eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

Les fêtes de Cour: lieux de culte royal et de culture

2017
Sophie Raynard
PFSCL XLIV, 86 (2017) Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture S OPHIE R AYNARD (S TONY B ROOK U NIVERSITY , N EW Y ORK ) Dans un article précédent 1 , nous avions rapproché les para-textes des contes de fées de la période à d’autres « petits » textes appartenant au genre de la Promenade, c’est-à-dire faisant partie de cette petite catégorie littéraire très circonstanciée que l’on peut appeler littérature de l’enchantement pendant la période louis-quatorzienne. Nous avions évoqu notamment La Promenade de Versailles 2 de Mlle de Scudéry et Les Amours de Psyché et de Cupidon 3 de La Fontaine, tous deux faisant l’apologie de Versailles en parallèle avec Saint-Cloud, le récit-cadre des contes de fées de Mme d’Aulnoy, pour montrer comment le domaine royal de Saint-Cloud avait pu servir lui aussi, à plus petite chelle, de théâtre au merveilleux litt raire. Ici, l’intention est de se pencher plus particulièrement sur le rôle des fêtes royales pour montrer combien la symbolique du lieu, renforc e par la c l bration d’une occasion historique sp ciale, a pu faire de Versailles le lieu de culture et de culte royal par excellence pendant le règne de Louis XIV. Pour ce faire, nous avons choisi de prendre l’exemple des deux plus grandes fêtes organisées par Louis XIV à Versailles, successivement en 1664 et en 1668, pour montrer comment ces initiatives et leurs avatars littéraires - livret, relations officielles ou fictives - ont largement contribué à la construction et à la diffusion d’une idéologie politique autour de la figure encensée du Roi Soleil. Ces deux fameux exemples de fêtes royales 1 Sophie Raynard, « De la Promenade au conte de fées ou la ‘petite littérature de l’enchantement’ », in De la conversation au conservatoire. Scénographies des genres mineurs (1680-1780), éds. Aurélie Zygel-Basso et Kim Gladu, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Symposiums de la République des Lettres », 2012. 2 Madeleine de Scudéry, La Promenade de Versailles [1669], d. M.-G. Lallemand, Paris, Honor Champion, 2002. 3 Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon [1669], in Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1958. Sophie Raynard 86 illustrent en effet particulièrement bien comment le phénomène des fêtes de Cour de la période en général a participé à la création d’un ordre nouveau sur le plan esthétique et id ologique propre à servir le politique, en l’occurrence l’absolutisme. Dans La France galante 4 , Alain Viala déclare que la fête des Plaisirs de l’île enchantée, de l’ann 1664 porte officiellement la galanterie dans les sphères les plus lev es de l’Etat, « l’affichant même comme entreprise nationale, d’où son retentissement sans équivalent » (Viala 85). Certes le modèle de la fête avec plusieurs divertissements, dont une pièce de théâtre, existait déjà, puisque Fouquet l’avait inauguré à Vaux-le-Vicomte, mais selon Viala c’est la fête de 1664 à Versailles qui fait v ritablement de l’esthétique galante l’esthétique royale. Deux num ros de La Gazette (10 et 21 mai de la même ann e) relatent l’ v nement dans cette optique-là. D’autre part, deux descriptions officielles de cette fête paraissent aussi : d’abord le Livret, qui tait distribu aux invit s sur place, et qui sera publi ensuite par Ballard 5 , et la relation de Marigny 6 , en plus de l’iconographie nombreuse d’Israël Sylvestre 7 qui repr sente toutes les journ es des festivit s. Autre somptueuse fête donnée à Versailles, celle du 18 juillet 1668, cette fois pour célébrer les r centes victoires du roi comme la guerre de Dévolution ou la conquête des Flandres et de la Franche-Comté, couronnée par la signature du Traité d’Aix la Chapelle le 2 mai 1668. Ce Grand Divertissement Royal, comme il est appel , est fondé sur le même modèle que celui de 1664, c’est-à-dire comprend un programme complet de r jouissances, bien qu’il ne s’étale que sur une journ e. Cette fête, elle aussi, a donné matière à une relation par Félibien 8 accompagnée de gravures qui montrent tout autant que la scène de théâtre les regards des spectateurs admirant le monarque, d’où l’id e du double spectacle et par là la double efficacité du divertissement. De 1660 à 1670, à Versailles, mais aussi à Saint-Germain et à Chambord, les fêtes galantes se succèdent avec pour l ment commun l’alliage de la mondanité et de la culture, la culture tant en l’occurrence la mise en 4 Alain Viala, La France galante, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. 5 Les Plaisirs de l’île enchant e, Paris, Ballard, 1664, in Œuvres complètes de Molière, d. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1971, vol. 1. 6 Marigny, Relation des divertissements que le Roi a donn s aux Reines dans le parc de Versailles, in Œuvres de Molière, d. E. Despois, Paris, Hachette, 1873-1900, vol. 4. 7 Les plaisirs de l’Isle enchant e […] fait[s] par le roy à Versailles, le vii. May M.DC.LXIV. et continu[ s] plusieurs autres jours, Paris, Imprimerie nationale, 1673, Gravures d’Israël Sylvestre. 8 André Félibien, Relation de la feste de Versailles du 18 e juillet 1668, Paris, P. Le Petit, 1668. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 87 spectacle des arts et des lettres pour le plaisir de tous. Ainsi, sous Louis XIV, la fête royale devient un genre à part entière avec pour caract ristique vidente selon Viala « la saturation des plaisirs », tous les arts tant mis à contribution « pour parfaire l’‘enchantement’ » (Viala 91) comme l’annonce le titre-programme de 1664. Cette saturation a même t redoublée par les jeux de mises en abyme, comme dans La Princesse d’Élide et Le Bourgeois gentilhomme, deux pièces qui mettent en scène des fêtes galantes dans le but de séduire une femme, or l’on sait que cette fête organis e par Louis XIV officieusement en l’honneur de sa maîtresse Mlle de Lavallière et officiellement en l’honneur de la reine Mère et de la jeune reine, c’est-à-dire dans les deux cas pour honorer des femmes. Viala souligne aussi l’importance des textes qui décrivent ces fêtes, du Livret à la Relation, en ce qu’ils contribuèrent, en plus des six-cents personnes qui assistèrent à la fête, à sa diffusion « en une sorte de tableau textuel » à travers tout le pays (Viala 88). Pour lui, le caractère politique de cette fête est vident et il l’apparente à celui de la fête dans la Rome antique où les jeux marquaient la transition entre le retour des campagnes militaires et la reprise des affaires intérieures. La fête serait le temps du loisir, une pause divertissante certes, mais aussi l’occasion de comm morer son chef. N’oublions pas en effet qu’à l’occasion de ces fêtes, si le roi donnait spectacle, il se donnait lui aussi en spectacle en dansant ou en d filant avec ses hommes devant la Cour. Si bien que faire de la politique à cette poque-là, revient pour Viala à être galant, la galanterie tant même devenue pour lui un signe de patriotisme. Du reste, si son ouvrage est entièrement consacr à la galanterie, c’est pr cis ment à l’occasion de sa r flexion sur les fêtes galantes que Viala en profite précisément pour d finir le concept comme « un phénomène artistique d’ensemble, avec une mobilisation de tous les arts, musique, danse et arts d’ornement » (109). Il est vrai que la fête royale en la meilleure manifestation, puisqu’elle combine simultan ment toutes ces r jouissances. Et dans cette esthétique commune, il faut souligner le rôle pr pond rant du littéraire en ce qu’il aurait servi de modèle - la fête empruntant largement à la fiction littéraire comme nous le verrons par la suite -, aussi est-il important d’attester la participation du littéraire à l’acte politique. Sophie Raynard 88 La po tique et la politique de la fête Par ailleurs Marc Fumaroli 9 a tudi la po tique politisante de La Fontaine dans son œuvre galante. Il a soulign par exemple que, si c’est à Vaux que La Fontaine a commencé les Amours de Psyché, c’est pourtant à Versailles qu’il les a achevées, en raison de l’arrestation de Fouquet entre-temps. Aussi, c’est un peu par accident que Versailles serait devenu selon lui le théâtre de cette fable antique, par simple transposition du lieu. Semblablement, Le Songe de Vaux, commandé par Fouquet, avait été interrompu pour les mêmes raisons. Aussi, « en filigrane de Psyché, il faut deviner Le Songe évanoui de Vaux transporté maintenant chez le roi » (Fumaroli 34). Nous pourrions pousser l’analogie plus loin encore en disant qu’en raison des bouleversements politiques que La Fontaine avait subis directement (puisque Fouquet tait son m cène), Le Songe de Vaux est en quelque sorte devenu « Le Songe de Versailles » avec la production des Amours de Psych et de Cupidon. En tous cas, qu’il s’agisse de Vaux ou de Versailles, dans ces deux pièces de sagesse et de poétique épicuriennes, il s’agit essentiellement de louer les merveilles d’un lieu enchanté, et surtout par ricochet de louer celui qui est à l’origine de cet enchantement esth tique (en l’occurrence Fouquet, puis Louis XIV qui a pris le relai en matière de m c nat). C’est donc la fonction du lieu, plutôt que le lieu en soi qu’il faut envisager. Comme la plupart des historiens ou des critiques, Fumaroli conçoit « Les Plaisirs de l’île enchantée » comme le théâtre de la revanche du roi sur les fêtes de Vaux (34) et donc souligne l’aspect politique des textes dédicatoires de La Fontaine. Il explique par exemple que le transfert de dédicataires (de Fouquet à Louis XIV), loin de montrer la nature contradictoire du poète qui par ailleurs avait toujours manifesté sa loyauté envers Fouquet, s’explique par l’attachement de La Fontaine à l’orientation politique du surintendant plutôt qu’à sa simple personne : à savoir « un programme de paix à l’extérieur et à l’intérieur, une civilisation contemplative, alimentée par un généreux mécénat des arts, du luxe et de la fête » (Fumaroli 34). Or, après Fouquet, « les chances de cette politique reposaient tout entières dans la personne du jeune Louis XIV » (Fumaroli 35). Et effectivement, Louis XIV a pris le relai de Fouquet en matière d’esth tique galante puisqu’il a employ les mêmes artistes que lui : Le Nôtre pour les jardins, Le Brun pour les peintures, Girardon pour les sculptures, Vigarani pour les décors de théâtre et machines et Molière pour les pièces elles-mêmes. La seule différence, c’est que Louis XIV a fait en sorte de surpasser Fouquet en tout, bien que ce 9 Marc Fumaroli, « De Vaux à Versailles : politique de la po sie », Litt ratures classiques 29 (1997) : 31-45. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 89 dernier lui ait indéniablement servi de modèle. Et c’est cet espoir de transfert de Fouquet à Louis XIV qui aurait précisément inspiré selon Fumaroli Les Amours de Psyché et de Cupidon, un Versailles servant de décor aux plaisirs et aux divertissements du roi, une sorte de Vaux-le-Vicomte à l’échelle royale, « où le roi est le maître au lieu de se sentir l’hôte passif d’un ministre ambitieux » (Fumaroli 35). Cette pièce de La Fontaine serait ainsi pour lui une « réadaptation du message d’Adonis et du Songe à l’usage du Roi-Soleil », mais qui n’aurait pas fonctionné comme prévu car, c’est un an avant, avec les Fables (1668) que La Fontaine véritablement parvenu à rayonner. Aussi sommes-nous en mesure de nous demander si cette litt rature d’ loge a finalement servi La Fontaine comme il l’aurait voulu auprès de son nouveau protecteur Louis XIV. D’autre part, la démarche de Mlle de Scudéry est similaire à celle de La Fontaine sur ce point : éperdument reconnaissante envers le roi d’avoir gracié son grand ami Pellisson, elle lui a marqué sa gratitude en lui d diant la même ann e que La Fontaine sa Promenade de Versailles. Dans ce texte, très largement descriptif, Mlle de Scudéry a d velopp l’idée que la belle architecture est l’héritage que les grands Princes lèguent à leurs peuples, que les beaux bâtiments font la gloire de ceux qui les ont fait construire, et qu’ils sont d’autant plus mémorables qu’ils sont les lieux de l’Histoire. Ainsi, le château de Versailles a servi de contexte aux grandes décisions politiques et à ce titre seul m rite d’être admir . Rappelons que Mlle de Scudéry avait participé en personne au Grand Divertissement Royal de 1668, et tout comme Les Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine, sa Promenade est étroitement liée à cet événement par un jeu de mise en abîme. Au cours de la promenade qu’elle décrit, en effet, les protagonistes trouvent un billet égaré qui se trouve être précisément une description de cette même fête, qui vient dès lors s’ajouter aux deux relations officielles : celle de Montigny, aumônier de la reine, et celle de Félibien, historiographe des bâtiments du roi. Parmi tous ces textes relatifs à la fête versaillaise de 1668, Claire Cazanave 10 accorde sa préférence à la relation officieuse de Scudéry, pour sa « valeur ajoutée », c’est-àdire son inscription dans le cadre de la promenade à Versailles, qui contribuerait à mieux faire resurgir la mémoire de l’événement en lui donnant un « effet de présence » (470). D’autre part, construire la fiction de Versailles, c’est aussi selon Gérard Sabatier 11 se mettre au service d’un dispositif politique. Celui-ci insiste notamment sur le nombre impr de 10 Claire Cazanave, Le dialogue à l'âge classique : étude de la littérature dialogique en France au 17 e siècle, Paris, Honoré Champion, 2007. 11 G rard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999. Sophie Raynard 90 poésies consacrées à l’éloge et à la description du domaine ainsi que sur toute l’iconographie des fêtes à Versailles de l’ poque. Et effectivement, chez Scudéry comme chez La Fontaine, il ne s’agit pas de reproduire une réalité à but informatif, mais de produire une imagerie fantasmatique dans un but politique. Sabatier parle notamment pour ces représentations idéalisées de « mise en condition » (449). L’esth tique du lieu comme enjeu id ologique Claire Goldstein 12 a cherch quant à elle, à montrer que l’esth tique du lieu possède aussi un enjeu id ologique, et c’est en l’occurrence ce qui contrasterait les jardins de Vaux et de Versailles. Goldstein nous offre en effet une étude très intéressante des lieux et de leur signification pour expliquer l’évolution vers un ordre idéologique et politique nouveau d’après les analyses que les sp cialistes des jardins ont faites des deux endroits. Les connexions sont nombreuses en effet entre Vaux et Versailles : mêmes artistes, même type de fêtes. Goldstein choisit même le motif de la transplantation des orangers de Vaux à Versailles comme symbole de ce transfert évident. Sur le plan littéraire, nous l’avons vu, les œuvres galantes de La Fontaine, Adonis, Le Songe de Vaux et Les Amours de Psych et de Cupidon 13 , sont tous une célébration de la belle architecture et de l’art des jardins, tous calqués sur Le Songe de Poliphile de l’Italien Francesco Colonna (1499), que tout le monde à l’époque, d’après Félibien 14 , avait lu en traduction. Ces trois textes de La Fontaine ont aussi tous comme fil directeur l’ancien surintendant des finances Fouquet, comme Fumaroli l’avait déjà souligné. Mais, dans ce processus de transfert, il y a quand même selon Goldstein une transformation pour s’adapter aux ambitions plus autoritaires du roi. Par exemple, la relation de patronage mutuel qui existait entre La Fontaine et Fouquet à Vaux n’est pas reproduite avec le roi, qui délègue à Colbert, et Colbert à la Petite Académie l’exécution des projets de constructions et d’embellissements. Cette stratégie de stricte hiérarchie impos e par la politique de Louis XIV se retrouverait même au niveau de la méthode 12 Claire Goldstein. « Two Poems, Two Gardens, Two Masters of the Grand Siècle », Word & Image 14: 3 (1998) : 306-15. 13 Jean de La Fontaine, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1958. 14 Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile [1499] traduit en français par Jean Martin (Paris, Kerver, 1546), d. Gilles Polizzi, Paris, Imprimerie Nationale, 1994. C’est dans sa pr face du texte que Polizzi rapporte cette remarque de F libien sur la diffusion universelle du Songe de Colonna. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 91 narratologique et du changement qui s’opère entre Le Songe de Vaux, qui présente le jardin à l’intérieur du rêve d’Acante et Les Amours de Psych et de Cupidon qui les présentent à travers les yeux de la petite académie que sont les quatre amis qui viennent admirer les jardins de Versailles en tant que simples spectateurs de la performance royale. De même encore, Goldstein voit en Vaux et Versailles deux produits artistiques différents, et elle s’appuie pour cela sur les études faites par les spécialistes des jardins. Alors que le plan de Versailles est organisé autour d’un axe central d’où toutes les allées radient pour rejoindre symboliquement tous les coins du royaume, le jardin de Vaux apparaît beaucoup plus intime et à taille humaine. Par contraste, le visiteur de Versailles est souvent désorienté, ainsi le château de Versailles est décrit dans Les Amours de Psyché comme indéchiffrable pour le promeneur sans guide : « Faute de brahmane, nos quatre amis n’y comprirent rien » dit le narrateur. Sur l’importance de la fête dans le politique Mais si la fête royale pr sente un caractère politique, le politique quant à lui a besoin de la fête pour mieux s’exercer. Marie-Claude Canova est sans doute celle qui a soulign avec le plus d’insistance l’agenda politique de la fête louis-quatorzienne, notamment dans son article « Espace et pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) 15 ». Canova d finit en effet cette fête comme le lieu à la fois d’énonciation et de réalisation de la vision politique de Louis XIV, « qui faisait de la maîtrise de l’art et de la nature, comme du contrôle du divertissement et des plaisirs, la condition de l’avènement d’un ordre nouveau (122) ». Canova décrit le divertissement royal comme nécessaire à l’entretien d’une santé dont dépend le bonheur du royaume, et donc se divertir est pour le roi une autre manière de servir l’Etat (Canova 126). C’est pr cis ment ce que Colbert n’aurait pas compris quand il blâmait le goût excessif qu’entretenait le jeune roi pour le faste et auquel Fouquet n’avait que trop succombé avant lui. Canova va même jusqu’à se demander si le projet dramaturgique de la fête royale n’est pas simplement une des façons pour Louis XIV de transposer virtuellement sa politique en faisant imposer à l’art et à la nature, par l’entremise de son machiniste, un ordre humain conforme à ses principes absolutistes de gouvernement (127). 15 Marie-Claude Canova-Green, « Espace et pouvoir dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) », Seventeenth-Century French Studies 23 (2001) : 121-38. Sophie Raynard 92 Le rôle politique du litt raire dans la fête Dans son article « Du roi joueur au roi jou : les Plaisirs de l’île enchant e de 1664 16 », Jean-Pierre Van Elslande d nonce quant à lui « le double-jeu du littéraire » dans le fonctionnement de cette c l bration (28). Selon lui, cette fête peut se lire « comme une tentative de pervertir le littéraire en l’insérant dans un jeu de pouvoir » (28) avec notamment l’adaptation du texte épique de l’Arioste aux exigences royales. Il avance que, dans ce contexte d’absolutisme politique, cet épisode du Roland furieux représentait en effet une menace contre l’ordre, qu’il fallait donc étouffer. Et de fait, le Duc de Saint-Aignan, en sa qualit d’organisateur des festivit s, revoit volontairement le passage afin que le héros Roger ressemble davantage à l’image que le roi veut donner de lui-même : ce n’est d sormais plus un héros passif, dont la volonté s’efface devant celle des astres ; il ne montre plus cet aveuglement amoureux pour l’enchanteresse dont il est le prisonnier, car l’aveuglement serait incompatible avec l’éthique de la liberté aristocratique. Le scénario même de l’histoire se trouve alors changé. Roger n’est plus seul, mais se trouve désormais entouré de chevaliers valeureux, une façon de remédier à son aveuglement. Ensuite, dès la fin de la première journée, le roi ne peut plus continuer à être Roger. Il doit représenter la destruction de toute puissance surnaturelle autre que celle qui procède de son autorité de droit divin. Et c’est ce qui se passe avec l’engloutissement de l’île d’Alcine. Ainsi cette mise en scène de la libération de Roger figurerait, selon Van Elslande, « la liberté absolue du souverain en matière ludique ; le roi joue quand bon lui semble. » (32-33) Le roi aurait ainsi paradoxalement mis un terme à la dimension ludique des festivités en détournant l’œuvre de l’Arioste et en proposant, à la fin, la comédie de Tartuffe, comme une façon d’affirmer que « le jeu véritable doit amuser sans abuser » (Van Elslande 41). En tous cas, c’est ainsi que peut être interprété le contraste de ton qui existe entre le début très ludique des festivit s et leur fin plus satirique. Dans son article « Le Tartuffe et Les Plaisirs de l’Ile Enchant e : Satire or Flattery 17 ? » Kathleen Wine souligne justement le contraste frappant entre l’histoire de cet imposteur vêtu de noir et cette fête somptueuse de 1664. Tartuffe se démarque en effet des autres pièces offertes par Molière durant ces festivit s : la com die galante de La Princesse d’Elide, qui avait été 16 Jean-Pierre Van Elslande, « Du roi joueur au roi jou : les Plaisirs de l’île enchant e de 1664 », in Désordres du jeu : Poétiques ludiques, éds. J. Berchtold, Ch. Lucken, S. Schoettke, Genève, Droz, 1994, p. 21-41. 17 Kathleen Wine, « Le Tartuffe et Les Plaisirs de l’Ile Enchant e Satire or Flattery ? », in Theatrum Mundi, ds. Cl. Carlin et K. Wine, Charlottesville, Rookwood, 2003, p. 139-46. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 93 commandée à Molière pour l’occasion, la com die des Fâcheux, qui avait déjà été jouée pour Fouquet à Vaux et qui est à nouveau reprise, de même que celle du Mariage forcé qui avait t cr e à l’occasion d’un ballet au Louvre. Wine se demande alors pourquoi, au milieu de tous ces divertissements si plaisants et en parfaite harmonie les uns avec les autres, Molière a choisi d’introduire cette satire amère, qui du reste fut moyennement reçue par le public de la fête et dont la Gazette ne mentionne rien du tout dans sa relation, pourtant longue et d taill e. Serait-ce une fausse note de la part de Molière ? Evidemment que non. Pour Wine, il s’agit bien sûr d’un choix délibéré quoique très audacieux. Molière aurait dénoncé à travers le Tartuffe le clan des dévots, à commencer par la reine Mère, pourtant l’invitée de marque à la fête avec sa belle-fille la jeune reine, celles à qui on doit officiellement les honneurs de la fête, en la caricaturant pour produire un effet comique. Molière fit sans doute cela en signe de connivence avec le jeune monarque qui voulait à l’occasion de ces fêtes célébrer officieusement son amour pour sa maîtresse Louise de Lavallière que l’étiquette cantonnait à sa place de subordonnée. Du moins, comme le remarque Wine, la flatterie royale tait une tentation s duisante pour Molière. Mais, en fin de compte, l’erreur amoureuse de Roger dans les amours d’Alcine est punie par la destruction de l’île enchantée. Wine définit alors la reprise de l’épisode du Roland Furieux comme un simple entr’acte carnavalesque et rappelle que les divertissements de ces fêtes se concluent en bonne et due forme par un drame chrétien. L’ordre est donc heureusement r tabli sans qu’on ait pu par ailleurs gâcher une fête si joyeuse. L’ quilibre tait p rilleux, mais semble-til obtenu. Comment la fête royale peut concilier amour galant et absolutisme Dans un autre article qui se penche à nouveau sur cette fête, « Honored Guests : Wife and Mistress in « Les Plaisirs de l’île enchant e 18 », Kathleen Wine analyse sous un autre angle la reprise de l’épisode du Roland furieux de l’Arioste, celui de l’amour galant face à l’id ologie royale absolutiste. Bien que dans l’épisode original Alcine ait capturé Roger, le Livret de la fête décrit, quant à lui, la tentative de Roger de séduire l’enchanteresse. Selon Wine, Les Plaisirs de l’île enchantée proclament moins les charmes de Louise [de Lavallière] que ceux de Louis. Elle s’efforce en effet de montrer que maîtresse et épouse sont de fait essentiellement des spectatrices ou des 18 Kathleen Wine, « Honored Guests : Wife and Mistress in ‘Les Plaisirs de l’île enchant e’ », Dalhousie French Studies 56 (2001) : 78-90. Sophie Raynard 94 invitées plutôt que les v ritables objets du spectacle comme elles taient officiellement cens es l’être (Wine 83). Marine Roussillon, elle aussi, s’est pench sur la reprise de cet pisode litt raire dans cette fête de 1664. Dans son article « Amour chevaleresque, amour galant et discours politiques de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) 19 », elle a r fl chi sur ce texte qui sert de r cit-cadre à la fête et a relev notamment le passage où Alcine offre une fête à Roger et aux chevaliers, pour montrer qu’il fonctionne comme une parfaite mise en abîme de la fête que Louis offre à sa Cour avec l’hôtesse essayant de captiver tout entière l’attention de ses prisonniers par une succession de plaisirs. Or, Roussillon voit dans cette fête un paradoxe : l’île enchantée est d crite par ailleurs comme un lieu de péchés, de « douces erreurs » (comme du reste Bossuet ou la Reine mère par exemple qualifiaient les liaisons de Louis XIV avec ses maîtresses), alors comment concilier cette condamnation des plaisirs d’Alcine d’une part et l’affirmation r it r e du plaisir pour le roi et ses courtisans dans le récit des fêtes ? Roussillon voit dans la destruction de l’île d’Alcine comme l ment du spectacle la condamnation in extremis du vice et du libertinage (69). Et le mariage du roi est par ailleurs figuré comme la source de la paix, « ce qu’il est en pratique, en sa qualité de garantie du traité qui mit fin à la guerre de Trente ans » (Roussillon 71) 20 . D’autre part, Louis XIV se distingue aussi d’Alcine au niveau de la légitimité de sa domination. Alors qu’Alcine profite égoïstement de la soumission de ses chevaliers, faisant ici figure de tyran, qu’il est juste de renverser, Louis XIV au contraire fonde sa souveraineté « sur un désir de plaire réciproque, ce qui la rend légitime et juste » (Roussillon 73). Roussillon justifie alors l’intérêt pour les récits chevaleresques dans le cadre des fêtes par le fait que le personnage du chevalier galant représente une figure de la soumission de la noblesse. Dans son interprétation des fêtes des Plaisirs de l’île enchantée, elle parle alors de la mise en place d’un ordre nouveau, qui passe par la construction d’une idéologie intégrant valeurs 19 Marine Roussillon, « Amour chevaleresque, amour galant et discours politiques de l’amour dans Les Plaisirs de l’île enchant e (1664) », Littératures Classiques 69 (2009) : 65-78. 20 Sur les discours qui entourent le mariage de Louis XIV et le rôle que joue la représentation de la reine dans la construction de l’image du roi, nous renvoyons notamment à l’ouvrage d’Abby Zanger, Scenes from the marriage of Louis XIV : Nuptial Fictions and the Making of Absolutist Power, Stanford, Stanford University Press, 1997, consacré tout entier à la signification politique du mariage de Louis XIV. Les fêtes de Cour : lieux de culte royal et de culture 95 nobiliaires et éthique galante. Ainsi les fêtes, et tous les textes autour, ont un rôle essentiel à jouer dans la diffusion de cette idéologie, et peut-être même dans la constitution de cette « hégémonie » (Roussillon 77). Conclusion La fête sous Louis XIV a donc t un habile moyen de conjuguer à la fois plaisir et ordre. Elle a su donner le ton et d finir les termes de la galanterie, mais aussi ses limites. On pourrait donc modifier l’expression de « parole sous-tutelle » que Claire Cazanave a utilisée à propos des textes de Scud ry et de La Fontaine sur Versailles en qualifiant la fête royale de « plaisir soustutelle », c’est-à-dire un plaisir savamment dos et adapt aux exigences royales.