eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/88

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4588

La Légende d’Alceste: les thèmes de l’héroïsme féminin et du sacrifice chez La Calprenède et d’Auginac

2018
Bernard J. Bourque
PFSCL XLV, 88 (2018) La Légende d’Alceste : les thèmes de l’héroïsme féminin et du sacrifice chez La Calprenède et d’Aubignac B ERNARD J. B OURQUE (U NIVERSITY OF N EW E NGLAND , A USTRALIA ) Dans son Examen d’Alceste, Marguerite Yourcenar fait référence à une pièce ébauchée par Jean Racine basée sur l’histoire de l’héroïne d’Euripide 1 . Abandonnée en faveur de Phèdre (1677), cette tragédie projetée sur Alceste n’existe aujourd’hui qu’en forme de quatre alexandrins traduits du tragédien grec : Je vois déjà la rame, et la barque fatale. J’entends le vieux Nocher de la rive infernale. Impatient, il crie ; On t’attend ici-bas, Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas 2 . Louis Racine, fils de l’illustre dramaturge, fait allusion à ce projet dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine : Il avait encore eu le dessein de traiter le sujet d’Alceste, et M. de Longepierre m’a assuré qu’il lui en avait entendu réciter quelques morceaux ; c’est tout ce que j’en sais 3 . À première vue, l’Alceste d’Euripide ne fut la source d’aucune tragédie ou de tragi-comédie française du dix-septième siècle. L’œuvre Alceste, ou Le 1 « Parmi les pièces projetées ou ébauchées par Racine, on compte une Alceste » (Marguerite Yourcenar, Examen d'Alceste, in Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971, p. 96). 2 Jean Racine, « Préface », Iphigénie, Paris, Barbin, 1675. Cité par Yourcenar, Examen d'Alceste, p. 96. Racine déclare : « J’aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu’ils ont dans l’original. Mais au moins en voilà le sens » (« Préface », Iphigénie). 3 Louis Racine, Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, in Œuvres de Jean Racine, Paris, Laplace, Sanchez et C ie , 1870, p. 25. Bernard J. Bourque 62 triomphe d’Alcide (1674) de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault est basée sur l’antique légende, mais il s’agit d’une tragédie lyrique, ou autrement appelée, d’une tragédie en musique. Cependant, deux pièces françaises du théâtre préclassique comportent un élément notable emprunté, semble-t-il, du mythe thessalien 4 sur lequel reposerait la tragédie d’Euripide. Nous parlons de la tragi-comédie Le Clarionte, ou le sacrifice sanglant 5 (1637) de Gauthier de Costes, sieur de La Calprenède et de La Cyminde ou les deux victimes 6 (1642), appelée tragédie, de François Hédelin, abbé d’Aubignac. D’ailleurs, à l’évidence, l’ouvrage de l’abbé d’Aubignac emprunte beaucoup à celui de La Calprenède. Henry Carrington Lancaster nous l’a déjà signalé : certains éléments de l’intrigue de La Cyminde ressemblent à l’action du Clarionte : The abbé d’Aubignac’s Cyminde ou les deux victimes, a tragedy in prose, was published in 1642, but may never have been played except in the version of it written by Colletet in verse and performed at Richelieu’s special theatre in 1641 […]. While the source is unknown, the plot is composed of elements that resemble the Clarionte of La Calprenède and the Alcestis of Euripides, for in the former we have the angry god appeased by human sacrifice and the contest in generosity between lovers, while the latter gives the classic example of the woman who is willing to die in place of her husband 7 . Malheureusement, l’auteur de l’ouvrage monumental sur le théâtre du dixseptième siècle n’entre pas dans les détails de cette comparaison. Dans le but de combler cette lacune, notre étude vise à identifier les similarités 4 Yourcenar affirme : « Nous ne savons presque rien des formes littéraires, peu nombreuses semble-t-il, qu’a pris ce conte sacré avant Euripide. L’aventure d’Admère et d’Alceste a pu faire partie, avec d’autres légendes épiques de même origine, de quelque cycle thessalien perdu. On la célébrait, croit-on, à Sparte, durant les cérémonies du culte de l’Apollon Carnéen, ce qui présuppose un poète l’ayant coulée dans la forme d’un hymne. Homère mentionne Alceste comme une héroïne des temps anciens, la plus belle des filles de Pélias, mais ne fait allusion ni à son sacrifice ni à son retour des Enfers. Hésiode parlait d’elle dans un poème qui n’est pas venu jusqu’à nous, mais il ne paraît pas qu’il eût traité l’histoire de son dévouement » (Examen d’Alceste, pp. 87-88). 5 Gautier de Coste de La Calprenède, Le Clarionte, ou le sacrifice sanglant, Paris, Sommaville, 1637. 6 Abbé d’Aubignac, La Cyminde ou les deux victimes, Paris, Targa, 1642. Voir Bernard J. Bourque, éd., Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 135-211. 7 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929- 1942, t. II, vol. I, pp. 367-368. La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 63 entre les deux pièces françaises et à établir dans quelle mesure La Cyminde ou les deux victimes est redevable au Clarionte, ou le sacrifice sanglant. Premièrement, nous devons souligner le mutisme dont fait preuve d’Aubignac à l’égard du Clarionte de La Calprenède. De surcroît, le nom de ce dramaturge ne figure pas dans La Pratique du théâtre (1657). Il est vrai que d’Aubignac y fait mention de deux tragédies de l’auteur, mais dans chaque cas, l’abbé est critique à l’égard de la qualité de la pièce. Il décrit Le Comte d’Essex (1639) comme étant « assez défectueuse » 8 et parle des discours inutiles et des actions superflues de La Mort des enfants d’Hérode ou Suite de Marianne (1639) 9 . Si La Cyminde prit modèle sur Le Clarionte, jamais d’Aubignac ne se montra-t-il reconnaissant de cette source d’inspiration. Chose pas trop étonnante, d’ailleurs, puisque l’abbé n’avoua même pas la paternité de sa propre tragédie en prose. Les deux pièces Présentons d’abord un résumé de chaque ouvrage dramatique. Au début de la pièce de La Calprenède, nous apprenons que Clarionte, prince de Corse, et sa femme Rosimène se trouvèrent naufragés dans l’Île de Majorque. Le héros fut choisi par les habitants de l’île comme victime du sacrifice, conformément à l’ordre d’un oracle d’immoler tous les ans un des plus beaux hommes du royaume. Amoureuse de Clarionte, la fille du roi de Majorque, Mélie, intervint pour reporter la mort à l’année suivante. Mais, le jour de l’immolation arrive et les deux héroïnes de la pièce, c’est-à-dire Rosimène et Mélie, essaient de sauver le prince en se présentant comme victimes remplaçantes du sacrifice. Le héros refuse ces actes de générosité. Cependant, le prêtre décide que Clarionte et sa femme doivent tous les deux périr afin d’offrir un plus beau sacrifice au dieu. À la fin de la pièce, les conditions annoncées par l’oracle pour annuler l’immolation sont remplies 8 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011, p. 205. 9 À l’égard de La Mort des enfants d’Hérode ou Suite de Marianne, d’Aubignac écrit : « […] il ne faut pas tomber dans un autre [inconvénient], je veux dire, d’ajouter à la Catastrophe des Discours inutiles, et des actions superflues qui ne servent de rien au Dénouement, que les Spectateurs n’attendent point, et même qu’ils ne veulent pas entendre. Telle est la plainte de la femme d’Alexandre fils d’Herodes après la mort de son Mari […] » (La Pratique du théâtre, p. 208). Plus loin, il déclare : « Mais que la femme d’Alexandre fils de Marianne, vienne faire de grandes plaintes sur le corps de son mari, qu’Hérode avait fait mourir, sans autre motif, sinon, qu’elle était sa femme, cela est fort inutile ; aussi n’a-t-il pas été fort agréable » (La Pratique du théâtre, p. 464). Bernard J. Bourque 64 et le couple est sauvé. Le frère de Clarionte arrive avec une armée et réussit à conquérir l’île. La première scène de La Cyminde de l’abbé d’Aubignac nous fait savoir que chaque année un citoyen de la ville d’Astur est choisi, au moyen d’un tirage au sort, pour être immolé afin d’apaiser la colère de Neptune. Arincidas est nommé. Plus tard dans la pièce, nous apprenons que le choix du prince fut un coup monté de la part du prince Ostane, qui est amoureux de la femme d’Arincidas, et de la part de sa complice Derbis, le ministre du temple. L’épouse du héros, Cyminde, s’offre à la place de son mari. Arincidas proteste contre la générosité de sa femme et se jette dans la mer lorsque Cyminde est mise dans une barque pour être engloutie par l’océan. À la fin de la pièce, le couple est sauvé, le sacrifice étant supprimé à cause de l’accomplissement de la volonté divine annoncée par l’oracle. D’Aubignac se montre d’accord avec La Mesnardière 10 qui croit que tous les personnages d’une tragédie doivent être récompensés selon leur vertu ou leur vice : Ostane se suicide et Derbis est condamné à mort. La structure interne Nous commençons notre comparaison des deux œuvres par les parties constituantes de ce que Jacques Scherer appelle la « structure interne » 11 de la pièce, c’est-à-dire le sujet, les personnages et le dénouement. Le sujet des deux pièces est identique. Il s’agit de l’immolation visée du héros et de la tentative de la part de l’épouse de s’offrir en sacrifice à sa place. Chaque œuvre met l’accent sur le thème de l’héroïsme féminin, figurant une princesse qui se propose de mourir par amour de son mari. Cet élément est emprunté, semble-t-il, de l’Alceste d’Euripide, où l’héroïne offre sa vie pour sauver Admète 12 . Dans les deux pièces françaises, le sacrifice est un événement cyclique qui est exigé afin d’apaiser la colère d’un dieu, à savoir Apollon dans Le Clarionte et Neptune dans La Cyminde. Chaque divinité est contrariée à cause d’un manque de respect de la part des humains : 10 Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris, Sommaville, 1639, p. 107. 11 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 12. 12 Cependant, les circonstances de cette générosité en sont différentes. Dans l’Alceste d’Euripide, Admète, le roi de Phères, essaie de trouver un membre de sa famille qui consentira à mourir pour lui. Personne n’accepte sauf sa femme, Alceste. La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 65 On leur vit mépriser par un discours profane La beauté d’Apollon et celle de Diane [...] Mais bientôt le mépris de la grandeur divine Des Princes et du peuple attira la ruine. (Le Clarionte : III, 1) [...] quand la fête de Neptune approcha, il fut résolu par un consentement général du peuple qu’on n’en ferait point la solennité. [...] ce jour fut estimé malheureux, et l’on changea le Sacrifice et les prières, en plaintes et en blasphèmes contre sa divinité. Mais que les Dieux sont jaloux de leur gloire, et que l’homme est insensé quand il s’attaque à ces puissances, dont il doit espérer toutes sortes de biens, et craindre toutes sortes de maux. (La Cyminde : I, 1) Dans chaque pièce, la volonté du dieu est communiquée par l’entremise d’un oracle. Puisque la vanité du fils et de la fille du roi de Corse fut la cause initiale de la colère divine, dans Le Clarionte, le prêtre du soleil annonce l’immolation annuelle d’un des plus beaux êtres humains : Je veux que tous les ans d’un des plus beaux mortels Vous me fassiez un sacrifice. (Le Clarionte : III, 1) Dans le cas de La Cyminde, il s’agit d’un sacrifice offert au dieu des mers tous les trois ans afin de mettre fin aux événements malheureux du royaume : Pour finir les malheurs de ces tristes Provinces, Sans distinguer le peuple ni les Princes, Abandonnez à mon courroux Une fois en trois ans un homme que le zèle Ou le sort immole pour tous. (La Cyminde : I, 1) Dans chaque pièce, la victime choisie peut être sauvée par une victime remplaçante. Le roi de Majorque accepte d’épargner la vie de Clarionte pourvu qu’on trouve un autre homme dont la beauté égale celle du prince : Il nous accorde encore cette seconde grâce Que si pendant ce temps on mettait à sa place Un autre qui le peut égaler en beauté Il lui laissait la vie avec la liberté. (Le Clarionte : III, 2) Dans le cas de La Cyminde, la tradition permet la substitution de la victime par un homme qui s’offre à sa place : […] cette cérémonie, quoique rigoureuse, a cela néanmoins de favorable que la Victime du sort peut être aisément rachetée par une Victime volontaire. (La Cyminde : I, 4) Bernard J. Bourque 66 Un des éléments importants de l’intrique de chaque pièce est le thème de l’amour non partagé. Dans Le Clarionte, la sœur du roi de Majorque est amoureuse du héros, mais elle réclame sa mort quand l’amour n’est pas payé de retour. Dans La Cyminde, le prince Ostane éprouve un désir amoureux à l’égard de l’héroïne et conspire avec le ministre du temple à supprimer Arincidas afin de posséder la princesse. Ses avances importunes sont repoussées par Cyminde sans la moindre ambiguïté. Nous constatons aussi des similarités importantes entre les personnages principaux des deux pièces. Dans chaque œuvre, la victime visée de l’immolation est un homme : Clarionte, dans la pièce de La Calprenède, et Arincidas, dans celle de d’Aubignac. Dans chaque cas, le sexe d’une victime admissible est précisé par l’oracle : « un homme » (La Cyminde : I, 1) ; « un des plus beaux mortels » (Le Clarionte : III, 1) 13 . Dans les deux pièces, les héros choisis pour être sacrifiés sont de sang royal : Clarionte est prince de l’Île de Corse et Arincidas est prince de l’Île de Carimbe. Avant le début de l’action, chaque héros fait preuve de sa valeur militaire. Dans chaque pièce, nous retrouvons de longs entretiens entre le héros et son épouse concernant le choix approprié de la victime du sacrifice, dialogues qui constituent des concours de générosité 14 . La gloire de la princesse en se sacrifiant deviendra la honte de son mari. S’adressant à Rosimène, Clarionte déclare : Inhumaine veux-tu redoubler mon tourment, Et que par tes discours je meure doublement, Ingrate peux-tu bien en ce moment funeste Me ravir lâchement le seul bien qui me reste. (Le Clarionte : IV, 2) Dans La Cyminde, nous retrouvons une réplique semblable de la part d’Arincidas : Pensez, ô trop aimable Cyminde, que la gloire dont vous couronnez votre nom, est la honte d’Arincidas ; vous me conservez la vie, mais c’est avec un reproche éternel de m’être efforcé de fuir pour éviter la mort. (La Cyminde : IV, 2) De même, la mort du héros rendra inutile la vie de l’héroïne. Dans Le Clarionte, Rosimène affirme qu’elle « mourrait d’amour » 15 si son mari perdait la vie. Dans la pièce de d’Aubignac, Cyminde déclare à Arincidas : 13 Dans Le Clarionte, le sacrificateur confirme que seulement les hommes peuvent être sacrifiés : « Un homme seulement doit apaiser le Dieu » (IV, 1). 14 C’est un exemple de ce que Scherer appelle la « tyrannie de la tirade », caractéristique du théâtre français du dix-septième siècle (La Dramaturgie classique en France, p. 225). 15 IV, 2. La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 67 [...] ne croyez pas que je vive un moment avec le titre de votre veuve : je vous aurai suivi dans le tombeau devant que l’on puisse me donner ce titre malheureux. (La Cyminde : III, 5) Chaque princesse essaie de convaincre le roi de la laisser remplacer le héros en accentuant la valeur supérieure du prince pour le royaume. Rosimène affirme : Étant brave et vaillant tout le monde aurait droit De se plaindre de vous alors qu’il le perdrait, Ce serait le priver de la valeur d’un Prince Dont la perte à la fin perdrait cette province. (Le Clarionte : V, 5) L’héroïne de d’Aubignac présente les mêmes arguments au roi Arbane : Oui Sire, dès ce jour, en conservant mon mari, j’assure votre couronne, je vous gagne des batailles, et j’oblige vos ennemis à vous redouter. Ce n’est pas, Sire, que vous ne puissiez beaucoup faire tout seul, mais il faut un second tel qu’Arincidas pour tout faire. (La Cyminde : II, 4) Dans chaque pièce, malgré la précision à l’égard du sexe de la victime du sacrifice, une femme est permise de remplir le rôle. Dans Le Clarionte, Rosimène se déguise en homme et s’offre à la place du héros. La substitution est acceptée par le roi puisque la beauté de Rosimène dépasse celle de Clarionte. Quand on se rend compte qu’il s’agit d’une femme travestie, le roi suit les conseils du sacrificateur, qui annonce que Rosimène doit périr, selon la volonté des dieux : Celle dont les ardeurs contre nous conjurées Troublent insolemment nos coutumes sacrées Doit avoir le loyer de sa témérité, Sire, c’est le vouloir de la divinité, Et la loi la condamne. (Le Clarionte : IV, 2) Dans La Cyminde, le roi désapprouve le remplacement d’Arincidas par l’héroïne, mais il est forcé de l’accepter lorsque le peuple prend les armes contre lui et enlève Cyminde pour que le sacrifice se réalise : Que la fureur populaire est un dangereux précipice, et que les motifs de la Religion sont puissants. Mon peuple qui ne s’est jamais séparé de son devoir, a bien osé prendre les armes contre moi. Ils ont forcé mon Palais, ils sont venus jusque dans ma chambre enlever Cyminde : mes gardes désarmés, en cette solennité m’ont abandonné plus par faiblesse que par dévotion, mes domestiques n’ont fait aucun effort ; ils ont tous cru que pour être fidèles aux Dieux, ils pouvaient être perfides à leur Roi. (La Cyminde : III, 4) Bernard J. Bourque 68 Dans chaque œuvre, malgré le choix initial d’une seule victime, les deux personnages principaux sont en danger d’être tués. Dans Le Clarionte, le prêtre annonce un double trépas après l’intervention de Rosimène : Les Dieux assurément m’ont coulé dans le sein Pour le bien de cet Île un étrange dessein, Pour faire aux immortels un plus beau sacrifice, Il faut que maintenant notre loi s’accomplisse, Tous deux doivent périr [...]. (Le Clarionte : IV, 2) Dans La Cyminde, le remplacement de la victime est accepté, mais Arincidas se jette dans la mer afin de l’accompagner dans la mort : Attendez-moi, Cyminde, et ne me laissez pas plus longtemps le regret et la honte de vous survivre. Il ne faut pas que votre amour vous fasse marcher devant moi, puisque c’est moi qui commençai de vous aimer. Pardonnez à la violence qui m’a retenu, ce que je fais pour vous suivre est digne de ce que vous avez fait pour me devancer. (La Cyminde : V, 3) Le personnage éponyme de chaque pièce revendique le droit de mourir avant son époux/ épouse. Le héros de La Calprenède affirme : Mais puisque par mes cris je ne profite rien, Je ne me plaindrai plus si l’on m’accorde un bien, Souffrez que le premier je perde la lumière. (Le Clarionte : V, 5) L’héroïne de d’Aubignac exprime le même désir. Se rendant compte qu’Arincidas est sur le point de mourir, Cyminde déclare : Mais quoi! dira-t-on, Arincidas, que m’étant offerte à mourir devant vous, je ne meurs qu’après vous. Non, vous devez jouir au moins un moment, de l’avantage que ma mort vous devait procurer : En quelque état que vous soyez, vous me devez survivre : et mon Sacrifice n’aura point d’effet, si je n’avance l’ouvrage des Dieux, si je ne le précipite. (La Cyminde : V, 4) Le dénouement des deux pièces est similaire. L’oracle de chaque œuvre précise les conditions qui mettront fin au besoin du sacrifice cyclique. Dans chaque cas, il s’agit de l’offrande, refusée par le dieu, de plus d’une personne : « trois belles victimes », dans le cas du Clarionte, et « deux victimes d’amour », dans celui de La Cyminde. Lorsque pour expier vos crimes On verra trois belles victimes Disputer un honneur dont la mort est le prix, Vous serez soulagé de vos peines souffertes, Et vous réparerez vos pertes En ce point seulement votre sort est compris. (Le Clarionte : III, 1) Et je rendrai ma rigueur éternelle, La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 69 S’il n’advient que le crime un jour M’oblige à refuser deux Victimes d’Amour. (La Cyminde : I, 1) Il importe de souligner que dans chaque pièce l’apaisement de la colère divine dépend de la générosité de victimes volontaires qui sont liés par l’amour. À la différence d’Alceste d’Euripide, qui meure et est ressuscitée par l’entremise d’Héraclès, l’héroïne de La Calprenède et celle de d’Aubignac ne perdent pas leur vie. De même, les princes Clarionte et Arincidas ne sont pas sacrifiés. Bien que d’Aubignac désigne sa pièce sous le nom de tragédie, son œuvre partage avec la tragi-comédie de La Calprenède un dénouement heureux 16 . La structure externe Le terme « structure externe », dans le contexte d’une pièce de théâtre, s’applique aux différentes formes de la scène, c’est-à-dire aux éléments liés à la mise en œuvre de l’ouvrage dramatique, y compris l’emploi du récit et du monologue. Une comparaison entre Le Clarionte et La Cyminde révèle beaucoup de similarités à l’égard de ces procédés. À la scène I, 2 du Clarionte, Rosimène raconte au prince Fidament les événements accessoires de l’action principale. Cette longue narration est un mélange de simple récit et de narration pathétique, décrivant les circonstances du mariage de Clarionte et Rosimène, de leur naufrage dans l’Île de Majorque et du sacrifice annuel dans le royaume. D’Aubignac utilise la même technique au début de sa Cyminde pour faire connaître les événements qui ont eu lieu avant l’action qui se représente. À la scène I, 1, Eryone décrit à l’héroïne les effets catastrophiques de l’inondation qui ravagea le royaume il y a un siècle, révélant la cause du sacrifice cyclique. Cette longue narration contient des détails utiles à l’action et parle de choses qui ne sont pas déjà connues du public. L’emploi du récit par La 16 La notion d’une tragédie à dénouement heureux fut condamnée au seizième siècle par Pelletier du Mans, Scaliger, Castelvetro et Laudun, mais acceptée au siècle suivant par La Mesnardière, Vossius et Sarrasin (René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève-Neuchâtel, Payot, 1931, pp. 324- 325). Elle s’introduit dans la tragédie française après le succès de Cinna de Corneille, jouée en septembre 1642 (René Pintard, « Autour de Cinna et de Polyeucte », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 64, 1964 : 377-413, p. 378). Pierre Du Ryer en suit l’exemple avec trois tragédies jouées entre 1642 et 1647 (Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 137). Voir l’article d’Antoine Soare, « Subversion tragique et orthodoxie tragi-comique : la querelle des genres dans le deuxième tiers du Grand Siècle », Seventeenth-Century French Studies, 21, 1999 : 43- 55. Bernard J. Bourque 70 Calprenède et par d’Aubignac n’est pas surprenant, étant donné le prestige de ce procédé dans le théâtre classique 17 . Ce qui intéresse le plus notre propos, c’est la manière dont l’abbé semble imiter la pièce de son contemporain en communiquant les événements accessoires de l’intrigue. Il consacre une scène entière au début de La Cyminde pour exposer des faits utiles à l’action principale, utilisant une narration coupée. Ce récit se compose de plusieurs parties puisque d’Aubignac y introduit quelques paroles de Cyminde et de Seyle pour le diviser. C’est la même technique utilisée par La Calprenède cinq ans plus tôt. Le dramaturge consacre la totalité de sa deuxième scène à la narration, le récit de Rosimène fournissant des renseignements contextuels du sujet de la pièce. Cette narration est contée à plusieurs reprises en raison des commentaires et des exclamations de Fidament qui entrecoupent la longue tirade. Notre étude de la forme du texte dramatique nous conduit au procédé du monologue. La Calprenède s’en sert librement dans sa Clarionte : un total de sept monologues, dont quatre se trouvent dans le deuxième acte. Malgré la croyance de d’Aubignac « qu’il n’est point vraisemblable qu’un homme seul crie à haute voix » 18 sur la scène, l’abbé renonce nullement à ce procédé dans sa Cyminde. La pièce comporte un total de neuf monologues, le plus grand nombre de ce procédé dans les trois pièces en prose du dramaturge 19 . En plus, le dernier monologue d’Ostane (V, 1) est entendu par un autre personnage, procédé pourtant condamné par d’Aubignac théoricien à cause du caractère invraisemblable de la situation 20 . Ce deuxième personnage, Derbis, prononce lui aussi un monologue, tout de suite après, pour faire savoir qu’il a entendu les paroles d’Ostane et qu’il a l’intention de faire tout ce qu’il peut pour empêcher le suicide du prince de Coracie. Nous retrouvons la même situation dans la pièce de La Calprenède. À la scène II, 3, Fidament, en se dissimulant, écoute le monologue de Clarionte. L’auditeur prononce quelques paroles tout de suite avant et au cours du monologue 17 Voir Scherer, La Dramaturgie classique en France, pp. 235-244. 18 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 369. 19 La Pucelle d’Orléans (1642) comporte cinq monologues, tandis que Zénobie (1647) n’en a que deux. 20 Selon d’Aubignac, ce genre de monologue ne fait que souligner le défaut inhérent du procédé dramatique, étant bien évident dans ces cas que le personnage parlait tout haut : « […] mais ce qui fait paraître ce défaut sur le Théâtre, est quand un autre Acteur entend tout ce que dit celui qui parle seul ; car alors nous voyons bien qu’il disait tout haut ce qu’il devait seulement penser : Et bien qu’il soit quelquefois arrivé qu’un homme ait parlé tout haut de ce qu’il ne croyait et ne devait dire qu’à lui-même, nous ne le souffrons pas néanmoins au Théâtre » (La Pratique du théâtre, p. 369). La Légende d’Alceste chez La Calprenède et d’Aubignac 71 pour signaler qu’il écoute la tirade à l’insu du héros. Il est vrai que La Calprenède et d’Aubignac ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé dans le théâtre de la première moitié du dix-septième siècle 21 . Mais, étant donné l’hostilité que professe l’abbé à l’égard de cet artifice, il est surprenant qu’il l’utilise sans scrupules dans sa Cyminde. Il se peut que d’Aubignac fût inspiré par la pièce de La Calprenède publiée cinq ans plus tôt. Mais c’est là pure spéculation. Nous en concluons que d’Aubignac dramaturge ne suit pas l’avis de d’Aubignac théoricien en ce qui concerne le monologue surpris par un autre personnage et que l’emploi du procédé est une similitude particulièrement frappante entre les deux pièces. *** Quelles conclusions tirer de cette comparaison ? Il se dégage de notre étude que Le Clarionte de La Calprenède et La Cyminde de d’Aubignac se ressemblent de plusieurs manières. Le sujet de la pièce de l’abbé est identique à celui de l’œuvre en vers publiée cinq ans plus tôt. Le thème de l’héroïsme féminin dans le contexte d’un sacrifice humain - matière emprunté, semble-t-il, de l’Alceste d’Euripide - est au cœur des deux ouvrages dramatiques. De nombreux éléments de l’intrigue de La Cyminde se retrouvent dans Le Clarionte, y compris le besoin d’un sacrifice cyclique pour apaiser les dieux, l’amour non partagé, les concours de générosité entre le héros et sa femme, le remplacement de la victime visée du sacrifice, la possibilité d’un double trépas, ainsi que le dénouement heureux en raison de la volonté divine qui refuse l’offrande de victimes volontaires liés par un amour puissant. En plus des similitudes à l’égard de la structure interne des œuvres, nous avons constaté des similarités saisissantes dans l’utilisation des narrations et des monologues, y compris l’emploi de longs récits d’exposition et d’un monologue surpris par un autre personnage. Il va de soi que notre étude ne constitue pas de preuve irréfutable de plagiat de la part de d’Aubignac. Cependant, les similarités entre sa pièce et celle de La Calprenède sont frappantes. Il est fort probable que l’abbé connaissait la tragi-comédie de son contemporain, étant donné son ambition de devenir le surintendant du théâtre français. De surcroît, il fait la critique de deux pièces de La Calprenède dans La Pratique du théâtre, indication de sa connaissance des ouvrages dramatiques de l’auteur. Nous en concluons que les différences entre les deux pièces sont suffisantes pour acquitter 21 « […] c’est un moyen si commode de faire évoluer les situations qu’on l’emploie sans scrupules à l’époque préclassique. […] Après la Fronde, on n’osera plus guère l’employer dans les pièces sérieuses » (Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 248). Bernard J. Bourque 72 l’abbé d’une accusation de plagiat, mais que d’Aubignac fut probablement influencé par Le Clarionte dans la création de sa Cyminde. Bibliographie Aubignac, François Hédelin, abbé d’. La Cyminde ou les deux victimes, Paris, Targa, 1642 ; éd. Bernard J. Bourque, Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 135-211. — La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011. — La Pucelle d’Orléans, Paris, Targa, 1642 ; éd. Bernard J. Bourque, Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 29-133. — Zénobie, Paris : Courbé, 1647 ; éd. Bernard J. Bourque, Abbé d’Aubignac : Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 213-327. Bray, René. La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève- Neuchâtel, Payot, 1931. La Calprenède, Gautier de Coste de. Le Clarionte, ou le sacrifice sanglant, Paris, Sommaville, 1637. La Mesnardière, Hippolyte-Jules Pilet de. La Poétique, Paris, Sommaville, 1639. Lancaster, Henry Carrington. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I. Pintard, René. « Autour de Cinna et de Polyeucte », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 64, 1964 : 377-413. Racine, Jean. « Préface », Iphigénie, Paris, Barbin, 1675. Racine, Louis. Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, in Œuvres de Jean Racine, Paris, Laplace, Sanchez et C ie , 1870. Scherer, Jacques. La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964. Soare, Antoine. « Subversion tragique et orthodoxie tragi-comique : la querelle des genres dans le deuxième tiers du Grand Siècle », Seventeenth-Century French Studies, 21, 1999 : 43-55. Yourcenar, Marguerite. Examen d'Alceste, in Théâtre II, Paris, Gallimard, 1971 : 83- 104.