eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 45/88

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2018
4588

Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay

2018
Giovanna Devincenzo
PFSCL XLV, 88 (2018) Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay G IOVANNA D EVINCENZO (U NIVERSITÀ DI B ARI A LDO M ORO ) Un vecteur de cohésion s’oppose aux multiples forces centrifuges qui minent l’Europe entière au cours du XVI e siècle. Au fur et à mesure que les divisions politiques et religieuses s’aggravent, un groupe de plus en plus vaste de lettrés établissent entre eux des liens et se reconnaissent dans une communauté où les studia literarum sont progressivement investis d’une mission unificatrice 1 . Diverses voies entrent en jeu dans la construction de ce réseau littéraire européen à la Renaissance et un rôle significatif est confié entre autres à 1 L’expression res publica literaria que nous utilisons aujourd’hui pour désigner le monde savant des humanistes de l’Europe moderne, indiquait dans un premier temps, comme le montre la forme latine du syntagme, une communauté de langue, celle de la latinitas révisée dans sa syntaxe, son lexique et son mode oratoire, mais aussi dans sa graphie, par l’usage d’une écriture commune, mise au point sans doute à Florence entre le XIV e et le XV e siècle. Or, si l’humanisme toscan s’ouvre bientôt à la langue vulgaire, dans sa perspective européenne et moderne, la République des Lettres reste longtemps fidèle au latin, un latin idéalement proche de celui de Cicéron et qui va assurer la diffusion de l’humanisme de l’Italie vers la France au gré de la circulation des hommes et des livres. À cet égard, voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980 ; Id., « Le ‘langage de Cour’ en France. Problèmes et points de repère », in Europaïsche Hofkultur im 16. und 17. Jahrhundert, Colloque des 4-8 septembre 1979, présenté par A. Buck, G. Kaufmann, B. Lee Spahr et C. Wiedemann, Hamburg, Dr Ernst Hauswedel, 1981, t. II, p. 23-32 ; Hans Bots et Françoise Waquet, La République des lettres, Paris, Belin, 1997 ; Cécile Caby, « La République des Lettres à la Renaissance », in Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l'Europe, 2016, consultable en ligne, https: / / ehne.fr/ article/ humanisme-europeen/ les-humanistes-et-leurope/ la-republi que-des-lettres-la-renaissance ; Krzysztof Pomian, « République des lettres », in Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, éd. de Houari Touati, 2014. Giovanna Devincenzo 8 l’échange épistolaire. La prise en compte du commerce des missives et de toute une nébuleuse de correspondants qui foisonnent dans la res publica literaria de cette époque peut aider à dévoiler des axes d’investigation encore inédits. Dans une grande partie des lettres qu’ils s’écrivent, les savants partagent tour à tour une série de renseignements autour des nouveaux ouvrages imprimés ou des dernières traductions parues, ainsi que des informations sur les diverses polémiques qui animent ce milieu ou sur les rapports d’amitié qui s’y tissent. Très souvent, d’ailleurs, les échanges de lettres sont accompagnés d’échanges de livres - manuscrits ou imprimés - sous forme d’achats, de prêts, de dons ou de legs. Par ce biais, cette communication entre savants assure une diffusion intense et constante des idées et des ouvrages dans une République des Lettres qui va acquérir de plus en plus une dimension européenne et moderne. Plusieurs axes se croisent dans ce réseau complexe et enchevêtré et parmi ceux-ci, il y en a un dont l’exploration va se révéler fructueuse dans le cadre de notre réflexion. Il s’agit d’une trajectoire franco-italienne riche en suggestions inouïes et stimulantes et portant sur divers aspects des relations intellectuelles reliant la France et l’Italie au cours du XVI e siècle. La prise en compte de quelques exemples clés va nous aider à illustrer comment l’osmose entre ces deux pays à cette époque doit être envisagée dans une perspective d’ensemble et transversale, ne se limitant souvent pas au domaine littéraire, mais relevant au contraire de l’interaction d’aires différentes, de la philosophie à la théologie, de la politique à l’histoire religieuse et à la morale 2 . Dans le cadre d’un réseau d’échanges européens s’identifiant tel un laboratoire de foisonnement d’idées originales, les rapports entre la France et l’Italie sont agencés eux aussi selon un dialogue constant autour des 2 Sur ces questions, voir la contribution incontournable de Cecilia Rizza, « État présent des études sur les rapports franco-italiens au XVII e siècle », in L’italianisme en France au XVII e siècle, Actes du congrès de la Société française de littérature comparée, Grenoble-Chambéry, 26-28 mai 1966, par G. Mirandola, préface de L. Sozzi, suppl. au n o 12 de Studi francesi, 12, 2, 1968. Nous renvoyons également à Françoise Waquet, Le modèle français et l’Italie savante. Conscience de soi et perception de l’autre dans la République des lettres (1660-1750), Rome, École Française de Rome, 1989 ; A. Ch. Fiorato, Oltralpe. Regards croisés entre l’Italie et l’Europe à la Renaissance, suppl. au n o 139 de Studi francesi, janv.-avr. 2003, Torino, Rosenberg & Sellier, 2003 ; Jean Balsamo, Les rencontres des muses. Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1998, en particulier p. 10-15, « Une France malade d’Italie ». Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 9 sujets les plus variés, et sont animés par gens de lettres, érudits, religieux, hommes de science, hommes politiques, militaires, médecins, voyageurs. Les muses italiennes et les muses françaises se rencontrent dès lors dans un contexte pléthorique où les idées et les savoirs circulent suivant des itinéraires encore peu connus et pour cela souvent difficiles à reconstruire, en raison même de la complexe réalité de l’époque. Or dans le cadre de ces dialogues transfrontaliers, notre analyse se concentrera sur deux pistes témoignant de la présence italienne en France dans ces années. La première esquisse un chemin conduisant à la Renaissance napolitaine et la seconde trace les étapes d’un itinéraire francovénitien. Le personnage au centre de ce carrefour est la « fille d’alliance » de Michel de Montaigne, désormais connue par son propre nom, Marie le Jars de Gournay. 1. Marie le Jars de Gournay et le contexte de la Renaissance napolitaine Les rapports entre cette femme de lettres et l’Italie méritent un approfondissement, dans la mesure où ils peuvent apporter des éléments intéressants et originaux à la réflexion sur la circulation des idées en Europe, au XVI e siècle. Nous allons réfléchir d’abord sur la dynamique rattachant Marie de Gournay au milieu littéraire et scientifique napolitain. Celle-ci prend corps autour de deux personnalités majeures : Giulio Cesare Capaccio et Carolo Pinto. Les noms de ces deux Italiens paraissent une seule fois dans l’œuvre de Marie ; plus précisément elle s’y réfère au cours de la seconde partie de son « Apologie pour celle qui escrit » 3 . Parlant de la réception de ses écrits au-delà des Alpes, elle se félicite de « la faveur [témoignée par les] Seigneurs César Capacio et Carolo Pinto » 4 dans leurs ouvrages. Et à l’égard de la provenance de ceux-ci, elle ajoute qu’ils « ne veulent point laisser flestrir l’ancienne gloire de servir avec honneur les Muses, acquise à ceste grande Region leur mere » 5 . La « grande Region » est évidemment la Grande Grèce, terre d’origine des deux personnages en question. Homme très érudit et auteur d’une œuvre vaste et composite, Giulio Cesare Capaccio (1544/ 46 ? -1634) est en fait originaire de Campagna, dans 3 Marie de Gournay, « Apologie pour celle qui escrit », in Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, Paris, J. du Bray, 1641, p. 625. 4 Ibid. 5 Ibid. Giovanna Devincenzo 10 la province salernitaine 6 . Après des études philosophiques, il se déplace à Naples, pour faire son droit. Il complète ses études à Bologne et entreprend par la suite une série de voyages à travers l’Italie, qui lui permettent d’établir des liens d’amitié avec les personnalités les plus remarquables de l’époque, s’insérant dans un important réseau socioculturel. Au fil du temps, Capaccio se consacre également à une importante activité littéraire 7 et cultive sa passion de jeunesse pour l’érudition antiquaire 8 . Aussi, autour des années 1610, participe-t-il activement à la fondation de l’Accademia degli Oziosi qui figure parmi les plus importantes de l’époque 9 . C’est au sein de cette Académie qu’il prononce d’ailleurs l’oraison funèbre d’Henri IV, ce qui lui vaut les remerciements de la reine Marie de Médicis et du futur Louis XIII. Mais Capaccio est aussi connu pour son engagement public : on lui 6 Pour une notice biographique détaillée de Giulio Cesare Capaccio, voir entre autres Lorenzo Crasso, Elogi d’huomini letterati, in Venetia, per Combi, MDCLXVI, p. 227-230 ; Francesco Cubicciotti, Vita di Giulio Cesare Capaccio con l'esposizione delle sue opere, Campagna, Stab. Tip. Erm. Cubicciotti, 1898 ; Salvatore Nigro, Capaccio Giulio Cesare, in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, 1975, vol. XVIII, p. 374-380, ad vocem ; Valentino Izzo, Raccontare Campagna... Le Persone Illustri, Eboli, 2005 ; Maurizio Ulino, L'Età Barocca dei Grimaldi di Monaco nel loro Marchesato di Campagna, Napoli, Giannini, 2008. 7 Voir notamment l’apport de Capaccio à l’évolution du genre des églogues maritimes, dont les chefs avaient été Giovanni Pontano et Jacopo Sannazaro. En 1572, dans le sillage de ces derniers, Bernardino Rota avait publié un recueil de 14 églogues maritimes où les pêcheurs du Golfe de Pouzzoles prenaient la place des bergers de l’Arcadie. La tradition du genre est poursuivie par Lodovico Paterno dans ses Nuove fiamme (Venezia, per i tipi di Giovanni Andrea Valvassori, 1561) et l’aboutissement majeur est représenté à la fois par la Siracusa Piscatoria (Napoli, presso Gio. de Boy, 1569) de Paolo Regio et par la Mergellina (Venezia, presso gli eredi di Melchior Serra, 1598) de Giulio Cesare Capaccio. Pour une analyse ponctuelle de ces aspects, voir notre contribution « Science, Littérature et érudition à Naples à la fin du XVI e siècle. Le cas de Giulio Cesare Capaccio », Le Verger - Bouquet XII, septembre 2017, p. 1-17. 8 Animé par une profonde curiosité envers l’histoire locale, Capaccio publie respectivement en 1604 et en 1607 une Puteolana Historia (A Iulio Cæsare Capacio Neapolitanæ Urbis, A Secretis Cive Conscripta, Accessit eiusdem, De Balneis libellus, Neapoli, Excudebat Constantinus Vitalis, M. DC. IIII) et une Neapolitana Historia (Napoli, Giovanni Giacomo Carlino, 1607). 9 Fondée en 1611 avec le soutien de Don Pedro Fernandez de Castro, vice-roi de Naples, cette Académie rassembla les intellectuels - napolitains et espagnols - les plus illustres de l’époque. Sur le rôle des Académies à l’époque, voir P. G. Riga, Alcune note sulle tendenze letterarie nell’Accademia degli Oziosi di Napoli, in Le virtuose adunanze. La cultura accademica tra XVI e XVIII secolo, Avellino, Edizioni Sinestesie, 2014, p. 159-171. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 11 confie d’abord la « provveditoria dei grani e degli olii » 10 , le service des blés et des huiles, et plus tard, en 1607, le vice-roi Juan Alfonso Pimentel de Herrera le nomme Secrétaire de la ville de Naples. Carolo Pinto est lui aussi un humaniste salernitain, né en 1582. Il fut nommé évêque titulaire de Cumes et plus tard de Nicotera par le pape Paul V. Très actif à Naples comme polygraphe auprès de divers éditeurs locaux dans les premières années du XVII e siècle, Pinto est l’auteur entre autres d’une élégie de 432 vers en distiques élégiaques 11 où il chante les beautés locales offrant en même temps d’utiles renseignements sur Rodi, Ischitella, Monte Sant’Angelo aussi bien que sur les îles d’en face : Tremiti, Pelagosa et Lissa. Le texte est précédé d’une dédicace à Paolo Regio, évêque de Vico Equense. En ouverture, le poète mentionne en outre sa « Vicana Domus Garganica », ce qui laisse penser qu’il possédait une maison à Vico del Gargano, endroit qu’il connut probablement au cours de sa jeunesse 12 . Pour revenir à Marie de Gournay et à ses rapports avec ces deux auteurs italiens, nous avons repéré son nom dans un recueil d’éloges en latin de personnages illustres appartenant à la fois à l’Antiquité et à la culture européenne, italienne et méridionale du XVI e siècle, publié par Capaccio à Naples en 1608, chez les éditeurs Giacomo Carlino e Costantino Vitali et intitulé Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia 13 . L’ouvrage est divisé en deux volumes : le premier consacré aux femmes et le second aux hommes. Maria Gornacensis, nom latinisé de la « docte demoiselle », figure dans le « Mulierum Illustrium Elenchus », dans la 10 S. Nigro, Capaccio Giulio Cesare, cit. 11 Le titre de l’élégie de Carolo Pinto est De Vico Garganico Apulorum opido Caroli Pinti elegia. 12 Pour une notice biographique sur Carolo Pinto, voir F. Adilardi Di Paolo, Memorie storiche sull’ stato fisico, morale e politico della città e del circondario di Nicotera, Napoli, Dalla tipografia di Porcelli, 1838 ; Camillo Minieri Riccio, Memorie storiche degli scrittori nati nel Regno di Napoli, Napoli, Tipografia dell’Aquila di V. Puzziello. Nel Chiostro S. Tommaso d’Aquino, 1844 ; M. Trotta, De Vico Garganico: un poemetto di Carlo Pinto, Bari, Puglia Grafica Sud, 2013. 13 Giulio Cesare Capaccio, Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia, A Iulio Cæsare Capacio Neapolitanæ urbi à Secretis conscripta. Neapoli, Apud Io. Iacobum Carlinum, & Constantinum Vitalem, 1608. Le premier volume, consacré aux femmes illustres, paraît en 1608; le second volume, publié en 1609, est consacré aux hommes. Pour un approfondissement des problématiques liées à l’écriture biographique à la Renaissance, voir entre autres Martin McLaughlin, Biography and Autobiography in the Italian Renaissance, in Mapping Lives: The Uses of Biography, ed. by Peter France-William St.Clair, Oxford, Oxford University Press for the British Academy, 2002, p. 37-65. Giovanna Devincenzo 12 section des « Marie », à côté de reines, princesses et femmes nobles comme Marie d’Aragon et Marie de Médicis. Le texte en latin consacré à la « fille d’alliance » de Montaigne s’ouvre par une présentation en prose rédigée par Capaccio et se termine par des vers signés du poète Carolo Pinto 14 . Les mots d’admiration au début de l’éloge de l’érudit napolitain sont immédiatement révélateurs du chemin par lequel le nom de Gournay a glissé dans l’ouvrage de Capaccio. Ce dernier la définit en effet : « Novum monstrum, et nostri sæculi vera Theano » 15 , s’appropriant une expression que Juste Lipse, humaniste flamand et ami d’élection de la « fille d’alliance » de Montaigne, avait utilisée dans une lettre adressée à Marie de Gournay le 30 septembre 1588, où il fixait les termes de leurs affinités électives : « Curiosus enim sum, ut sciam (novum monstrum) quid paritura sit virgo » 16 . L’emploi du mot « monstrum » par Lipse requiert quelques éclaircissements. Il est utile de souligner à cet égard que pour les contemporains, qui avaient une certaine familiarité avec la langue latine, les termes « monstre » et « prodige » coïncidaient. Cette femme est alors louée comme un prodige, c’est-à-dire une créature merveilleuse douée de vertus singulières. Ce genre de choix linguistiques pourrait d’ailleurs renvoyer à la phénoménologie de la « merveille » et de la curiosité se développant à Naples au tournant du XVI e siècle et que Capaccio chérissait particulièrement, comme en témoignent plusieurs de ses œuvres 17 . Même l’expression « Nobilem virginem » utilisée par l’auteur napolitain dans son éloge est significative dans le cadre de la réception en Italie de cette femme cultivée. Empruntée elle aussi à Lipse qui dans la même épître de 1588 s’adresse à « MARIÆ GORNACENSI, Virgini nobili », cette image n’a aucune implication religieuse, car elle doit uniquement être associée au fait que Marie n’est ni mariée ni veuve. Dans le monde temporel, la vierge est perçue comme un être qui interrompt la chaîne de la reproduction et qui 14 « Si nomen Mariæ : quid tibi dulcius ? / Si sermo latius : quid tibi cultius ? / Si quis scripta legat : quid sibi doctius ? / Si quis te videat : quid sibi pulcrius ? / Si quis te audierit : quid sibi gratius ? / Dilesti superos virgo ? quid altius ? / Si sors parca fuit : quid tibi tutius ? » (Giulio Cesare Capaccio, Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia […], cit., p. 210). 15 Giulio Cesare Capaccio, Illustrium Mulierum, et Illustrium Litteris Virorum Elogia […], cit., p. 210. L’appellation de Theano, autre nom d’Hippo, violée et tuée avec sa sœur pour avoir résisté à deux Spartiates hôtes de leur père, est elle aussi empruntée à Lipse. Sur la figure de Theano, voir Plutarque, Œuvres morales et meslées, « Histoires d’amour », 773 B. 16 II e centurie, Lettre LX, éd. de Leyde, 1590, p. 259-261. 17 Pour une réflexion sur ces problématiques, nous renvoyons à notre contribution « Science, Littérature et érudition à Naples à la fin du XVI e siècle. Le cas de Giulio Cesare Capaccio », cit., p. 1-17. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 13 refuse de se soumettre au modèle masculin, se soustrayant aux lois naturelles et sociales. C’est dans cette condition et sans aucune crainte que Marie se montre dans la sphère publique et c’est dans ce contexte que se situe la curiosité de Lipse avant, et de Capaccio après, envers ce prodige. En particulier, Lipse se dit « curieux de savoir […] ce que doit enfanter une Vierge » 18 . En effet, ayant renoncé au rôle d’épouse et de mère, notre Vierge lettrée se sent libre de cultiver ses capacités de réflexion, de jugement, d’écriture. Et en fonction d’un mécanisme compensatoire, le vide du ventre permet au cerveau de se remplir et de se développer. C’est ainsi que l’équivalence enfant-œuvre littéraire peut s’établir. La présence de cette figure féminine aux qualités prodigieuses et originales, récemment parue sur la scène littéraire, enrichit ainsi l’ouvrage de Capaccio d’une « nouvelle merveille », d’un « novum monstrum », comme c’était l’usage dans la plupart des recueils biobibliographiques de l’époque. Ce qui témoigne ultérieurement que la connaissance de ce prodige de la part de cet auteur napolitain est passée par Juste Lipse - qui paraît lui aussi dans le recueil de Capaccio sous le nom latinisé de Iustus Lipsius - c’est que Marie de Gournay ne figure pas dans les autres répertoires contemporains qui se limitent pour la plupart à la tradition bibliographique méridionale 19 . Bref, alors que pour les autres personnages féminins Capaccio avait pu s’inspirer d’autres recueils de l’époque 20 , pour Marie de Gournay il avait dû regarder ailleurs. Un élément de plus - à côté des emprunts textuels - qui corrobore l’hypothèse d’une trajectoire passant par Lipse. Et pour terminer, dans cette direction, il y a les déclarations de gratitude de la part de Marie de Gournay à l’érudit flamand pour avoir introduit son nom dans la république littéraire de son époque non seulement en France, mais aussi à l’étranger : « C’est par vous qu’on me connaît et qu’on m’estime parmi les patriotes [au sens étymologique d’habitants d’une patrie] et les étrangers » 21 , écrit-elle dans une lettre à Juste Lipse du 25 avril 1593. 18 Le Chois des Epistres de Juste Lipse traduites de Latin en françois par Anthoine Brun de Dole en la Franche Conté, Lyon, Barthélemy Ancelin, 1619, p. 263-266. 19 Sur cet aspect, voir la contribution de Carmela Reale, Echi di notorietà: le donne nella tradizione bibliografica meridionale, in La donna nel Rinascimento meridionale. Atti del Convegno internazionale, Roma, 11-13 novembre 2009, a cura di Marco Santoro, Pisa-Roma, Fabrizio Serra Editore, 2010, p. 393-402. 20 Cf. à cet égard, Niccolò Toppi, Biblioteca Napoletana, ed apparato agli uomini illustri in lettere di Napoli, e del Regno, Napoli, 1678. 21 Lettre de Marie de Gournay à Juste Lipse (25 avril 1593), cit. in Marie de Gournay, Œuvres complètes, sous la direction de Jean-Claude Arnould, Paris, Champion, 2002, Annexe IX, p. 1934. Giovanna Devincenzo 14 2. La trajectoire franco-vénitienne Nombre d’étrangers semblent alors apprécier l’œuvre de cette femme « studieus[e] » 22 et bien que sa renommée hors de France se rattache premièrement à son engagement dans le travail d’édition des Essais, Marie réussit bientôt à se faire apprécier pour son œuvre à elle. Hugo Grotius traduit par exemple certains de ses vers 23 et Nicolas Heinsius, dans son Elegiarum liber 24 , l’apprécie pour son travail de traduction de deux fragments de l’Herodes Infanticida, tragédie sacrée composée par son père Daniel 25 . Mais pour en rester aux résonances italiennes, nous allons nous déplacer cette fois à Venise. Deux noms vont se révéler cruciaux pour l’identification et la reconstruction de cet axe franco-vénitien chez Gournay : il s’agit de Fra’ Paolo Sarpi et de Giacomo Badoer. Religieux de l’Ordre des Servites, théologien, historien, érudit, scientifique et patriote vénitien, Paolo Sarpi 26 s’était distingué pour sa ferme opposition au centralisme monarchique de l’Église catholique et pour sa prise de position en faveur de la République de Venise dans ses démêlés avec le 22 Marie de Gournay, «Apologie pour celle qui escrit », in Les Advis, ou les presens […], cit., p. 607. 23 Marie de Gournay ajoute en 1634 dans son Bouquet de Pinde, un poème « Pour Monsieur le Mareschal de Thoiras » suivi de la « Version du Sieur Hugo Grotius ». Juriste, théologien et diplomate hollandais, Hugo Grotius (1583-1645) séjourne pour la première fois en France en 1598, mais la date du poème en question ainsi que de la « Version » par Grotius concourt à montrer que le rapport de ce dernier avec Marie de Gournay est postérieur à son séjour au Château de Balagny où il composa le De Jure belli ac pacis (1625). Hugo Grotius ne semble pas néanmoins avoir repris cette version latine dans ses Poemata. 24 Paris, Jean Camusat-P. Le Petit, 1646, p. 64-65. Marie de Gournay fait l’objet des éloges de Nicolas Heinsius dans deux textes - « Ad Sequanam, de Maria Gornæa » et « Ad lectorem. Scriptorum ejusdem » - que ce dernier insère dans les « Varia Poematia », en conclusion de son Elegiarum liber. 25 Daniel Heinsius (1580-1655), philologue hollandais et professeur d’histoire à Leyde, fut aussi secrétaire du synode calviniste de Dordrecht. À partir de 1641, Marie de Gournay ajoute dans ses œuvres complètes la traduction de quelques passages de Danielis Heinsii Herodes Infanticida, Elzevir, 1632, début de l’acte II. 26 Sur Sarpi, voir notamment Manlio Duilio Busnelli, Études sur Fra Paolo Sarpi, Genève, Slatkine, 1986 ; Pasquale Guaragnella, La prosa e il mondo. «Avvisi» del moderno in Sarpi, Galilei e la nuova scienza, Bari, Adriatica editrice, 1998; Id., Il servita melanconico. Paolo Sarpi e l’«arte dello scrittore», Milano, Franco Angeli, 2011; Paolo Sarpi, Histoire du concile de Trente, éd. par Marie Viallon et Bernard Dompnier, Paris, Champion, 2002. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 15 Pape 27 . Venise entendait en effet soumettre le clergé au contrôle de la République et pour ce faire, le 10 janvier 1604, le Sénat vénitien avait empêché entre autres la fondation d’hôpitaux religieux, de monastères, d’églises et d’autres lieux de culte sans l’autorisation de la Seigneurie. L’année suivante, une autre loi du Sénat avait interdit l’aliénation de biens possédés par des laïcs à des ecclésiastiques et avait également limité les compétences des tribunaux religieux. Le Pape exigea immédiatement l’abrogation de ces lois et face au refus de la République, il la frappa d’Interdit le 17 avril 1606. Paolo Sarpi joua un rôle de premier plan dans cette dispute et, nommé théologien canoniste de la République par le nouveau Doge Leonardo Donà le 28 janvier 1606, il s’employa à défendre Venise par de nombreux écrits 28 qui seront rassemblés par la suite dans l’Istoria dell’Interdetto 29 . Dans ce cadre, obéissant aux dispositions de Paul V, le 9 mai 1606, les Jésuites refusèrent de célébrer la messe à Venise et la réaction de la République fut immédiate : avec les Capucins et les Théatins, les représentants de la Compagnie de Jésus furent expulsés le même jour 30 . L’Inquisition 27 À cette époque, les pressions que devait subir la République de Venise étaient diverses. Au nord, il y avait l’Empire ; en Italie, il y avait l’influence espagnole et celle de la Papauté ; en Orient, il y avait la puissance turque. Sous ces multiples menaces, Venise était alors vouée à un déclin à la fois politique et économique. Si, d’un côté, la prudence poussait les anciens patriciens à la résignation en acceptant le compromis avec l’Empire et le Pape, de l’autre le parti des innovateurs s’attacha avec détermination à limiter l’influence ecclésiastique sur la République et à relancer la puissance commerciale de celle-ci dans la Mer Adriatique, puissance fort compromise par le contrôle des ports de la part de l’Église. Dans ce cadre, Venise s’allia avec la France contre l’Espagne et la Papauté. Ses rapports avec l’Angleterre et la Turquie étaient également bons. 28 On peut rappeler entre autres à cet égard divers écrits de Sarpi qui seront par la suite réunis dans l’Istoria dell’interdetto : Scrittura sopra la forza e validità delle scomuniche, Consiglio sul giudicar le colpe di persone ecclesiastiche, Scrittura intorno all’appelazione al concilio, Scrittura sull’alienazione dei beni laici agli ecclesiastici. 29 Fra’ Paolo Sarpi, Istoria dell’interdetto e altri scritti editi e inediti, a cura di M.D. Busnelli e G. Gambarin, Bari, Laterza, 1940. Sur cette question, voir William J. Bouwsma, Venice and the Defense of Republican Liberty : Renaissance Values in the Age of Counter-Reformation, University of California Press, 1984. 30 Par cette action, Rome espérait soulever le peuple vénitien contre ses gouverneurs, mais Sarpi remarque à ce propos que : « … partirono la sera alle doi di notte, ciascuno con un Cristo al collo, per mostrare che Cristo partiva con loro [ma,] li gesuiti scacciati, li cappuccino e teatini licenziati, nissun altro ordine partì, li divini Uffizi erano celebrati secondo il consueto […] il senato era unitissimo nelle deliberazioni e le città e populi si conservarono quietissimi nell’obbedienza » (Fra’ Paolo Sarpi, Istoria dell’interdetto e altri scritti editi e inediti, cit., p. 51-52). Giovanna Devincenzo 16 somma Fra’ Paolo Sarpi de se rendre à Rome pour qu’il assume ses responsabilités pour toutes les déclarations « schismatiques » contenues dans ses écrits, mais le religieux refusa et fut par la suite excommunié par le Pape le 5 janvier 1607. Sarpi souhaitait l’établissement d’une alliance entre France, Angleterre, princes protestants, Pays-Bas, Savoie et Venise contre l’Empire catholique hispano-allemand afin de limiter, sinon d’effacer, le contrôle à la fois de la Papauté et de l’Espagne en Italie. Il diffusa ses idées en Europe à travers un riche dialogue avec nombre de correspondants français, allemands, anglais, italiens. Il était en rapport étroit avec les juristes Jacques-Auguste de Thou, Jacques Leschassier et Jacques Gillot de même qu’avec Isaac Casaubon et Philippe Duplessis-Mornay, et avec l’allemand Christoph von Dohna et l’anglais William Cavendish. Sarpi fut également apprécié par la communauté scientifique de son époque. Il était grand ami de Galilée et ses apports dans divers domaines scientifiques - astronomie, médecine, mathématiques, optique - furent remarquables. Quant à Giacomo Badoer, un certain mystère entoure sa personne et son histoire. Son nom même se présente sous des formes assez variables dans les diverses sources répertoriées : de la version francisée Badouère aux variations Badovere, Badoveri, Baduere ou Badoere. Mêmes doutes autour de sa nationalité et pour le dire avec René Pintard, « si, en Italie, on le disait Français, en France plusieurs le croyaient Italien » 31 . En effet, né à Paris vers la moitié du XVI e siècle, Badoer était d’origine italienne. Son père était un riche marchand vénitien transplanté en France. Ici, il avait embrassé la cause de la Réforme protestante et au lendemain de la Saint-Barthélemy, sa boutique ayant été saccagée, il avait perdu la plupart de ses biens. Élevé suivant les préceptes de la religion réformée, le jeune Badoer étudia à Padoue, sous Galilée et le 21 juin 1599 il se trouvait encore dans cette ville italienne si l’on s’en tient aux mots d’admiration qu’il rédigea dans l’Album amicorum de Tommaso Seggett, en faveur de ceux qui travaillaient à « dissiper les nuaiges de l’ignorance et illustrer ce qu’il y a de beau en toute la littérature » 32 . L’amitié de Sarpi avec Badoer remonte alors à cette époque. Néanmoins, une fois rentré en France après ce séjour italien, Badoer abandonna la Réforme et se fit catholique suite aux sollicitations du jésuite Coton 33 . Par ce biais, il reçut les faveurs du roi Henri IV qui lui 31 René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Boivin, 1943, p. 20. 32 Biblioteca Vaticana, cod. Vat. Lat. 9385, f. 74. 33 Pierre Coton (1564-1626) gagna la faveur d’Henri IV et fut nommé d’abord Conseiller du Roi, puis devint son confesseur en 1608. Il est l’auteur d’une Institution catholique où a été déclarée et confirmée la vérité de la foy contre les Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 17 confia diverses missions diplomatiques et qui l’envoya à Rome, auprès du Pape, en 1609. Entre 1607 et 1609, il descendit en Italie à plusieurs reprises s’arrêtant nouvellement à Venise et à Padoue où il renforça son lien avec Sarpi et rendit encore visite à Galilée signant entre autres - le 13 mai 1607 - « un document attestant que le mathématicien était bien l’auteur du « compas géométrique » et lui en avait fourni successivement deux exemplaires » 34 . Fidèle au souvenir de son ancien maître, au cours de ses voyages, Badoer s’attacha à recruter des admirateurs pour Galilée et par ce biais il élargit le cercle de ses amitiés. Il s’inséra dans l’entourage de Jacques-Auguste de Thou et des Frères Dupuy. Il se lia avec l’érudit flamand Dominique Baudius et se glissa dans le cercle de Mademoiselle de Gournay 35 que fréquentait une compagnie bariolée de gens de lettres, ecclésiastiques, « gais poètes comme heresies et superstitions de ce temps, divisée en quatre livres qui servent d’antidote aux quatre de « l’Institution » de Jean Calvin (Paris, S. Chapelet, 1610), traduite en latin par le Père Cressoles (1618) et des Sermons sur les principales et plus difficiles matieres de la foy faicts par le R.P. Coton…et reduicts par luy-mesme en forme de meditations (Paris, S. Huré, 1617). Après le régicide de 1610, Pierre Coton fit publier une Lettre déclamatoire de la doctrine des Pères Jésuites où il niait toute responsabilité de ceux-ci dans l’assassinat du roi. La riposte à cet écrit fut immédiate de la part des adversaires et l’Anti-Coton parut ainsi la même année, sans nom d’auteur. 34 René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, cit., p. 581. Il est intéressant de rappeler à cet effet que c’est justement Badoer qui annonce à Galilée la construction en Hollande d’instruments d’optiques servant à l’observation des astres, lui donnant ainsi l’idée d’en fabriquer de pareils et le poussant en ce sens à la découverte en 1610 de trois satellites inconnus, de Jupiter et de plusieurs étoiles nouvelles. 35 Celui de la docte demoiselle était en fait un salon hétéroclite, à tel point que l’on a pu croire que Marie y tenait école de libertinage. Par l’emploi de ce mot, on désigne un phénomène érudit contribuant à la formation de la culture moderne, autrement dit « tout ce qui marque excès de « liberté » en matière de morale et de religion, par rapport à ce que dogmes, traditions, convenance et pouvoir politique définissent ou préconisent » (René Pintard, op. cit., p. XIV). Or, Marie de Gournay ne donnait pas dans l’irréligion : « correspondante des cardinaux du Perron et d’Ossat, du nonce Bentivoglio et de Godeau, lectrice et admiratrice de François de Sales » (René Pintard, op. cit., p. 135), elle s’engagea entre autres à dispenser ses conseils de moraliste dans son Advis à quelques gens d’Eglise et dans ses Fausses dévotions. Sur ces questions, voir aussi Giovanni Dotoli, « Montaigne et les libertins via Mlle de Gournay », Journal of Medieval and Renaissance Studies, XXV, 1995, p. 381-405. Giovanna Devincenzo 18 Malleville ou Serizay, […] mécréants comme Boisrobert, […] rimeurs imprudents comme Colletet » 36 . Or Marie devait tenir Badoer en grande estime, comme le prouvent ses mots dans la Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou, Dédiée à la Sérénissime République ou Etat de Venise 37 , opuscule paru en 1608, à l’occasion de la naissance du troisième fils d’Henri IV, Gaston, futur duc d’Orléans 38 . Ce texte constitue bien plus qu’une simple pièce de circonstance 39 , dans la 36 D’après René Pintard, aux alentours de 1623, chez Marie de Gournay, avec le prieur Ogier et l'abbé de Marolles, ecclésiastiques sérieux et esprits galants, il y avait de gais poètes, Malleville, Serizay, des mécréants, Boisrobert, des compagnons de Saint-Amant, Claude de l'Estoile et des rimeurs imprudents comme Colletet. Cependant, combien l'humeur de notre femme de lettres « différait […] de celle de ses hôtes! Folâtres et rieurs, ces jeunes écervelés l'étaient, mais contre elle, et elle n'avait d'autre part aux malices des Yvrande, des Moret, des Bueil et des Desmarets, que d'en être la dupe. […] La naïveté seule, avec la marotte littéraire, la rendait indulgente à l'égard de ses gaillards visiteurs. Qui sait même si ceux-ci ne dissimulaient pas la plupart du temps devant elle leur mécréance : beaux esprits dans le salon, esprits forts au bas de l'escalier ? Elle réservait en tout cas son estime aux plus graves ; et si La Mothe Le Vayer eut la faveur d’être couché sur son testament en reconnaissance de ses services « de prudence , de candeur et de foi», c'est que, témoin amusé sans doute, - et peut-être complice - de ces jeux ironiques ou scabreux, il se gardait d’y prendre part. Aussi, plus encore que le culte de Montaigne, qui cédait maintenant le pas chez elle à des curiosités de langage et de poésie, plutôt même que la gausserie libertine, dans laquelle excellaient quelques-uns de ses jeunes amis, était-ce la prudence obséquieuse qu'il apprenait chez elle, avec l’art de masquer sous de graves propos les caprices de son humeur » (R. Pintard, op. cit., p. 135-136). 37 Paris, Fleury Bourriquant, 1608. Ce texte sera intégré de façon différente aux œuvres complètes de Marie de Gournay à partir de 1626. La première partie sera publiée sous le titre « Naissance de messeigneurs les enfans de France » ; une deuxième partie constituera l’embryon de l’« Institution du Prince » ; une troisième partie est récrite au début du traité « De l’Education de Messeigneurs les Enfans de France » ; la dernière partie figure dans les œuvres complètes sous le titre de « Gratification à Venise ». 38 Né le 25 avril 1608 à Fontainebleau, troisième fils de Marie de Médicis, Gaston d’Orléans sera nommé duc d’Orléans après le décès de son frère Nicolas en 1611. L’autre frère de Gaston est Louis XIII (1601-1643). 39 Par cette expression, on désigne « l’abondante production des textes de glorification : vite écrits, vite imprimés, vite oubliés » ; un ensemble d’ouvrages qui constituent des « demandes de grâces implicites : il suffit que le destinataire apparent ou réel en ait entendu parler » (Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, Paris, Fayard, 2004, p. 167). Sur ce sujet, voir également Predrag Matvejevitch, La poésie de circonstance. Étude des formes de Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 19 mesure où cet événement représentait pour la Demoiselle de Gournay une nouvelle occasion de s’illustrer auprès du Roi. Par cet écrit d’actualité politique, elle s’exprime sur des décisions touchant à l’honneur des souverains et au destin des peuples. La Sérénissime République de Venise avait été désignée en tant que « parrain » du jeune duc, né le 25 avril, date où l’on fête la Saint-Marc 40 . C’est donc suite à cet événement que Marie décide de dédier à Venise cet ouvrage. L’écrivain voit en tout cela un signe sacré et, « empruntant la voix des prophétesses, elle assigne au rejeton lointain de Saint Louis la mission de reconquérir la Terre sainte et de fonder un nouvel empire chrétien d’Orient » 41 . L’exaltation de la puissance de Venise, de même que l’évocation de son rôle majeur dans la grande victoire de Lépante - bien que celle-ci puisse paraître trop décalée par rapport aux récents événements et, en particulier, à l’affaire de l’Interdit rappelée ci-dessus - répondent à un dessein précis de la part de notre écrivain. Henri IV avait mené en effet avec succès des missions diplomatiques et avait réussi entre autres à rétablir la paix entre Rome et Venise. C’est justement pour fêter cet exploit qu’il avait proposé à la Sérénissime le parrainage de son dernier fils. Marie s’insère alors dans ce cadre pour donner au Roi une preuve de son talent. À travers l’« enfant royal », c’est finalement Henri IV qu’elle vise. Par le biais de ses visions prophétiques, elle prend d’abord position sur la politique étrangère et lui donne après des conseils à l’égard de l’éducation de son fils. Elle évoque premièrement la victoire de Lépante afin de suggérer au souverain l’utilité de cesser toutes hostilités contre l’Espagne, puissance l’engagement poétique, Paris, Nizet, 1971 et François Cornilliat, Sujet caduc, noble sujet : la poésie de la Renaissance et le choix de ses arguments, Genève, Droz, 2009. 40 Quelques pages plus loin, au cours de la Bienvenue, Marie affirme que la naissance du duc en cette date ne fut pas le résultat du hasard : « Ce n’est pas de hazard […] que la Reyne sa mere [Marie de Médicis], ta belle et chaste compatriote, s’estoit trompée au terme de ses couches ; c’estoit un complot de ses astres ; qu’on dict œillader si doucement cet enfant Royal, à dessein qu’on vist, que la société, le soin et le Baptesme, t’en estoient nommément assignez ; naissant contre toute attente, au jour du sainct Evangeliste, Patron de ta grandeur et prosperité : sainct, veux-je dire, qui posant un pied sur la terre et l’autre sur la mer, estend sa benediction et ses deux bras, sur tes victoires, terrestres et maritimes » (Marie de Gournay, Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou […], cit., p. 98-99). 41 Michèle Fogel, Marie de Gournay, Itinéraires d’une femme savante, cit., p. 164. Giovanna Devincenzo 20 catholique par excellence ; une position d’ailleurs défendue auprès du roi par Villeroy 42 , lointain cousin de notre femme de lettres 43 . Par la suite, elle dresse une liste de noms de personnages contemporains dont elle suggère au duc de s’entourer : l’illustrissime Foscarini, ambassadeur de Venise en France, monsieur le Cardinal du Perron et monsieur le Président Jeannin, et à côté de ceux-ci, « ne craindray point d’adjouster - déclare-t-elle - le sieur Badouere, que le Roy cognoist amplement, comme aussi font des principaux de l’Estat, qu’il t’a donné pour tuteur et Parrin » 44 . On ne peut pas passer sous silence l’emploi du verbe « craindre » se référant à Badoer. Pour comprendre les raisons de ce choix, il faut remonter à l’hôtel de l’ambassadeur de Venise, lieu de rencontre à cette époque de personnages divers qui entrelaçaient souvent des alliances compromettantes. On y trouve entre autres des noms déjà nommés comme Jacques Gillot, conseiller clerc à la Grand-Chambre et chanoine de la Sainte-Chapelle qui comptait parmi ses amis nombre d’hérétiques, à tel point que la Reine l’appelait « le prêtre luthérien » 45 , le président J.-A. de Thou (traité d’hérétique par la cour de Rome), l’avocat général Louis Servin, le conseiller Leschassier n’hésitant pas à se commettre avec des réformés comme Groslot de Lisle ou Duplessis- Mornay et à faire montre de leur admiration envers Paolo Sarpi, « le farouche défenseur des libertés de la République, l’auteur presque schismatique de l’Histoire du Concile de Trente » 46 . Or Badoer fréquentait lui aussi ce milieu et avait une réputation controversée ; on l’accusait notamment d’agir par intérêt et d’être « de ceux pour qui principes, nationalité, religion, sont des masques que l’on prend ou que l’on jette selon les exigences du jeu » 47 . On comprend dès lors la nécessité de la part de Marie de Gournay de préciser à l’égard de la réputation de ce personnage qu’il n’était « pas 42 Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy (1543-1617) était à cette époque secrétaire et conseiller d’État. 43 Henri IV partageait sans doute ces convictions, si l’on tient compte du fait qu’il favorisa les négociations entre l’Espagne et les Provinces-Unies (mission qu’il confia au Président Jeannin) et qu’il accueillit une ambassade venue de Madrid le 19 juillet 1608. 44 Marie de Gournay, Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou […], cit., p. 31. 45 René Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle, cit., p. 11. 46 Ibid. Tous ces personnages réclament l’indépendance du pouvoir temporel et, pour cette raison, ils bénéficient de la faveur royale. Après le régicide, ils profitent de la ferveur du sentiment national contre la cause des adversaires. À partir de 1625, Richelieu lui-même partagera leur esprit et favorisera leurs intérêts. Tout au long de la première moitié du XVII e siècle, ils occupent une place de choix dans les Universités, les cours souveraines et les cercles lettrés. 47 René Pintard, op. cit., p. 20-21. Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 21 question de regarder […] sa fortune, mais sa capacité » 48 . Quant à sa fortune en tout cas, notre écrivain ajoute qu’elle « fut bien fort heureuse en naissant, [et] estant si bon serviteur, de si grand maistre, que le Roy, nous la verrons [la fortune] un jour conforme à son origine, [qui fut] relevée d’ancienne datte » 49 . Et toujours soucieuse de s’illustrer face au roi, Marie propose également au futur duc d’Orléans l’exemple de Paolo Sarpi qu’elle définit « memorable Parangon d’entendement » 50 passant sous silence le rôle de premier plan que ce dernier avait joué contre l’Eglise romaine et en défense de la politique vénitienne. C’est notamment sous prétexte d’évoquer la célèbre bataille navale de Lépante que Marie réussit son tour de force en soulignant l’importance d’historiens capables de transmettre ces gestes à la postérité. Sarpi est présenté dans cette circonstance comme un « Heraul[t] qui nous […] proclam[e]» 51 ces gestes admirablement. Et la question rhétorique qu’elle adresse à Venise contribue à mettre à point cette stratégie : « qui peut recouvrer le sien [historien] plus aysément que toy, Venise, qui es mere et nourrice de ce memorable Parangon d’entendement, ceste lumiere des esprits, Père Paul Servitin ? » 52 . Quelques passages plus loin, elle le nomme à nouveau, le proposant toujours comme modèle positif : « Priant et conjurant le Roy [Henri IV] de luy [à Gaston] faire donner bonne nourriture, et notamment à l’aide de ton choix et de ton entremise [de Venise] […] je t’exorte bien fort d’appeler sur ce point en conseil estroict, la suffisance de ce mesme Religieux ton Citoyen susnommé [Sarpi] » 53 . À côté de Badoer, l’Ambassadeur Foscarini joue lui aussi un rôle de premier plan, en guidant la « docte demoiselle » le long de ce parcours franco-italien et en la renseignant sur ce qui se passe tout autour d’elle ainsi qu’à l’étranger et notamment au-delà des Alpes. Se référant à la récente reconnaissance de Henri IV envers la République vénitienne, elle avoue à cet effet : « Dès que ton si vigilant et fidelle Ambassadeur l’Illustrissime Foscarini, m’eust appris y a fort peu de jours (ma solitude me l’avoit jusques lors faict ignorer) que le Roy t’appelloit à ce venerable office, je me rejouis pour l’interest de la Chrestienté, de veoir que 48 Marie de Gournay, Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou […], cit., p. 32. 49 Ibid., p. 33. 50 Ibid., p. 94. 51 Ibid., p. 93. 52 Ibid., p. 93-94. 53 Ibid., p. 99. Giovanna Devincenzo 22 des couronnes de telle consequence que la nostre et la tienne, s’associassent d’attache particuliere » 54 . Dans ce cadre de circulation des informations, le nom de Gournay n’est pas inconnu en Italie. En particulier, dans le contexte que nous sommes en train d’étudier, c’est Paolo Sarpi qui s’y réfère dans une lettre du 12 octobre 1610 à Jérôme Groslot de l’Isle lorsqu’il écrit : Ho veduto una scrittura francese d’una damigella G., e vado congetturando che sia madamigella di Gournai, a favore di questi Padri […]: ed ho creduto che quella ne sia l’autore, perché nomina e commenda Badouere. Gran cosa che ateisti e Gesuiti s’accoppiano così facilmente! 55 L’ouvrage auquel fait allusion le frère Servite est l’Adieu de l’Ame du Roy de France et de Navarre Henry le Grand à la Reyne. Avec la Defence des pères Jesuites, paru en 1610 chez Fleury Bourriquant et Jean Poyet et signé « la Damoiselle de G. » 56 . Contrairement à ce que suggère le titre, son apologie des pères de la Compagnie de Jésus n'est pas un simple ajout ou bien une appendice à son ouvrage en honneur du roi Henri IV. La défense des Jésuites occupe en réalité les deux tiers des soixante-dix pages du texte, la dernière partie étant réservée au panégyrique du roi et aux avis adressés à la reine régente. 54 Ibid., p. 101. Il s’agit ici d’un renvoi à la « marraine » de Gaston d’Orléans, Anne de Danemark (1574-1619) qui épouse en 1589 le futur Jacques I er . 55 Paolo Sarpi, Lettere italiane di Fra Paolo Sarpi al Sig. Dell’Isola Groslot, Verona, 1673, in-12, p. 295. On trouve aussi une référence à cette lettre de Sarpi dans le Répertoire général alphabétique des fiches bibliographiques rédigées par Emile Picot, pour servir à l’histoire littéraire, principalement des XV e , XVI e et première moitié du XVII e siècle. Ce fichier fait partie des Nouvelles Acquisitions Françaises 23193- 23276, BnF, Département des manuscrits. Jérôme Groslot, seigneur de l’Isle, fut chancelier d’Alençon et bailli d’Orléans en 1545. Plus tard, il devint conseiller et maître des requêtes ordinaires de la reine de Navarre. Il rencontra Sarpi à Venise pendant l’Interdit. En 1612, il prit part au synode calviniste de Privas afin de rétablir la concorde entre les grands du parti huguenot. 56 Le titre de cet ouvrage de Marie de Gournay est relevé, sans nom d’auteur, parmi les « libelles » dont Pierre de L’Estoile dresse la liste en 1610 (Registres-journaux, éd. Michaud-Poujoulat, 1837, p. 647). Ce libelle fournira des pièces essentielles pour le premier traité « De la Medisance » de même que pour le troisième traité qui deviendra par la suite le traité « Des Broquarts ». Dépouillé de la Defense des Jesuites, l’Adieu constitue la base de trois traités qui seront publiés à partir de 1626 : « Exclamation sur le Parricide deplorable de l’année mil six cens dix », « Adieu de l’ame du Roy » et « Priere pour l’Ame du Roy ». Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 23 Le texte de Marie de Gournay s’insère alors dans la vague de libelles qui succèdent à l’assassinat du roi le 14 mai 1610 57 mettant en cause non pas le pouvoir royal comme au temps des guerres civiles, mais l’ordre des Jésuites 58 auxquels plusieurs élargissent le champ des responsabilités de l’acte commis par Ravaillac. En particulier, un mois après l’assassinat, le Parlement condamne le De rege et regis institutione du jésuite espagnol Mariana, paru à Tolède en 1599 et circulant en France depuis quatre ans. Sous l’influence à la fois de Badoer et du père Coton, Marie de Gournay prend part à cet affrontement par libelles, se plaçant du côté des Jésuites. Elle déclare que rien dans leurs œuvres ne justifie le régicide et que 57 Henri IV est assassiné le vendredi 14 mai 1610. Étant sur le point de partir avec son armée pour contraster les prétentions de la Maison d’Autriche à la monarchie universelle, le roi avait déclaré la reine Marie de Médicis régente en son absence, vu que son fils, le futur Louis XIII, n’avait que neuf ans. Il avait fait couronner sa femme, la veille, le jeudi 13 mai, à Saint-Denis, pour fortifier son prestige et son autorité. Cela explique l’exigence d’une entrée solennelle de la reine dans la capitale. Or, les récits rapportent que le vendredi 14 mai 1610, le roi avait demandé son carrosse pour aller à l’Arsenal conférer avec le duc de Sully, surintendant de ses finances. Henri IV ne fut accompagné que d'un petit nombre de gentilshommes, les uns dans son carrosse, les autres à cheval, et de quelques valets à pied. Les portières du carrosse étaient ouvertes, il faisait beau et Henri IV se plaça à gauche : il voulait voir les préparatifs pour l'entrée de la reine. Soudain, un homme bondit dans la rue et frappa le roi d’un coup de couteau à la poitrine. On arrêta le meurtrier qui déclara se nommer François Ravaillac et être natif d'Angoulême. L'assassin soutint toujours avoir conçu et résolu son projet tout seul. En niant tout pacte avec le démon, l'accusé se proclama aussi bon catholique. D'où le soupçon de la part des juges qu’il ait des complices. À l’égard de la mort d’Henri IV, voir Roland Mousnier, L’assassinat d’Henri IV 14 mai 1610, Paris, Folio histoire, 1992. 58 L’ordre des Jésuites naît à Paris vers la moitié du XVI e siècle, surtout grâce à l'engagement du basque Ignace de Loyola. L'ordre est formellement approuvé à Rome, par le Pape Paul III, en 1540 et, à partir de cette date, il commence à se diffuser dans l'Europe entière. En 1550, toutefois, l'archevêque de Paris, le Parlement et la Faculté de Théologie de la Sorbonne, condamnent la Compagnie de Jésus en tant que danger menaçant la solidité de la foi et la paix de l’Église. Par cela, les Jésuites se voient interdire toute activité pastorale dans le diocèse de Paris. En particulier, l'hostilité des Gallicans resta toujours très vive à l’égard des pères de l’ordre tout le long du XVII e siècle et même au cours des siècles suivants. Le 27 décembre 1594, Jean Châtel, étudiant du collège jésuite à Paris, chercha à assassiner le roi Henri IV. Bien sûr, les ennemis de l'ordre tirèrent avantage de cette situation et obtinrent la première expulsion des Jésuites du territoire français. Toutefois, Henri IV les fit réadmettre en France par la signature d'un édit en 1603 et, en 1610, il y avait en France plus que quarante maisons Jésuites. Giovanna Devincenzo 24 Ravaillac ne les avait d’ailleurs pas lues 59 . Et comme l’avait remarqué Sarpi dans sa lettre - « nomina e commenda Badouere » -, elle révèle sa source en avouant dans son ouvrage que « les Jesuistes n’ont pas le privilege de confesser Roy, ne Reyne, en Espagne : le sieur Badouere que vous cognoissez, sçavant aux affaires des estrangers comme aux nostres, me l’asseure » 60 . Dans sa lettre, le Servite donne enfin une autre notation importante et tranchante, cette fois à l’égard des convictions religieuses de Marie de Gournay : « Gran cosa che ateisti e Gesuiti s’accoppiano così facilmente! ». Pour comprendre cette déclaration de Sarpi, il faut revenir sur les rapports entre ce dernier et son ancien ami, ainsi que sur la renommée controversée de ce personnage. Ici la cible ultime de Sarpi est évidemment Badoer, avec lequel ses rapports s’étaient empirés, en raison des choix accomplis par ce dernier en matière politique et religieuse. Appuyant la cause des Jésuites, Badoer s’était attiré les plus grandes railleries qui allaient s’ajouter à sa réputation déjà douteuse. On l’accuse de corruption et d’immoralité ; Pierre de L’estoile est péremptoire à son égard, le décrivant tel un « faciendaire et espion des Jésuites, homme (au dire d’un chacun) méchant tout autre » 61 . Ne partageant pas la position de Badoer, Sarpi rejette finalement au même titre les idées de Marie de Gournay jusqu’à mettre en doute qu’elle ait été l’auteur de l’Adieu. Dans une lettre adressée à Francesco Castrino 62 le 23 59 Malheureusement, le plaidoyer de notre écrivain pour la cause des Jésuites est immédiatement suivi d'un pamphlet contenant les arguments des ennemis des pères de la Compagnie de Jésus. Ce libelle, généralement connu comme l'Anti- Gournay, mais dont le véritable titre est Remerciement des Beurrières de Paris au sieur de Courbouzon Montgomery, figure aussi dans l’Adieu de l’âme du roy en tant que contrepartie des convictions morales de l’auteur. Or il est évident que la mort de Henri IV représente pour cette femme un véritable effondrement, étant donné qu'elle avait fondé sur cette haute protection ses plus légitimes espérances. La disparition du souverain risque de renverser sa fortune. Malgré la malveillance des propos que l’on tenait sur elle, Marie avait en effet réussi à obtenir la confiance d’Henri IV, dont la mort pouvait tout changer. Voir à ce propos, l'article de Th. Worcester, « Defending women and Jesuits: Marie de Gournay », Seventeenth- Century French Studies, XVIII, 1996, p. 59-72. L’auteur s’arrête ici à considérer la corrélation entre misogynie et discours anti-jésuite au XVII e siècle, à savoir pendant les premières années du règne des Bourbon. 60 Marie de Gournay, Adieu de l’Ame du Roy […], cit., p. 9. 61 Pierre de L’Estoile, Journal, 21 janvier 1610. 62 Francesco Castrino (1560-1612 ? ) était un calviniste de la cour de Ferrare. Quand la duchesse Renée de France rentra au pays, il la suivit et décida de vivre de sa plume. Après l’assassinat d’Henri IV, suspecté d’espionnage, il tenta d’obtenir une Charmes de l’Italie dans l’œuvre de Marie le Jars de Gournay 25 novembre 1610, le frère Servite déclare en effet que la paternité littéraire du libelle sur la mort d’Henri IV doit être attribuée à Badoer plutôt qu’à la Demoiselle de Gournay. On peut donc conclure que, saisie par son habituelle envie de profiter de toute occasion pour se faire connaître, dans cette circonstance la « fille d’alliance » de Montaigne s’est trouvée prise au piège de la polémique et non pas pour défendre le « texte orphelin » 63 de son « père d’alliance », comme cela était arrivé autrefois, mais plutôt pour faire valoir ses choix. Marie s’est donc affranchie à tel point de la protection de son « second père » qu’elle a même réussi à revendiquer une signature - « la Damoiselle de Gournay » - qui apparemment ne doit plus rien à l’alliance. Mais évidemment elle va payer cher l’audace dont elle fit preuve en s’aventurant dans des terres interdites et en prenant position publiquement sur une actualité si brûlante. Elle prétend posséder et exercer la capacité de donner des conseils au roi, capacité officiellement reconnue exclusivement aux hommes : « Marie s’avance à découvert sur la scène publique [, mais elle] n’y rencontre que mépris et dérision » 64 . Par ce double parcours, nous avons voulu contribuer à prouver que l’échange entre la France et l’Italie joue un rôle crucial dans le réseau de circulation des connaissances aux XVI e et XVII e siècles. Ce dialogue transfrontalier participe finalement à la construction d’une vision européenne de la culture où science et érudition, stoïcisme et humanisme dévot, libertinage et baroque ne peuvent pas être enfermés dans les limites des espaces nationaux, « car par ces mots on désigne des mouvements qui ont cette même dimension européenne qu’on n’a pas de difficulté à reconnaître à l’Humanisme et à la Renaissance dont ils dérivent » 65 . Dans cette direction, le rapport entre la France et l’Italie va acquérir sa profonde valeur culturelle et en même temps s’identifier comme l’une des trajectoires clés sur lesquelles s’oriente la vie intellectuelle de l’Europe moderne. charge d’informateur « stipendié » au service de Venise. De 1608 à 1611, il échangea une vaste correspondance, mais aussi des livres et des documents avec Fra’ Paolo Sarpi. Il était aussi lié à Groslot de l’Isle, à Jean Hotman et à la diaspora hétérodoxe italienne à Paris. On a même soupçonné que Castrino était un pseudonyme derrière lequel se cachait l’ambassadeur italien à Paris, Antonio Foscarini. On doit à M. D. Busnelli la mise à jour de la correspondance entre Castrino et Sarpi. 63 Marie de Gournay, « A Monseigneur l’Eminentissime Cardinal, duc de Richelieu », précédant la Préface à l’édition de 1635 des Essais. 64 Michèle Fogel, Marie de Gournay. Itinéraires d’une femme savante, cit., p. 171. 65 Cecilia Rizza, « État présent des études sur les rapports franco-italiens au XVII e siècle », cit., p. 18.