eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

L’aveu de la princesse de Clèves entre héroïsme cornélien et faiblesse racinienne

2017
Marcella Leopizzi
PFSCL XLIV, 86 (2017) L’aveu de la princesse de Clèves entre héroïsme cornélien et faiblesse racinienne M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DI B ARI A LDO M ORO ) Méfiez-vous, Les apparences Peuvent être vraies. Guillevic Ouvrage d’analyse, écrit par Mme de La Fayette 1 , La Princesse de Clèves paraît à Paris en 1678 sans nom d’auteur chez l’éditeur Claude Barbin. Roman psychologique, centré sur les mouvements secrets du cœur, cette œuvre relate une histoire située dans les dernières années du règne d’Henri II (1519-1559) 2 . L’auteure fait revivre avec minutie la période qu’elle peint ; 1 Née à Paris, Marie-Madeleine Pioche de La Vergne (1634-1693) vécut dès son enfance dans la familiarité des salons mondains. Amie de Jean Segrais (romancier et initiateur de la nouvelle historique), Jean Racine, Nicolas Boileau et François de La Rochefoucauld, elle fréquenta l’Hôtel de Rambouillet et reçut, en même temps que la future Mme de Sévigné, sa cousine par alliance, les leçons du célèbre érudit Gilles Ménage. Elle épousa, à vingt et un ans, le marquis de La Fayette ; elle le suivit en Auvergne et devint bientôt mère de deux enfants. Elle revint vivre à Paris en 1659. 2 Dans les dernières années du règne d’Henri II, Mlle de Chartres paraît à la cour, accompagnée de sa mère. Sa beauté attire les regards de tous, et le prince de Clèves en tombe amoureux. Il obtient sa main (elle l’accueille « avec moins de répugnance qu’un autre » cf. Mme de La Fayette. La Princesse de Clèves [Paris, Barbin, 1678], éd. Jean Mesnard, Paris, Garnier Flammarion, 1996, p. 87), mais à l’occasion des fiançailles royales, elle rencontre le duc de Nemours. En dansant ensemble tous deux ressentent un trouble profond… Ainsi, alarmée du péril que court sa fille, Mme de Chartres (qui, sa vie durant, a inculqué à sa fille la méfiance de la passion et le culte du devoir et de la vertu) meurt, en la rappelant à ses Marcella Leopizzi 98 en effet, lectrice attentive des chroniques des histoires de France et d’Angleterre ainsi que des traités d’héraldique et de cérémonial, elle introduit dans son ouvrage de nombreuses allusions à des événements précis, qui permettent de localiser l’action entre 1558 et 1559, et elle s’attarde à évoquer la vie de cour avec ses intrigues et ses jeux subtils de la diplomatie. De plus, en arrière-plan de la cour du roi Henri II (et derrière les figures historiques de Catherine de Médicis, Diane de Poitiers, Marie Stuart), se profile souvent tel un modèle, la cour de Louis XIV. Dans cet article, nous allons prendre en considération un passage très célèbre de La Princesse de Clèves, celui concernant l’aveu de Mme de Clèves à M. de Clèves, afin de mettre en évidence dans quelle mesure ce texte se devoirs conjugaux. Malgré ce testament spirituel à haute élévation morale, la passion trouble de plus en plus l’âme de la princesse, d’autant plus que Nemours, héros très galant, lui laisse accroire à plusieurs reprises son vif penchant pour elle en lui faisant une cour aussi pressante que discrète et en renonçant pour elle à ses projets d’union avec la reine d’Angleterre. Au fur et à mesure, une sorte de complicité va s’établir entre eux, au point qu’elle n’ose intervenir lorsqu’elle le voit dérober son portrait, et qu’elle reste bouleversée quand, pendant un tournoi, il est blessé. Or, le ‘drame’ psychologique, dont il est question tout au long de cette œuvre, provient de l’impossibilité/ incapacité où se trouve la princesse d’obéir à l’indication de sa raison (et donc de sa mère). Elle essaie de se laisser guider par la pudeur et la dignité, mais elle n’arrive jamais à être pleinement maîtresse d’elle-même. Aussi finit-elle par renoncer à la vie mondaine : elle choisit de se retirer à la campagne et, face aux demandes de son mari de lui donner des explications concernant sa décision, elle lui révèle qu’elle aime quelqu’un ; elle n’avoue pas qu’il s’agit du duc de Nemours, lequel, par un hasard romanesque extraordinaire, assiste à la scène sans que personne s’en doute. Les conséquences de l’aveu sont désastreuses pour l’âme de M. de Clèves (qui est passionnément épris de sa femme). Affligé par la jalousie, M. de Clèves souffre cruellement et, lorsqu’il apprend la présence de Nemours à Coulommiers (où s’est retirée sa femme), en croyant qu’elle se joue de lui, il l’accable de reproches qu’elle ne mérite point et il tombe malade. Peu après, il meurt dans l’amertume totale et dans la plainte de ne pas réussir à cesser d’aimer celle qu’il ne croit plus digne de son estime. La mort de son mari plonge Mme de Clèves dans une douleur et un abattement indicibles. Désespérée, malgré la ‘liberté’ retrouvée, elle refuse d’épouser Nemours non seulement parce qu’elle se sentirait coupable d’un ‘crime’ mais afin d’assurer son propre « repos » de l’âme. En effet, si dur qu’il lui soit de renoncer à celui qu’elle aime, elle ne peut supporter l’idée qu’un jour il cessera de l’aimer et qu’elle sera livrée aux tortures de la jalousie. De ce fait, en renonçant définitivement à l’amour elle va aussi renoncer au monde. Aussi sombre-t-elle dans une mélancolie profonde qui laisse planer sur elle l’ombre de la mort. De par son choix final, elle se sent digne de l’idée qu’elle se fait de sa gloire personnelle, digne de celui qu’elle aime et de celui qui l’a aimée… L’aveu de la princesse de Clèves 99 situe entre héroïsme cornélien et faiblesse racinienne 3 . Dans cette perspective, en suivant les séquences narratives de cette scène, nous porterons notre attention sur le caractère incroyable-extraordinaire et en même temps extravagant et pathétique de cet aveu ainsi que sur la position égocentrique assumée par la princesse. - Ah ! madame ! s’écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d’être seule, que je ne connais point, et je vous conjure de me les dire. Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et, après qu’elle se fut défendue d’une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d’un coup prenant la parole et le regardant : - Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la Cour. - Que me faites-vous envisager, Madame, s’écria Monsieur de Clèves. Je n’oserais vous le dire de peur de vous offenser. Madame de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il avait pensé : - Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas. - Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la Cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d’en laisser paraître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la Cour ou si j’avais encore Madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent ; du 3 De même que les jésuites qui l’ont formé, Corneille a foi dans l’homme, en dépit du péché originel, et affirme hautement son libre arbitre. Par contre la conception racinienne est profondément marquée par le jansénisme. Pour cette raison, dans un passage mémorable des Caractères, La Bruyère place Corneille et Racine dans le Panthéon des Lettres en soutenant par sa célèbre sentence [qu’Aristote avait déjà appliquée aux œuvres de Sophocle (qui peignait les hommes tels qu’ils auraient dû être) et d’Euripide (qui les peignait tels qu’ils étaient)] que « Corneille peint les hommes tels qu’ils devraient être. Racine les peint tels qu’ils sont », Jean de La Bruyère, Les Caractères, chapitre « Des ouvrages de l’esprit », fragment 54 (I). Marcella Leopizzi 100 moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez. Monsieur de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l’embrassa en la relevant : - Ayez pitié de moi vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne ; et pardonnez si, dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre ; elle dure encore. Je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire. J’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant. Mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini. Vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. Mais, Madame, achevez et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter. - Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme. - Ne craignez point, Madame, reprit Monsieur de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont et non pas s’en plaindre ; et encore une fois, Madame, je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir. - Vous m’en presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été L’aveu de la princesse de Clèves 101 par faiblesse ; et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher 4 . Tout au long de cette scène, en s’appuyant sur un narrateur omniscient, Mme de La Fayette alterne, le discours indirect (notamment pour faire part des tourments intimes des deux personnages participant au dialogue) au discours direct (pendant lequel la parole est gérée notamment par la princesse : héroïne de ce texte ainsi que du roman, comme en témoigne le titre de l’ouvrage). Le dialogue se développe entre deux personnages : la princesse et le prince de Clèves. Ils ne savent ni l’un ni l’autre que le duc de Nemours écoute leur conversation-confidence et, de surcroît, à cause de l’aveu incomplet fait par la princesse, le prince ignore que c’est justement Nemours qui trouble le cœur de sa femme et qui, par voie de conséquence, concerne la ‘cause’ directe de cet aveu. Aussi, sujet implicite des phrases de Mme de Clèves et présence dissimulée dans l’espace physique où se déroule l’action, Nemours est-il le troisième personnage de cet entretien : il joue le rôle en même temps de cause-but de la conversation ainsi que de présence ‘indiscrète’ à l’intérieur du couple et du colloque. En effet, tout en étant l’objet du désir (dans l’esprit de la princesse), il incarne la fonction d’opposant pour les deux époux. Dans des circonstances tout à fait romanesques (cf. la dissimulation de M. de Nemours lequel s’est égaré à la chasse et, comme par hasard, est parvenu jusqu’au pavillon du jardin de la demeure de campagne de M. et de Mme de Clèves), fait à genoux, le visage couvert de larmes, l’aveu de Mme de Clèves n’est pas une véritable confession (étant incomplet et, par endroits, peu conforme à la vérité). Il apparaît tant comme une sorte de prière, telle qu’en témoigne l’imploration de la pitié, qu’une espèce de discours libérateur où la princesse s’exprime avec la fierté d’un juge plutôt qu’avec le ton humble d’une coupable. De plus, cet aveu est également un désaveu parce qu’il met définitivement fin aux ‘possibilités’ que les deux amants avaient de vivre ensemble leur passion. Dès l’incipit de sa prise de parole, la princesse présente son aveu comme une nécessité à laquelle elle va se trouver réduite. Elle répète le verbe avouer deux fois et elle emploie les substantifs force et prudence en opposition au substantif peur. Si d’une part, en effet, elle juge la confession comme nécessaire, elle a d’autre part quelques réticences à révéler à son mari la cause de sa décision de se retirer de la cour ; c’est pourquoi elle admet ne pas avoir la force d’avouer une chose malgré son dessein. 4 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 170-172. Marcella Leopizzi 102 Poussée par M. de Clèves à parler, en se jetant à ses genoux - preuve de culpabilité -, elle prévient qu’il s’agit « d’un aveu que l’on n’a jamais fait à un mari 5 ». Elle réutilise le substantif force, mais cette fois-ci pour préciser qu’elle a trouvé la vigueur de lui faire cette révélation eu égard à l’innocence de sa conduite et de ses intentions. Aussi, à la demande insistante de son mari à expliquer la raison de son choix, elle envisage son désir de s’éloigner de la cour comme une solution pour éviter des périls. Cette révélation (née dans son esprit du rapprochement des paroles de sa mère et des propos de son mari 6 ) dévoile une attitude de ‘fuite’ basée plutôt sur la peur que sur le courage : ce choix témoigne de la prise de conscience de la part de la princesse d’être incapable de faire face aux périls en maîtrisant parfaitement son comportement, et il engendre donc une conduite peu héroïque du point de vue cornélien. Si chez Corneille (pour lequel « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire 7 »), en effet, les héros parcourent toujours le chemin du devoir 8 et, face à deux devoirs, ils choisissent le plus pénible (dans cette optique, par exemple, Chimène ne tue pas Rodrigue et, tout en l’aimant et en continuant à vivre ‘in praesentia’, elle choisit de mettre fin à leur relation 9 ), par contre, Mme de Clèves afin de ne pas céder aux tentations d’un amour extraconjugal doit s’enfuir de la cour (où la présence de Nemours aurait causé le triomphe de la passion sur la raison). Victime du coup de foudre, elle n’arrive pas à vaincre l’obstacle en l’éliminant à la racine de par sa force de volonté, mais, consciente de sa 5 Soucieuse de respecter l’impression de vraisemblance, Mme de La Fayette prépare le lecteur à rendre plausible la scène de l’aveu en soulignant 1) la sincérité innée de la princesse, 2) les recommandations que sa mère lui adressa avant de mourir. 6 Pour plus d’approfondissements voir : Georges Forestier, « Madame de Chartres, personnage-clé de La Princesse de Clèves », Les Lettres romanes, 34 (1980), p. 67-76 ; Wolfgang Leiner, « La Princesse et le directeur de conscience. Création romanesque et prédication », dans Manfred Tietz et Volker Kapp (dir.), La Pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVII e siècle en France, Paris, Seattle, Tübingen, 1984, p. 45-68. 7 Pierre Corneille, Le Cid, acte II, scène 2. 8 Voici des exemples très célèbres : Le Cid oppose l’amour partagé de Rodrigue et de Chimène à leur devoir familial, qui consiste, pour l’un comme pour l’autre, à tout faire pour venger leurs pères respectifs. Dans Cinna, Auguste est partagé entre son désir de vengeance et le devoir de clémence auquel doit se soumettre tout souverain. Dans Polyeucte, Polyeucte lutte contre son amour pour Pauline dans le but de satisfaire au devoir du chrétien : faire à Dieu le sacrifice de toutes les affections terrestres. 9 Pierre Corneille, Le Cid, acte III, scène 4. L’aveu de la princesse de Clèves 103 faiblesse, elle se limite à l’éviter et ne songe qu’à fuir et à se priver de la vue d’un être trop aimé 10 . Cette solution, tout en ne relevant pas de la démarche la plus héroïque, est cependant menée avec un certain héroïsme car, avec un esprit tout cornélien, la princesse souligne que sa décision a été prise avec joie pour se conserver digne d’être à lui. De plus, elle tient à motiver son impuissance face à ses sentiments et, en l’envisageant comme une conséquence de sa solitude intérieure due à la perte de sa mère, d’une certaine façon elle semble presque la justifier : ayant perdu ses conseils, remarque-t-elle, elle n’a plus aucune aide et ne sait pas comment se conduire. Qui plus est, elle déclare ouvertement l’écart existant entre la sphère de ses sentiments (lesquels, annonce-t-elle, vont déplaire à son mari car elle-même elle les subit et n’arrive pas à les gérer) et celle de ses actions, lesquelles, par contre, assuret-elle, ne lui déplairont jamais. Il en découle une lutte incessante entre cœur et raison : tout cela aux dépens du bonheur et du véritable héroïsme. Pourtant, l’innocence expressive de Mme de Clèves (« l’innocence de ma conduite et de mes intentions », « je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse », « je ne vous déplairai jamais par mes actions ») confère un ton héroïque à son discours. Et la recherche d’un guide spirituel et moral pour lutter contre la passion (« si j’avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire », « conduisez-moi ») relève elle aussi d’une dimension (mentale) héroïque. De plus, en jugeant sa décision d’éviter les périls ainsi que son aveu comme deux gestes dignes d’admiration, la princesse attribue une aura d’héroïsme à sa conduite (cf. les expressions « aveu que l’on n’a jamais fait à un mari », « innocence », « je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous », « il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher »), au point qu’elle n’a aucune hésitation à demander à son mari d’avoir pitié d’elle et, même, de continuer à l’aimer : « aimez-moi encore, si vous pouvez ». Cette ‘prière’ donne origine à une scène très pathétique d’autant plus qu’elle est suivie par la demande de clémence aussi de la part de M. de Clèves. Âme noble et en souffrance, victime d’une affliction ancienne 11 , en 10 La faiblesse de Mme de Clèves relève notamment de sa solitude intérieure (due au manque d’expérience [elle est très jeune et, sa mère étant morte, elle n’a personne à qui se confier]). Sa ‘défaite’ est causée par la souffrance (à laquelle elle ne sait pas réagir) due à la tentation renouvelée (M. de Nemours étant un familier de son mari, elle le côtoie sans cesse à la Cour et doit continuellement le fuir et se surveiller) et à la conscience qu’il s’agit d’un amour impossible. 11 Cf. les expressions contenues dans le passage de l’aveu : « elle ne m’a jamais aimé » et « vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous Marcella Leopizzi 104 relevant et en embrassant sa femme (en signe de pitié), celui-ci avoue la passion et l’amour qu’il éprouve pour elle dès leur première rencontre, et il se plaint de ne pas avoir été aimé en retour. Il s’exclame : « Ayez pitié de moi vous-même » et, en mettant en relief la différence de leurs sentiments, il crée un écart entre son état d’homme malheureux (« vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration […] mais je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais existé ») et la position de son rival qu’il définit comme un homme heureux. D’où la jalousie dévorante (« j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ») et, par voie de conséquence, la suite pressante de question : « Et qui est-il, Mme, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? ». Ainsi, jaloux et en même temps reconnaissant (pour la confiance et la sincérité témoignées par sa femme), loin de devenir une victime de la colère et du désir de vengeance (dans le sillon des personnages raciniens), M. de Clèves déclare à sa femme l’aimer de la même façon qu’auparavant et, en la remerciant de la fidélité démontrée et de l’estime qu’elle nourrit envers lui, il se contente de la supplier de lui apprendre le nom de celui qu’elle veut éviter. Mais, même face à l’attitude noble (découlant d’un amour altruiste et sans conditions) de M. de Clèves, la conduite de Mme de Clèves n’en reste pas moins égocentrique. En répétant les substantifs prudence et force énoncés au début de son aveu, la princesse se déclare rétive à communiquer le nom de son ‘amant’ et réplique : « vous me presseriez inutilement […] j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire » ; qui plus est, elle ajoute : « il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher ». Ainsi, en refusant de divulguer à son mari le nom de celui qu’elle aime, elle se veut maîtresse de la situation. En invoquant la « prudence », elle redoute, peut-être, une réaction violente de son mari envers Nemours et probablement elle a peur de provoquer un duel entre les deux hommes. Elle ne prend cependant aucunement en considération que, déjà déchiré par la douleur de savoir que sa femme aime un autre homme, son mari va se torturer l’esprit pour essayer d’identifier son rival. Elle ne considère pas non plus que M. de Clèves ne peut pas ne pas soupçonner que, si elle n’a pas voulu nommer l’homme qu’elle aime, c’est parce qu’elle n’a pas totalement renoncé à lui et que, entre les deux amoureux réside une sorte de complicité. Par conséquent, libérateur (pour la princesse) et destructeur (pour le prince), l’aveu constitue un moment narratif crucial, car il relance l’action aie vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre : elle dure encore ; je n’ai jamais pu vous donner de l’amour ». L’aveu de la princesse de Clèves 105 dramatique et précipite le dénouement (rupture de la confiance entre M. et Mme de Clèves ; jalousie mortelle de M. de Clèves ; dénouement malheureux pour Mme de Clèves 12 ). Développé au nom des principes de l’honneur et basé sur de fortes émotions (cf. les larmes de la princesse et cf. que, sous le coup de la tension, le prince oublie les conventions : « hors de lui-même et il n’avait pas songé à faire relever sa femme »), l’aveu de la princesse n’est pas seulement un aveu qu’elle fait à son mari, mais aussi un aveu qu’elle se fait à elle-même dans le but de tenter de retrouver sa propre identité. À la fois victime et ‘bourreau’, en (s’) avouant son amour pour Nemours, la princesse fait souffrir son mari et, en même temps, vit un tourment intérieur parce qu’elle sait que son amour est à jamais impossible. Les pages qui précèdent et qui suivent celles où se cristallise la scène de l’aveu illustrent amplement, en effet, que l’affliction foncière qui accable le cœur de la princesse est due non seulement au conflit entre devoir/ vouloir eu égard aux divers empêchements (liés aussi à la bienséance) qui la retiennent de s’abandonner à sa passion, mais surtout à la peur, ou plus précisément à la certitude, de souffrir avec Nemours, sa mère lui ayant inculqué l’idée que les hommes ne conservent pas de la passion dans des engagements éternels. Ayant acquis la conviction, en effet, que l’amour vit de l’obstacle et que l’objet aimé n’est désiré que tant qu’il est inaccessible 13 , elle songe que jusqu’à ce moment-là les obstacles avaient contribué à la constance de Nemours et, de ce fait, elle conclut qu’il ne lui resterait pas fidèle, si elle l’épousait. 12 La tension que l’aveu fait naître entre les deux époux cause la mort de M. de Clèves persuadé que sa femme l’a trompé. En effet, en découvrant que leur histoire est sue, alors qu’ils croient bien être les seuls à la connaître, chacun des deux époux accuse l’autre d’avoir parlé et, malgré les dénégations de l’autre, ils ne peuvent pas s’empêcher de continuer à penser qu’il n’y a pas d’autre explication possible... Ainsi, l’image de chacun d’eux s’en trouve altérée dans l’esprit de l’autre, parce que chacun d’eux soupçonne l’autre non seulement d’avoir commis une indiscrétion impardonnable, mais aussi de lui avoir menti en niant l’avoir commise. Par conséquent, M. de Clèves pense que, si elle lui a menti sur ce point, elle peut lui avoir menti sur d’autres choses. Il commence donc à douter de la sincérité de sa femme qu’il a tant admirée après son aveu : il « ne savait plus que penser ». Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 188. René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, http: / / rene.pommier.free.fr/ index.htm 13 D’ailleurs dans l’optique pascalienne du divertissement (relevant en partie du jansénisme) « nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses », Blaise Pascal, Pensées, éd. Michel Le Guem, Paris, Gallimard-Folio, fragment 647, p. 395. Marcella Leopizzi 106 Elle se souvenait de tout ce que Madame de Chartres lui avait dit en mourant et des conseils qu’elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque difficiles qu’ils pussent être, plutôt que de s’embarquer dans une galanterie 14 . Par conséquent, à plusieurs reprises, elle pense que, même si elle avait eu la possibilité d’épouser M. de Nemours, elle serait restée exposée aux afflictions : et tout particulièrement à la jalousie. C’est pourquoi, même après la mort de M. de Clèves, elle décide de ne pas épouser Nemours non seulement pour respecter les devoirs imposés par son mariage et pour défendre son honneur 15 , mais aussi pour préserver sa tranquillité d’âme et, même, pour sauver intact son sentiment. Il faut considérer, en effet, que son amour pour Nemours est vicié de l’intérieur par le ‘désordre’ dont il a été indirectement la cause. De ce fait, comme son passé l’a terni pour toujours, pour protéger ce qu’il a de meilleur et pour en garantir la pureté, il fallait y renoncer 16 . Le renoncement à l’amour s’insère donc à l’intérieur d’une logique visant à atteindre une sorte de ‘paix’ intime : la conception du repos 17 (dont il est longuement question à la fin du roman) s’interprète justement dans ce sens. Cela étant, tout au long de l’ouvrage, la position de Mme de Clèves est toujours égocentrique, autrement dit repliée sur elle-même et sur les choix les plus convenables pour elle et pour sa sphère intime. Si, d’une manière générale (étant donné qu’il est assez invraisemblable que quelqu’un avoue à son partenaire aimer quelqu’un d’autre, sauf, bien sûr, si ce n’est pour lui annoncer la fin de leur rapport), l’aveu peut être considéré comme tout à fait extraordinaire et appartenant à une logique cornélienne, il ne faut pas négliger toutefois de garder à l’esprit que l’on n’est pas face à un aveu franc et complet, puisque la princesse refuse de dire à son mari qu’elle est amoureuse du duc de Nemours et de donner des détails. Elle perd de vue la souffrance et la jalousie de son mari. Elle se félicite de sa propre sincérité et il n’est question que d’estime et dignité. Pourtant, vu qu’elle s’adresse à son 14 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 138. 15 Lorsque le mariage devient possible (M. de Clèves étant mort), elle continue à refuser le duc de Nemours, car elle l’accuse d’avoir causé la mort de son mari par son imprudence (et, on le sait, le code de l’honneur ne permet pas d’épouser le meurtrier de son mari). 16 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 53-55. 17 Pour plus d’approfondissements voir : John Campbell, « ’Repos’ and the possible religious dimension of La Princesse de Clèves », dans Leslie Davis, John H. Giilespie et Robert McBrid (dir.), Humanitas. Studies in French literature presented to Henri Godin, Coleraine, Northern Ireland, New University of Ulster, 1984, p. 65-75. L’aveu de la princesse de Clèves 107 mari comme à un confident et qu’elle le traite presque comme son confesseur, pour ressembler à une héroïne cornélienne, elle aurait dû manifester une totale confiance, faire preuve d’une entière sincérité et donc ne rien lui cacher. De plus, son aveu n’est pas seulement incomplet : il est loin d’être aussi véridique qu’il aurait dû être. Mme de Clèves assène en effet à son époux un certain nombre de contrevérités : elle soutient qu’elle n’a jamais donné nulle marque de faiblesse alors qu’elle se sent « vaincue et surmontée par une inclination qui [l]’entraîne malgré [elle] 18 », à tel point qu’elle a laissé M. de Nemours lui parler de sa passion et qu’elle lui a laissé deviner la sienne. Donc ce n’est pas exact qu’elle n’a jamais fait paraître ses sentiments à l’homme qu’elle aime : mais, tout au contraire, elle s’est tant reproché de l’avoir fait qu’elle a pris la résolution d’avouer sa faiblesse à son mari (parce qu’elle ne veut plus s’exposer à les laisser paraître). En outre, victime de la passion incontrôlable dès la rencontre au bal, où elle s’est trahie par son « embarras 19 », elle a assisté au vol de son portrait par Nemours (et ce sans rien dire) et, pendant sa ‘confession’, elle n’avoue pas non plus cette circonstance. Enfin, elle ne révèle pas qu’elle est arrivée à la conclusion que l’abandon à la passion, loin de lui apporter le bonheur, ne pourrait faire que son malheur : d’où sa solution extrême 20 . À cause de cette absence de sincérité totale ainsi que de la réticence initiale à répondre aux interrogations de son mari, la princesse donne au lecteur (qui connaît ce que M. de Clèves ignore) l’impression d’adopter une attitude un peu formelle : elle paraît ne pas douter du pardon et surtout elle semble convaincue que jamais pardon n’aura été mieux mérité. Pour cette ambigüité de fond propre à son aveu, si, d’un côté, on admire sa décision de ne rien concéder à Nemours (malgré son ardente passion) et, par conséquent, on se rappelle de Pauline 21 , de l’autre, on songe plutôt à Phèdre 22 , laquelle n’avoue son amour (pour Hippolyte) à Œnone que parce que celleci l’a soumise à un véritable siège et ne l’avoue à Hippolyte lui-même que lorsqu’elle prend conscience qu’elle s’est déjà trahie 23 . 18 Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, op. cit., p. 167. 19 Ibid., p. 91. 20 René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, op. cit. 21 Personnage de Pierre Corneille dans la tragédie intitulée Polyeucte martyr. 22 Personnage de Jean Racine dans la tragédie homonyme. Sujette à une lutte malheureuse contre des forces supérieures qui humilient et anéantissent sa volonté, voire contre une fatalité qui triomphe sur la faiblesse humaine et qui en met en relief les misères, dans une vision janséniste, Phèdre est l’une des créatures auxquelles Dieu refuse sa grâce. 23 René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, op. cit. Marcella Leopizzi 108 Tout comme Phèdre, Mme de Clèves est asservie à une passion irrésistible ; mais, à la différence de Phèdre qui, soumise à des forces supérieures et à une fatalité malheureuse, lutte terriblement contre sa passion et en a horreur (cf. les sacrifices à Vénus et les rigueurs exercées contre Hippolyte), Mme de Clèves a une attitude plus clémente envers elle-même parce que, tout en éprouvant de la gêne et un sens de culpabilité, elle va se féliciter elle-même de sa sincérité et tirer gloire d’un acte qu’elle seule, pense-t-elle, était capable de faire. De même qu’un personnage racinien, d’un bout à l’autre de l’histoire, elle constate avec désespoir l’emprise de son amour coupable sur son âme. Cependant, si chez Racine, la passion ôte la clairvoyance, Mme de Clèves continue au contraire à garder une certaine lucidité. En outre, la conduite de M. de Clèves ne révèle rien de la faiblesse de l’âme jalouse racinienne, laquelle est déchirée entre l’amour et la haine et, pour se venger, réalise des actions insensées, cruelles et criminelles 24 . Le prince essaie, par contre, de contenir sa douleur en se limitant à se plaindre et, de surcroît, il salue le comportement inouï de sa femme, par des hyperboles : « vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ». Élevée par sa mère dans le respect de la moralité chrétienne et du sacrement de l’union conjugale, Mme de Clèves agit en pleine connaissance des dangers de l’attachement sentimental hors mariage. De même que les héros cornéliens, elle ne perd pas de vue le chemin du devoir. Toutefois, même si elle est soucieuse, à la manière d’un héros cornélien, de conformer sa conduite aux exigences de sa raison, elle se laisse (ici et là) entraîner par des mouvements tout raciniens selon le vœu de son cœur. Suite à des événements qui vont la mettre à l’épreuve, une fois obligée de choisir, elle n’arrive pas à dompter parfaitement ses passions et ne s’engage pas sur la voie la plus difficile en faisant triompher le sacrifice et l’altruisme 25 . Plus que par la vertu pure et le sens du devoir tout court, ses choix sont dictés, en effet, par des ‘convenances sociales’ et, de surcroît, par une vision égocentrique si ce n’est d’autoprotection de son image (de l’image digne de gloire qu’elle a d’elle-même) et de sa propre tranquillité d’âme. 24 Pour plus d’approfondissements voir : Thomas Campbell, La tragédie racinienne : de l’esthétique classique à la peinture des passions dans trois œuvres : Andromaque, Britannicus et Phèdre, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008 ; Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 2014, p. 22-24. 25 Chez Corneille, la raison souveraine n’obéit qu’à la raison. Une fois que les héros ont reconnu, en pleine liberté, quelle est la voie indiquée par la raison, ils la suivent d’une façon inexorable, sans jamais se repentir de ce qu’ils ont fait (« je le ferais encore, si j’avais à le faire » disent Rodrigue et Polyeucte), car ils possèdent une volonté de fer qui se traduit dans leurs actions. L’aveu de la princesse de Clèves 109 Épouse vertueuse qui sans le vouloir commence à s’attacher au duc de Nemours, la princesse est un personnage cornélien puisqu’elle soumet ses sentiments à son devoir, mais elle est racinienne puisqu’elle est ravagée par une passion fatale et qu’elle oppose une vaine résistance à la progression de son ardente passion jusqu’à remporter une faible victoire définitive 26 . Tout en constatant le caractère extraordinaire de son aveu, le lecteur ne peut pas ignorer les failles que cette confession présente du point de vue du véritable héroïsme. Et ce qu’il ne faut pas perdre de vue c’est que la princesse décide d’avouer en raison du fait qu’étant convaincue que la passion, loin d’engendrer le bonheur, n’apporte jamais que l’inquiétude et d’horribles souffrances, elle renonce à M. de Nemours et elle n’aspire plus qu’au « repos » (qu’elle ne cessera d’invoquer dans son dernier entretien avec M. de Nemours), voire à ne pas souffrir ni de remords ni de jalousie. Cela étant, ses choix ne peuvent qu’être envisagés dans une optique égocentrique : plus que le respect pour son mari et pour le mariage, c’est le « repos » de son âme, en effet, qu’elle vise à atteindre et à sauvegarder. Par conséquent, vu que les raisons sous-tendues à sa conduite et donc à son aveu dépassent la logique de la vertu pure, Mme de Clèves échappe à l’héroïsme pur. Elle fait toutefois preuve d’exemplarité (et se démontre différente des autres courtisanes de son temps dont la vie sentimentale est régie par la dissimulation) parce qu’elle ne trahit pas la fidélité conjugale : valeur à laquelle elle tient énormément au point de renoncer à Nemours de crainte de subir un jour l’infidélité de celui-ci. Passage sans nul doute le plus célèbre du roman et épisode littéraire parmi ceux qui ont le plus frappé les contemporains et qui ont le plus suscité de commentaires et de discussions (cf. à ce propos l’enquête lancée par le Mercure galant qui s’est poursuivie tout au long de l’année 1678 27 ), la 26 Chez Racine, la raison ni la volonté ne peuvent rien contre l’amour. Il éclate comme un coup de foudre et se traduit par un désordre psychologique. Il s’agit d’une passion envahissante contre laquelle tout combat est inutile. 27 En 1678, Jean Donneau de Visé, fondateur et directeur du Mercure galant, ouvrit une enquête, auprès de ses lecteurs, sur l’aveu de Mme de Clèves à son époux. Cette enquête eut un succès considérable. Les ‘honnêtes gens’ partagèrent l’avis de Roger de Bussy-Rabutin : « L’aveu de Mme de Clèves à son mari est extravagant, et ne se peut dire que dans une histoire véritable ; mais quand on en fait une à plaisir, il est ridicule de donner à son héroïne un sentiment si extraordinaire » ; à quoi Bernard Le Bovier de Fontenelle répondit : « Qu’on raisonne tant qu’on voudra là-dessus, je trouve le trait admirable et très bien préparé [...]. Je ne vois rien à cela que de beau et d’héroïque ». Cf. Mercure galant, 1678, Extraordinaire d’avril, p. 298-300 (« question galante » relative à la scène de l’aveu) ; Ordinaire de mai, p. 56-64, lettre d’un « géomètre de Guyenne » [Fontenelle]) ; Extraordinaire de juillet, p. 24, 38, 150, 170, 208, 224, 305, 320, 332, 378, 398 (réponses à la Marcella Leopizzi 110 scène de l’aveu était en vogue dans la casuistique amoureuse des salons du XVII e siècle et son large écho 28 a attiré et attire l’attention et l’intérêt des lecteurs depuis quatre siècles. En peignant des âmes à la sensibilité délicate qui agissent dans le respect du code de la courtoisie, Mme de La Fayette décrit, au travers des trois personnages constituant le nœud amoureux (Mme de Clèves, M. de Clèves, le duc de Nemours) trois facettes différentes de l’âme humaine : voire trois contingences caractérisant, au moins pour part en l’espace d’une vie, toute âme 1) qui est déchirée entre devoir et vouloir, entre raison et plaisir, entre repos et aventure [Mme de Clèves], 2) qui souffre à cause d’un sentiment non partagé et qui est tourmentée par la jalousie et par le doute [M. de Clèves], 3) qui n’arrive pas à réaliser ses désirs et à atteindre le bonheur et qui espère en vain [le duc de Nemours]. Le coup de foudre entre Mme de Clèves et le duc de Nemours enclenche ce triangle dont Mme de Clèves est en même temps victime et responsable ; le duc de Nemours cause donc, de par son existence et sa galanterie, la naissance et la survivance de ce triangle ; et, pour des raisons évidentes, en exerçant tacitement, même après sa mort, un sentiment de culpabilité chez sa femme, M. de Clèves pérennise la subsistance de ce triangle. Or, le drame qui se joue à l’intérieur de ce cercle de l’amour impossible ainsi que dans le cœur de l’héroïne touche directement tout lecteur en parfait accord avec les intentions de Mme de La Fayette dont la règle principale est de plaire et toucher. Page après page, en s’intériorisant de plus en plus dans l’âme des personnages, le discours romanesque aboutit à une dimension universelle (car il peint la nature humaine) et, de ce fait, il établit une connivence toujours plus étroite et intime avec le lecteur. Mme de La Fayette dote en effet Mme de Clèves d’un caractère empreint d’une vérité humaine : elle peint les angoisses et les remords d’une conscience troublée face à un dilemme inconciliable. Elle examine les tour- « question galante ») ; Ordinaire d’octobre (réponses à la « question galante ») ; Extraordinaire d’octobre (réponses à la « question galante »). Pour plus d’approfondissements voir : Manon Guesdon, Dire ou ne pas dire. L’aveu de la Princesse de Clèves, http: / / www.viabooks.fr/ article/ la-princesse-de-cleves-avouer-ou-se-tairetelle-est-la-question-42280. 28 À l’instar de Roger de Bussy-Rabutin, de nombreux lecteurs ont souvent jugé l’aveu « extravagant » ou, à tout le moins, « invraisemblable ». Cf. par exemple Mme de Sévigné qui, en répondant à Bussy-Rabutin, soutient qu’elle porte le même jugement que lui sur La Princesse de Clèves, et cf. aussi Stendhal lequel écrira dans De l’Amour (chapitre XXIX) : « La princesse de Clèves devait ne rien dire à son mari et se donner à M. de Nemours ». Pour plus d’approfondissements voir : René Pommier, Études sur La Princesse de Clèves, op. cit. ; Jean Rousset, Forme et Signification, Paris, Jean Corti, 1962, p. 17-44. L’aveu de la princesse de Clèves 111 ments de l’amour et la difficulté de lutter contre la passion, et elle réfléchit sur le bonheur et surtout sur le malheur d’aimer. De même que dans les destinées amoureuses définies par la Carte de Tendre de Mlle de Scudéry, l’amour s’y présente, d’ailleurs, comme un long voyage dans une contrée dangereuse où la prudence est de mise 29 . De ce fait, par le caractère de l’observation psychologique, ce roman s’apparente aux pièces de Racine ; mais par l’atmosphère morale et par la tenue souffrante contenue, il fait plutôt songer au théâtre de Corneille. Dans le respect de la devise plaire et instruire, cet ouvrage distingue le bien du mal, et, en exaltant le credo de la tranquillité d’une âme apaisée, il éloigne des dangers auxquels l’aventure pourrait conduire. Roman classique du point de vue du respect de la brièveté de temps (une année), de l’unité d’action (récit bref centré autour d’une seule action) et de la vraisemblance historique et psychologique, cette œuvre présente également des traces de préciosités : certaines descriptions étant superlatives, d’autres peu vraisemblables. Considéré comme l’un des premiers romans modernes, cet ouvrage rompt avec la tradition romanesque du XVII e siècle (cf. les romans-fleuves précieux invraisemblables : L’Astrée d’Honoré d’Hurfé 5399 pages, Le Grand Cyrus de Mlle de Scudéry 13095 pages) et place l’analyse psychologique des personnages au premier plan : plutôt que l’action c’est l’introspection qui est le moteur d’intérêt et de développement de l’histoire. Ainsi, interprète de la faiblesse humaine, du désir amoureux et des scrupules de l’adultère, ce roman décrit-il les diverses couleurs de l’amour et stimule le lecteur à prendre conscience de sa propre identité intérieure. 29 Tina Malet, La princesse des Clèves une héroïne silencieuse, http: / / www.etudeslitteraires.com/ la-princesse-de-cleves.php