eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/88

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4588

Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi

2018
Jean Luc Robin
PFSCL XLV, 88 (2018) Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi J EAN L UC R OBIN (T HE U NIVERSITY OF A LABAMA ) La révolution scientifique est-elle tributaire du theatrum mundi ou bien s’accomplit-elle hors de la nébuleuse mentale dont « cette métaphore-mère, ce topos royal » 1 sert de point de convergence ? La science expérimentale d’expression mathématique, remarque Alexandre Koyré, n’a nullement jailli tout armée du cerveau de Galilée, telle Minerve du front de Jupiter 2 . Cette observation vaut également pour la pensée d’un autre protagoniste de la révolution scientifique, René Descartes. De cette philosophie, Paolo Rossi suggère dans Clavis universalis les probables « troubles » origines : « Le fait que Descartes, à l’âge mûr, en vienne à rejeter tout symbolisme, ne délivre pas l’historien du devoir de rechercher les origines, souvent liées à des thèmes très “troubles”, d’une philosophie qui s’est développée sous le signe 1 Louis Van Delft, Les Spectateurs de la vie. Généalogie du regard moraliste, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 37. Selon Louis Van Delft, la « confusion règne » au sujet de cette notion pourtant aujourd’hui « considérée comme acquise » : « Theatrum mundi est devenu une tournure-valise [dont s’ensuit] un rétrécissement du champ de vision qui fait que des pans entiers des cultures antérieures échappent au regard [.] Le thème du theatrum mundi [,] “mêlé”, dense et subtil [,] mobilise des savoirs aussi dispersés (en apparence) que la théologie, la cosmographie, la cartographie, la caractérologie, l’histoire du théâtre, de l’architecture, de l’optique, de la rhétorique… À l’âge classique, ces savoirs sont consanguins, consubstantiels. Notre pratique actuelle revient à les disjoindre de plus en plus. L’unité primordiale de la culture d’antan tend de la sorte à nous échapper toujours davantage » (pp. 44-45). Sur « le thème royal du “theatrum mundi” » entendu « en termes de moraliste » (p. 162), voir Louis Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008. 2 Études d’histoire de la pensée scientifique, nouvelle éd., Paris, Gallimard, 1973, p. 196. Jean Luc Robin 28 de la distinction et de la clarté rationnelles » 3 . Le topos du theatrum mundi serait-il pour Descartes au nombre de ces « thèmes très “troubles” » occultés ou rejetés par la plus lumineuse des philosophies, ennemie de l’obscurité et de la confusion, des ténèbres et de l’illusion ? Bref, y a-t-il ou non une dette cartésienne 4 envers le topos du theatrum mundi et le système mental dont il relève, c’est-à-dire, au fond, envers tout ce à quoi le cartésianisme a la réputation de s’opposer ? Et - question annexe - s’il y a dette, est-elle inavouée ou reconnue ? L’affirmation inaugurale de Theatrum mundi. Notes sur la théâtralité du monde baroque fait penser que la question de la dette, avouée ou non, se trouve déjà tranchée : À travers l’analyse de la métaphore du théâtre du monde nous désirons mettre tout d’abord en relief l’importance de la théâtralité pour la compréhension de cette crise générale qui, entre le XVI e et le XVIII e siècles, secoue l’Europe entière et par laquelle s’invente la modernité. Le topos du théâtre universel nous paraît en effet l’un de ces lieux privilégiés du discours où s’opère la déconstruction systématique du cosmos traditionnel et où s’élabore en même temps une nouvelle vision du monde 5 . Ainsi, la transition du monde clos à l’univers infini 6 , c’est-à-dire la mise en place de la modernité scientifique, s’effectuerait sous l’égide du topos du theatrum mundi à l’intérieur même d’un discours baroque, voire d’un 3 Clavis universalis. Arts de la mémoire, logique combinatoire et langue universelle de Lulle à Leibniz [1960], trad. Patrick Vighetti, Grenoble, Millon, 1993, p. 139. Sur ce très cartésien « refus du symbolisme », voir Henri Gouhier, La Pensée métaphysique de Descartes [1962], 3 e éd., Paris, Vrin, 1978, p. 88 (« La philosophie de Descartes exclut tout symbolisme, celui qui est une manière d’être et celui qui est une manière de parler ») et la note 121. 4 Voir par exemple Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes. Le philosophe et son langage, Paris, Vrin, 1980 : « les thèmes du repos, de la vertu, du contentement, de la gloire, du monde-théâtre sont étroitement mêlés. Telle est l’atmosphère intellectuelle où naît Descartes, et à laquelle il tente d’échapper dans un premier temps, pour y revenir ensuite » (pp. 26-27, sur l’influence de Du Vair) ; « le thème baroque du monde-théâtre est insistant chez Descartes » (p. 72) ; « On retrouve en effet dans son œuvre les grands lieux communs de la littérature baroque : La confusion du réel et de l’imaginaire […], monde-théâtre […], inconstance générale » ; « l’œuvre de Descartes est un écho précis de la sensibilité de son temps contre laquelle il se raidit et contre laquelle il mène un incessant combat pour établir la vérité-certitude » (pp. 313 et 314). 5 Jean-Pierre Cavaillé, Theatrum mundi. Notes sur la théâtralité du monde baroque, Florence, European University Institute, 1987, p. 2. 6 Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1953. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 29 système mental qui aurait perduré et qui, bien qu’indifférent à la révolution scientifique, aurait assuré une douce continuité du géocentrisme aristotélico-ptoléméo-scolastique à l’héliocentrisme de Galilée, de Kepler et de Descartes. Cette hypothèse paraît à la fois scandaleuse et séduisante. Scandaleuse, parce qu’elle remet en cause l’idée de rupture brutale ou radicale qui, selon les historiens des sciences à la suite de Thomas Kuhn, caractérise tout changement de paradigme, et en particulier la thèse de l’incommensurability des paradigmes 7 . Séduisante, parce qu’elle va dans le sens d’une observation que chacun peut aisément faire et qui confirme la relative indifférence du discours baroque à la révolution scientifique. Par exemple, une comparaison des publications scientifiques de Galilée et de Descartes montre que Descartes ne recourt jamais à l’allégorie dans les illustrations de ses ouvrages, alors que Galilée en use et en abuse comme n’importe quel auteur de son temps. Le fait que l’iconographie scientifique cartésienne ne soit plus influencée par l’emblematic mentality 8 n’a cependant pour conséquence ni un abandon universel de l’image allégorique, ni un arrêt définitif de la publication de livres d’emblèmes, ni même la fin de l’allégorie dans les illustrations des ouvrages scientifiques. Mais si la culture de l’époque baroque n’est pas instantanément perméable à la révolution scientifique, ne pourrait-on pas créditer à l’inverse ou en vertu d’un raisonnement similaire les protagonistes de la révolution scientifique d’une indépendance d’esprit suffisante pour les préserver du discours dominant ? Ne pourrait-on pas avancer, à l’instar d’Étienne Gilson, qui, de manière surprenante, affirme dans son Index scolastico-cartésien que le cartésianisme est « né en dehors de la scolastique » 9 , que le cartésianisme est né en dehors du système mental articulé sur le topos du théâtre du monde (ce qui ne signifie pas que Descartes ne doive rien au topos) ? La position cartésienne à l’égard du topos du theatrum mundi fait l’objet de la présente analyse, sans préjuger de son caractère unique ou bien symptomatique par rapport au reste de la communauté scientifique du XVII e siècle. En guise de préambule s’impose une enquête frontale, susceptible d’être intitulée « Descartes et le théâtre ». Or, il est difficile de ne pas s’apercevoir en rassemblant les faits textuels que l’enquête sera vite close, car les indices d’un intérêt cartésien pour le théâtre s’avèrent peu nombreux. Certes, durant ses années de formation au collège jésuite de La Flèche, Descartes a très probablement assisté et peut-être même participé à des 7 Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962. 8 Laurence Grove, Emblematics and Seventeenth-Century French Literature. Descartes, Tristan, La Fontaine and Perrault, Charlottesville, Rookwood Press, 2000. 9 Étienne Gilson, Index scolastico-cartésien, 2 e éd, Paris, Vrin, 1979, p. 360. Jean Luc Robin 30 représentations de pièces composées en latin par ses professeurs, notamment par Pierre Musson. Rien d’exceptionnel, toutefois, puisque ces divertissements chastes et studieux - les représentations étaient entièrement masculines - étaient recommandés par les programmes d’études des collèges jésuites 10 . En 1619, en revanche, Descartes consigne en latin une pensée pour luimême au tout début d’un registre, où pour la première et dernière fois dans les écrits cartésiens apparaît la métaphore traditionnelle du théâtre du monde. L’occurrence unique du topos se trouve dans les Præambula des Cogitationes privatæ, associée au célèbre larvatus prodeo : Ut comœdi, moniti ne in fronte appareat pudor, personam induunt : sic ego, hoc mundi theatrum conscensurus, in quo hactenus spectator exstiti, larvatus prodeo 11 . Comme les comédiens, lorsqu’on les appelle, mettent un masque pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, ainsi moi, au moment de monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu jusqu’ici en spectateur, je m’avance masqué 12 . Cette réflexion personnelle fait l’objet de très nombreux commentaires généralement concentrés sur le thème du sujet masqué 13 plutôt que sur le topos du théâtre du monde proprement dit, theatrum mundi sans doute 10 Desmond M. Clarke, Descartes : A Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 27 : « dramatic compositions [by Pierre Musson (1561-1637)] had been produced at the college during Descartes’ school days, in 1608-12 » ; « The Syllabus [Ratio Studiorum] included specific guidance for the “tragedies and comedies” that were to be performed. They had to be done in Latin ; they could not deviate from anything that was not “sacred and pious” ; and they could not include any “feminine role or feminine attire” » (renvoi à l’ouvrage d’Edward Augustus Fitzpatrick, St. Ignatius and the Ratio Studiorum, New York and London, McGraw-Hill, 1933). Voir également dans la lettre à Voet ce qui serait peut-être une référence au théâtre au collège : « an quòd ea in scholæ nostræ theatrum produxerim ? » (Epistola ad G. Voetium ; Œuvres de Descartes, éd. Charles Adam et Paul Tannery, 11 vol., Paris, Vrin, 1996, vol. 8-2, p. 149 ; édition désormais désignée par « AT volume, page »). 11 AT 10, 213. 12 Traduction de Michelle Beyssade dans René Descartes, Œuvres complètes, éd. Jean- Marie Beyssade et Denis Kambouchner, 8 vol., Paris, Gallimard, 2009, vol. 1 (2016), p. 270. Nouvelle édition dorénavant désignée par « BK volume, page ». 13 Avec parfois en regard celui des « sciences masquées », qui surgit quelques lignes plus loin : « Larvatæ nunc scientiæ sunt : quæ, larvis sublatis, pulcherrimæ apparerent » (AT 10, 215) ; « À présent les sciences sont masquées ; une fois les masques enlevés, elles apparaîtraient dans toute leur beauté » (trad. Michelle Beyssade ; BK 1, 271). Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 31 quelque peu occulté par l’insistante thématique du masque arc-boutée sur deux termes latins différents pour le désigner - persona et larva -, alors que les traductions françaises recourent à un vocable unique 14 . Un passage de la Troisième partie du Discours de la méthode fréquemment cité répond presque en écho à ce début des Præambula tout en signalant un nouveau changement de posture. Descartes ôte sa larva, descend du « théâtre du monde » et s’efforce d’adopter la posture en retrait de spectator des « comédies » du « monde » 15 : Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le monde, tâchant d'y être spectateur plutôt qu'acteur en toutes les 14 « Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme eux, au moment de monter sur ce théâtre du monde où, jusqu’ici, je n’ai été que spectateur, je m’avance masqué » ; Fernand Hallyn (dir.), Les Olympiques de Descartes, Genève, Droz, 1995, pp. 95-96. Certains traducteurs ont soin d’indiquer les deux termes différents traduits par « masque » : « comme les acteurs, appelés en scène, pour cacher la rougeur de leur front, revêtent un masque (personam), ainsi moi, prêt à monter sur le théâtre du monde, où je me suis tenu jusqu’ici en spectateur, je m’avance masqué (larvatus prodeo) » ; Geneviève Rodis-Lewis, L’Œuvre de Descartes, 2 vol., Paris, Vrin, 1971, vol. 1, p. 37. Geneviève Rodis-Lewis commente à la fois la métaphore du théâtre du monde et celle des deux masques : « L’image du théâtre du monde, chère à l’époque baroque, vient du stoïcisme : la persona masque, mais d’abord révèle au public la fonction “personnelle” de l’acteur. Larva serait plutôt le masque noir du carnaval, ou du théâtre à l’italienne, celui qui permet de se livrer sans rougir à toutes les fantaisies » ; vol. 1, pp. 37-38. Elle renvoie en note à Paolo Rossi, Clavis universalis, 1960, « pp. 104-107 (sur le « théâtre du monde », disposition ordonnée de toutes choses) » ; vol. 2, p. 444, note 93. 15 « Remettons-nous devant les yeux que nous venons en ce monde comme à une comédie, où nous n’avons pas à choisir le personnage qu’il nous faut jouer, mais seulement à bien jouer celui qui nous sera donné. Si le poète nous charge du personnage d’un roi, il le faut bien représenter ; si d’un faquin, de même : car il y a de l’honneur à bien faire l’un et l’autre et du déshonneur à le mal faire » ; Guillaume Du Vair, De la sainte philosophie. Philosophie morale des Stoïques, éd. Gustave Michaut, Paris, Vrin, 1946, p. 81 ; première phrase citée par Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes, p. 26. La source est Épictète, Manuel, XVII, in Les Stoïciens, éd. Pierre-Maxime Schuhl, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, p. 1116, cité par Louis Van Delft, Les Moralistes, p. 168. Si cette pensée d’Épictète ou ce passage de la Philosophie morale des Stoïques du néostoïcien Guillaume Du Vair ont pu exercer une influence (a contrario ? ) sur le jeune Descartes, il faut alors comprendre que la larva aurait pour principale fonction de dissimuler un changement de « personnage » ou tout au moins le « déshonneur » d’un Descartes qui représenterait mal le « personnage » à lui assigné (par sa famille, celui de magistrat ? par les Jésuites, celui de savant scolastique ? ). Jean Luc Robin 32 comédies qui s'y jouent ; et faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte, et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s'y étaient pu glisser auparavant 16 . Selon Jean-Pierre Cavaillé, la « préférence de Descartes ira toujours à cette place de spectateur [.] Ici encore la psychologie renvoie à la métaphysique, car la position du spectateur est par excellence celle du sujet » 17 . La dyade du spectateur et de l’acteur n’est aucunement étrangère au theatrum mundi, ici dans sa « portée chrétienne », précise Louis Van Delft : « “Nous avons été placés par Dieu dans ce monde comme dans un très vaste amphithéâtre, d’abord comme spectateurs, puis comme acteurs […]”, écrit François Baudoin en 1561 ». Bien évidemment, le « Spectateur par excellence est Dieu. Le Créateur ne détache pas son regard de son œuvre après que celle-ci est venue à l’être. Plus qu’à tout, il s’intéresse à la façon dont l’homme, le chef-d’œuvre de sa Création, va s’acquitter de son rôle. L’univers entier, en effet, est une immense scène » 18 . De théâtre du monde, après 1619, il ne sera plus question dans les écrits cartésiens. Le théâtre, escamoté, semble même disparaître du système cartésien. Ce n’est qu’à la maturité que les références au théâtre réapparaissent : à partir de 1638 avec divers correspondants, puis, dans les années 1640, notamment dans les échanges avec Élisabeth de Bohème et la publication qu’elle motive du vivant de l’auteur, Les Passions de l’âme. Ces références dénotent une honnête culture théâtrale, celle précisément qu’il peut partager avec ses nombreux correspondants européens. Pour Descartes, le théâtre est avant tout un fonds qu’il exploite parfois afin de tirer des comparaisons didactiques. Le dottore de la commedia lui est familier 19 , mais il ne semble avoir jamais entendu parler de Corneille, ce qui est bien décevant. Ou bien ne juge-t-il pas nécessaire de nommer le poète roi du Parnasse et ce serait éventuellement au célèbre Matamore de L’Illusion comique qu’il songerait en évoquant le fanfaron « Capitan de la comédie, qui, après avoir menacé quelqu'un de le tuer de son regard, comme un basilic, ou de le pousser du pied jusqu'aux enfers, en reçoit patiemment des 16 Il s’agit des années 1620-1628 ; AT 6, 28-29 ; BK 3, 100. 17 Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin, 1991, pp. 308-309. 18 Van Delft, Les Spectateurs de la vie, pp. 139, 38 et 137. 19 « J'ai lu enfin l'écrit du cousin de Monsieur N., parce que vous l'avez voulu, et je l'ai trouvé moins médisant, mais encore plus impertinent que je ne pensais en effet. Le docteur d'une comédie italienne, en jouant le personnage d'un pédant, ne saurait dire de plus grandes sottises que fait cet homme en parlant sérieusement » ; À Mersenne, 11 octobre 1638 ; AT 2, 397 ; BK 8-1, 284. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 33 coups de bâton sans se défendre, disant qu'il ne fait que chasser la poussière de ses habits, et qu'il ne touche point à sa peau » 20 . Afin de clore cette enquête, une contribution cartésienne au genre dramatique mérite mention : en Suède, en 1649, Descartes écrit les vers de La Naissance de la paix. Ballet dansé au Château Royal de Stockholm le jour de la Naissance de Sa Majesté 21 . À ce ballet royal pourrait être ajouté le début d’un dialogue un peu à la manière de Galilée, mais sans polémique. Inachevé, son titre donne toutefois une idée assez précise de son contenu intégral : La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, qui, toute pure, et sans emprunter le secours de la Religion ni de la Philosophie, détermine les opinions que doit avoir un honnête homme, touchant toutes les choses qui peuvent occuper sa pensée, et pénètre jusque dans les secrets des plus curieuses sciences 22 . Descartes y fait indéniablement preuve d’un certain sens théâtral, puisque même le décor de ces « conversations honnêtes » se voit mis au service de l’exposé par les personnages, ce dont l’auteur prévient obligeamment le lecteur : « pour rendre leurs conceptions plus faciles [,] je leur ferai souvent emprunter des exemples [de] la constitution du lieu et toutes les particularités qui s'y trouvent » 23 . Surtout, la comédie est évoquée dans la Recherche de la vérité par le biais d’une métaphore non moins célèbre que celle du théâtre du monde : « N'avez-vous jamais ouï ce mot d'étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n'est pas un songe continuel, et que tout ce que vous pensez apprendre par vos sens n'est pas faux, aussi bien maintenant comme lorsque vous dormez ? » 24 . Que cet autre topos théâtral soit remarquablement repris à son compte et absorbé par la métaphysique cartésienne dans la Quatrième partie du Discours de la méthode et dans les Méditations sous la forme de l’argument du rêve ne dispense pas d’observer son lien historique à celui du theatrum 20 À Schooten (? ), fin 1638 (? ) ; AT 2, 608-609 ; BK 8-1, 708-709. 21 À savoir, un « Récit chanté avant le ballet » suivi des « Vers du ballet de la naissance de la paix » en vingt entrées (AT 5, 616-627). Une lettre à Brégy datée de Stockholm du 18 décembre 1649, « jour de la naissance de la Reine » Christine de Suède, indique que le ballet « sera dansé ici demain au soir » (AT 5, 457). 22 Il s’agit de « conversations honnêtes […] en une maison de campagne » entre Eudoxe, Poliandre et Epistémon, « un homme de médiocre esprit, mais duquel le jugement n'est perverti par aucune fausse créance, et qui possède toute la raison selon la pureté de sa nature » et « deux des plus rares esprits et des plus curieux de ce siècle, l'un desquels n'a jamais étudié, et l'autre, au contraire, sait exactement tout ce qui se peut apprendre dans les écoles » ; AT 10, 498-499. 23 AT 10, 499. 24 AT 10, 511. Jean Luc Robin 34 mundi : « From the time of Saint Augustine until the twelfth century, the metaphor of life as a play seems to have quit the stage of humane letters itself. It is rarely evoked during this period […] After seven hundred years of dormancy, however, the image is resurrected by the English humanist John of Salisbury […] in the Policraticus (1159) » 25 . Sans le Policraticus, il y aurait donc selon l’auteur de Theatrum Mundi. The History of an Idea dix siècles de silence […] from Augustine in the fifth to Ficino in the fifteenth. The gap is an enormous one, and some attempt must be made to explain the disappearance of this idea from the intellectual life of the Middle Ages. [Learned men of the Middle Ages] rarely employed the metaphor themselves for one very simple reason : they had never seen a play performed in a theater. To be sure, they must have seen travelling groups of mime, acrobats, and jugglers, and they may have seen some liturgical drama. Even so, medieval drama was not acted in theatro, however. […] They abandoned the image of life as a play and embraced another in its stead : the related idea of life as a dream, a metaphor which can be fairly said to dominate the Middle Ages. There were Biblical sources for the later comparison which made it even more congenial to the Middle Ages, for whom it was an image of the vanity of life. When the metaphor of theatrum mundi is reintroduced into European literature in the fifteenth century as a Plotinian metaphor for life, it has already acquired many of the medieval connotations of the image of life as a dream 26 . Cette thèse en littérature comparée soutenue par Lynda Gregorian Christian, sorte de catalogue historique raisonné dont Louis Van Delft résume le « parcours saisissant » 27 , a le mérite de faire le point sur l’intrication des deux topoi au sein de ce qu’il faut bien qualifier de nébuleuse mentale. Il apparait toutefois clairement au terme de cette enquête que la métaphore traditionnelle du théâtre du monde, malgré une occurrence aussi unique que remarquable, n’est aucunement la métaphore de prédilection de Descartes. L’éviterait-il délibérément ? Quoi qu’il en soit, c’est la métaphore médiévale du liber mundi, du « livre du monde » 28 qui occupe une place de choix à la fin de la Première partie du Discours de la méthode, et non le topos du theatrum mundi, dont les Præambula indiquent cependant qu’il ne lui est 25 Lynda Gregorian Christian, Theatrum Mundi. The History of an Idea, New York, Garland, 1987, p. 63 (thèse de doctorat, Harvard, 1969). 26 Christian, Theatrum Mundi. The History of an Idea, pp. 70-71. 27 Van Delft, Les Moralistes, p. 174. 28 AT 6, 10 ; BK 3, 87. Paolo Rossi observe que « dans la culture médiévale [,] la métaphore du livre jouit d’un statut infiniment plus prestigieux que celle du théâtre, pratiquement inexistante » ; Clavis universalis, p. 83. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 35 nullement indifférent. Mais un autre texte fournit une indication sur ce qui pourrait bien être la métaphore favorite de Descartes. Dans une Lettre Préface, Descartes précise comment son lecteur doit aborder les Principes de la philosophie 29 : J'aurais aussi ajouté un mot d'avis touchant la façon de lire ce livre, qui est que je voudrais qu'on le parcourût d'abord tout entier ainsi qu'un roman, sans forcer beaucoup son attention, ni s'arrêter aux difficultés qu'on y peut rencontrer, afin seulement de savoir en gros quelles sont les matières dont j'ai traité 30 . Pourquoi invoquer le modèle du roman ainsi que le plaisir de la lecture romanesque pour introduire le lecteur ou la lectrice à un ouvrage d’exposition scientifique ? Il semblerait que, pour Descartes, l’exposition scientifique s’accommode mieux de la discursivité monologique et linéaire du « roman », voire de l’« histoire » et de la « fable » 31 , que de la discursivité dialogique et discrète du théâtre 32 . Bref, dans le cartésianisme, science et roman font bon ménage, ce qui suffirait à expliquer le relatif manque d’intérêt de Descartes pour le théâtre et, peut-être, un évitement dans sa maturité du topos du théâtre du monde, auquel Descartes semblait toutefois s’intéresser dans sa jeunesse avant d’entreprendre de reconstruire la science. Du coup, il faut croire que le topos contrarie la tâche de reconstruire la science que Descartes s’est assignée à lui-même. Si c’est le cas, la science cartésienne est-elle née, comme l’hypothèse en a été formulée plus tôt, en dehors du système mental articulé sur le topos du théâtre du monde ? Afin de réunir des éléments de réponse fiables, il convient de procéder en distinguant les deux logiques qui président à la reconstruction cartésienne de la science : d’une part, la logique de la découverte scientifique, et d’autre part, la logique propre à l’exposition scientifique 33 . La logique de la découverte scientifique, que Galilée est le premier à mettre en œuvre 34 , Descartes 29 Mais pas les Méditations : « je ne le saurais pas mettre par force en l'esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention » ; AT 9-1, 107. 30 AT 10, 11-12. 31 AT 6, 4 ; BK 3, 83 ; ou du « tableau » : AT 11, 48 ; AT 6, 4, 41 et BK 3, 83, 109. 32 Il serait toutefois possible d’arguer que le dialogisme des dialogues de Galilée et de celui de Descartes n’est que de surface. 33 Voir la distinction par Reichenbach - et récusée par Kuhn - entre « context of discovery and context of justification » ; Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy, Berkeley, University of California Press, 1968, p. 231. 34 Il s’agissait de la réduction des qualités sensibles - accidents ou impedimenta selon Galilée - et de la mathématisation de la physique, qui devient ainsi quantifiable à l’instar de l’astronomie. Jean Luc Robin 36 l’appelle « méthode » 35 . Quant à la logique de l’exposition scientifique, aucun vocable élégant ne la désigne particulièrement, mais Descartes et, plus tard, ses sectateurs, travaillent à la perfectionner. Dans la perspective de la logique de la découverte 36 scientifique, démarche compréhensive structurée chez Descartes sur la création de concepts et l’établissement de principes, le topos du theatrum mundi représente un obstacle épistémologique dans la mesure où il constitue pour ainsi dire, en recourant à un tour pléonastique, un paradigme flou 37 . Paradigme flou, car le topos du theatrum mundi donne lieu et sens aux innombrables « ouvrages intitulés Theatrum, Theater, Theatre, Théâtre, Teatro… qui paraissent à travers toute l’Europe » et qui, selon Louis Van Delft dans deux articles en proposant un répertoire forcément partiel, « ont pour fonction de dresser l’inventaire de toute connaissance » 38 . Pêle-mêle, sans principe ni méthode, ces sommes encyclopédiques de la fin de la Renaissance et de l’âge classique compilent en extension la totalité des connaissances dans des catalogues de curiosités toujours plus exhaustifs. Bref, le paradigme du theatrum mundi légitime le caractère anarchique des sciences pré-galiléennes et pré-cartésiennes, sciences où il n’y a rien à découvrir, puisque toute connaissance est déjà donnée, puisque tout est vrai, puisque comme l’écrit Paolo Rossi, « tout correspond à tout », puisque la tâche du savant ne consiste qu’à recenser et, surtout, à montrer. Monstration qui d’ailleurs constitue la véritable fin de Théâtres encyclopédiques plus ou moins illustrés. Du point de vue de l’entreprise cartésienne, theatrum mundi et découverte scientifique s’avèrent incompatibles, voire incommensurables. En 35 « Monsieur Desargues m'oblige du soin qu'il lui plaît avoir de moi, en ce qu'il témoigne être marri de ce que je ne veux plus étudier en géométrie. Mais je n'ai résolu de quitter que la géométrie abstraite, c'est-à-dire la recherche des questions qui ne servent qu'à exercer l'esprit ; et ce afin d'avoir d'autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions l'explication des phénomènes de la nature. Car s'il lui plaît de considérer ce que j'ai écrit du sel, de la neige, de l'arc-en-ciel etc., il connaîtra bien que toute ma physique n'est autre chose que géométrie » ; À Mersenne, 27 juillet 1638 ; AT2, 268 ; BK 8-1, 243. 36 Vocable très usité par Descartes, sous de multiples formes. 37 Peut-être moins nébuleux que l’épistémè foucaldienne, le paradigm kuhnien n’a jamais pu être circonscrit à une définition unique par Thomas Kuhn. La définition demeure donc double, un paradigme étant d’abord « the entire constellation of beliefs, values, techniques, and so on shared by the members of a given community » et ensuite l’intériorisation par un étudiant des représentations de cette communauté ; The Structure of Scientific Revolutions [1962], Chicago, University of Chicago Press, 1970, p. 175. 38 Les Moralistes, p. 175. Cet ouvrage reprend en partie les deux articles en question. Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 37 effet, l’encyclopédisme tautologique des Théâtres et son paradigme, le topos du theatrum mundi, n’autorisent pas l’établissement d’une logique binaire de la découverte scientifique et de son corrélat obligé, un principe stable de démarcation 39 entre vérité et erreur, entre énoncés scientifiques et énoncés non scientifiques. Ainsi pourrait se formuler, en projetant les grandes lignes de l’« épistémologie cartésienne » (Bachelard), la position assez peu surprenante de Descartes sur les enjeux du topos du theatrum mundi. Quoique proverbiale, l’intransigeance épistémologique du philosophe n’en apparaît pas moins justifiée par les impératifs de la mise en place d’une logique de la découverte scientifique. La confrontation entre la science cartésienne et le topos du theatrum mundi n’a donc pas lieu, le philosophe adoptant une stratégie d’évitement au nom du principe d’économie qui régit désormais la recherche scientifique. Il serait toutefois abusif d’inférer que l’intransigeance épistémologique cartésienne en matière de recherche scientifique se traduisît nécessairement en rigidité dogmatique quand il s’agit d’exposition scientifique. Ce serait en effet là tirer une « sotte conséquence », comme dit Cléante à Orgon, car la logique de l’exposition scientifique est soumise à des exigences bien différentes de celles de la recherche scientifique. En tant que discours scientifique à vocation culturelle, en tant que discours sur la science délibérément retentissant dans la culture de l’époque, le cartésianisme ne saurait ignorer le théâtre. En matière d’exposition scientifique cartésienne pourrait s’appliquer le mot de Paul Feyerabend, épistémologue anarchiste et dadaïste venu du théâtre brechtien et qui s’est distingué en publiant un ouvrage peu soupçonnable de sympathie cartésienne, puisqu’intitulé Contre la méthode. Dans Against Method : Outline of an Anarchist Theory of Knowledge, Feyerabend remarque, de la manière la plus provocante, que dans la recherche scientifique, anything goes 40 : tout est bon, tout est permis, il n’y a pas de méthode scientifique, la méthode relève du charlatanisme. Cet énoncé prétend 39 Cette stricte logique binaire (soit vrai, soit faux) se voit ordinairement, voire spontanément attribuée à Descartes. Voir par exemple les premières pages du Traité de l’argumentation de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts-Tyteca. L’invocation de ce binarisme réducteur dont Descartes serait l’instigateur justifie selon les auteurs leur proposition d’une « nouvelle rhétorique », alors même que Descartes le cantonne à la logique de la découverte scientifique et ne songe pas un instant à l’exporter dans le domaine de la rhétorique ; Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, 2 e éd, Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociologie de l'Université libre de Bruxelles, 1970. 40 Paul K. Feyerabend, Against Method : Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, London, NLB, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1975, p. 28. Jean Luc Robin 38 manifestement invalider le projet même du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison, & chercher la vérité dans les sciences, c’est-à-dire la mise en place par Descartes d’une logique de la découverte scientifique. Qu’il y réussisse ou pas, il n’y a pas lieu d’en discuter maintenant. Rien n’empêche toutefois d’appliquer cet énoncé, anything goes, non pas à la logique de la découverte scientifique cartésienne, mais à sa logique de l’exposition scientifique. Et lorsqu’on songe par exemple aux acrobaties intellectuelles des Principes, où Descartes expose son système du monde tout en essayant de faire croire aux lecteurs - et surtout aux Jésuites dont les collèges pourraient adopter son traité à l’usage des classes - qu’il n’est pas copernicien, il faut bien conclure que Feyerabend n’est pas passé loin d’une vérité qui aurait pu satisfaire son épistémologie théâtrale : pour ce qui concerne l’exposition scientifique, tout est bon, tout est permis pour Descartes et les Cartésiens. On assiste même dans le cartésianisme à une sorte de retour du refoulé, ou, pour le dire en évitant cette locution inappropriée, au resurgissement du topos du theatrum mundi et à son déplacement délibéré dans la sphère du scientifique. C’est en effet à une véritable théâtralisation de la nouvelle conceptualité scientifique à l’usage du public que s’attachent Descartes et ses sectateurs. Au XVII e siècle, avant 1699, la science est dénuée de toute autorité et ne s’est pas constituée en champ disciplinaire. L’exposition scientifique, dépourvue de la sécheresse des publications d’experts appartenant à un champ disciplinaire reconnu et respecté, a donc peu à voir avec celle d’aujourd’hui. Le discours de la science cherche à séduire et emprunte images, métaphores heuristiques et concepts à l’univers du spectacle et en particulier à la forme prédominante du divertissement dans l’Ancien Régime, le théâtre. Dans cette culture, qui tend à ne conférer de légitimité qu’à ce qui mérite des lettres de noblesse, qui légitime en élevant plutôt qu’en « vulgarisant », le théâtre fait fonction de vecteur d’élévation culturelle de la science, qui entend se faire octroyer des lettres d’anoblissement. Ce qui se concrétise à partir du « règlement fait en 1699 », selon l’expression usitée par Fontenelle, lorsque l’Académie royale des sciences, active de facto depuis 1666, se trouve de jure royalement institutionnalisée. Les académiciens scientifiques les plus talentueux deviennent alors des fonctionnaires pensionnés par l’État, qui, seul en mesure de financer recherches et expériences, octroie aux concepts et procédures scientifiques une légitimité souveraine, celle précisément que confère l’autorité de l’État et la puissance de la première monarchie administrative moderne. À l’origine de cet anoblissement de la science, l’exposition scientifique cartésienne opère un déplacement du topos du theatrum mundi qui consiste Évitement et déplacement cartésiens du topos du theatrum mundi 39 en la mise en place d’une nouvelle dichotomie, non pas la désuète dichotomie entre spectateur et acteur, qui gouverne encore la seule occurrence du topos chez Descartes dans les Præambula, mais celle aujourd’hui communément désignée par l’opposition entre scène et coulisses 41 . Scène et coulisses, ou, en langage cartésien, théâtre et machine. C’est le cartésien Fontenelle qui, à travers la métaphore de l’opéra, illustre de la manière la plus éblouissante cette nouvelle dichotomie 42 lors de la première leçon d’astronomie du Philosophe à la Marquise dans les Entretiens sur la pluralité des mondes : […] je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l’Opéra. Du lieu où vous êtes à l’Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines, pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. [Or,] qui verrait la nature telle qu’elle est, ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra 43 . La dualité constitutive du théâtre lyrique, la dualité scène et coulisses, fournit une grille de comparaison et d’intelligibilité à la redoutable dyade scientifique des phénomènes naturels apparents et des lois mécaniques de la nature dissimulées. Natura sive machina : il n’a fallu au Philosophe de Fontenelle qu’une comparaison galante pour imprimer dans l’esprit de sa blonde Marquise l’essence même du cartésianisme. En d’autres termes, pour le plus grand bénéfice de l’exposition scientifique, la révolution scientifique investit le théâtre en s’arrogeant sa prérogative la plus originelle et la plus authentique : la production du spectaculaire. En affirmant la valeur spectaculaire de la science mécaniste, capable d’expliquer et de répliquer artificiellement à volonté le merveilleux naturel, la métaphore de l’opéra des Entretiens sur la pluralité des mondes entérine la captation par la science cartésienne du système mental articulé sur les grandes métaphores qui, telle celle du theatrum mundi, faisaient obstacle à la conception mécaniste du monde. Le theatrum mundi se trouve 41 Terme qui n’apparaît en son sens actuel que tardivement, sans doute vers la fin du XVII e siècle. Dans la définition suivante, tirée de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694), la préposition locative « dans » n’est pas associée au mot « coulisses ». L’expression « dans les coulisses » est inusitée et les coulisses ne sont pas considérées comme un lieu : « pièces de décorations que l'on fait avancer & reculer dans les changements de théâtre. Les Acteurs attendent encore les coulisses, le feu se prit aux coulisses ». 42 Ce qui ne l’empêche pas de recourir également à la métaphore éculée du microcosme : anything goes… ; Van Delft, Les Spectateurs, p. 15. 43 Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, éd. Christophe Martin, Paris, Flammarion, 1998, pp. 62 et 64. Jean Luc Robin 40 maintenant déplacé et intégré par la science mécaniste qui n’est désormais plus l’autre du théâtre et qui - pour parodier un moment célèbre du Discours de la méthode - se positionne « comme maître et possesseur » d’un nouveau théâtre, le théâtre naturel. Reste à savoir si la part que prend le Parnasse à la révolution scientifique oblige à affubler cette dernière expression de guillemets sonnant le glas d’un grand récit 44 ou si ce ne serait pas, tout au contraire, l’alliance établie en France entre les savants et les poètes qui, de « la révolution scientifique », aurait permis de renforcer, voire de construire l’unicité, le caractère révolutionnaire et la scientificité. 44 Sur la remise en cause de la dénomination « la révolution scientifique », voir la recension de Dominique Pestre (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 3 vol., Paris, Seuil, 2015 par Roger Chartier, « Sciences et savoirs », Annales HSS, avriljuin 2016, nº 2, pp. 451-464 et en particulier pp. 457-460.