eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

Relations d’Albi: le portrait d’une ville par Antoinette de Salvan de Saliès

2017
Jolene Vos-Camy
PFSCL XLIV, 86 (2017) Relations d’Albi : le portrait d’une ville par Antoinette de Salvan de Saliès J OLENE V OS -C AMY (C ALVIN C OLLEGE ) Sous la plume d’Antoinette de Salvan de Saliès, la ville d’Albi ressemble à un paradis provincial. Entre 1679 et 1704 Jean Donneau de Visé publie cinq fois dans le Mercure galant les relations de Saliès où elle évoque plusieurs évènements ecclésiastiques et politiques qui marquent la vie albigeoise. Sa contribution au journal parisien depuis sa province éloignée témoigne d’une volonté de participer aux conversations nationales tout en exprimant une identité régionale qui affirme sa particularité. Antoinette de Salvan de Saliès Née à Albi en 1639, Saliès passe sa vie dans le sud de la France, le plus souvent entre sa maison à Albi et sa maison de campagne à Saliès à quelques kilomètres d’Albi 1 . Mariée en 1661 à Antoine de Fontvieille, le nouveau viguier d’Albi 2 , elle sera veuve en 1672. Comme Saliès l’indique dans une lettre publiée dans le Mercure galant en 1681, cette situation lui permet d’écrire : J’ai été presque aussitôt veuve que mariée et j’ai souffert dans cette condition des traverses, des peines et des embarras incroyables. Il est vrai que j’ai pour mon soulagement la liberté et l’indépendance, dont les plaisirs 1 Pour une biographie plus détaillée de Saliès, voir la « Notice biographique » de Gérard Gouvernet (Saliès 11-31). 2 « Le viguier à Albi est un personnage important, un des premiers de la cité après l’évêque, puisqu’il exerce la magistrature suprême en représentant la justice du roi » (Grande, « Madame de Saliez » 48). Voir aussi les Études historiques et documents inédits sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaur de Clément Compayré, p. 12-17. Jolene Vos-Camy 72 sont si vantés et qui ne me servent que pour écrire autant qu’il me plaît en vers et en prose. (Saliès 206) Saliès fait publier en 1678 à Paris La comtesse d’Isembourg, une histoire vraie en forme de roman, où elle raconte les aventures d’une princesse allemande venue se réfugier à Albi dans les années 1630. En plus d’une correspondance volumineuse dont il ne reste malheureusement que quelques lettres 3 , elle publie en 1689 à Albi Les Réflexions chrétiennes, une œuvre dévote à l’intention d’autres femmes séculières. Cette même année elle sera admise avec Madeleine de Scudéry, Antoinette de Lugier de la Garde Deshoulières, Anne Lefèvre Dacier et Marie-Catherine Desjardins (de Villedieu) à l’Académie des Ricovrati de Padoue (Saliès 268). À Albi Saliès organise chez elle des rencontres qui rassemblent le beau monde de la région : « Mme de Saliez … fut donc l’animatrice reconnue d’un cercle féministe et savant, qui par ses caractéristiques (la sélection des membres, une organisation rigoureuse et explicite) dépasse le salon littéraire et s’approche de l’ambition d’une académie » (Grande, « Madame de Saliez » 56). Saliès mourra en 1730 à l’âge de quatre-vingt-onze ans, vraisemblablement sans avoir jamais mis le pied à Paris 4 . Le genre épistolaire comme cadre littéraire de la relation Nous savons que les auteurs de lettres du dix-septième siècle destinaient leurs nouvelles à un public plus large que le destinataire indiqué dans la lettre 5 . Si Saliès, dans la lettre de 1679, s’adresse à Mme de Mariotte de Toulouse, elle sait que Mme de Mariotte partagera sa lettre avec d’autres personnes. Dans une lettre de 1687, Saliès s’adresse à l’abbé de la Roque avec l’idée qu’il pourra utiliser son influence pour faire publier celle-ci dans le Mercure galant : « puisque vous avez eu la bonté de faire placer dans un des Mercures galants, la relation que je fis de l’entrée de M. de la Berchère, 3 Les lettres qui nous restent ont été publiées dans le Mercure galant ou dans La Nouvelle Pandore de Vertron. (Saliès 179) 4 Dans sa lettre de remerciement à l’Académie des Ricovrati de Padoue en 1689, elle parle du fait qu’elle n’a jamais visité Paris : « Née dans la Province et n’ayant point été à Paris corriger les défauts de mon langage, comme l’on allait autrefois corriger à Athènes ceux de la langue asiatique… » (Saliès 267-268). Il semblerait qu’elle n’ait pas fait de voyage à Paris après cette date non plus. 5 « With letters often composed by more than one hand and recipients reading aloud their content as fodder for discussion, they were public in the way that mass emails are today. Nevertheless, even seventeenth-century writers of letters created the impression that they were bestowing some individual attention on the recipient » (Perlmutter 225). Relations d’Albi : le portrait d’une ville 73 notre archevêque, je crois que vous ferez encore quelque cas d’un évènement plus singulier… » (Saliès 265). Selon Linda Timmermans, Saliès profite du statut ambigu de la lettre: Destinée à être lue par des centaines de lecteurs, une lettre publiée dans une revue mondaine, et adressée à des destinataires réels, ne perd pas pour autant son caractère d’échange mondain. Et c’est sans doute ce qui plaît à Mlle Lhéritier et à Mme de Saliez, qui entendent pratiquer la littérature en femmes du monde tout en recherchant la reconnaissance de leurs talents d’auteurs. (Timmermans 208) Saliès se prête volontiers à ce jeu. La façon dont elle s’adresse à Monsieur de Héricourt dans sa relation de 1704 montre que l’écrivaine fait honneur à son interlocuteur en le choisissant comme destinataire officiel de la lettre : N’auriez-vous pas raison, Monsieur, de vous plaindre de moi, si j’adressais à tout autre que vous le récit de ce qui s’est passé dans Albi à l’entrée de M. de Nesmond, notre archevêque ? vous êtes le meilleur de mes amis… Vous m’avez immortalisée dans votre Histoire Latine de Soissons, qu’on trouve écrite avec une pureté digne du siècle d’Auguste, et je veux vous témoigner ma reconnaissance en mêlant votre nom avec un nom qui doit durer autant que le monde. (Saliès 307) Il était possible d’envoyer des textes directement au Mercure galant 6 . Mais Saliès garde son identité de femme mondaine qui écrit à ses amis tout en souhaitant voir publier sa lettre dans le journal parisien. Les relations (de voyage) Parmi les lettres de Saliès publiées dans le Mercure galant, cinq présentent des relations de grands évènements dans la vie des Albigeois. En mars 1679, Jean Donneau de Visé publie la première où Saliès raconte l’entrée dans Albi du premier archevêque de cette ville, Monseigneur Hyacinthe Serroni 7 . En juin 1687 est publiée une deuxième lettre qui décrit 6 Selon les avis qui ouvrent les volumes du Mercure galant réimprimés à Toulouse, on pouvait envoyer des mémoires (articles) qu’on espérait faire publier: « Ceux qui voudront envoyer des mémoires pour insérer dans le Mercure sont priez de bien écrire lesdits mémoires et les noms des familles : on ne prend aucun argent pour les mémoires, et l’on employera tous les bons ouvrages à leur tour, pourvu qu’ils ne désobligent personne, et qu’il n’y ait rien de licencieux… » (cité dans Blanc- Rouquette La presse et l’information 120). 7 « Sur la demande de Louis XIV, le Pape Innocent XI érigea l’évêché d’Albi en archevêché par une Bulle du 3 octobre 1678. … Une autre Bulle du même jour Jolene Vos-Camy 74 l’arrivée du nouvel archevêque Monseigneur le Goux de la Berchère. Quelques mois plus tard, on trouve une autre lettre de Saliès où elle partage la joie du peuple qui a appris que leur archevêque n’allait pas les quitter pour Toulouse comme on le craignait. En octobre 1700, une quatrième relation décrit le transfert d’une relique de saint Clair à Albi 8 . Finalement, en mars 1704, une dernière relation décrit l’arrivée du troisième archevêque d’Albi, Monseigneur de Nesmond. Donneau de Visé appelle la lettre de Saliès dans le Mercure galant d’avril 1679 « une relation » (Saliès 187), comme Saliès elle-même. Saliès souligne l’importance de ce genre littéraire en se déclarant troublée par l’ambition du projet 9 . Elle commence sa lettre, adressée à Madame de Mariotte de Toulouse, ainsi : « Je me suis trouvée dans un fort grand embarras après avoir lu votre lettre. Eh ! de quoi avisez-vous, Madame, de me demander un tableau de ma façon qui vous représente l’entrée de monsieur notre archevêque dans cette ville ? » (Saliès 187). Saliès illustre ici une attitude littéraire répandue chez les femmes écrivaines du dix-septième siècle où elle dit écrire seulement pour obéir à une amie 10 . Mais c’est aussi une attitude typique chez les voyageurs qui écrivent la relation de leur voyage : « Le premier devoir du voyageur est donc de faire la preuve de sa bonne foi. S’il prend la plume, c’est en témoin sincère et non en auteur, parfois contre son gré et uniquement pour obéir au roi » (Chupeau 540). Saliès n’appelle pas ses relations des « relations de voyage » car elle ne voyage pas elle-même. Mais elle est consciente de faire voyager son public dans ses lettres car elle écrit pour un public qui pour la plupart ne connaît pas sa région, et pour qui la ville d’Albi reste mystérieuse. Ainsi, les relations de Saliès s’apparentent aux relations de voyage, le genre littéraire le plus à la mode dans la deuxième moitié du XVII e siècle, selon Jean Chapelain : Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans, qui sont tombés avec la Calprenède, les voyages sont venus en crédit et confirma la nomination faite par le Roi de France de Hyacinthe de Serroni, pour premier archevêque d’Albi » (Compayré 119). 8 Saint Clair aurait été le premier évêque d’Albi au 3 e siècle (Compayré 61). 9 Pour une discussion plus développée du genre de la « relation » au XVII e siècle voir, par exemple, « Les récits de voyages aux lisières du roman » de Jacques Chupeau et « The Relation de voyage : A Forgotten Genre of 17th-Century France » de Sara E. Melzer. 10 Nathalie Grande l’a démontré pour les romancières : « Les romancières prétendent volontiers n’avoir publié qu’à la demande d’une personne influente de leur entourage, à laquelle elles ne pouvaient refuser d’obéir et sur laquelle elles rejettent la responsabilité qu’elles refusent d’endosser » (Grande, Stratégies 296). Relations d’Albi : le portrait d’une ville 75 tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville, ce qui sans doute est d’un divertissement bien plus sage et plus utile que celui des agréables bagatelles qui ont enchanté tous les fainéants et toutes les fainéantes de deçà. (Cité dans Chupeau 539). Antoine Furetière définit les relations dans son Dictionnaire universel ainsi : Recit de quelque adventure, histoire, bataille. On m’a envoyé une fidelle relation de ce qui s’est fait en cette negociation, en ce combat ; la relation extraordinaire de la gazette contenant les ceremonies du couronnement de l’Empereur. (Furetière « Relation ») Il mentionne en suivant les relations de voyage et leur popularité : « RELATION, se dit plus particulierement des adventures des Voyageurs, des observations qu’ils font dans leurs voyages. Il y a un tres-grand nombre de livres de Relations » (Furetière « Relation »). Dans son explication du mot « voyage », Furetière parle de nouveau des relations de voyage et de leur utilité : « Il y a plus de 1300. Relations de voyages imprimées. Rien n’est plus instructif que la lecture des voyages » (Furetière « Voyage »). Pour Furetière, la « relation » se distingue du « récit » qui serait plutôt oral : « RECIT. Narration d’une adventure, d’une action qui s’est passée. … Les Voyageurs sont souvent importuns par les longs recits qu’il font de leurs voyages » (Furetière « Récit »). Selon Chupeau, il y a une génération nouvelle de voyageurs de la deuxième moitié du XVII e siècle qui sont plus attentifs aux particularités des pays et des peuples étrangers, plus exacts dans leurs observations et leurs descriptions, moins prompts à s’émerveiller des prodiges qu’à remplir au mieux leur rôle de témoins au service de la vérité et de la science. (Chupeau 537) Comme les voyageurs, malgré les protestations, Saliès est prête à faire sa contribution à la connaissance du monde en partageant son témoignage en forme de relation : quoique la grandeur du sujet m’étonne et que je sois persuadée que bien d’autres travailleront là-dessus mieux que moi, je prends le pinceau, ou pour parler plus clairement, je prends la plume, Madame, pour vous obéir, et je vais commencer dans les formes une grande relation, comme si elle devait passer à ceux qui viendront après nous et servir un jour à l’histoire de mon pays. (Saliès 188) Jolene Vos-Camy 76 Albi, une ville exceptionnelle Saliès sait que de façon générale la province a mauvaise réputation à Paris comme à la cour. Quand Furetière définit le mot « Province » comme « des pays esloignez de la Cour, ou de la ville capitale » (Furetière, « Province »), la première caractéristique qui distingue la Province est la distance qui l’isole de Versailles et de Paris. De plus, les illustrations du mot que Furetière donne ont souvent des connotations négatives : « C’est un homme de Province, qui n’a pas l’air du beau monde. Les Nobles de Province sont de petits tyrans ». Pour l’adjectif « Provincial », Furetière indique simplement que cet attribut « se dit souvent en mauvaise part. Un Provincial, c’est un homme qui n’a pas l’air & les manieres de vivre qu’on a à la Cour & dans la Capitale ». Dans le Mercure galant, il arrive que Donneau de Visé parle aussi de cette distance entre la province et la capitale comme un inconvénient : « Il me reste à vous parler de Toulouse et d’Agde. Si je m’en acquite un peu tard, ne l’imputez qu’à l’éloignement des lieux qui m’a empesché d’en estre informé plutost » (Donneau de Visé, mars 1679, 54). D’autres écrivains provinciaux dont les relations sont publiées dans le Mercure galant attestent d’un sentiment d’infériorité face à la capitale, comme par exemple, l’auteur anonyme de cette relation publiée en juin 1679 : Toutes ces choses se passèrent à la veuë d’une foule de Peuple inconcevable. … Ne croyez pas que j’exagere, quand je dis que la foule des Spéctateurs estoit inconcevable. La Ville de Marseille n’est pas à la verité si grande que Paris, mais le Peuple y est à proportion en aussi grand nombre, & vous seriez surpris de voir dans cette saison la quantité de monde qui se promene. » (Donneau de Visé, juin 1679, 292-293) Malgré la distance entre Albi et Paris, la région albigeoise a tous les avantages selon Saliès, et ses relations créent le portrait d’un pays particulièrement beau et agréable, un locus amoenus béni par Dieu, ce qui contredit les mauvais stéréotypes de la province 11 . Pour Saliès, les éléments qui rendent cette ville exceptionnelle sont son emplacement naturel, ses constructions, et son peuple : [Les habitants de la ville d’Albi] n’ont rien à souhaiter pour la situation de leur ville, pour la pureté de son air, pour la beauté de ses promenades et de ses édifices. La fameuse église de Sainte-Cécile est sans doute son plus 11 Les descriptions idylliques de Saliès trouvent leur équivalent dans certaines relations de voyages de cette période car Chupeau parle d’un « florilège des évocations édéniques » (Chupeau 542). Relations d’Albi : le portrait d’une ville 77 grand ornement ; sa structure, sa peinture, l’or et l’azur prodigués, la rendent une des merveilles du monde. (Saliès 285) Saliès souligne souvent dans ses descriptions la beauté naturelle de la vallée dans laquelle se trouve la ville d’Albi. Dans sa relation de 1679, elle décrit les premières impressions que le nouvel archevêque aurait eu en arrivant à Albi : Lorsqu’il découvrit la ville d’Albi, il s’arrêta pour considérer la situation. Je crois qu’il en fut satisfait. Notre ville est au milieu de la plus charmante vallée du monde, qui a assez d’étendue pour avoir tous les agréments de la plaine. Les collines qui l’environnent, chargées d’arbres et de vignes, ne font que borner agréablement la vue et semblent n’être placées que pour l’empêcher de s’égarer. (Saliès 189-190) Dans sa relation de 1700 on retrouve une description similaire de la vallée couverte de verdure (Saliès 284), et dans la relation de 1704 on voit aussi le Tarn : [M. de Nesmond] remarqua d’abord que notre ville bâtie sur un tertre est à moitié entourée par … la rivière du Tarn qui bat presque les hauts murs de son palais et lui sert d’ornement et de défense ; les bords de cette rivière sont ici fort élevés ; les arbres plantés au long du rivage qui montent jusqu’au bord de son lit, forment une forêt continuelle, et c’est l’objet du monde le plus charmant. (Saliès 311) La beauté naturelle du lieu est souvent liée à son utilité pour Saliès, comme on voit dans ces vers insérés dans la relation de 1700 où le portrait idyllique de la vallée est complété par la présence des vignerons et laboureurs heureux des fruits de leur travail : La plaine de Tempé, par tant d’auteurs vantée, Les eaux qui serpentaient dans ces aimables lieux, N’avaient rien de si beau, de si délicieux Que notre vallée enchantée. Le Tarn, mille ruisseaux, y coulent doucement, Et jamais leur débordement Dans les champs d’alentour ne cause de ravage. Le fleuve, les ruisseaux, contents de leur rivage Dont on admire la beauté, Y portent la fécondité. L’œil ne peut découvrir dans ce pays fertile Un arpent de terre inutile. Vignerons, laboureurs, tous sont récompensés Par des bonheurs présents de leurs travaux passés. (Saliès 284) Jolene Vos-Camy 78 Saliès ne limite pas son portrait élogieux du pays albigeois aux éléments naturels. Quand elle décrit la ville d’Albi elle parle souvent de la Lice, une terrasse construite à l’extérieur de la ville et bordée de grands arbres. La Lice n’a pas son équivalent ailleurs en France, car, à chaque fois qu’elle en parle, Saliès l’explique pour que son lecteur comprenne mieux cette particularité de la ville d’Albi. Par exemple, en 1679 Saliès écrit : Pour me comprendre, Madame, il faut vous figurer cette admirable terrasse dont je vous ai parlé quelquefois, que nous appelons la Lice, bordée de grands et vieux ormeaux qui entourent notre ville et d’où l’on voit le beau jeu de mail qui est au pied de nos murailles. (Saliès 190) Saliès fait une description plus longue de cette terrasse dans sa relation de 1700 (Saliès 289) comme dans celle de 1704, toujours avec ses grands arbres qui, même en hiver, ont beaucoup de charme : [le nouvel archevêque] continua sa marche par cette belle promenade que nous appelons la Lice, qui distingue si agréablement nos dehors de ceux de toutes les autres villes ; c’est une terrasse au-dessus d’un grand et profond jeu de mail qui sert de fossé à la ville ; elle est bordée de deux rangs d’arbres si beaux et si bien entretenus que, tout dépouillés qu’ils sont de verdure, ils sont agréables à voir. (Saliès 309) Alors que dans ses descriptions d’Albi Saliès se trouve obligée d’expliquer la Lice, elle n’en a pas besoin quand elle parle de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi. Par exemple, dans la relation de 1679, Saliès y désigne la cathédrale comme le joyau de la ville : Je peignis sans beaucoup de peine Mille beautés de notre plaine, Le Tarn et son superbe cours, D’Albi les remparts et les tours, Les clochers et l’auguste temple Dont la structure est sans exemple Et dont les ornements divers Trouvent peu de pareils dans tout cet univers. (Saliès 193) Pour Saliès, les Albigeois sont aussi essentiels à la description de la scène que la ville-même. Dans la relation de 1679 Saliès écrit que si l’archevêque « fut content de cet objet (la vue de la vallée), il le fut aussi de voir la campagne couverte de bourgeois à cheval » (Saliès 190). Un peu plus loin, elle décrit les artisans que l’archevêque a vus en faisant le tour de la ville. Sa façon de comparer les artisans à une « haie bien vivante » leur donne un aspect naturel et charmant : Relations d’Albi : le portrait d’une ville 79 L’on avait mis de chaque côté de la terrasse, près du tronc des arbres, une haie bien vivante, puisque nos artisans la formaient. Chacun d’eux avait rehaussé sa mine par des plumes, par des rubans et par des cravates de point. Ils savaient porter le mousquet et la pique de bonne grâce, et chaque métier s’y distinguait par son étendard qu’à l’envi l’un de l’autre, ils avaient fait fort riches et éclatants. (Saliès 190) Les descriptions de ce monde de bourgeois et d’artisans sont en contraste direct avec ce que Furetière en dit dans son Dictionnaire. Selon Furetière le terme « Bourgeois » « se dit quelquefois en mauvaise part par opposition à un homme de la Cour, pour signifier un homme peu galant, peu spirituel, qui vit et raisonne à la manière du bas peuple » (Furetière « Bourgeois »). Dans un commentaire suivant Furetière généralise le mauvais caractère moral des artisans : « Les ouvriers appellent aussi bourgeois, Celuy pour lequel ils travaillent. Il faut servir le bourgeois. Le Maçon, l’Artisan taschent toûjours à tromper le bourgeois » (Furetière « Bourgeois »). Les descriptions des bourgeois et artisans albigeois de Saliès démentent ces idées reçues de la capitale. Dans la relation de 1700, Saliès dit que « les habitants de la ville d’Albi ont naturellement de l’esprit et de la bonté, de la politesse et de la bonne foi dans le commerce » (Saliès 284). Plus loin dans cette relation elle vante la dévotion de ce peuple réuni pour voir la procession qui apporte la relique de Saint Clair dans leur ville : C’est là que l’on vit la chose du monde la plus singulière et la plus touchante car, sans parler d’un peuple infini qui bordait les deux côtés [de la Lice], tous ces arbres étaient chargés d’hommes jusqu’à leurs sommets. Chacun d’eux, sans craindre le péril où il s’exposait, paraissait dans quelque posture qui marquait la piété. (Saliès 289) La dignité du peuple d’Albi trouve ses origines, selon Saliès, dans les origines illustres de leur ville. Dans sa relation de 1700, Saliès parle de la tradition locale qui remonte au temps des Gaulois, admirés de Jules César : Nous prétendons, sur la foi de divers auteurs et par les traditions, que notre ville fut bâtie par Galatas le Jeune, roi des Gaules. Ses peuples et ceux d’alentour furent nommés Éolabiens et parurent si robustes à Jules César qu’il en prit un grand nombre dont il forma un corps qui le suivit en Italie. Si vous en doutez, Monsieur, lisez les Commentaires de César où vous nous trouverez sous le nom d’Helviens, que le temps forma de celui d’Éolabiens. (Saliès 283-284) Ensuite, Saliès compare Albi avec Rome pour souligner l’histoire à la fois difficile et honorable de cette ville : Notre ancienne ville, conquise par les Romains, fut ensuite désolée, brûlée par les Vandales, les Visigoths, les Sarrasins ; mais, aussi bien que Rome si Jolene Vos-Camy 80 souvent brûlée renaissant de ses cendres, elle est aujourd’hui une des plus agréables villes du Languedoc. (Saliès 284) Malgré cette histoire glorieuse de résistance contre les envahisseurs, Saliès admet que cette population, dont elle fait partie, a aussi participé à des moments plus sombres de l’histoire française. Dans sa lettre de 1679, elle explique à sa correspondante l’histoire des cathares qui a marqué cette région : On ne jugerait pas à nous voir si doux et si gens de bien que nos pères eussent été fort méchants. Cependant, nous descendons de ces hérétiques albigeois dont les erreurs étaient en si grand nombre que tous les hérétiques qui sont venus après eux ont puisé quelque chose dans cette mauvaise source. Il fallut de grands miracles pour nous convertir. (Saliès 191) Dans cette lettre de 1679, Saliès fait référence aussi aux hérétiques plus récents, les Calvinistes, qui continuent, selon elle, une tradition erronée contre laquelle il faut lutter. En 1687, elle loue le nouvel archevêque La Berchère pour le succès qu’il a eu en convertissant les derniers Calvinistes dans une ville voisine : L’hérésie de Calvin avait toujours infecté la ville de Réalmont ; le temple en avait été rasé par les soins de M. de Serroni son prédécesseur, mais, quoiqu’il eût travaillé à la réunion de la plus grande partie des habitants, les plus obstinés avaient gardé leurs erreurs. M. le Goux de la Berchère y alla le vendredi 21 mars. […] Tout le monde fut si charmé de ses sermons et de ses bontés que ceux qui étaient demeurés dans l’erreur depuis leur naissance furent obligés d’y renoncer, en sorte qu’il n’y a plus aucun calviniste dans la ville. (Saliès 264) Si les Albigeois ont une histoire hérétique que Saliès ne cache pas, c’est surtout leur dévotion que Saliès veut souligner dans ses relations. Elle décrit souvent la joie que le peuple exprime dans les événements liés à la vie catholique et qui est exprimée par des cris et par la musique. En 1679 lors de l’entrée dans la ville du premier archevêque Serroni, Saliès écrit que « nous fumes agréablement éveillés au bruit des trompettes, des tambours et des fifres. Comme nous savions ce qu’ils nous annonçaient, la joie s’empara d’abord de tous les cœurs et c’est la seule passion qui régna dans Albi ce jour-là » (Saliès 188). En 1687, quand le peuple apprend qu’il ne perdra pas son archevêque, Saliès décrit cette nouvelle joie en termes très similaires. Cette fois, en plus du bruit de la foule, Saliès indique qu’il y a aussi des feux pour exprimer l’émotion du peuple : Une joie qui tenait du transport s’empara de tous les cœurs. Comme c’est une passion qui ne demeure guère renfermée, chacun voulait témoigner la Relations d’Albi : le portrait d’une ville 81 sienne et ce qui semble ne devoir produire qu’un tumulte confus, fit un effet tout contraire. On vit dans un moment un feu de joie régulier élevé par plus de mille mains dans la place publique, tant il est vrai que dans ces sortes d’occasions, l’amour instruit tout d’un coup. […] Il y eut des illuminations à toutes les fenêtres, aux tours, aux clochers et des feux devant toutes les portes. (Saliès 265) En 1700, c’est l’archevêque qui organise un « grand feu de joie » qui est accompagné par de nombreux feux partout dans la ville. Dans cette description Saliès compare le clocher illuminé de la cathédrale à la colonne de feu dans le désert qui guidait les Hébreux dans la Bible 12 . Saliès fait donc un rapprochement entre le peuple béni de Dieu dans la Bible et le peuple albigeois : Il fallait bien que la nuit eût part à cette fête… elle arriva, cette nuit, plus parée d’étoiles qu’à l’ordinaire, mais leur clarté fut confondue longtemps avec celle d’un grand feu de joie que M. l’archevêque alluma dans la place publique, au bruit de tous les canons de la ville, de toute l’artillerie de son palais et des salves redoublés de la garde bourgeoise. Les feux devant toutes les maisons, les illuminations de la ville, des faubourgs, des maisons religieuses, firent durer cette clarté, mais la plus remarquable était celle qui venait du clocher de l’église Sainte-Cécile. Il est fort élevé et appuyé sur de grosses tours qui ont autrefois marqué les bornes du royaume de France et du comté de Toulouse. Quatre ou cinq galeries le ceignent de toutes parts et le couronnent. Mille feux allumés sur les galeries de la tour et un nombre de fusées, qui en partaient, le faisaient paraître tout de feu et semblable à la colonne qui conduisait le peuple de Dieu dans les obscurités du désert. (Saliès 291-292) Saliès est convaincue du caractère dévot exceptionnel du peuple albigeois. Elle est sûre qu’un archevêque nouvellement arrivé à Albi ne pourra qu’apprécier ce peuple qui sera source de bénédictions pour lui. En 1679, Saliès écrit à propos de l’archevêque Serroni : « mais, s’il bénissait son peuple, son peuple lui donnait aussi mille et mille bénédictions » (Saliès 194). En 1687, elle souligne le bonheur réciproque du « pasteur » et de son peuple avec ces vers insérés dans sa relation à propos de l’archevêque de la Berchère : Nous ne vous perdrons point, illustre et grand prélat, Et tout Albi, charmé du trésor qu’on lui laisse, Par des feux, par des cris, montre son allégresse. Vous trouverez ailleurs plus d’honneur, plus d’éclat ; 12 « Et le Seigneur marchait devant eux pour leur montrer le chemin; paraissant durant le jour en une colonne de nuée, et pendant la nuit en une colonne de feu, pour leur server de guide le jour et la nuit » (La Bible, Exode 13: 21). Jolene Vos-Camy 82 Mais, aimable pasteur, en faisant nos délices, Vous goûterez ici de tranquilles plaisirs, Vous y gouvernerez des esprits sans caprices, Vous règlerez tous nos désirs. Enfin, c’est en vous seul que notre espoir se fonde, Nous ne pouvons avoir de prélat tel que vous, Mais aussi, dans quel lieu du monde Peut-on vous honorer, vous aimer comme nous ? (Saliès 266) Particularité féminine Dans Le Mercure galant, Donneau de Visé s’adresse à une lectrice fictive, comme l’explique Perlmutter : « de Visé simultaneously functions as a public and private correspondent driven by his obligation to serve both the general readership and the fictional « Madame » who stands in for this collective, worldly readership » (Perlmutter 226). Quand Donneau de Visé présente à cette lectrice la première relation de Saliès qu’il publie en 1679, il dit que le fait que cette relation vient d’une femme lui fera sans doute plaisir : Si vous avez été satisfaite de toutes les fêtes galantes dont je vous ai fait jusqu’ici la description, celle-ci, quoique d’une autre nature, aura d’autant plus d’agréments pour vous que la relation que je vous en donne a été faite par une personne de votre sexe. (Saliès 187) Il faut croire que la lectrice sera sans doute contente de lire ce que Saliès dit spécifiquement des femmes et de leurs sentiments dans ces événements. Dans sa lettre de 1679, quand Saliès ne fait que commencer sa carrière de lettres, elle décrit la frustration des dames qui n’avaient pas le droit de participer de la même façon que les hommes à l’accueil de l’archevêque Serroni : Ne croyez pas que, tandis que les hommes étaient si agréablement occupés, les dames fussent en repos dans leurs chambres. Nous allions dans les rues et dans les places publiques, toutes attroupées, murmurant plus que de coutume contre les lois qui nous rendent inutiles en de pareilles circonstances et, ne pouvant rien faire de mieux, nous parlions du moins toutes à la fois de notre illustre archevêque. Le bruit des cloches et du canon nous ayant fait comprendre qu’il approchait, nous sortîmes de la ville et allâmes nous placer aux fenêtres des belles maisons qui sont au côté de notre Lice opposé au jeu de mail, d’où nous eûmes enfin le plaisir de voir monsieur l’archevêque. (Saliès 191) Saliès exprime un sentiment similaire d’insatisfaction vers la fin de cette lettre quand elle explique que « l’on posa dès le matin les ornements aux Relations d’Albi : le portrait d’une ville 83 arcs de triomphe » avec des emblèmes et des devises, mais « on ne me consulta point là-dessus, quoi que vous en ayez cru. J’en eus un secret dépit ; et comme je voulais avoir quelque part à cette fête, je fis promptement des emblèmes en mon particulier » (Saliès 192). Cette frustration ne l’empêche cependant pas d’exprimer sa joie de voir le nouvel archevêque, ce qu’elle fait en récitant des vers devant les personnes assemblées chez elle : Après que M. d’Albi eut [sic] passé sous mes fenêtres, je fus saisie d’un de ces enthousiasmes où vous savez que je suis parfois sujette, pendant lesquels je dis mille choses dont il ne me souvient plus. Il n’en est resté dans ma mémoire que ces vers que je prononçai en présence de plusieurs personnes. (Saliès 195) Vingt-cinq ans plus tard, la frustration de l’écrivaine a disparu. Avec l’entrée de l’archevêque de Nesmond dans Albi en 1704, Saliès écrit simplement que « les dames étaient aux fenêtres ornées de tapis et l’on vit enfin passer M. l’archevêque dont les airs de grandeur parurent dignes de sa naissance et de sa dignité » (Saliès 311). Ce qui a changé en 1704 est que maintenant, l’écrivaine participe de façon plus directe à ces cérémonies. Saliès crée des vers qui sont chantés devant l’archevêque et pas seulement pour les quelques personnes assemblées chez elle : « j’ai fait des vers pour lui [l’archevêque] être chantés par nos excellents musiciens qui ont fait valoir peu de chose, et les répétitions et les symphonies leur ont donné l’air d’un petit opéra » (Saliès 312). Dans sa ville d’Albi, Saliès bénéficie maintenant d’une reconnaissance publique qu’elle a certainement méritée. Entre la publication de la relation de 1679 et celle de 1704 la réputation de Saliès a grandi à Albi comme en Europe. En 1688, une année avant son admission à l’Académie des Ricovrati de Padoue, Julien de Héricourt avait loué l’écrivaine dans son ouvrage De Academia Suessionensi cum epistoles ad familiares où il expliquait qu’elle méritait « amplement de porter le surnom de Sapho, qui, de l’approbation de tous, lui a été donné » (Saliès 45-46). Conclusion Antoinette de Salvan de Saliès révèle dans ses relations d’Albi une fierté provinciale qui ne souffre pas de complexe d’infériorité face à la cour et à la capitale. Elle fait une campagne de séduction auprès de ses lectrices et lecteurs car elle montre dans ses relations qu’Albi est une très belle ville, entourée par une nature verdoyante et féconde, où se trouve une cathédrale merveille du monde et où vit une population heureuse et dévote. C’est aussi une ville où Saliès, femme écrivaine, est reconnue pour ses talents litté- Jolene Vos-Camy 84 raires. Avec ses relations publiées dans Le Mercure galant Saliès fait connaître au reste de la France, comme aux lecteurs d’aujourd’hui, une ville et une écrivaine exceptionnelles du dix-septième siècle. Œuvres citées La Bible, trans. Louis-Isaac Lemaître de Sacy. Paris: Robert Laffont, 1990. 1545. Imprimé. Blanc-Rouquette, Marie-Thérèse. La presse et l’information à Toulouse, des origines à 1789. Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse. Toulouse: Association des publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Toulouse, 1967. Imprimé. Chupeau, Jacques. « Les récits de voyages aux lisières du roman. » Revue d’Histoire littéraire de la France 77.3/ 4 (1977) : 536-53. Toile. 3 mars 2017. Compayré, Clément. Études historiques et documents inédits sur l’Albigeois, le Castrais et l’ancien diocèse de Lavaur. Albi : Maurice Papilhiau, 1841. 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