eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine

2017
Ralph Albanese
PFSCL XLIV, 86 (2017) La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) L’histoire de l’enseignement du français au XIX e siècle est marquée par l’opposition vigoureuse des établissements catholiques à l’entrée dans les programmes d’œuvres littéraires qui étaient dénoncées par l’Église, tels les Lettres provinciales, Tartuffe et les Lettres de Voltaire. On sait que les Pensées de Pascal ont, de même, donné lieu à l’hostilité des Jésuites, cible aux railleries pascaliennes dans les Provinciales. Grâce à son Rapport devant l’Académie, Victor Cousin, partisan d’éclectisme spiritualiste et ancien ministre de l’Instruction publique, a pu faire accepter officiellement les Pensées dans la classe de rhétorique en 1842. Modèle de la prose classique française, les Pensées constituent une série de fragments visant à défendre le christianisme, envisagé comme le fondement même de la morale. Toutefois, ce sont les réflexions de Pascal sur l’éloquence (« l’art de persuader ») qui rendent compte de leur place dans le canon. De multiples fragments philosophiques, c’est-à-dire non religieux, se prêtaient à l’enseignement laїque (la justice, le rôle de la coutume et de l’imagination, l’éthique sociale, etc.). Alors que cet enseignement a établi Pascal comme un psychologue profond, l’enseignement clérical l’a élevé au statut de mystique, voire de saint. Sa place dans le canon pédagogique était alors à la fois celle d’un grand penseur et celle d’un moraliste prééminent. Au même moment, la Troisième République canonisait laїquement Pascal en mettant en avant ses valeurs morales et idéologiques. Dans la mesure où les Pensées reflétaient l’ambiguїté inhérente aux « guerres culturelles » de cette époque, Pascal faisait figure de symbole de l’identité culturelle française au même titre que Molière, La Fontaine et Corneille qui ont, eux aussi, fait partie des programmes de l’enseignement confessionnel et de l’École républicaine. Nous allons tenter ici de mettre en évidence la transformation de la critique universitaire sur les Pensées (Sainte-Beuve, Cousin, Vinet, Giraud, Ralph Albanese 114 Lanson et Brunetière) en discours scolaire, telle qu’elle se manifeste dans les manuels laїques et catholiques entre 1880 et 1940. On ne saurait trop insister sur l’influence de Victor Cousin dans l’enseignement supérieur en France au XIX e siècle 1 . Ayant exercé, de même, une influence retentissante dans le monde des lettres, son portrait d’un Pascal sceptique allait jouir d’une grande réputation jusqu’à la fin du siècle 2 . Déplorant l’inauthenticité des diverses éditions, V. Cousin a eu le mérite de réclamer une édition authentique des Pensées. Son influence donne naissance à l’édition de Prosper Faugère en 1844 fondée sur le manuscrit autographe qu’on avait jusque-là négligé, qui devient un modèle pour les autres éditions des Pensées - notamment celle d’Ernest Havet en 1852 - jusqu’au milieu de la Troisième République. La réhabilitation de Pascal à partir des années 1840 tient à ces nouvelles éditions mais surtout au Rapport de V. Cousin et, on le verra, au Port-Royal de Sainte-Beuve (1840-1859), qui marquent un tournant décisif dans la critique pascalienne et donc de sa future réception scolaire. Le projet principal de Cousin consiste à « restituer dans leur sincérité la pensée et le style de ce grand maître, d’après le manuscrit autographe conservé à la Bibliothèque du roi 3 . » On est frappé ici par la fierté de Cousin à l’égard de son service professionnel. Après avoir fait une distinction rigoureuse entre la tâche officielle des professeurs de philosophie et celle des ecclésiastes, il prend à partie les éditeurs port-royalistes mus par une prudence excessive (19). D’une part, il montre que le scepticisme philosophique a fini par rattacher Pascal étroitement à la religion. Il met en cause, d’autre part, l’infidélité réelle de l’édition port-royaliste de 1670 en soulignant le souci, chez ces premiers éditeurs des Pensées, d’édulcorer la force du scepticisme dans l’apologétique de Pascal, d’où la mutilation systématique de ses fragments (144). Ainsi, Pascal devait remédier à son scepticisme profond en se livrant à « une foi volontairement aveuglée » (156). N’ayant aucune formation professionnelle ni en philosophie ni en théologie, ce « géomètre, physicien, homme du monde » se situait aux confins extrêmes du doute et de la foi (156-57). Par ailleurs, Pascal évoque 1 A. McKenna, « Quelques points de repère dans l’histoire posthume des Pensées » in T. Goyet, éd., L’Accès aux ‘Pensées’ de Pascal, Paris, Klincksieck, 1993, p. 63. Voir aussi A. Chervel, Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècle , Paris, Retz, 2006, p. 440-41, 451. 2 Dans Le Scepticisme de Pascal (Paris, Alcan, 1896), E. Droz remet en honneur la perspective philosophique de V. Cousin : dans cette optique, la peur du scepticisme aurait poussé Pascal vers la foi (8). Droz signale un partage équitable entre la dimension sceptique et la dimension dogmatique des Pensées. 3 Des ‘Pensées’ de Pascal, Paris, Didier, 1844, p. ii. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 115 divers propos sur le relativisme de la justice, la notion de propriété, le rôle de la coutume et l’impuissance radicale de la raison. Cousin affirme alors : « … ôtez la révélation, et Pascal, c’est Montaigne, et Montaigne réduit en système » (158). S’en remettant au doute radical de Descartes et à la découverte du Cogito, il envisage le rationalisme cartésien comme « notre vraie philosophie nationale » (160). Dans cette perspective, le scepticisme de Pascal finit par l’éloigner de la religion plus raisonnable de Fénelon et Bossuet. Alors que la théologie l’emportait sur la philosophie au XVII e siècle, Cousin signale que les Pensées représentent, sur le plan philosophique, un danger réel (163). Après avoir exalté l’humanisme de Pascal qui se dégage de cette œuvre, Cousin nous rappelle que ses ressources esthétiques relèvent de la rhétorique traditionnelle. Il termine son étude en faisant appel à la nécessité d’entreprendre « une édition critique et authentique des Pensées » (251) 4 . Notons que l’image chez lui d’un croyant désespéré aboutissant au scepticisme, sa foi découle alors du doute et de sa peur. Le Pascal sceptique de V. Cousin reprend à son compte aussi l’image romantique du héros byronien 5 . Enfin, il va de soi que V. Cousin présente un Pascal moins religieux, ce qui rend possible la laïcisation éventuelle des Pensées en vue de l’enseignement d’une morale républicaine. Théologien suisse, et professeur à l’Académie de Lausanne, Alexandre Vinet a été fortement influencé par Pascal, à tel point qu’on l’avait surnommé « le Pascal protestant ». Il faut noter qu’il faisait preuve d’un protestantisme libéral, conformément à Villemain et Nisard, qui étaient des catholiques modérés 6 . Remarquons d’abord que Vinet met en question l’image cousinienne d’un Pascal « sceptique et désolé 7 ». Il nous rappelle l’assujettissement du « moi humain » par rapport à la piété chrétienne du XVII e siècle. Selon lui, l’Écriture se ramène au Saint-Esprit, et il exalte ici le rôle du libre examen : « … il n’y a que le protestantisme, mais le pro- 4 À en croire J-J. Demorest, la découverte du manuscrit original des Pensées était perçue par Victor Cousin comme un moyen d’affirmer « sa philosophie laïque et républicaine » (« Victor Cousin et le ms. des Pensées de Pascal » Modern Language Notes, 66 [1951], p. 259) ; c’est-à-dire, « Cousin lance ‘son Pascal’ » (p. 255). 5 Voir à ce propos J-J Demorest, « Pascal et les premiers romantiques, » French Review, 22 (1949), p. 436-42. L’apologétique pascalienne se trouve d’abord l’objet d’une réhabilitation par les auteurs romantiques. De nombreux émigrés, y compris La Harpe, ont témoigné d’une admiration pour les auteurs religieux du XVII e siècle. Voyant en Pascal un convertisseur exemplaire (p. 441), Chateaubriand fait un portrait élogieux qui porte cet « effrayant génie » aux nues (Génie du Christianisme, II, Troisième Partie, chap. VI, Paris, Garnier [1926], p. 23-28). 6 Sainte-Beuve, lui, estimait que cet apologiste protestant a bien saisi la dimension polémique des Pensées. 7 Études sur Blaise Pascal, Paris, Chez les Éditeurs (1856), p. 127. Ralph Albanese 116 testantisme jusqu’au bout. On est irrévocablement protestant, non par un certain résultat, mais par le fait de l’examen. … il faut examiner toujours » (138-39). Vinet souligne la primauté du Saint-Esprit qui pourvoit à la fois l’inspiration et l’autorité, et l’on songe ici à la portée de la formule scolastique credo ut intelligam ; il rejette alors le rôle de l’Église en tant qu’appareil institutionnel. On reconnaît par là le côté spiritualiste de Vinet dont la croyance provenait d’une expérience intérieure. Tout se passe comme s’il s’appliquait à transformer Pascal en protestant en puissance : l’âme de Pascal ne serait pas soumise, dès lors, à l’autorité de l’Église romaine. Il signale, du reste, que Pascal s’adresse aux libertins dans un esprit de conciliation. Quant à la misère inhérente à la condition humaine, elle est fondée sur l’inassouvissement perpétuel de trois besoins primordiaux : « La misère de l’homme se compose de trois misères, de trois besoins profonds et non satisfaits : le besoin de vérité, le besoin de bonheur, le besoin de justice sont toujours inassouvis chez lui » (170). Dans cette perspective, la religion sert à réparer la nature misérable de l’homme. Force est, selon Vinet, de déchiffrer le sens des fragments car les Pensées se ramènent à « un véritable monument égyptien » (165). Le critique protestant rapproche le pyrrhonisme d’une démesure dont s’éloigne Pascal ; il s’agit, plus précisément, d’« une maladie de l’esprit humain » (192-93). Abordant la problématique de la chute et de la rédemption, Vinet envisage le Christ comme l’emblème d’une plénitude à la fois divine et humaine. Face au doute absolu, il est alors nécessaire de s’adresser au Saint-Esprit. L’enseignement provient alors directement et logiquement de Dieu. Dans la mesure où la vérité s’adresse au cœur, la « foi vivante » suppose une communion réelle avec Dieu. D’après Vinet, Pascal se situe nettement dans un milieu de catholicisme janséniste. Inspirées par une théologie janséniste, les Pensées s’interrogent sur la notion de rédemption universelle. Vinet se livre donc à une mise en garde contre les partisans de l’athéisme de Pascal. En somme, sa lecture protestante des Pensées prépare le terrain pour un Pascal plus « enseignable » à l’École républicaine. Grâce à l’invitation d’A. Vinet, Sainte-Beuve a professé un cours sur Pascal à l’Académie de Lausanne en 1837 et Port-Royal relève de ce cours. Dans cette vaste série de portraits du célèbre monastère, le critique se donne pour tâche une étude approfondie du catholicisme janséniste. Désireux d’adopter une perspective moraliste et historique, il vise avant tout à redécouvrir Pascal en le réhabilitant. Plus précisément, Sainte-Beuve érige Port-Royal en modèle du vrai christianisme : c’est de cet illustre cloître qu’est sorti le sentiment authentique de l’histoire littéraire religieuse. L’image beuvienne de Pascal apparaît alors avant celle que va proposer V. Cousin quelques années après. En fait, la parution du premier tome de La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 117 Port-Royal en 1840 coïncide avec l’émergence d’une série d’études sur Pascal 8 . Conformément à Vinet, Sainte-Beuve s’inscrit en faux contre la légende d’un Pascal sceptique. Toutefois, il se lamente des interprétations étriquées des Pensées - celles justement de Cousin et de Vinet - qui s’en tiennent à la dimension philosophique et morale de l’œuvre sans prendre en compte son but apologétique 9 ; selon lui, Vinet se serait détourné alors du « dessein primitif de Pascal » (952). Il importe de remarquer que Sainte-Beuve s’en remettait à l’édition portroyaliste des Pensées, qui remonte à 1670. Il juge que la littéralité excessive de V. Cousin, c’est-à-dire son approche philologique, aurait fini par trahir l’intention apologétique de Pascal 10 . D’autre part, il ne faisait pas cas de l’idéal d’érudition en matière de recherche. Le critique s’oppose à la demande officielle de restituer le texte original des Pensées dans la mesure où elle constitue, de même que l’édition de Prosper Faugère (1844), une audace moderniste qui aurait pour effet de nuire à l’efficacité édifiante des Pensées et, par extension, de démolir la foi des croyants (337). Déplorant les conséquences néfastes de la nouvelle érudition sur Pascal, il s’avère, en un mot, ahuri par les nouveaux pascalisants : Le grand travail moderne sur Pascal a été plutôt philologique que littéraire, mais on est arrivé par ce côté à des résultats assez imprévus. En voulant restituer le livre de Pascal et le rendre à son état primitif, on l’a véritablement ruiné en un certain sens. Ces colonnes ou ces pyramides du désert, comme les appelait Chateaubriand, ne sont plus debout aujourd’hui ; on les a religieusement démolies, et l’on s’est attaché à en remettre les pierres comme elles étaient, gisantes à terre, à moitié ensevelies dans la carrière, à moitié taillées dans le bloc. C’est là le résultat le plus net de ce grand travail critique sur les Pensées 11 . Bien que Sainte-Beuve se définisse par opposition à l’ensemble des critiques de Pascal, il s’applique avant tout à se distinguer nettement de la critique de V. Cousin 12 . Tout se passe, enfin, comme s’il y avait une concurrence entre les deux critiques, car tous deux étaient caractérisés, selon la formule heureuse de M. Regard, par « un instinct de propriété » : lequel va le mieux s’approprier Pascal 13 ? 8 À cela s’ajoute le concours proposé par l’Académie Française cette même année : un « Éloge de Pascal ». 9 Œuvres, II (Portraits Littéraires), Paris, Gallimard, 1951, p. 952. 10 Voir sur ce point R. Molho, L’Ordre et les ténèbres, ou la naissance d’un mythe du XVII e siècle chez Sainte-Beuve, Paris, Colin, 1972, p. 261. 11 M. Leroy, éd., Port-Royal, II, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1954, p. 373-74. 12 L’Ordre et les ténèbres…, p. 420. Ralph Albanese 118 Marqué par les idéologues du XVIII e siècle, Sainte-Beuve s’avère mû, de toute évidence, par une hostilité réelle à l’égard des Jésuites. Dépourvu d’une foi profonde, il témoignait du moins d’une sensibilité chrétienne. On peut déceler, chez lui, l’idéal d’une religiosité teintée de sentimentalité propre aux Romantiques. Sceptique, Sainte-Beuve se heurtait aux explications surnaturelles dans les Pensées, notamment la place des miracles dans l’apologétique de Pascal. Aussi rejette-t-il l’aspect superstitieux du Mémorial tout aussi bien que l’origine miraculeuse de l’œuvre (cf. la « Sainte Épine »). Du reste, il met en cause l’ascétisme démesuré de Pascal. Bien qu’il finisse par garder un ton désabusé vis-à-vis des Pensées, le critique reste captivé par la religiosité pascalienne. Désireux de conférer à Pascal une valeur de sainteté, il va jusqu’à l’envisager comme le dernier dans la lignée des grands saints 14 . Cette quête vénérable se trouve renforcée par l’image beuvienne de « ce drame du Prométhée chrétien » (391). L’ambiguïté fondamentale de Sainte-Beuve à l’égard de Pascal réside, enfin, dans ce décalage entre le discours vraisemblable de Pascal moraliste et le discours invraisemblable de Pascal croyant, c’est-à-dire, ses propos sur les prophéties et les miracles 15 . C’est par là que la critique beuvienne contribue à la mise en place d’un Pascal scolaire dans le canon pédagogique républicain. Après la Monarchie de Juillet et le Second Empire, l’histoire de la critique pascalienne sous la Troisième République est caractérisée par les reproches que Lanson adresse à Sainte-Beuve sur la place excessive qu’il accorde à la biographie dans ses multiples portraits. Il signale en plus l’opposition entre l’auteur de Port-Royal et Brunetière quant aux conséquences des Provinciales sur l’Église et sur la religion 16 . Après avoir pris à partie la perspective critique de Cousin, Lanson se livre à un éloge de la personnalité morale de Pascal 17 . Il signale aussi les griefs des Jésuites vis-àvis d’une polémique pascalienne marquée par un « accent laïque » (342). Il est évident que Lanson fait ressortir la résonance laïque de l’œuvre de Pascal. La posture mondaine de Pascal l’amène paradoxalement à servir les intérêts de l’irréligion : « C’est un homme du monde qui parle aux gens du monde : une raison qui se communique à la raison de tous ». Quant à « la vérité du Christ, » Pascal la livre aux discussions des profanes. Il tire hors de l’École et de l’Église les matières théologiques » (344). Soulignant la primauté, chez Pascal, de l’idéal stylistique du dispositio - il s’agit du jeu de 13 « Pascal et Sainte-Beuve, ou l’instinct de propriété », in Pascal présent, Clermont- Ferrand, G. de Bussac, 1963, p. 120. 14 Se reporter à Port-Royal, II, p. 312-14. 15 Sainte-Beuve, Pascal, Paris, Union Générale d’Édition, 1962, p. 177. 16 « Pascal » La Grande Encyclopédie, vol. 26, Paris, Larousse, 1928-33, p. 27. 17 Histoire illustrée de la littérature française, I, Paris, Hachette, 1923, p. 341. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 119 paume et du placement stratégique de la balle 18 . Lanson précise ironiquement : « Pascal excelle à placer la balle » (348). Il insiste sur le fait que Pascal s’inspire du rationalisme de Montaigne et loue ses multiples qualités de style, notamment son grand pouvoir de suggestion ; « grand poète chrétien », Pascal parvient à faire prévaloir à son plus haut point l’éloquence religieuse (352). Lanson exalte Pascal en tant que « génie puissant et original », mais il met sérieusement en question son érudition, observant que ses citations sont souvent de seconde main 19 . Bien que Pascal ait le mérite d’envisager la religion chrétienne dans une perspective historique, sa démonstration de la vérité de cette religion ne se révèle pas scientifique. Le critique décèle, chez Pascal, de nombreuses traces de Montaigne et d’Epictète. Il soutient alors que Pascal s’oppose à la vision cartésienne d’une science conquérante, mue par un pur rationalisme. Sur un autre plan, Lanson met en évidence l’influence rhétorique de l’œuvre de Balzac sur son style. Grâce à l’influence notable du chevalier de Méré, en particulier sa « science de plaire », Pascal a fini ainsi par dépasser son idéal de l’honnêteté mondaine. Le critique s’en prend alors au manque de rigueur démonstrative chez Pascal. Etranger du juste milieu, Pascal se situerait donc aux extrémités du raisonnement philosophique et se caractérise par un « procédé binaire » (30). Remarquons aussi que Lanson s’oppose à la notion d’un Pascal sceptique et le traite plutôt de dogmatique. À l’en croire, Vinet se trompe en voyant en Pascal « un protestant en formation » (30). Il convient de noter aussi que Lanson loue la profondeur de l’analyse morale de Pascal et fait remarquer que certains de ses pressentiments ont eu pour effet de devancer la philosophie et la science du XIX e siècle. Républicain et laïque, Lanson fait bon marché, enfin, du monarchisme de Pascal et de sa déférence vis-à-vis des grands. Passant alors aux cas de Brunetière et de V. Giraud, on se rend compte que tous deux témoignaient d’un catholicisme profond. Anti-cartésien et janséniste, Brunetière met en évidence l’ampleur de la réception critique de Pascal au XIX e siècle. À l’instar de Sainte-Beuve, il justifie l’édition de Port- Royal 20 . Il loue la lecture éclairée de Vinet à l’égard des Pensées et estime que l’apologiste protestant met en valeur le pessimisme de Pascal par 18 « … quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux » Pensées 22-696, éd., D. Descotes, Paris, Flammarion, 1976, p. 54. 19 La Grande Encyclopédie, p. 29. 20 Études critiques sur l’histoire de la littérature française, 1, Paris, Hachette, 1902, p. 91. Ralph Albanese 120 rapport à son pyrrhonisme 21 . Brunetière fait valoir, du reste, l’ardeur et la sainteté de la foi de Pascal. En ce qui concerne l’éclectisme de Cousin, il émet une hypothèse railleuse : « … si Pascal est un sceptique, où trouverezvous un croyant ? » (52). Adoptant une perspective orthodoxe sur les Pensées, V. Giraud envisage Pascal comme symbole de l’identité nationale, voire « l’orgueil de notre race 22 ». Evoquant l’histoire du « pascalisme » des années 1840 jusqu’au début du XX e siècle, il soutient que les Pensées « … sont un des plus beaux livres de la prose française » (248) et affirme en même temps que Pascal incarne « le plus complètement (le) génie national » (253). Il va de soi que Giraud relève de la tradition catholique et monarchique et se livre, par là, à la quête continue du « vrai Pascal ». Aux antipodes de l’optique anticléricale de Lanson se situe celle du Révérend Père G. Longhaye, représentant illustre de la doctrine jésuite. Il soutient que, malgré la sainteté réelle de Pascal, l’apologiste se montrait irrémédiablement égaré dans sa révolte contre l’orthodoxie jésuite . Longhaye reproche à Sainte-Beuve le « piétisme janséniste » dans lequel il se réfugie en évoquant les Provinciales (97). Il s’en prend aussi aux principaux représentants de la critique moderne sur les Pensées et relègue Pascal à un sectaire janséniste qui s’oppose au « pur esprit du christianisme » (98-99). De plus, il lui fait grief de sa méthode cartésienne dans son analyse des esprits forts de son époque. Dans la mesure où Pascal s’est adressé avant tout aux honnêtes gens, les Pensées constituent une œuvre de vulgarisation, sécularisée pour atteindre un public mondain. À l’instar du Discours de la Méthode, Longhaye fait preuve de sarcasme à l’égard de l’éclectisme spiritualiste de V. Cousin, « le colonel-général de la philosophie d’alors » (101). Pascal apparaît à ses yeux comme un « pamphlétaire hérétique » à l’encontre d’un vrai défenseur de la religion (102). Aussi soutient-il avec vigueur que son œuvre se heurte à l’orthodoxie chrétienne. Ainsi, Longhaye fait une mise en garde contre les Pensées, qui risquent de faire croire que Pascal serait un représentant valable du christianisme. En fait, la valorisation de Pascal écrivain a pour effet de déprécier la dimension apologétique des Pensées. Le critique prend à partie l’ « odieuse doctrine de la prédestination absolue » puisqu’elle se heurte à la doctrine catholique (105). D’après lui, les jansénistes se croyaient membres d’une élite marquée par la grâce. Loin d’être sceptique, Pascal se montre à proprement parler fidéiste et fait figure d’ancêtre spirituel de Lamennais. Il va de soi que 21 Études critiques sur l’histoire de la littérature française, 3, Paris, Hachette, 1898, p. 51. 22 Pascal : l’homme, l’œuvre, l’influence, Paris, Boccard, 1922, p. 253. 23 Histoire de la littérature française au dix-septième siècle, Paris, Retaux, 1895, p. 74. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 121 Longhaye met en cause les limites du fidéisme de Pascal. Par ailleurs, il ne s’accorde pas avec la croyance de Pascal à l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu par des arguments métaphysiques (106). L’imagination morbide de Pascal l’amenant à exagérer la bassesse humaine, il est significatif que Nicole et Arnaud aient réagi contre la démesure janséniste, notamment sa vision pessimiste de la condition humaine. Selon Longhaye, Pascal ferait preuve d’immoralité en réduisant la notion de justice à celle de la coutume, d’où l’absence sinon la perversion de toute justice. Il rapproche, de même, la théorie du divertissement de sophisme. Bien qu’il admire la « poésie merveilleuse » sous-jacente au rapport entre les deux infinis, Longhaye fait ressortir les limites du raisonnement pascalien dont la démesure aboutit au paralogisme (109). Les outrances paradoxales de Pascal et la démarche catégorique de ses arguments finissent par choquer « le droit sens du chrétien » (110). Pascal annonce alors les naturalistes du XIX e siècle qui mettent en doute l’existence d’un ordre surnaturel. Ceux-ci réduisent par ailleurs le christianisme à une série d’actions rituelles et mécaniques. En somme, les Pensées ne s’insèrent guère dans l’orthodoxie chrétienne. Longhaye s’évertue toutefois à minimiser la portée du terme « abêtir » comme si Pascal l’avait écrit par inadvertance. Le Père jésuite termine sa critique acerbe de Pascal en idéalisant un apologiste non contaminé par le jansénisme (113). Il finit aussi par condamner la légende cousinienne d’un Pascal troublé, voire halluciné et pleinement sceptique. Il dénonce, enfin, sa rhétorique excessive. À la perspective cléricale du Père Longhaye s’ajoutent les commentaires plus brefs d’A. Charaux, de l’abbé J. Verniolles et du Mgr. J. Calvet. Professeur à l’Université Catholique de Lille, Charaux prend à partie, lui aussi, les excès de la doctrine janséniste . Ce polémiste franciscain s’en prend lui aussi à la démesure de Pascal, mais cette fois théologique et soutient qu’il évoque l’image du Dieu vengeur de l’Ancien Testament. Au demeurant, il regrette l’absence de la Vierge Marie dans l’apologétique pascalienne. Au désespoir janséniste s’oppose, selon Charaux, les espérances chrétiennes. En somme, les Pensées s’avèrent à ses yeux dépourvues d’amour. Dans le cas de l’abbé J. Verniolles, chanoine de Tulle, il envisage les Pensées comme un objet de réprobation morale , inadaptées à la formation scolaire des jeunes. Il se livre ici à deux propos dépréciatifs sur Pascal : 24 « Le dix-septième siècle littéraire » (suite) (« Pascal »), Études franciscaines, 10 (1902), p. 428. 25 La Lecture et le choix des livres ; conseils à un jeune homme qui termine ses études, Paris, Bray et Retaux, 1879. Voir aussi son Cours élémentaire de rhétorique et d’éloquence, Paris, L. Giraud, 1866. Ralph Albanese 122 Descartes, Bacon, Malebranche, Pascal, ont jeté un grand éclat sur cette époque (le XVII e siècle) ; mais, je vous l’ai déjà dit, les jeunes gens doivent étudier leurs œuvres avec beaucoup de précaution » (120). « … cet ‘effrayant génie’ », comme l’appelle Chateaubriand, a quelque chose de triste et de décourageant … » (147). Auteur de plusieurs manuels d’histoire littéraire et de livres scolaires relevant de l’enseignement de la Troisième République, Mgr. J. Calvet estime que de multiples fragments ont donné lieu à la controverse . Après avoir noté que la philosophie doit, selon Pascal, se subordonner à la théologie, il précise que l’amor dei s’oppose à la haine de soi (cf. « le moi est haïssable »). De plus, il insiste sur le fait que la conception janséniste du péché originel et la corruption radicale de la nature humaine qui en découle se heurtent au catholicisme orthodoxe . Néanmoins, J. Calvet ne peut s’empêcher d’exalter le christocentrisme qui sous-tend l’apologétique pascalienne. À ses yeux, le mysticisme de Pascal lui permet de glorifier la grâce et le cœur qui font partie intégrante de sa vision christocentrique. S’évertuant à « annexer Pascal en escamotant son jansénisme, » il se refuse toutefois à enrôler « ce saint encombrant » au sein de l’orthodoxie catholique . Il convient de faire remarquer que les éditions des ecclésiastes étaient communément utilisées dans l’enseignement confessionnel du XIX e siècle. Aussi les éditions catholiques de Rocher (1873), de Drioux (1882) et de Guthelin (1896) s’appliquent-elles à corriger les interprétations jansénistes en matière de religion. L’édition de Léon Brunschvicg (1896), par contre, est fondée sur une perspective rationaliste qui met en valeur les réflexions philosophiques de Pascal. Dans cette édition, les premières pensées - cinquante-neuf en tout - s’adressent à l’éloquence et aux problèmes de style, où Pascal s’interroge sur la formation du jugement esthétique. Force est de mettre en évidence la portée pédagogique du classement de Brunschvicg , où il se soucie d’établir un classement des textes rigoureusement logique. Une telle organisation témoigne donc d’une distinction irréfutable entre les 26 Se reporter à son Manuel illustré d’histoire de la littérature française (Paris, Gigord, 1921), qui a connu de nombreuses rééditions au cours du siècle ; et ses Exercices français (cours supérieur), Paris, Gigord, 1922. 27 La Littérature religieuse de François de Sales à Fénelon, Paris, del Duca, 1956, p. 193. 28 Cité par E. Lefebvre, Pascal, Paris, Gedalge, 1925, p. 167-68. 29 J. Steinmann, Pascal, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 318. On peut citer, à cet égard, l’édition de l’abbé Bossut (1779), qui est marquée par un découpage des fragments se rapportant à « la philosophie, la morale et aux belles lettres » et ceux qui traitent directement de la religion (Ch. des Granges, « Introduction » in L. Brunschvicg, éd., Pascal, Paris, Garnier, 1957, p. vi). La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 123 fragments apologétiques et les fragments non-apologétiques. Notons, enfin, que le texte de L. Brunschvicg représentait l’édition définitive au moment de la mise en place de l’Université française moderne au sein du XX e siècle . De même que l’histoire des éditions des Pensées témoigne d’une évidente orientation idéologique, le discours scolaire qui relève des manuels de cette époque laisse pressentir une mise en opposition entre les valeurs laïques et les valeurs cléricales. Ainsi, dans un manuel laïque qui remonte au Second Empire (1857), J. Demogeot défend l’interprétation cousinienne et cite l’éloge que V. Cousin fait du style de Pascal : C’est par l’âme que Pascal est grand comme homme et comme écrivain ; le style qui réfléchit cette âme en a toutes les qualités, la finesse, l’ironie amère, l’ardente imagination, la raison austère, le trouble à la fois et la chaste discrétion. Ce style est, comme cette âme, d’une beauté incomparable . Dans cette même optique, G. Merlet, professeur de rhétorique à Louis-le- Grand depuis 1859, met en avant, chez Pascal, l’idéal stylistique de la mésothèse (« rien de trop »), le choix du « mot juste » et la primauté de l’ordre . L’honnêteté mondaine suppose par ailleurs une valorisation des normes classiques du vrai, du beau et du bien, telles que les définit V. Cousin dans son enquête philosophique . Parmi les manuels ecclésiastiques, on peut citer les Pères Bizeul et Boulay, dont le Tableau d’histoire littéraire (1885) est publié sous les auspices de l’Alliance des Maisons d’Education Chrétienne. Ces auteurs s’en remettent à P. Albert qui signale, dans les Provinciales, les traits par lesquels Pascal s’identifie par rapport à l’identité française : Pascal du premier coup, sans tâtonnement, a ressaisi, retrempé et manié en maître l’arme française par excellence. Esprit, raillerie, éloquence, les dons les plus incontestables de la race, et peut-être sa plus certaine supériorité. Il les réunit à un degré éminent . Selon les abbés Ch. Urbain et Ch. Jamey, Pascal fait preuve d’une connaissance supérieure de la nature contradictoire de l’homme . Il excelle à mettre en cause les mobiles sous-jacents au comportement humain. Loin 30 L’édition philosophique de L. Brunschvicg s’étend de 1908 à 1923 dans la collection des Grands Écrivains de la France. 31 Des ‘Pensées’ de Pascal, p. vii. 32 Études littéraires sur les auteurs classiques, Paris, Hachette, 1896, p. 239. 33 Du Vrai, du beau et du bien, Paris, Didier, 1854. 34 Tableau d’histoire littéraire, Paris, Poussielgue, 1885, p. 75. 35 Études historiques et critiques sur les classiques français, I, Lyon, Vitte et Perrussel, 1885, p. 27. Ralph Albanese 124 d’être misanthrope, Pascal cherche à signaler à l’humanité un remède à son malheur profond. Malgré la vision âpre propre au jansénisme, une certaine tendresse se fait sentir dans son œuvre. Dans le cas de L. Petit de Julleville, enfin, celui-ci rejette catégoriquement la notion de scepticisme religieux chez Pascal et émet des réserves sur l’édition de P. Faugère : L’édition des Pensées telle que pourraient la souhaiter les délicats n’existe pas encore. Elle devrait … adopter résolument l’ordre de Port-Royal, sauf à donner en appendice à chacun de ses trente-deux chapitres les pensées que les premières éditions avaient supprimées …Un bon relevé des variantes, un index très complet et un commentaire profondément respectueux pour le génie et pour la vertu de Pascal devrait accompagner cette édition, qui satisferait également les dévots, les philosophes, les moralistes et les lettrés . Il convient de tenir compte, enfin, de quelques sujets de compositions portant sur les Pensées. Il s’agit d’une pratique scolaire significative en ce sens que les élèves de l’enseignement confessionnel et ceux de l’enseignement laïque ont tous deux été obligés de développer un sujet particulier en vue de leur baccalauréat . Parmi les sujets qui se prêtaient mieux aux esprits cléricaux, on peut citer les deux suivants, qui traitent respectivement de la dialectique grandeur/ misère et de la problématique de l’amour-propre (cf. « le moi est haïssable ») : Montrer que Pascal a résumé toute sa doctrine dans cette pensée : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur, et il est encore dangereux de lui faire trop voir sa grandeur sans sa bassesse. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre ». (Faculté des lettres de Bordeaux, août 1891) . « Comparer les pensées de La Rochefoucauld et celles de Pascal sur l’amourpropre » (Faculté des lettres de Toulouse, avril 1890) (113). S’apparentant davantage à l’enseignement laïque, les sujets qui suivent mettent en valeur les qualités de Pascal écrivain qui l’emportent sur celles de l’apologiste. Ce sujet, par exemple, suppose à la fois le dégoût de Pascal vis-à-vis du pédantisme et de l’idée de la spécialisation : 36 Histoire de la langue et de la littérature française, Paris, Colin, 1907, p. 613. 37 Notons en passant que les ecclésiastes ont dû adopter les mêmes sujets proposés par le ministère de l’Éducation Nationale. Voir P. Harrigan, « Church, State, and Éducation in France from the Falloux to the Ferry Laws : A Reassessment » Canadian Journal of History, 36 (2001), p. 61. 38 A. Chervel, La Composition française au XIX e siècle dans les principaux concours et examens de l’agrégation au baccalauréat, Paris, INRP, 1999, p. 512. La réception critique des Pensées de Pascal à l’École républicaine 125 Dans quel sens Pascal dit-il de la lecture des bons auteurs : « Quand des écrits naturels on est ravi, car on s’attendait à voir un auteur, et l’on voit un homme » ? (Faculté des lettres de Lyon, juillet 1850, 81). Le sujet suivant met en évidence l’importance de l’organisation formelle d’une œuvre : Expliquez cette pensée de Pascal : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle » (Faculté des lettres d’Aix, 1896, 57). Ce sujet démontre, enfin, que l’éloquence de Pascal est fondée à la fois sur l’esprit mathématique et sur l’esprit de finesse : « Géométrie et passion, voilà tout l’esprit de Pascal ; voilà aussi toute son éloquence.’ Montrez la justesse de cette définition » (Faculté des lettres de Grenoble, 1894, 396). La réception critique des Pensées au XIX e siècle (et notamment à l’École républicaine entre 1880 et 1940) se laisse déchiffrer, en fin de compte, en faisant valoir les finalités particulières de deux systèmes d’éducation. Dans la mesure où le christianisme était perçu comme le fondement exclusif de la morale, les écoles confessionnelles ont fait ressortir l’humanisme chrétien et le rôle de l’Église dans la société moderne. L’éducation était fondée sur une méfiance à l’égard d’une société perçue comme progressivement laïque, c’est-à-dire, marquée par les valeurs utilitaires et matérialistes. Mus par l’idéal d’un enseignement secondaire influencé par les études classiques chères à la tradition des Jésuites, la plupart des catholiques prônaient les auteurs canoniques qui faisaient partie intégrante de l’humanisme chrétien. Et, comme on l’a vu, l’Église se définissait par une méfiance profonde, sinon pathologique, vis-à-vis du jansénisme. Alors que les chrétiens orthodoxes idéalisaient la sainteté de Pascal, les sceptiques, eux, privilégiaient les qualités esthétiques de l’écriture pascalienne. Pascal serait empreint alors d’une « libido scribendi ». En fait, Pascal n’apparaît guère comme un homme de lettres au sens traditionnel du terme au XVII e siècle, et l’on sait qu’il ne se voulait pas un écrivain professionnel. D’où le paradoxe de sa promotion en tant qu’auteur canonique des programmes au XIX e siècle . Si son statut littéraire, culturel et pédagogique 39 Se reporter à P. Harrigan, « French Catholics and Classical Education after the Falloux Law » French Historical Studies, 8 (1973), p. 263. 40 A. Lanavère, Pascal, Paris, Didot, 1969, p. 16. 41 A. Chervel démontre à juste titre que les procédés stylistiques qui font preuve de la rhétorique des collèges de cette époque - périphrases, amplification, périodes oratoires - s’avèrent, en fait, méprisés par Pascal dont l’œuvre ne se prête guère à l’imitation, c’est-à-dire, le modèle rhétorique fondé sur l’amplificatio (Histoire de l’enseignement du français du XVII e au XX e siècle , p. 440). Ralph Albanese 126 était particulièrement élevé à cette époque, c’est que l’on appréciait en lui avant tout le logicien féru d’éloquence. Grâce à une volonté institutionnelle de transformer Pascal en moraliste scolaire, c’est-à-dire, en auteur de maximes à l’instar de La Bruyère et La Rochefoucauld, l’École républicaine entendait l’ériger en grand maître de la prose française classique. Voilà sa place définitive dans le Panthéon scolaire de la Troisième République . 42 Je tiens à remercier M. Martin Guiney et Denis Grélé de leurs excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai.