p. 19) et « sur les deux-heures apres dîner » (I, p. 18) arrivent dans « un carrosse à six chevaux » (I, p. 18) chez Lydie : ce qui implique qu’ils emploient environ quatre heures pour arriver sur les lieux. Les espaces constituant intérieurement et extérieurement la maison ne sont pas dépeints ; le narrateur se limite à indiquer le lieu (sans fournir des descriptions) où se déroule l’action en mettant en évidence de manière générale (sans donner des détails précis) la magnificence, la richesse et la beauté : éléments indiciels permettant d’élaborer une jonction parfaite entre lieux et personnages 10 . Il cite la grande salle, les chambres, les cabinets, les 10 En décrivant un monde parfait, l’auteur dépeint un contexte qui va du général au particulier : année remarquable où les maux passés semblaient être complètement bannis de la mémoire des hommes, saisons belles, automne riche de récoltes abondantes, journée ensoleillée ; par la suite, il met en évidence la beauté du lieu (la maison de Lydie est décrite dans toute sa magnificence), la splendeur de la fête (organisée pour traiter magnifiquement tous les invités) et il fait l’éloge des qualités morales et intellectuelles des personnages. Marcella Leopizzi 82 appartements, la longue galerie, la salle de billard ; et, en ce qui concerne le domaine externe il mentionne la cour, le jardin, les orangers, les grenadiers, la colline, les grottes, le verger, le bois. Ci-dessous, nous allons schématiser tous les repères spatiaux spécifiés au fil de l’ouvrage, afin de cadrer en détail les endroits de l’espace situationnel : Première Journée (Avant-Discours) alternance descriptive entre l’intérieur et l’extérieur de la maison (Livre Premier) accueil des retardataires dans la cour de la maison collation et entretien à l’intérieur de la maison (Livre Second) les hôtes visitent l’intérieur de la maison : la grande salle, les chambres, les cabinets, les appartements, la longue galerie les hôtes visitent l’extérieur de la maison : les orangers, les grenadiers, la colline « au bas de laquelle on avoit creusé plusieurs grottes » (I, p. 176 ), le verger, le bois entretien dans la grotte centrale (Livre Troisiesme) entretien dans la grotte centrale (Livre Quatriesme) souper et entretien à l’intérieur de la maison à la fin de la première journée « quelques-uns se coucherent aussi tost, et ceux qui estoient moins endormis, s’amuserent encore un peu à deviser ou à lire, et à faire quelque autre chose auparavant que de se coucher » (I, p. 669-700) Seconde Journée (Livre Premier) intérieur de la maison : chambre de Lydie ; salon ; (Hermogene et Ariste dans une pièce à côté de la grande salle pour se consacrer à une partie de billard jusqu’au moment où l’on les avertit que le « dîner » 11 est prêt) (Livre Second) 11 « Dîner : prendre le repas du midy », Dictionnaire de l’Académie Françoise, Paris, Coignard, 1694, p. 335. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 83 intérieur de la maison pendant l’après-midi : promenade jusqu’à un château situé à quelques lieues de la maison de Lydie (Livre Troisiesme) intérieur de la maison (Livre Quatriesme) intérieur de la maison partie conclusive insérée dans la III e édition : pendant les « trois ou quatre jours que l’on passa encore chez Lydie » (II, p. 579) la troupe continua à pratiquer la conversation entrecoupée de promenades et d’autres recréations (« Jeux agreables et innocens » II, p. 579). Les coordonnées géographiques n’étant pas fournies, ce lieu assume les traits d’un espace-évasion où les personnages s’amusent à jouer aux jeux et à jouer de divers rôles d’autant plus qu’au début de l’ouvrage, le narrateur informe qu’ils ont utilisé des noms de fantaisie (ceux sous lesquels ils sont présentés au lecteur) empruntés à des ouvrages littéraires. Cette ‘fausseté identitaire’ (qui constitue une déclaration évidente de la fiction jouée à cartes découvertes 12 ) fait de la maison de Lydie une sorte de théâtre où les personnages interprètent la fonction d’acteurs-auteurs-narrateurs d’un roman in fieri. Aussi, si le narrateur place physiquement les personnages dans une maison qui semble être hors du réel (parce qu’il ne précise rien de ce qui touche à sa collocation spatiale), à leur tour, les personnages se déplacent, par le biais de leurs conversations-narrations, hors du contexte situationnel (délimité par les espaces architecturaux appartenant à la maison de Lydie) vers des lieux définis ou indéterminés, réels [Paris, Lyon, Dijon, Nuremberg, Francfort, Turin, Crète, Grèce, Egypte, Chypre] ou imaginaires [cf. le voyage de Brisevent] : ce qui dilate la constitution spatiale de l’œuvre et favorise une divagation-digression mentale au travers de laquelle Sorel aborde de nombreux sujets et développe cryptiquement des thèmes ‘dangereux’ aux connotations ‘libertines’ 13 . 12 Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 17. 13 Marcella Leopizzi, « Errances, déplacements, déviations et erreurs. L'Histoire comique de Francion, La Maison des Jeux et L'Autre Monde », in L’errance au XVII e siècle, par Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet et Roxanne Roy, collection ‘Biblio 17’ fondée par Wolfgang Leiner et dirigée par Rainer Zaiser, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2017, p. 401-415. Marcella Leopizzi 84 Personnages et Jeux : deux piliers architecturaux Réunis par Lydie (personnage central et arbitre de toute situation et discussion au cours des deux journées) dans sa maison champêtre, afin de continuer les réjouissances pour le mariage de sa fille Olympe avec Ariste, les personnages de cette œuvre ne sont pas des simples ‘acteurs’ de l’action narrative mais ils jouent aussi le rôle de narrateurs et d’auteurs de narrations-dans-la-narration. Ces dernières donnent origine à d’autres personnages ‘réels’ ou inventés qui ne sont pas présents chez Lydie mais qui sont seulement évoqués : ce qui implique qu’entre le premier et le second tome le nombre des personnages change en raison des narrations-dans-lanarration. Ci-après, nous fournissons un schéma illustratif de tous les personnages présents et absents chez Lydie pour éclaircir les rôles qu’ils jouent et le rapport qu’ils entretiennent entre eux : Personnages présents chez Lydie : - Agenor : mari d’Uranie, homme de justice, il « estoit du corps de Parlement » (I, p. 29) - Ariste : époux d’Olympe - Artenice : sœur de Bellinde - Bellinde : veuve, sœur d’Artenice - Climante / Climanthe / Clymante / Clymanthe : jeune garçon, il « estoit de la Chambre des Comptes » (I, p. 29) - Dorilas : jeune garçon de Poitou, « cultivé par les bonnes lettres » (I, p. 29), « destiné aux charges de robbe » (I, p. 29) - Floride : sœur d’Isis, amie d’Olympe - Hermogene : homme de lettres, ami d’Ariste, maître de la compagnie - Isis : sœur de Floride, amie d’Olympe - Lydie : veuve, hôtesse de la maison des jeux, mère d’Olympe et de Nerarque - Nerarque : fils de Lydie, frère d’Olympe - Olympe : fille de Lydie, sœur de Nerarque, épouse d’Ariste - Pisandre : homme d’épée, ami d’Ariste - Uranie : femme d’Agenor Personnages des histoires racontées par les membres de la compagnie (Première Journée) : - Flamelle : amie d’Hermine, jalouse de l’amour entre Hermine et Salviat L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 85 - Hermine : amie de Flamelle, amoureuse de Salviat - Milon : ami d’Hermine, de Flamelle et de Salviat - Salviat : garçon lyonnais amoureux d’Hermine, ami d’Agenor - Brisevent : capitaine de Bourgogne, ami de Dorilas - Grand Philosophe, Opérateur et Ouvrier : ami de Clymante - Charide : jeune fille de Dijon, sœur d’Herpinie - Geronte : homme de Dijon, mari d’Herpinie - Herpinie : jeune fille de Dijon, sœur de Charide - Clorante : veuve, mère de Lucinde - Floridan : fils d’un « President d’un des Parlements de France » (I, p. 643) qui « eut bien voulu épouser Lucinde, pourveu que c’eust esté en secret » (I, p. 660) - Gerileon : homme superbe qui « n’avoit que des amours volages » (I, p. 660) - Lucinde : fille de Clorante, amie d’Isis - Philostrate : homme qui « avoit un bon et honneste dessein, et croyoit que son plus grand bon-heur seroit de contracter un mariage legitime avec Lucinde » (I, p. 660-661). Personnages des histoires racontées par les membres de la compagnie (Seconde Journée) : Livre I 1. Conte de Dorilas (Dorilas : personnage-narrateur et narrateurpersonnage) - Marcelline - Lucette = servante de Marcelline 2. Conte de Dorilas (Dorilas : personnage-narrateur et narrateurpersonnage) - Jacinthe = amie de Sophie - Arbilan = cousin de Jacynthe - Sophie = amie de Jacynthe Livre II 1. Conte de Clymante (Clymante : personnage-narrateur) - Bertholin = bateleur 2. Conte de Nerarque (Nerarque : personnage-narrateur) - Faustin = époux de Ragonde - Ragonde = épouse de Faustin Marcella Leopizzi 86 3. Conte de Bellinde (Bellinde : personnage-narrateur) - Beauregard = époux d’Aurelia - Aurelia = veuve, épouse de Beauregard 4. Conte d’Agenor (Agenor : personnage-narrateur) - Drogon = veuf, époux de Cyprine - Cyprine = épouse de Drogon - Macette = couratière d’amour - Jeune Espadassin = amant de Cyprine Livre IV jeu du roman - Alcandre = syrien, frère de Nerée, amoureux de Dorimene - Dorimene = syrienne, amoureuse d’Alcandre, amie de Nerée - Rosileon = syrien, amoureux de Dorimene - Lycaste = roi de Crète - Pamphilie = reine de Crète - Nerée = syrienne, sœur d’Alcandre, amie de Dorimene, amoureuse de Rosileon - Menalque = favori du roi de Crète - Theophraste = vieillard crétois « philosophe et prêtre des Dieux » fausse Dorimene = Bergère-Princesse, sœur du roi, épouse de Menalque Les personnages présents chez Lydie contribuent, de par leur parole - axe porteur de cet ouvrage -, au développement du processus créateur de l’œuvre. C’est pourquoi Hermogene, l’un des personnages principaux, affirme qu’ils sont en train de composer « un ouvrage qui n’a point encore eu son pareil ny en France, ny en Italie » (II, p. 302), car ils vont fournir non seulement un simple recueil de jeux mais aussi un roman in fieri où, par le biais de leur conversation, ils jouent au jeu du roman-à-faire. Pendant les deux journées, ils ‘testent’ non seulement le rôle de narrateurs-rapporteurs d’histoires ‘vraies’ 14 , mais aussi celui de narrateurs- 14 Cf. les récits justificatifs de Dorilas, Agenor et Clymante [Tome I, Livre I] ; l’histoire de Charide et Herpinie racontée par Dorilas [Tome I, Livre II] ; l’histoire de Lucinde et Floridan racontée par Isis [Tome I, Livre IV] ; l’histoire de Marcelline et l’histoire de Jacynthe racontées par Dorilas [Tome II, Livre I] ; l’histoire de Bertholin racontée par Clymante [Tome II, Livre II] ; l’histoire de Ragonde racontée par Nerarque [Tome II, Livre II] ; l’histoire de Drogon racontée par Agenor [Tome II, Livre II]. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 87 auteurs d’histoires engendrées pour ‘converser’ dans le but de (se) distraire, de plaire et d’instruire. Né au début de la Première Journée, suite aux récits justificatifs d’Agenor, de Clymante et de Dorilas (pendant lesquels ils expliquent les raisons de leur retard), l’intérêt pour la conversation-narration ouvre la voie à d’agréables divertissements pour l’esprit (d’où jeux d’esprit) qui entraînent l’invention de discours et de récits et qui s’opposent aux jeux de hasard : « Nous avons l’obligation à ces trois hommes si parfaits de nous avoir ouvert un chemin pour passer le temps agreablement […] les Cartes et les autres Jeux de hazard n’apportent point un veritable divertissement » (I, p. 159-160). Aussi, réunis deux journées durant, dans la maison de Lydie (qui est une maison ludi : un lieu ‘ludique pour l’esprit’), les personnages jouent leur rôle en jouant aux jeux et jouent avec leur rôle en se donnant d’eux-mêmes leur nom et leur fonction et en engendrant des contextes situationnels dont ils s’amusent à révéler la feinte apparence. Tout au long de l’ouvrage, en se proposant d’amuser et de donner de l’instruction, Hermogene passe en revue les jeux les plus en vogue dans les « bonnes compagnies » (I, p. 509) en les regroupant sous les typologies suivantes : 1) Jeux des enfants (I, p. 204-206) ; 2) Jeux « meslez servent autant aux enfants qu’à la jeunesse plus élevée » (I, p. 208-2014) ; 3) Jeux des adultes (I, p. 217) : 3 a ) d’exercice, 3 b ) de repos, 3 b1 ) de hasard (I, p. 217), 3 b2 ) de divination (I, p. 218-221), 3 b3 ) d’esprit et de conversation « propres à des personnes fort raisonnables et fort civilisées » (I, p. 234-271), « où il faut réver » (I, p. 290-309), « où il y a quelque chose d’agreable à inventer et à dire » (I, p. 345-370), sur « divers sujets » (I, p. 517-610). De plus, il distingue les « jeux d’Italie » et les jeux pratiqués en France. Les premiers « dependent fort de la connoissance de la langue Grecque ou de la Latine, et de l’intelligence des divers ouvrages des Poëtes » (II, p. 282) et sont mentionnés par Innocentio Ringhieri dans les Cento giuochi liberali, et d'ingegno 15 (et définis dans le titre de la traduction française faite par Hubert Philippe de Villiers 16 comme des jeux divers d’honnete entretien 17 ) et par Baldassarre Castiglione dans Il Cortigiano 18 . 15 Innocentio Ringhieri, Cento giuochi liberali, et d'ingegno, nouellamente da Innocentio Ringhieri ... ritrouati, et in dieci libri descritti, Bologna, Anselmo Giaccarelli, 1551. 16 Hubert Philippe de Villiers, Recueil de cinquante Jeux divers et d’honnête entretien, savoir : le Jeu d’Amour, le Jeu de l’Epoux et de l’Epouse, le Jeu de l’Amant et de Marcella Leopizzi 88 Les seconds sont pratiqués « en France dans les bonnes compagnies » (II, p. 392) « où le bon esprit se faisoit beaucoup parestre, et qui rendoient la conversation plus gaye » (II, p. 579). Il s’agit notamment des jeux : des Proverbes (II, p. 310), des Enigmes (II, p. 310), des Rebus (II, p. 338), des Métamorphoses et des Rondeaux (II, p. 371), des Paroles ralliées (II, p. 397), des rimes ou bouts-rimez […] Acrostiches […] Anagrammes (II, p. 411), et du jeu du Roman (II, p. 394, 416). Appris pendant la seconde journée, ce dernier jeu est le plus aimé et le plus longuement pratiqué par les personnages. De par ses caractéristiques, il joue un rôle fondamental non seulement parmi les autres jeux mais aussi à l’intérieur de l’œuvre en tant que procédé de ‘réflexivité’ en abyme du plan narratif de l’ouvrage et en tant qu’instrument de ‘réflexion’ : réflexion sociale, culturelle, littéraire et tout particulièrement romanesque et métaromanesque. Architecture du discours narratif Dans le discours liminaire, le narrateur introduit l’histoire en la présentant comme réelle voire véritablement arrivée. Le narrateur assume, en effet, le rôle de chroniqueur pour rapporter ce qu’il dit s’être passé dans une maison des champs ; et, précise-t-il, il se donne cette tâche dans le but de fournir un « modelle à ceux qui voudront gouster de semblables plaisirs » (I, p. 6). Du moment initial au moment final de l’œuvre, en adoptant un point de vue omniscient et une focalisation zéro, il décrit tout ce qui se passe chez Lydie au cours de deux journées et résume brièvement en peu de lignes les circonstances qui ont précédé (et, dans la troisième édition de la Seconde Journée, aussi celles qui ont suivi) cette rencontre. L’action narrative de ces deux journées est presque réduite à zéro : l’événement de base est représenté par le ‘déplacement’ des personnages de Paris jusque dans une lande appartenant à Lydie où ils passent leur temps à se promener à l’extérieur et à l’intérieur de la maison de campagne et surtout à jouer [aux jeux de hasard (cartes, dés et échecs) et aux jeux de l’Amante, etc. le tout industrieusement inventé ; par Messire Innocent Ringhieri, Gentilhomme Bolonnois, et traduit de l’Italien en François par Hubert Philippes de Villiers, Lyon, Charles Pesnot, 1555. 17 Marcella Leopizzi, « Les jeux d’Innocentio Ringhieri dans La Maison des Jeux de Charles Sorel », Papers On French Seventeenth Century Literature, 2016, vol. 43, n o 85, p. 209-224. 18 Baldassarre Castiglione, Il Cortigiano, Venezia, Aldo Manuzion, 1528. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 89 conversation en interprétant ainsi le rôle d’auditeurs, d’acteurs, de narrateurs et d’auteurs]. L’arrivée en retard de quelques personnages crée la conversation et suggère l’invention-exploration des jeux d’esprit. En effet, priés d’expliquer pourquoi ils ont été retenus à Paris, quelques retardataires exposent leurs récits justificatifs en se perdant dans les méandres des excuses et des prétextes ; peu importe leur bonne ou mauvaise fois, ce qui compte c’est que la compagnie découvre un passe-temps imprévu : les jeux de la conversation - qui enclenchent l’errance-récréation pour l’esprit - préférables de loin aux jeux de hasard. Ces narrations-dans-la-narration exposées par les membres de la compagnie constituent les seules pages où le lecteur lit un quoi, lequel réside en effet dans la parole des personnages plus que dans leurs actions : dans ce qu’ils disent/ rapportent/ content plus que dans ce qu’ils font. Ainsi, dès le premier livre du premier tome, l’ouvrage présente une alternance continuelle entre les passages caractérisés exclusivement par la narration du Narrateur principal et les pages où le Narrateur cède sa parole et se limite à introduire et à conclure des narrations mises en œuvre par ses personnages. Agenor se propose le premier à « entretenir la compagnie » (I, p. 31). Il explique les raisons qui l’ont retenu à Paris et, sans révéler les vrais noms des personnages impliqués, il raconte les amours de Salviat, de Flamelle et d’Hermine. Dorilas rapporte le compte-rendu du voyage du capitaine Brisevent, lequel a vu les choses « les plus curieuses qui jamais furent écrites ny imaginées » (I, p. 82). Clymante relate « les secrets merveilleux d’un Philosophe et Operateur arrivé à Paris » (I, p. 117). Par la suite, la parole circule parmi les membres de la compagnie qui expriment leurs idées sur les histoires qui viennent d’être racontées et sur la validité des excuses justificatives. Floride met en discussion les raisons du retard présentées par Dorilas et Clymante et elle ne fait confiance qu’à Agenor. Ainsi, Hermogene constate qu’Agenor, Clymante et Dorilas ont ouvert le chemin à d’agréables divertissements et fait l’éloge des jeux de conversation. Enfin, Lydie invite ses hôtes à se promener. Dans le deuxième livre, le narrateur fournit des détails concernant la maison de Lydie, appelée « maison des jeux », « maison de plaisance », « maison champêtre ». Il procure un aperçu sur l’intérieur (la grande salle, les chambres, les cabinets, les appartements, la longue galerie), ainsi que sur l’extérieur : le jardin, les orangers, les grenadiers, la colline (« au bas de laquelle on avoit creusé plusieurs grottes » I, p. 176), le verger, le bois. Par la suite, il cède la parole aux personnages. Lydie invite Hermogene à introduire le discours relatif aux jeux de conversation ; Hermogene commence son exposé ; Isis supplie Lydie de faire en sorte « que l’on ne Marcella Leopizzi 90 pratique point les derniers Jeux dont Hermogene a parlé » (I, 312-313), car, explique-t-elle, ils étaient « contre la bienseance » (I, p. 313). Cette constatation déclenche une discussion entre les personnages et offre à Dorilas l’occasion de raconter une histoire portant sur la vie de deux sœurs de Dijon, Charide et Herpinie, dont la conclusion démontre qu’il n’est pas correct de s’opposer aux « jeux où l’on baise » proposés par Hermogene. Aussi Lydie invite-t-elle Hermogene à reprendre son discours et à poursuivre à illustrer les jeux de conversation. Dans le troisième livre, Hermogene gère la parole. Les membres de la compagnie l’écoutent attentivement ; ils font des commentaires, apportent des ajouts et mettent souvent en évidence qu’il s’agit de jeux praticables par « des gens fort subtils et de grande mémoire » (I, p. 359). Bellinde définit les jeux proposés par Hermogene comme « tres-beaux et tres-ingenieux » (I, p. 370). Ariste entame une longue discussion sur les romans et sur les comédies : il parle contre les romans, vu, dit-il, que « le vray aliment de l’Esprit ne doit estre que la verité » (I, p. 398) ; Hermogene, par contre, invite Ariste à faire les distinctions opportunes et à ne pas tout mélanger et il souligne que le but des romans est celui d’« entretenir » (I, p. 409). Cette discussion est interrompue par le maître d’hôtel de Lydie (qui parle par la bouche du narrateur) annonçant qu’il est temps de souper. Dans le quatrième livre, pendant que les personnages sont assis à table pour souper, le narrateur donne des informations sur la bonne réussite de cette première journée d’entretien. Puis, il laisse la gestion du discours narratif à ses personnages : Hermogene exprime ses opinions sur les Comédies, il dit « des choses fort avantageuses pour les bonnes Comedies, mais de tres plaisantes pour se moquer des mauvaises » (I, p. 502) ; Olympe met en relief la capacité d’Ariste d’imiter « toute sorte de personnages » (I, p. 503) ; Uranie intervient pour souligner que toutes les « subtilitez » (I, p. 506) d’Ariste découlent d’un « divertissement passager » (I, p. 506) et non pas d’une « tromperie affectée » (I, p. 506). Après le dîner, lorsque la « nappe fut levée » (I, p. 508), Hermogene rapporte d’autres jeux et Isis raconte une histoire (qu’elle présente comme) ‘vraie’ en utilisant de faux noms, en toute conformité au but initial que la compagnie s’est donné (I, p. 33-34). Le tome se termine par la constatation de la part du narrateur que « quelques-uns se coucherent aussi tost, et ceux qui estoient moins endormis, s’amuserent encore un peu à deviser ou à lire, et à faire quelque autre chose auparavant que de se coucher » (I, p. 669-700).En ouvrant le second tome, le lecteur s’attend donc à découvrir de quelle manière les personnages qui ne sont pas allés se coucher et qui sont restés dans le salon ont employé leur temps, mais ces attentes sont déçues… car le narrateur passe directement aux informations sur les « occupations pour la matinée » (II, p. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 91 1). Il décrit les conditions atmosphériques, il informe que le ciel est nuageux et qu’il pleut. Il ajoute que, lorsque toutes les dames furent habillées, elles passèrent dans la chambre de Lydie, où les hommes les rejoignirent pour prendre le petit déjeuner. De même que dans le premier tome, dans celui-ci aussi, le narrateur ‘domine la situation’ : il a un point de vue omniscient, il sait tout, voit tout, connaît tout. De temps à autre, il cède la parole à ses personnages pour engendrer une sorte de dialogue entre eux ou bien pour mettre en pratique les narrations dans la narration. Dans le premier livre, la parole est gérée notamment par Hermogene (qui passe en revue les jeux qu’il avait vu pratiquer ou dont il avait lu quelque chose ou entendu parler) et par Dorilas qui raconte deux histoires : celle concernant ses mésaventures avec Marcelline et celle relative à Jacinthe. Dans le deuxième livre, la narration est tout d’abord faite par le narrateur (qui informe que la compagnie choisit de pratiquer le jeu de raconter des histoires sans dire à quel proverbe elles serviraient d’exemple, afin de « laisser deviner cela aux Auditeurs » II, p. 172) et ensuite par les personnages (et tout précisément par Clymante, Nerarque, Bellinde, Agenor). À la fin du livre, Hermogene reprend le discours (interrompu la veille) portant sur les jeux pour ‘instruire parfaitement sur cette matiere’ (II, p. 235) ; et, en assumant la fonction de personnage-metteur en scène, il explicite la finalité de base de la ‘conversation’ en cours chez Lydie et, de ce fait, il met en évidence qu’ils sont tous en train de composer « un ouvrage qui n’a point encore eu son pareil ny en France, ny en Italie ; car quoy que les Italiens ayent écrit de la maniere des Jeux de conversation, ils n’ont point rapporté, […] l’Histoire de quelques assemblées où cela se soit pratiqué parfaitement » (II, p. 301-302). Les derniers mots sont dits par le narrateur qui annonce le radoucissement des conditions météorologiques et du choix pris, par voie de conséquence, de se promener jusqu’à un château voisin. La parole du narrateur dirige le début du troisième livre et informe que les personnages décident de mettre en pratique le jeu des proverbes continus, le jeu des énigmes, le jeu des rébus, le jeu des métamorphoses et, par la suite, sur la proposition d’Agenor, le jeu du roman « assez souvent pratiqué en France dans les bonnes compagnies » (II, p. 392). Dans le quatrième livre, la pratique du jeu du roman permet aux personnages d’être des narrateurs-créateurs d’une histoire inventée par euxmêmes au fur et à mesure au fil de leur prise de parole. Hermogene commence à raconter une histoire, et, à tour de rôle, les autres continuent et s’interrompent au meilleur moment pour laisser la parole au suivant. Tout d’abord, la parole est donnée à Rosileon qui, en tant que narrateur- Marcella Leopizzi 92 personnage (personnage du roman-dans-le-Roman), adopte une focalisation interne et raconte à la première personne du singulier. Interrompu par Hermogene (qui, en faisant fonction de raccord, cède et enlève la parole à son gré), il est suivi par Agenor, lequel administre la narration, d’abord, en tant que narrateur-créateur et, par la suite, comme s’il était un narrateurrapporteur de ce qu’il avait lu dans les ‘Chroniques de Crète’. De cette manière, il confond la réalité et l’imagination, voire la fiction et l’Histoire. Continué par Lydie et Uranie, le récit est par la suite modifié par Clymante qui intervient pour contredire Uranie en soutenant qu’il fallait imaginer une fin différente. Poursuivie par Olympe, Nerarque, Floride, Pisandre, Artenice, Ariste (et ici et là par Isis et Dorilas qui tantôt s’arrêtent et cèdent spontanément la parole tantôt sont interrompus et corrigés), la suite rocambolesque est achevée par Bellinde laquelle aborde la narration comme si les faits racontés faisaient partie de son vécu, au point qu’elle offre son aide et sa disponibilité pour participer à l’organisation du mariage de l’un des personnages du roman-dans-le-Roman : aspect qui contribue 1) à entremêler la narration de premier niveau avec la narration-dans-lanarration 2) et à mettre sur le même plan les personnages réunis chez Lydie avec ceux du jeu du roman. Aussi, tout au long du jeu du roman, la vraisemblance interne (la crédibilité de la fiction) se fond avec la vraisemblance externe (la découverte de la fiction) 19 : ce qui contribue à mêler davantage le plan diégétique et extra-diégétique déjà entrelacés dès le début de l’ouvrage. Au cours des deux tomes, en effet, de temps en temps, par la bouche du narrateur, Sorel dévoile le tissu fictionnel et explicite ouvertement la fiction (comme en témoigne la constatation que les disputes, les demandes, les questions, les réponses font partie du « jeu » 20 ), au point qu’il parle de « bande », « compagnie », « troupe » : expressions qui font songer à une mise en scène théâtrale si ce n’est à une « feinte » représentation. Caractérisé par une fabula [obtenue par la parole (et non pas par l’action) des personnages-narrateurs] qui progresse au travers d’enchâssements successifs, voire d’un récit à plusieurs mains qui suit la méthode du « centon » 21 , le jeu du roman reproduit en abyme le discours narratif des deux tomes. En donnant l’impression que tout semble s’organiser autour 19 Anne Spica, « Charles Sorel et la métamorphose. Définir le roman moderne », Poétique, 2010, n o 164, p. 433-446. 20 Cf. la déclaration finale : leur « feinte querelle estant donc appaisée » (I, p. 699). 21 Pièce littéraire ou musicale, faite de vers ou de prose dont les fragments sont empruntés à divers auteurs ou à diverses œuvres d'un même auteur ; cf. contamination, marqueterie, mosaïque. Pour plus de détails voir : Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 182. L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 93 d’un scénario arbitraire animé par le hasard, il figure spéculairement les spécificités de l’intrigue de La Maison des Jeux : roman-à-faire inachevéinachevable, tissé par la parole (véritable axe porteur de l’ouvrage) et appuyé sur la ‘répartition des tâches’ entre le narrateur et les personnagesnarrateurs ainsi que sur le « pacte de connivence » 22 entre le narrateur et le public en vertu duquel, d’un côté comme de l’autre, on feint de croire à l’illusion romanesque. Roman en train de se faire basé notamment sur l’argumentation, cette œuvre monte et démonte l’intrigue et fait apparaître (de même que d’autres œuvres soréliennes comme le Berger extravagant ou la Bibliothèque françoise) un véritable travail d’investigation autour du genre romanesque et de l’activité du romancier dont Sorel semble tracer une sorte d’apologie : prendrez-vous garde au deffaut d’un nom de pays ou Ville pour un autre, ce qui est peut-estre arrivé par la faute des Imprimeurs, et qui peut estre corrigé à une seconde édition ; Les Historiens veritables peuvent bien manquer pareillement. […] L’on leur doit avoir de l’obligation de tant de travail qu’ils ont pris pour donner de l’entretien aux autres, et il faut considerer qu’un de leurs moindres volumes que l’on peut lire en une apresdinée, leur peut avoir cousté plus de quatre ou cinq mois à faire, et s’ils y en ont employé moins, il en faut rendre grace à leur facilité d’escrire. (I, p. 408-410) Intrinsèquement inaccompli et apparemment dépourvu de dessein architectural, cet ouvrage se veut la réalisation d’un projet mettant en lumière les dispositifs de la narrativité. De la sorte, il fournit la possibilité d’expérimenter les procédés du roman-à-faire et de pratiquer la narrativité comme lieu d’énonciation. Dans la maison de Lydie, les personnages prennent en considération les caractéristiques de l’écriture fictionnelle et, pour raconter, ils adoptent différents types de focalisation et diverses typologies narratives allant de celles élaborées sur la base d’histoires prétendues ‘vraies’ à celles issues de leur fantaisie. Ce faisant, ils collaborent avec le Narrateur à l’expérience narrative, en révèlent les processus de fabrication et, en franchissant la frontière diégétique voire en annulant les limites entre le monde raconté et le monde où on raconte, ils font de cette maison le lieu où se situe l’Histoire et, en même temps, celui où se créent des histoires-dans-l’Histoire. 22 Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 17. Voir aussi : Fausta Garavini, Il paese delle finzioni, Pisa, Pacini, 1978. Marcella Leopizzi 94 Les deux tomes entraînent une ample réflexion sur les discussions ‘littéraires’ en vogue à l’époque de Sorel relatives au débat théâtral 23 [concernant la comédie (considérée comme ‘inférieure’ par rapport à la tragédie), la façon dont les pièces devaient être écrites (en vers ou en prose ? ) et les divergences d’opinion portant sur la vraisemblance, les bienséances et les règles des trois unités] et notamment aux caractéristiques de l’écriture romanesque et tout particulièrement concernant les concepts d’‘amusement-récréation’, d’‘instruction’ et de ‘vraisemblance’. Au travers de l’appréciation (de la part de la compagnie) des contes d’Agenor, de Dorilas et de Clymante, Sorel souligne, par exemple, le divertissement (dans le sens étymologique latin de divertere = diriger ailleurs) procuré par la conversation-narration si ce n’est par les récits d’« histoires agréables » ; et, dans cette optique, il fait réfléchir ses personnages (et par voie de conséquence son public) aux diverses manières dont on peut rédiger une narration pour en tirer du « plaisir » : Le recit des Histoires agreables que l’on fait chacun à son tour par quelque commandement, sont de semblables Jeux, de sorte que sans y penser, nous les avons fait pratiquer à Agenor, Dorilas et Clymante ; et voilà comment je pretend qu’ils ont donné l’entrée à cette manière de divertissement, de laquelle nous nous servirons desormais si la compagnie m’en croid. […] Isis a proposé à Dorilas, de nous raconter une Histoire de sa vie, en quoy nous aurons un divertissement tout prest, s’il en veut prendre la peine, et je pense qu’il y aura tant de plaisir à l’ouyr, qu’il n’y a personne qui ne jettast les Cartes et les Dez au feu pour venir gouster une telle satisfaction. J’approuve cela comme vous, dit Lydie ; mais je vous prie de ne le point violenter, et de luy donner quelque terme pour son recit, afin qu’il ne se lasse point à faire des narrations ; Aussi bien ay-je un extreme desir, qu’avant que de passer plus outre, puisque vous avez entamé le propos des Jeux de conversation, vous nous apreniez ce que c’est proprement ; car je 23 Favorable au théâtre, Sorel a pris part à la querelle qui traverse son siècle et qui oppose les partisans et les défenseurs du théâtre (tels d’Aubignac, l’abbé de Pure, Samuel Chappuzeau, Sorel) aux adversaires du théâtre (tels Antoine Singlin, Varet, Senault, Conti, Nicole, l’abbé de Voisin). Dans De la connoissance des bons livres ou examen de plusieurs autheurs, Paris, Pralard, 1671, il consacre de nombreuses pages à ce sujet dans les sections intitulées De la Poësie Françoise, de ses differentes especes, & principalement de la Comedie ; De la comedie. Discours particulier, où l'on voit les raisons de ceux qui ont écrit dépuis peu pour la condamnation des Theatres, & pour leur defense, Avec quelques Avis pour leur reforme. À la page 243, il soutient : « Beaucoup de personnes de grand esprit et d’une veritable vertu, tiennent que la Comedie est un passe-temps honneste où l’on peut apprendre le bien aussi-tost que le mal. Tournez toutes les comedies au bien, et n’y apprendrez que du bien. C’est à quoy il faudrait travailler au moins pour conserver leur estime ». L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 95 pense qu’il y en a de beaucoup d’autres sortes que de raconter des Histoires. (I, p. 163-164) Ainsi, par le biais du débat sur les romans entre Hermogene et Ariste, Sorel souligne que le but des romans est celui d’« entretenir » (I, p. 409) et que, par conséquent, « il ne faut rapporter que ce qui peut donner du contentement et de l’utilité » (I, p. 17). Dans cette perspective, dans les derniers passages de la Seconde Journée, par la voix de son narrateur, conformément à la poétique traditionnelle marquée par la lecture horatienne d’Aristote (prégnante en France au XVII e siècle 24 ), Sorel souligne la fonction première de la Littérature : l’utile dulci ; et, de ce fait, il se propose de « recréer les esprits » en se donnant comme tâche celle de plaire et instruire. De la sorte, il expose sa conviction relative à la nécessité de ‘diversifier les aventures’ et de ne pas traiter seulement des sujets amoureux relevant, de surcroît, presque toujours d’un ‘amour parfait’ : Je pense mesme que comme l’on pretend que de tels livres soient une image de la vie, il en faudroit davantage diversifier les avantures, non pas les attribuer toutes à l’Amour. Si l’on y prend garde, c’est maintenant un des moindres mobiles de toutes les passions des hommes, si ce n’est pour quelques jeunes éventez. Les interests des uns et des autres pour l’avarice et l’ambition, sont encore plus puissans et font reüssir de plus grandes choses. Maintenant l’on ne se marie plus guere par amourettes, et si l’on en voyoit qui fissent l’amour à la mode des Romans, qui vinssent chanter leurs passions toutes les nuicts devant la porte des filles, et qui à toute heure leur envoyassent des lettres et des poulets, les peres les chasseroient bien tost de leur maison et de leur quartier. (I, p. 403-404) Composé par jeu en mettant en scène un récit abracadabrant riche en aventures amoureuses, entremêlées et contrariées, en enlèvements, en sauvetages, en équivoques et en travestissements pastoraux, le jeu du roman développe implicitement lui aussi un autre grand thème sorélien et tout particulièrement celui concernant la critique des invraisemblances extravagantes 25 . Qui plus est, étant donné que les personnages-narrateurs agissent 24 Mathilde Aubague, L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel. La nouveauté comme étape dans la formation du roman moderne, http: / / www.unicaen.fr/ services/ puc/ revues/ thl/ questionsdestyle/ print.php? dos-sier=dossier8&file=02 Aubague.xml. 25 Pour plus d’approfondissements sur les goûts de l’époque saturés par les romansfleuves épico-chevaleresques-amoureux et ouverts à la nouvelle mode des contes de fées et des fables orientales fusionnant le vrai et le chimérique, voir : Fausta Garavini, La Maison des Jeux, op. cit., p. 184 ; Filippo D’Angelo, « Du bon usage des fictions », in La Bibliothèque française, 1667, édition critique par Filippo D’Angelo, Marcella Leopizzi 96 en toute liberté et inventant « tout ce qui [leur] viendra en fantaisie, sans se gesner : Peut-estre cela reussira-t’il mieux que si l’on y prenoit plus de peine » (II, p. 420), ce jeu trace une écriture ‘parodique’ aux dépens des ‘recettes romanesques’. *** Par l’élaboration d’un ouvrage qui ‘joue’ sur l’énonciation et qui explore la pratique fictionnelle, Sorel exprime une quête fondatrice. Outre les interrogations narratives (qui ont accompagné l’aventure intellectuelle sorélienne 26 ), cet ouvrage manifeste, en effet, le désir de se purger des « vieilles erreurs » et des « opinions vulgaires » et il met en garde contre les faux-semblants, autrement dit contre la fausseté des apparences, en prévenant tout lecteur : les images, les actions et les discours souvent trompent l’œil ainsi que la pensée, car la réalité souvent déguise le vrai et affiche le faux tout comme un trompe-l’œil architectural. Dans cette optique, Sorel dénonce par exemple la mode très en vogue à son époque des portraits mensongers et flatteurs 27 . Tout au long de l’ouvrage, sans cesse confronté à l’idéalité et à l’exemplarité du contexte situationnel de la maison de Lydie, le lecteur est conduit à considérer l’écart existant avec la contingence réelle : avec un passé et un présent décevants. Ainsi, loin d’être tout simplement une œuvre de pure évasion, La Maison des Jeux met en scène une maison qui est une sorte de lieu-révélateur des jeux-amusements-loisirs (qu’ils soient de hasard ou d’esprit) ainsi que des ‘jeux’ de la fiction narrative et des ‘jeux’ fictifs et mystificateurs de l’univers social. Derrière la dimension ludique, cette Mathilde Bombart, Laurence Giavarini, Claudine Nédelec, Dinah Ribard, Michèle Rosellini, Alain Viala, Paris, Champion, 2015, p. 531-544. 26 Auteur multiforme, Sorel a publié en France le premier roman de mœurs (Histoire comique de Francion) et le premier antiroman (Berger extravagant). Pour plus d’informations sur la ‘problématique d’écrivain’, voir : Émile Roy, La vie et les œuvres de Charles Sorel 1602-1674, Paris, Hachette, 1891, p. I. Voir aussi : Maurice Lever, « Charles Sorel et les problèmes du roman sous Louis XIII », dans Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1977, p. 81- 89 ; Hartmut Stenzel, « Discours romanesque, discours utile et carrière littéraire. Roman et ‘anti-roman’ chez Charles Sorel », XVII e siècle, 2002, n o 215, p. 235-249 ; Olivier Roux, La « Fonction d'écrivain » dans l'œuvre de Charles Sorel, Paris, Honoré Champion, 2012 ; Olivier Roux, Charles Sorel, la ligne, la figure et l’invention de l’auteur, Paris, Champion, 2014. 27 Publiée pour la première fois en 1659, La Description de l’Isle de Portraiture et de la ville des Portraits (Paris, Charles de Sercy, 1659) dénonce la mode des portraits menteurs et flatteurs qui « faisoient les personnes beaucoup plus belles […] qu’elles n’etoient en réalité ». L’‘architecture’ de La Maison des Jeux de Charles Sorel 97 œuvre filtre la dénonciation politico-sociale ; en dissimulant la veine ‘libertine’, en effet, les discours-conversations et les conversations-narrations attaquent entre les lignes la tromperie des conventions, la pédanterie des faux savoirs, les ‘limites’ des connaissances acquises au collège, les bassesses cachées derrière les fausses apparences… et revendiquent la ‘libération’ de l’individu dans une optique d’émancipation des préjugés, de l’intolérance, du bigotisme, des tabous sexuels, des mariages arrangés, de la soumission de la part des filles à l’autorité paternelle et à celle du mari… Dans les deux tomes, comme en témoigne le titre, le jeu joue un rôleclé : il constitue le sujet principal de l’entretien ainsi que le fil rouge de l’œuvre. Il incarne le quoi du discours et le quoi de l’action narrative (étant donné qu’il est le passe-temps des personnages réunis chez Lydie). En outre, destiné à adoucir les « amertumes de la vie » (Avertissement) et à « rendre mesme les choses les plus serieuses capables de nous divertir » (II, p. 387), le Jeu (envisagé comme jeu-d’esprit) subsume, tout au long de l’œuvre, les aspects avantageux produits par l’écriture fictionnelle, car les profits (en termes de plaisir et d’instruction) obtenus par les jeux de conversationnarration sont assimilables à ceux dégagés de la création fictionnelle. De ce fait, la maison de Lydie voire la maison des jeux (maison où l’on pratique les jeux ainsi que maison où est créé, situé et développé le roman in fieri) symbolise stricto sensu le ‘lieu-laboratoire’ où s’effectue la fabrication de la narration et lato sensu le ‘coin’ créateur de l’esprit romancier si ce n’est le réservoir de la création littéraire. Ouvrage de questionnement sur le romanesque qui s’inscrit dans la lignée de textes soréliens, français et européens qui interrogent le roman et son énonciation, La Maison des Jeux offre une peinture cryptique du théâtre du monde : véritable spectacle fictif de marionnettes 28 ; et, à côté de cette ‘dénonciation’ socio-culturelle, il manifeste, de par l’innovation formelle de son texte, la revendication de la liberté d’auteur. En écrivant La maison des Jeux, dans le but de docere et delectare, derrière une attitude prudente de conformation, Sorel exprime, sa prise de conscience que toute pratique de la société humaine peut être envisagée comme une fiction ainsi que son désir de rupture et son besoin de liberté intellectuelle et morale. 28 Fausta Garavini, La casa dei giochi, idee e forme nel Seicento francese, Torino, Giulio Einaudi Editore,1980.