eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

De nouvelles perspectives critiques sur La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République

2017
Ralph Albanese
PFSCL XLIV, 86 (2017) De nouvelles perspectives critiques sur La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Les grands dramaturges classiques (Molière, Corneille et Racine), le poète La Fontaine et le moraliste Pascal occupent une place prépondérante dans l’enseignement secondaire français aux dix-neuvième et vingtième siècles. Conformément à ces auteurs scolaires, La Bruyère est devenu lui aussi un auteur canonique à cette époque. À en croire A. Chervel, La Bruyère offre des « valeurs éprouvées » des programmes officiels de la prose française et finit alors par entrer dans le Panthéon scolaire de la Troisième République 1 . Bien que la prose du moraliste ne se prête pas, comme dans le cas de La Fontaine, à l’apprentissage par cœur, l’efficacité pédagogique des extraits tirés des Caractères réside dans leur brièveté même, qui permet au corps enseignant d’initier leurs élèves des collèges et lycées aux vertus de l’explication de texte française, exercice canonique par excellence. Nous avons déjà mis en évidence les divers critiques du dix-neuvième siècle des Caractères - Sainte-Beuve, Nisard et Taine - qui s’appliquent à récupérer chez La Bruyère les valeurs du Grand Siècle afin de mieux promouvoir l’idéal de laïcité 2 . De multiples critiques de cette époque ont, de même, fait preuve d’une volonté de situer le renouvellement stylistique propre à La Bruyère au sein d’une morale franchement positiviste et républicaine. Notre propos ici consiste à s’interroger sur une vision plus complète des perspectives universitaires concernant les Caractères sous la Troisième République. Plus précisément, nous examinerons les travaux de Maurice Pellisson (1896), d’Alexandre Vinet (1904), de Maurice Lange (1909), de 1 Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècles, Paris, Retz, 2006, p. 460. 2 Voir mon article « La Bruyère à l’École républicaine : la réception critique des Caractères (1880-1940) », Œuvres et critiques, XLI (2016), p. 85-97. Ralph Albanese 128 Gustave Merlet (1936) et de François Tavera (1940), dans la mesure où ils mettent en lumière des approches critiques sur La Bruyère qui s’avèrent complémentaires aux études qui ont, pour la plupart, précédé l’instauration de la Troisième République. Nous présenterons par ailleurs un certain nombre de manuels scolaires - les uns relevant de la tradition catholique et monarchique et d’autres se rattachant à la tradition laïque et républicaine - pour démontrer le rôle exceptionnel de ce moraliste à l’École républicaine. Maurice Pellisson soutient que La Bruyère visait à faire ressortir les différences entre les êtres humains qu’il a observés de près, par opposition à Pascal et La Rochefoucauld qui s’en tenaient aux généralisations abstraites sur l’homme 3 . Parmi les diverses injustices dont il s’indignait, on peut citer les conséquences néfastes entraînées par le militarisme royal. M. Pellisson souligne à juste titre que la critique de la guerre n’était pas communément admise à l’époque (98). Bien que le moraliste ne prône pas l’idéal d’une monarchie constitutionnelle, il met en question la légitimité des « privilèges » propres aux Grands. Dans la mesure où la vertu se définit à ses yeux par le mérite, il s’ensuit que les nobles - en raison de leurs nombreux vices - ne sont pas dignes de leur rang (102). Il prend à partie notamment la déchéance de la noblesse de cour. De plus, il s’en prend à la vénalité des charges : de même que les nobles se vendent aux financiers par l’intermédiaire des mésalliances, « on voit que la noblesse s’achète » (111). Outre les manieurs d’argent, La Bruyère dénonce les bénéfices ecclésiastiques puisqu’il estime que les clercs et les magistrats constituaient des classes privilégiées. Après avoir signalé que Vauban a fustigé « la taille arbitraire » des traitants (127), le critique met en évidence la puissance corruptrice de l’argent : « … l’argent n’est point alors une force sociale ; tout au contraire, c’est un dissolvant. Par la corruption qu’il exerce, il hâte la ruine des anciennes classes ; mais il reste impuissant à remplacer ce qu’il détruit » (131). A cela s’ajoute la raillerie de La Bruyère à l’égard de « cette fureur d’anoblissements » ou bien de « réhabilitations » à laquelle se livraient les bourgeois de son temps. M. Pellisson nous rappelle, enfin, que dans son « Discours sur Théophraste, » le moraliste s’est donné pour tâche de « rendre l’homme raisonnable » (139). Il prend soin d’observer que La Bruyère ne dépasse pas en général les limites de la satire. Il apparaît alors comme « … le guide le plus complet et le plus agréable de sagesse pratique » (179). Bien que Sainte-Beuve ait vu en lui « un écrivain de transition » (238), M. Pellisson juge que l’écriture de La Bruyère, plus proche de nous, présente « je ne sais 3 La Bruyère, Paris, Lecène et Oudin, 1896, p. 140. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 129 quoi de vif et de hardi » et annonce par là le style de Voltaire et de Montesquieu. Dans les Moralistes des seizième et dix-septième siècles, le critique protestant et suisse, Alexandre Vinet, professeur à l’Académie de Lausanne (1844-1845), fait remarquer que La Bruyère est mû par « une foi véritablement chrétienne 4 ». Bien qu’il rejette l’athéisme en tant que « doctrine réfléchie, » il s’interroge sur la distance entre le déisme et l’athéisme. A. Vinet a le mérite de faire ressortir l’originalité de la célèbre peinture des paysans (« L’on voit certains animaux farouches… et en effet ils sont des hommes ») (« De l’Homme » XI), thème qui n’a guère été abordé à cette époque. Il constate que le moraliste fait preuve d’humanité envers le peuple, ce « pauvre peuple » qui restait jusque-là dans l’anonymat et menait une mode de vie au niveau de la subsistance pure (287). Exaltant la profondeur de sa vision chrétienne, le critique signale la délicatesse morale de La Bruyère, son idéal de l’amitié, son goût de la vie champêtre et sa sensibilité envers les misères du peuple. Adoptant les éléments constitutifs de la doctrine chrétienne, le moraliste « … ne voit pas la vie en beau » et s’appuie davantage sur les maux qui se présentent autour de lui. Au demeurant, il se montre fort sensible à la cruauté des hommes envers leurs semblables : « … ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle férocité les hommes traitent d’autres hommes » (« De l’Homme » XI). Quoiqu’il n’atteigne pas à la profondeur philosophique de La Rochefoucauld, il se distingue par l’originalité de son écriture, car il dispose d’une multiplicité de figures de style, y compris la litote et l’hyperbole. La vivacité l’emportant chez lui sur la force, A. Vinet tient aussi à observer que son goût de la nature fait défaut à Pascal et à La Rochefoucauld. Grâce à ses nombreux tours, La Bruyère parvient à étonner son lecteur et, du coup, à mieux mettre en évidence un défaut particulier. Le moraliste réussit en plus à rajeunir les lieux communs, ces vérités précieuses qui s’inscrivent dans la mémoire collective (294). Sur un autre plan, A. Vinet fait valoir en particulier la tournure d’esprit démocratique propre à La Bruyère, notamment ses peintures du « fleuriste » et de « l’amateur de fruits » dans le chapitre « De la Mode » (XIII). C’est par là qu’il se distingue aussi de la profondeur de Pascal et de La Rochefoucauld. Loin de se limiter à une notion maîtresse, La Bruyère se sépare de ces deux plus grands moralistes du XVII e siècle par ses réflexions piquantes. A. Vinet prend à 4 Moralistes des seizième et dix-septième siècles, Paris, Librairie Fischbacher, 1904, p. 285. Il convient de noter que, dans son Génie du christianisme (1802), Châteaubriand considère La Bruyère et Pascal comme de grands apologistes de la religion chrétienne. Ralph Albanese 130 tâche, enfin, de montrer à quel point l’auteur des Caractères excelle à créer de fines nuances afin de stimuler son lecteur. L’intérêt principal de l’approche bien documentée de Maurice Lange repose sur la hardiesse avec laquelle il exalte la critique sociale dans les Caractères 5 . Soulignant la malignité qui se cache « sous l’écorce de la politesse, » il met en relief l’audace réelle du moraliste : « Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple » (« Des Grands » IX). Se lamentant sur les inégalités, La Bruyère partage, selon lui, les « griefs communs » du peuple (203). Par ailleurs, il prend à partie les « richesses mal acquises » - par le biais de vols et de concussions - des partisans (178). Le critique prend soin de noter qu’alors que les misères du royaume remontaient à la Fronde, il va de soi que l’avènement de Louis XIV n’a guère mis fin à ces misères (205). Mû par le sentiment d’une disproportion flagrante entre les Grands et les plus humbles, le moraliste déplore, plus précisément, la vénalité des offices qui, sur le plan institutionnel, devient « une plaie sociale » grandissante (212). M. Lange fait référence, à cet égard, à la morale catégorique de La Fontaine qui sous-tend « Le Loup et l’Agneau » : une « si grande disproportion » ne saurait être en effet « l’ouvrage de Dieu » : elle est celui des « hommes, » … « ou la loi des plus forts » (« Des Esprits Forts » XVI) (209) 6 . Malgré cette critique, M. Lange n’envisage pas La Bruyère en tant que réformateur. Bien que sa pensée ait un caractère non-systématique, La Bruyère s’interroge avant tout, d’après lui, sur la mise en rapport des institutions et des mœurs. Il apparaît, en un mot, comme le « disciple laïque » des prédicateurs chrétiens du XVII e siècle (301). Ayant partie liée avec le ministère de Bossuet, Fénelon et l’abbé Fleury, et inspiré par un « apostolat littéraire » (372), il s’agit, pour lui, d’instruire, d’élever et d’améliorer le sort du commun des mortels 7 . Après avoir évoqué le jugement que porte Taine sur le passage controversé de La Bruyère (« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire… » [« Des Ouvrages de l’Esprit » I] : « Là, » dit Taine, « … est sa dernière tristesse et son dernier mot » (378) - M. Lange condamne cette thèse qui envisage le moraliste comme précurseur de la Révolution, car il tient à préciser que le moraliste reste attaché plutôt « à sa religion et à son roi » (391). Il cite alors certains « maux nécessaires » (380) - la noblesse et le système fiscal, par exemple - qui visent à « la conservation de l’Etat et du gouvernement » (« Du Sou- 5 La Bruyère, critique des conditions et des institutions sociales, Paris, Hachette, 1909 (réimprimé chez Slatkine, 1970). 6 Voir à ce sujet J-M. Apostolidès, « Le Spectacle de l’abondance », L’Esprit créateur, XXI (1981), p. 26-34. 7 Il convient de se reporter ici sur F.-X. Cuche, Une pensée sociale catholique : Fleury, La Bruyère et Fénelon, Paris, Ed. du Cerf, 1991. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 131 verain et de la République » X). Traditionnaliste, il se montre effrayé au fond par les transformations de son époque. Toujours est-il qu’il met en lumière la collusion entre la naissance et l’argent. M. Lange se demande, enfin, quelle serait l’attitude de La Bruyère face aux multiples changements entraînés par la Révolution, rénovations dont l’avènement a été préparé, en fait, par les Caractères. Il va jusqu’à entrevoir la réaction positive du moraliste à l’égard de l’héritage révolutionnaire du XVIII e siècle : La proclamation des droits de l’homme, l’abolition des privilèges, le pouvoir donné au mérite, même pauvre, d’aspirer à tous les emplois et de s’élever sans nulle intrigue aux premières dignités de la république, la suppression de la question criminelle, la rupture du contrat ‘funeste et illusoire’ qui abandonnait le soin de lever les impôts à un syndicat d’hommes d’affaires : voilà certes des conquêtes auxquelles il applaudirait, en homme et en citoyen (409-410). Selon le critique, La Bruyère serait un traditionnaliste tiraillé par des « instincts réformateurs 8 ». Soulignant le rôle primordial des sermonnaires chrétiens du XVII e siècle, le moraliste s’appuie sans doute sur l’éloquence sacrée de son époque et cherche, enfin, à laïciser leur critique religieuse. Aussi M. Lange cite-t-il Platon et Descartes, Rabelais et Montaigne, et Boileau et Molière comme les auteurs qui ont sans doute nourri son inspiration laïque. Dans une perspective laïque et républicaine, Gustave Michaut soutient que La Bruyère, notamment dès la quatrième édition (1689), juge que les arrivistes constituent un véritable « danger social » puisqu’ils finissent par installer la noblesse française dans un état de souillure morale 9 . Mettant en avant le « patriotisme » du moraliste, G. Michaut envisage l’auteur des Caractères, à la différence de M. Lange, en critique et en réformateur face à l’affaiblissement des « respectables traditions » françaises (159). Son audace consiste justement à avoir dressé une théorie sociale égalitaire s’apparentant à une mise en question de la hiérarchie des trois ordres à la fin du XVII e siècle. Même s’il discrédite la valeur de la noblesse, le moraliste ne s’avère guère partisan des « idées démocratiques » et s’oppose par là à la perspective tainienne. Loin d’être un « révolté, » il s’agit plutôt pour lui de mettre en relief une réforme susceptible de limiter l’inégalité qui prévaut dans le royaume de Louis XIV. Partisan de la monarchie et des pouvoirs 8 P. Richard, La Bruyère et ses “Caractères”, Amiens, Malfère, 1946, p. 153. Faisant le bilan des idées démocratiques de La Bruyère, P. Richard s’interroge sur la postérité du moraliste, à savoir, le « rayonnement posthume des Caractères » (12). 9 La Bruyère, Paris, Boivin, 1936, p. 158. Ralph Albanese 132 établis, La Bruyère prend à partie néanmoins le despotisme royal et se refuse à accepter cette partie de la théorie du droit divin d’après laquelle « le roi aurait été le propriétaire légitime des biens de ses sujets ». Le moraliste croit plutôt à la réciprocité des droits et des devoirs entre le monarque et ses sujets, ce qui aboutit à « une chaîne de devoirs réciproques » (171). Notons du reste que G. Michaut refuse de voir en La Bruyère un penseur « consciemment » soucieux de subvertir la hiérarchie sociale de son époque. Moraliste laïque au même titre que La Rochefoucauld, l’auteur des Caractères se contente, enfin, de transmettre l’enseignement des prédicateurs chrétiens sans s’identifier totalement à leurs principes (217). D’où la vision nettement républicaine de G. Michaut, qui insiste davantage sur les droits des sujets/ citoyens de l’Ancien Régime. Dans L’Idéal moral et l’idée religieuse dans les « Caractères » de La Bruyère, François Tavera estime que le moraliste vise avant tout à s’inspirer de la raison et du souci de l’universalité 10 . Dans la mesure où le mal provient d’une faible conscience morale, force est de reconnaître, à l’instar de Pascal et de la deuxième réflexion des « Ouvrages de l’Esprit, » la mise en rapport entre l’exactitude de la pensée et la justesse d’ordre comportemental (27) 11 . Mû par le cartésianisme, le tempérament philosophique de La Bruyère l’amène à agir en conséquence de cause en ce qui concerne la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 : catholique orthodoxe, il ne s’empêche pas de condamner « l’hérésie, » d’où son soutien de la politique louis-quatorzienne (57). Dans son chapitre sur les « Esprits Forts » (XVI), toutefois, le moraliste s’éloigne instinctivement des « questions transcendantes » de la religion (77). Passionné par « les auteurs profanes, » La Bruyère fait figure de « père laïque » du petit concile de Bossuet. F. Tavera met en évidence alors la filiation spirituelle du moraliste avec les humanistes du XVI e siècle, tels Erasme, Rabelais et Montaigne. La Bruyère s’avère à tel point sensible à la valeur philosophique du christianisme que ses diverses réflexions du chapitre « Des Esprits Forts » s’apparentent à un « catéchisme raisonné » (102). S’il s’abstient d’évoquer le rôle de la grâce, c’est qu’il soutient que l’homme dispose de la capacité de se réhabiliter par ses propres forces : « … (l’homme) se trouve, en lui-même, le principe de sa chute et de son relèvement ; et cette idée toute païenne et toute platonicienne que la droiture de l’esprit entraîne la rectitude de la volonté et de la conduite » (104). 10 L’Idéal moral et l’idée religieuse dans les « Caractères » de La Bruyère, Paris, Mellottée, 1940, p. 24-25. 11 « Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. » (Les Caractères, éd. E. Bury, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 124). La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 133 Puisque la vertu se situe indépendamment de la religion, F. Tavera en arrive à rattacher la pensée de La Bruyère à la morale laïque et rejoint ainsi « les critiques les plus clairvoyants et les plus autorisés, » à savoir, Nisard, Sainte-Beuve, Taine, Brunetière et Lanson (109) 12 . Dans cette optique, la quête de l’homme raisonnable s’oppose, de toute évidence, à la croyance religieuse (126). L’idéal moral étant bel et bien le fil conducteur des Caractères, F. Tavera ne s’accorde pas avec le moraliste, qui jugeait tardivement que les quinze premiers chapitres de son œuvre servent à préparer le chapitre final (« Des Esprits Forts »). Cette œuvre manquant, en fait, « une idée hautement directrice, » le critique s’en prend, enfin, à la perspective « impressionniste » sur La Bruyère chère à J. Benda 13 . Quant à la dimension religieuse de la pensée de La Bruyère, F. Tavera signale que son apologétique laisse à désirer puisqu’elle s’en tient à une philosophie spiritualiste (208). Selon lui, le moraliste se trouve mal à l’aise en matière théologique et métaphysique ; dans les « Esprits Forts, » sa croyance ne se révèle guère éloignée de l’indifférence d’un Montaigne et sa notion de grâce fait défaut dans sa défense du christianisme (209). Bref, son orthodoxie religieuse s’avère médiocre sinon suspecte. Sans pour autant nier l’audace sous-jacente à cette réflexion célèbre - « Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire » - le critique fait remarquer que la hardiesse satirique de La Bruyère se limite aux abus et aux personnes : malgré son audace, le moraliste n’atteint guère à la pensée radicale (210). Sur un autre plan, dans la mesure où la quête démesurée de la richesse nuit à la formation d’une société susceptible d’acquérir « les vrais biens » relevant de la morale, à savoir, « … le repos, la santé, l’honneur, la conscience, biens incompatibles avec la poursuite insensée et désespérée de la richesse ». Outre l’influence déshumanisante de l’argent, F. Tavera va jusqu’à rapprocher la morale de La Bruyère de celle de Proudhon, qui postulait que « La propriété, c’est le vol » (216). Il convient maintenant d’examiner le discours scolaire qui se dégage de quelques manuels et éditions d’inspiration cléricale. Dans son édition des Caractères, A. Chassang présente La Bruyère en tant que moraliste chrétien qui s’applique à corriger les travers humains 14 . Il s’en remet à Nisard, d’après qui La Bruyère a fait de la morale un genre particulier (xviii). Il signale d’autre part que le moraliste n’aurait pas approuvé « les excès de la démocratie moderne, » mais il privilégie la notion de réforme sociale en vue 12 F. Tavera signale également que, de même que La Fontaine, La Bruyère met en évidence les valeurs sociales de la réciprocité et de la solidarité (180). 13 « La Bruyère », in Tableau de la littérature française, II, Paris, Gallimard, 1939. 14 La Bruyère, Les Caractères, Paris, Garnier, 1879. Ralph Albanese 134 d’éviter une révolution (xxv). N’ayant ni la sublimité de Pascal ni la profondeur de La Rochefoucauld, La Bruyère peint, selon lui, au lieu de s’appuyer sur un raisonnement trop dogmatique (xix) ; il cherche davantage à instruire son public plutôt que de lui plaire. Le critique juge, enfin, que son originalité réelle réside dans sa « hardiesse » en matière de critique sociale et politique. Dans cette même perspective monarchique et chrétienne, l’abbé Caruel, professeur de rhétorique, juge que l’éloge du Roi relève, chez La Bruyère, d’un impératif politique, d’où la nécessité, pour lui, de s’adonner à la gloire royale 15 . Quant à la théorie du droit divin, elle s’avère inadmissible à ses yeux. Ayant identifié divers groupes sociaux qui constituent le cadre urbain (gens de Palais, Partisans et simples Bourgeois), Caruel valorise notamment l’optique urbaine des bourgeois, qui vivent dans l’univers du négoce (159). À cela s’ajoutent les multiples travers et ridicules raillés par le moraliste en ce sens qu’ils finissent par détourner les gens de la connaissance de Dieu (147). Conformément au jugement de Nisard, Caruel estime que La Bruyère se situe entre la vision de Pascal et celle de La Rochefoucauld (149). Loin d’être « un précurseur de 89, » La Bruyère est avant tout un moraliste chrétien. En plus de flétrir les défauts des Grands, il s’applique à réprouver la vanité des riches et la fausse dévotion. Dans son chapitre « De la Mode » (XIII), où il met en scène divers exemples de « types curieux, » c’est-à-dire, d’objets de curiosité mondaine, il met en évidence une continuité morale entre les Français du Grand Siècle et ceux du dix-neuvième. Le critique exalte, enfin, l’efficacité du raisonnement de La Bruyère au sujet des faiblesses intellectuelles des esprits forts. Dans La Littérature française, A. de Parvillez et al. signalent que La Bruyère vise à se moquer des ridicules et dénonce l’injustice des Grands 16 . « Bon chrétien, » il en vient à démontrer la nécessité de l’inégalité des conditions (« Des Esprits Forts ») (739). Mû par le bien et la charité qui relèvent du christianisme, le moraliste cherche à se rendre utile aux autres. S’en remettant à M. Lange, bien qu’il s’entende avec les prédicateurs de son époque, La Bruyère ne fait guère figure de révolutionnaire. Il prend à partie plutôt les défauts des nobles sans mettre en question la noblesse en tant qu’institution. Par ailleurs, il estime que l’égalité des fortunes tient simplement de l’utopie (745). Dans l’optique d’A. de Parvillez, apologiste, La Bruyère se livre, enfin, à une « démonstration didactique » (749). 15 Etudes sur les auteurs français, I, Dijon, Renard, 1882. 16 La Littérature française, Paris, Beauchesne, 1922, p. 738. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 135 Conformément aux manuels qui précèdent, celui de M. Braunshvig est destiné aux écoles confessionnelles 17 . Quoique La Bruyère laisse pressentir, d’après lui, grâce à sa satire sociale et politique, des « tendances révolutionnaires, » il n’en reste pas moins que les « tendances conservatrices » l’emportent chez lui (858). En fait, Braunshvig met en relief la visée apologétique du moraliste, qui prend à tâche de convertir les libertins dans son chapitre sur les « Esprits Forts » (XVI). Bref, on ne peut pas le considérer comme un réformateur social puisqu’il accepte « l’organisation politique » du régime monarchique (860-861). Quant à l’abbé Jean Calvet, auteur de divers manuels d’histoire littéraire et de livres scolaires dans l’optique de l’enseignement confessionnel de la Troisième République, il met en avant les conséquences néfastes de la transformation sociale de la bourgeoisie au XVII e siècle 18 . Sa montée rapide a pour effet de choquer son besoin de hiérarchie, de classification sociale. Outre son désir d’engager ses élèves à moderniser le style de La Bruyère (441), la satire des Grands et des traitants ne suppose pas, chez La Bruyère, une pitié réelle à l’égard du peuple. En un mot, il manque au moraliste la sensibilité évangélique chère à Saint Vincent de Paul (442). Quant aux manuels scolaires qui relèvent de l’inspiration laïque, trois auteurs définissent l’apport du moraliste à l’enseignement républicain : Jacques Demogeot, Charles des Granges et Alfred Rébelliau. J. Demogeot fait le bilan des écrivains et philosophes (Rabelais, Bayle, Voltaire, etc.) qui ont fait avancer la tradition sceptique en France. Le propos célèbre de La Bruyère (« Un homme né chrétien et Français ») signale à ses yeux que la filiation idéologique entre la religion et la monarchie allait bientôt toucher à sa fin : « On sentait que la fin du règne était la fin d’une société… ; » « C’était aussi la fin d’une littérature 19 . » Dans cette même optique, C. des Granges trouve que la pensée de La Bruyère n’est pas aussi systématique que celle de La Rochefoucauld. Le moraliste cherche, selon lui, à faire ressortir le bien ainsi que les instances du mal et du ridicule. Il témoigne alors d’une volonté d’améliorer le sort de l’humanité. Grâce à sa vision philosophique qui illustre des vertus sociales, tels que la solidarité, la charité et les devoirs du citoyen, l’homme s’avère susceptible de correction morale. La Bruyère fait preuve ainsi d’un humanisme profond 20 . Prônant sa clairvoyance et son 17 Notre littérature étudiée dans les textes, Paris, Colin, 1941. 18 Morceaux choisis des auteurs français, Paris, De Gigord, 1941, p. 441. 19 Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1886, p. 469. 20 Histoire de la littérature française, Paris, Hatier, 1910, p. 421. Bien que l’auteur s’identifie avec des vertus sociales relevant du christianisme et qu’il rapproche La Bruyère de Nicole et de Bourdaloue, il n’en demeure pas moins que ses idées politiques s’inscrivent dans la pensée laïque de la Troisième République. Ralph Albanese 136 audace, C. des Granges démontre que dans sa satire des financiers et des Grands, le moraliste va jusqu’au niveau institutionnel de la société monarchique. Aussi laisse-t-il transparaître l’esprit de 1789. Toujours est-il que La Bruyère admet volontiers l’existence de l’inégalité sociale qui apparaît à ses yeux comme une réalité normale. Alfred Rébelliau, de son côté, met en avant la valeur pédagogique des Caractères : La Bruyère est un écrivain « chez qui la forme est le plus profitable à étudier, le plus classique, le plus pédagogique… le fond est le plus instructif, un des plus appropriés à l’usage des hommes et particulièrement des jeunes gens » (cité par F. Tavera, op. cit., p. 177). Le critique s’en remet au jugement de Sainte-Beuve en affirmant que les Caractères sont « … inspirés d’un bout à l’autre d’un spiritualisme très solide et très ardent 21 . » Il importe de noter qu’A. Rébelliau envisage La Bruyère comme un catholique issu de la Contre-Réforme grâce à une éducation fortement religieuse : … il porte nettement la marque de ces générations de la bourgeoisie française venues au monde au milieu même du XVIIème siècle, dans le moment où la régénération catholique donnait tous ses effets, et formées dans tous les collèges, qu’ils fussent universitaires, oratoriens ou jésuites, par une éducation éminemment religieuse (426). Ainsi, le moraliste s’inscrit toujours dans la pensée spiritualiste. Outre son mépris souverain des courtisans, dans sa critique acerbe des Grands, le moraliste va au-delà de la satire jusqu’à en dresser un véritable réquisitoire (426). La Bruyère aurait souffert, selon lui, de son état subalterne. À sa raillerie des « grands, » s’ajoute une sympathie réelle pour le peuple. Par ailleurs, A. Rébelliau discerne, chez lui, le mérite d’avoir « découvert » le peuple au Grand Siècle. Aux antipodes de la corruption des Grands se situe donc le « bon fond » populaire qu’il exalte. Voilà ce qui le rattache, au fond, au XVIII e siècle (427). Du reste, La Bruyère prend à partie les institutions socio-politiques : « il bat en brèche le principe même de l’aristocratie » (428) (cf. « Des Grands » 47). Après avoir signalé l’abdication de la noblesse face à la montée du Tiers Etat, le moraliste s’attaque en observateur laïque aux excès des prêtres en ce qui concerne la vie privée des individus. De plus, dans son chapitre « Du Souverain ou de la République » (X), La Bruyère stigmatise les mauvais conseillers du Roi, les traitant de « flatteurs pernicieux » (429). À cet égard, 21 « Les Moralistes: La Rochefoucauld et La Bruyère », in Petit de Julleville, éd., Histoire de la langue et de la littérature française, V, Paris, Colin, 1898, p. 426. La Bruyère, auteur canonique sous la Troisième République 137 il convient de noter qu’A. Rébelliau attribue au moraliste un « royalisme de raison » dépourvu de la foi profonde de Bossuet dans le régime monarchique. Le critique valorise, en fin de compte, la place exceptionnelle de La Bruyère dans la pensée morale du XVII e siècle. Sans être un libre penseur, il s’agit avant tout d’un moraliste courageux qui pressent les troubles politiques à venir, et A. Rébelliau va jusqu’à considérer l’auteur des Caractères comme « l’un des patriotes de l’ancien régime » (432). Dans la notice de ses Auteurs français du brevet supérieur, A. Rébelliau s’inspire de Taine et signale que La Bruyère s’aperçoit de son infériorité sociale par rapport aux Grands. Toutefois, bien qu’il critique avec sévérité les abus des Grands, il prend plaisir à garder le contact avec la noblesse de cour : « Nul écrivain, je ne dis pas au dix-septième siècle, mais même au dix-huitième, ne s’est moins contraint que lui sur les abus 22 . » A. Rébelliau pressent alors chez La Bruyère une sorte de « citoyenneté » républicaine avant la lettre et va jusqu’à affirmer, comme on l’a vu, que La Bruyère se livre à « un réquisitoire politique et social » de son époque (xxviii). À la malfaisance des Grands, qui ne sont point portés à faire du bien, s’ajoutent « leur inintelligence, leur paresse, leur inertie » (xxviii). Bref, à ses yeux, « (ils) sont nuls » (xxx). Après avoir critiqué des partisans, A. Rébelliau fait l’éloge de la valeur documentaire des Caractères. Avec Racine et Fénelon, le moraliste partage, selon lui, une conscience généralisée de la misère sociale à la fin du XVII e siècle. Si le critique s’en remet à Taine, c’est qu’il s’accorde avec son jugement sur les limites de la portée philosophique de La Bruyère, à qui la vision systématique de Montaigne, Pascal et La Rochefoucauld fait défaut. Afin de s’interroger sur le statut de La Bruyère dans le canon scolaire républicain, force est de reconnaître, en dernière analyse, que le moraliste fait bel et bien figure d’auteur canonique dans l’enseignement secondaire de la Troisième République au même titre que les autres grands écrivains classiques. On ne saurait alors nier la valeur pédagogique des Caractères dans les programmes officiels du XIX e siècle. Etant donné la rivalité profonde et antagoniste entre les partisans des valeurs chrétiennes et monarchiques et ceux des valeurs laïques et républicaines, on assiste, en fait, à une véritable crise de la pédagogie littéraire en France qui s’avère intimement liée aux « guerres culturelles » du XIX e siècle. Du fait que l’on ne peut pas rattacher La Bruyère à une pensée systématique, on se rend compte de la divergence exceptionnelle des perspectives critiques sur les Caractères. Autant dire que le choix d’un fragment relève, chez La Bruyère, d’un engagement éthique de la part de la critique. 22 Les Auteurs français du brevet supérieur, Paris, Hachette, 1909, p. xxviii. Ralph Albanese 138 Pour les représentants de la droite monarchique et religieuse, il y a une tendance à envisager La Bruyère à la lumière de l’apologétique chrétienne. Représentant valable du christianisme, il s’en tient à la morale évangélique et vise à rassurer son lecteur chrétien de la profondeur de sa foi. Apôtre de la charité chrétienne, il finit par se résigner au monarchisme et se contente d’accepter l’idolâtrie royale. Grâce à l’influence des prédicateurs chrétiens de son époque, le moraliste en arrive à développer aussi une pensée sociale lui permettant de se montrer sensible aux misères du peuple. Il souligne, en plus, la faiblesse intellectuelle des « esprits forts » et s’applique à faire la correction morale des travers humains. Les porte-parole de la gauche laïque et républicaine discernent, chez La Bruyère, notamment dans son chapitre sur les « Esprit Forts » (XVI), une volonté de laïciser les arguments religieux - c’est-à-dire, les éléments constitutifs de l’apologétique de Pascal -, d’où son idéalisme méritocratique. Sa prise de position antimonarchique s’avère liée à la hardiesse de sa satire sociopolitique : la puissance corruptrice, voire déshumanisante de l’argent, l’hypocrisie et la flagornerie des courtisans et l’oppression du peuple. Épris d’une théorie sociale égalitaire, La Bruyère en arrive à pressentir les valeurs progressives des philosophes du XVIII e siècle ainsi que l’héritage de la Révolution. Un tel désaccord moral et idéologique sur les Caractères nous amène à conclure que cette œuvre a été, de toute évidence, lue et comprise de multiples façons à l’École républicaine. Encore faut-il observer aussi que la division des perspectives critiques sur les Caractères qui régnait entre les cléricaux et les républicains existe encore aujourd’hui 23 . 23 Je tiens à remercier Denis Grélé et M. Martin Guiney de leurs excellentes suggestions stylistiques lors de l’élaboration de cet essai.