eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

La Lettre à Colbert de François Bernier, ou l’avertissement par le modèle indien du déclin de la France

2017
Mathilde Bedel
PFSCL XLIV, 86 (2017) La Lettre à Colbert de François Bernier, ou l’avertissement par le modèle indien du déclin de la France M ATHILDE B EDEL (A IX -M ARSEILLE -U NIVERSITÉ ) Lorsque Louis XIV est sacré roi en 1654, la France est un pays rural que la mer effraie : le monde marin est associé à la famine durant la traversée, aux maladies et aux monstres. De fait, l’aspect conquérant de la marine demeure secondaire pour l’ensemble des matelots, recrutés de force par la Presse, le système d’enrôlement mis en place depuis 1635. Le roi constate alors la nécessité d’unifier la Marine Française afin de mener à bien son projet international. Il veut donc s’imposer en tant que première puissance mondiale et exposer à tous son rayonnement royal. De cette manière, il tient beaucoup à la valorisation de son image, espérant s’imposer en tant que souverain dont le charisme gréco-romain impressionnerait ses concurrents et associés. Dès son retour d’Inde, François Bernier écrit une lettre à Colbert. Il débute cette dernière par la manifestation de son estime pour le secrétaire d’État et pour le roi tout en les comparant au Grand Mogol et à son ministre Fazil Khan. S’amusant de la coutume indienne qui veut que le sujet honore son souverain d’un présent au moment de sa visite, Bernier déclare offrir son texte. Comme l’a souligné Frédéric Tinguely, le voyageur en est à son second exposé soumis à Colbert à sa demande : il est donc connu et respecté de ce dernier et peut alors se positionner en conseiller. « Ses recommandations de stratégie commerciale ayant été bien reçues, Bernier pouvait désormais adopter la posture plus prestigieuse de conseiller du prince (ou de son ministre) en matière de prudence politique 1 . » En effet, son statut de 1 Frédéric Tinguely, [in] François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole : Les Voyages de François Bernier (1656-1669), Frédéric Tinguely (éd.). Paris, Chandeigne, coll. « Magellane », 2008, p. 483 : « En 1668, Bernier adressa [à Colbert] un premier texte, le Mémoire sur l’établissement du commerce dans les Indes aujourd’hui conservé aux Archives nationales […]. Une note de la main de Colbert Mathilde Bedel 62 voyageur revenu d’un long séjour dans un pays lointain, lui donne une force argumentative de premier ordre pour donner à voir l’organisation de la cour moghole. Par une étude discursive, il s’agira de définir en quoi le modèle indien sur lequel s’appuie l’auteur lui permet de suggérer à son destinataire les dangers du glissement tyrannique français. Pour mettre en place son argumentation, Bernier élabore une description pyramidale du modèle politique moghol et ainsi dévoile les coulisses désolés d’un royaume arborant sa magnificence. De cette manière, le discours s’oriente vers une critique élaborée de la tyrannie, où le voyageur peut user d’artifices énonciatifs et préparer par la suggestion sa prise de position affirmée. Enfin, l’épistolier devient le Conseiller du roi en amenant la comparaison entre les modèles indien et français afin de persuader par l’exemplum son destinataire. La description pyramidale du modèle politique moghol Bernier débute son exposé en rappelant la grandeur de l’empire moghol, avant d’en énumérer les ressources. Le foisonnement de ces dernières, associé à leur diversité incite « l’artisan quoique fort paresseux de son naturel 2 » à travailler ces matières pour en faire divers produits typiquement indiens, destinés à l’exportation. S’il ne témoigne pas directement avoir vu ceux qu’il décrit, l’auteur, fort de son statut de voyageur, joue sur une artificialité discursive : « il anime toutes ses descriptions d’une référence à son expérience vécue 3 . » Ainsi, il s’attache particulièrement à captiver son lecteur en soulignant l’importante réserve d’or et d’argent contenu par l’empire Moghol : Vous pourrez même encore observer comme l’or et l’argent, faisant ses tours sur la surface de la terre, vient enfin s’abîmer en partie dans cet Hindoustan. […] Mais tout cela ne fait point que l’or et l’argent sorte hors du royaume, parce que les marchands se chargent au retour de marchandises du pays, y trouvent mieux leur compte qu’à remporter de l’argent, et ainsi cela n’empêche point que cet Hindoustan ne soit, comme nous avons dis, un abîme d’une grande partie de l’or et de l’argent du monde, qui figure sur la première page de ce document stratégique : « J’ai lu ce mémoire en entier et l’ai trouvé d’un très bon sens et plein de bonnes et utiles instructions pour l’établissement du commerce dans les Indes. » 2 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 199. 3 Sylvia Murr, « Le Politique « au Mogol » selon Bernier » [in] Jacques Pouchepadasse et Henri Stern (dir.), De la royauté à l’État dans le monde indien, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1991, p. 254. La lettre à Colbert de François Bernier 63 trouve plusieurs moyens d’y entrer de tous côtés et presque pas une issue pour en sortir 4 . Comme l’a démontré Frédéric Tinguely, Bernier propose un exposé en deux temps. En effet, il examine à la fois le système colbertiste 5 dont il propose une transposition indienne mais il invite son lecteur à « relativiser le caractère déterminant de l’orientation des flux monétaires : l’empire moghol a beau attirer les métaux précieux, son organisation politique et économique fait fondamentalement obstacle à toute véritable prospérité 6 . » Pour ce faire, Bernier construit son discours sur un ensemble d’accumulations antithétiques. Dans un premier temps, il décrit la véritable abondance qui crée la magnificence de l’empire et fait supposer au lecteur une 4 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 199 et 201. 5 En 1661, le roi demande à Colbert de reprendre seul la direction de la Marine afin de mettre en place son autorité. Le nouvel intendant des finances reprend donc le projet mis en place par Richelieu en 1626, visant à donner le contrôle de la Marine à un seul homme. En outre, Colbert substitue au système de la Presse le système de l’Inscription Maritime qui, regroupant un certain nombre d’avantages, incite les hommes à venir s’engager en tant que marins. En 1670, il crée le système des classes avec roulement du service d’une année sur trois, tout en condamnant les déserteurs aux galères ou à la mise à mort. Tout au long de sa carrière de ministre, il a cherché à valoriser le commerce international et l’expansion coloniale. C’est ainsi qu’il fonde en 1664 la Compagnie Française des Indes orientales, avec pour dessein d’en faire la première concurrente des deux principales puissances maritimes européennes : la Compagnie Hollandaise des Indes orientales et la Compagnie Anglaise des Indes orientales. Mais il inscrit son ambition dans le temps : le roi accorde pour cinquante ans le monopole du commerce et de la navigation dans les mers du sud et de l’Orient. « À la base du système mercantiliste, ce principe essentiel : la richesse d’un État est avant tout fonction de l’accumulation des métaux précieux. En conséquence, puisque cette conquête des métaux précieux doit être la préoccupation principale des gouvernements, d’une part la nation qui possède des mines d’or, d’argent ou de cuivre doit s’efforcer d’empêcher la fuite de ces métaux précieux, et celle qui n’en a pas doit les attirer par l’échange et en freiner la sortie ; d’autre part, pour aboutir à cette balance favorable, il faut établir un contrôle constant de l’État, d’où la nécessité d’une politique dirigiste ; aux frontières, contrôle douanier ; au-dehors recherche des débouchés. » (Imbert Jean, « COLBERTISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24 janvier 2017. URL : http: / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ colbertisme/ ) En effet, la restructuration des grandes compagnies de commerce nécessite d’abord de trouver des fonds financiers, de même qu’un personnel expérimenté. La politique commerciale de Colbert met en parallèle la volonté conquérante des pays et l’importance d’une sévérité dans le contrôle de la sortie de territoire des marchandises. 6 Frédéric Tinguely [in] François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 484. Mathilde Bedel 64 richesse inépuisable, entretenue par un système comparable au colbertiste. Cependant, le voyageur crée un temps de rupture, comme s’il était arrivé à l’apogée de sa description et qu’il fallait en redescendre. S’amorce donc un mouvement inverse dans le discours. « Mais, d’un autre côté, il y a aussi plusieurs choses à remarquer qui balancent ces richesses 7 . » La segmentation de la phrase semble amorcer la démonstration qui va suivre et qui invite à la relativisation d’un modèle commercial trop rigoriste. [Ainsi,] richesses [indiennes] il y en a beaucoup qui ne sont que sablons ou montagnes stériles peu cultivées et peu peuplées ; que de celles qui seraient fertiles, il y en a encore beaucoup qui ne sont point cultivées, faute de laboureurs dont quelques-uns ont péri pour être trop maltraités des gouverneurs qui leur ôtent souvent le nécessaire à la vie, et quelquefois même leurs enfants, qu’ils font esclaves quand ils n’ont pas moyen de payer ou qu’ils en font difficulté […]. Les terres ne se cultivent presque que par force et par conséquent très mal, et quantité se gâtent et se ruinent tout à fait ne se trouvant personne qui puisse ou veuille faire la dépense à entretenir les fossés et les canaux pour écouler les eaux et les amener aux lieux nécessaires, ni quasi personne qui se soucie de bâtir, de faire des maisons, ni de raccommoder celles qui tombent 8 . L’auteur structure alors son discours autour de répétitions d’antithèses montrant un territoire plus nuancé, régi par des règles d’une extrême sévérité. Selon Bernier, le commerce lié à une politique mercantile austère semble plutôt desservir le prince. Il ajoute à son argumentaire une longue énumération des seigneurs défavorables à ce régime et entretenant des tensions avec le roi auquel ils ne portent pas toujours allégeance. Le récit change alors de structure et acquiert base anaphorique qui permet à l’auteur de détailler précisément les seigneurs opposés à Aurangzeb 9 . De fait, en plus 7 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 201. 8 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 201, Il décline encore cet exposé p. 219 à 222. 9 « Tels sont ces petits souverains qui sont sur les frontières de Perse […]. Tels sont encore les Pathans, peuples mahométans, sortis du côté du Gange vers le Bengale […]. Tel est le roi de Bijapur, qui ne lui paie rien, qui a toujours guerre avec lui, se soutenant dans son pays, partie par ses propres forces, partie parce qu’il est fort éloigné d’Agra et de Delhi, demeures ordinaires du Grand Mogol […] Tel est encore ce puissant et riche roi de Golconde qui sous main donne de l’argent au roi de Bijapur et qui a toujours une armée prête sur la frontière pour sa défense, et pour aider Bijapur au cas qu’il le vît trop pressé. Tes enfin sont plus de cent rajas, ou souverains gentils considérables, dispersés par tout le royaume […] pouvant chacun d’eux mettre en un moment vingt mille chevaux en campagne de meilleures troupes que les Mogols. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 202- 204. La lettre à Colbert de François Bernier 65 de terres inexploitables, du manque de dynamisme des paysans se sentant opprimés, Bernier insiste sur les nombreuses alliances nobiliaires ennemies à l’empire et pullulant dans tout le pays. Il souligne donc que le principal problème vient du fait que l’empereur, en tant que propriétaire de la plupart des terres, dépossède les artisans et agriculteurs. Le voyageur donne à son discours un effet de mise en abîme tyrannique : alors qu’Aurangzeb exerce sa tyrannie sur les gouverneurs qui la font subir à leur tour au peuple. C’est par ce jeu de miroirs que l’auteur donne à voir le désintérêt des diverses classes sociales à servir le monarque qui se trouve condamné à régner dans un empire maintenu par la peur et duquel beaucoup de laboureurs s’exilent 10 . En outre, il propose une description détaillée des déplorables conditions de vie du peuple. Insistant sur le misérabilisme subit par ce dernier, le voyageur renforce encore sa démonstration concernant les méfaits de la tyrannie. C’est par le biais de la comparaison que l’auteur montre les effets d’un désastre se perpétuant de génération en génération de manière immuable 11 . De la critique suggérée à la prise de position contre la tyrannie Le voyageur s’attache également à dépeindre plus précisément les rouages de la Cour moghole. En informateur du prince, il s’appuie sur une poétique taxonomique qui cherche toujours plus loin le détail et donne à l’épistolier l’occasion de s’effacer derrière une objectivité discursive marquée. Pourtant, cette impartialité se trouve biaisée par la forme épistolaire du discours qui demande à l’auteur de maintenir des adresses au lecteur. De cette manière, l’utilisation des pronoms déictiques « je » et « vous » portent tout le paradoxe de la démonstration : alors que Bernier écrit à Colbert, il semble finalement insinuer au conseiller le texte à retransmettre à Louis XIV. Il choisit alors de mettre en valeur son lecteur en l’apostrophant essentiellement avec le pronom « vous 12 ». Or, le voyageur associe ce dernier à des verbes liés à la vue ; il insiste donc sur ce qu’il donne à voir à son lecteur. Ainsi, le texte se trouve parsemé des répétitions de « Vous consi- 10 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 201. 11 « De plus, cette tyrannie passe souvent jusques à l’excès qui ôte le nécessaire à la vie au paysan et à l’artisan qui meurt de faim et de misère, qui ne fait point d’enfants ou qui meurent jeunes étant mal nourris et misérables comme leurs pères et mères; ou bien qui abandonne la terre pour se faire valet de quelque cavalier, ou s’enfuir là où il peut chez les voisins dans l’espérance d’y trouver plus de douceur. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 221. 12 Seules trois occurrences de « Monseigneur » sont relevées au début de la lettre, p. 197 et 198. Mathilde Bedel 66 dérerez », ponctuées par l’usage de « nous » et contrebalancées par les variations d’emplois du verbe « ajouter 13 ». L’utilisation de « je » est en revanche particulièrement éclairante sur les intentions de l’auteur. En effet, elle lui permet d’abord de soigner son ethos d’honnête homme, tout en se posant comme témoin : « j’eus l’honneur de baiser la veste du Grand Mogol Aurangzeb. […] C’est dans les Indes, Monseigneur, d’où je reviens après douze années d’éloignement, où j’ai appris le bonheur de la France et combien elle est obligée à vos soins et où votre nom est déjà si répandu 14 . » Il peut aussi exprimer des concessions en prenant appui sur les connaissances de son destinataire : « Je sais bien qu’on peut dire que cet Hindoustan a besoin de cuivre, de girofle, de muscade [...] Mais tout cela ne fait point que l’or et l’argent sorte hors du royaume […] 15 . » Enfin, la première personne lui sert à conclure son long exposé « Ainsi je dirai en trois mots pour conclusion […] 16 . » De cette manière, il apparaît que Bernier s’éclipse de son discours pour n’y réapparaître que par touches. Pourtant, au cœur de son exposé, il ose une intervention particulière. Mais, de là, il naît une question bien considérable, à savoir s’il ne serait point plus expédient, non seulement pour les sujets, mais pour l’État même et pour le souverain, que le prince, comme dans nos royaumes et États, ne fût pas ainsi propriétaire de toutes les terres du royaume, en sorte que ce mien et ce tien se trouvât entre les particuliers comme chez nous ? Pour moi, après avoir exactement comparé l’état de nos royaumes où se trouve ce mien et ce tien avec celui-là de ces autres royaumes où il ne se trouve pas, je me trouve entièrement persuadé qu’il est bien meilleur et plus expédient pour le souverain même qu’il en soit comme dans nos quartiers, parce que dans ces États où il en est autrement, l’or et l’argent s’y perd de la façon que je viens de dire 17 . Le discours, construit sur la forme d’une répétition polyptotique, acquiert ici une dimension oralisée, comme si Bernier faisait part de ses réflexions, notamment matérialisées par la question rhétorique, qu’il se pose faussement à lui-même. Cette écriture de l’intériorité, renforcée par la 13 « Vous avez déjà pu voir », p. 198, « Vous considérerez s’il vous plaît », p. 198, « Vous pourrez même encore observer », p. 199, « Vous pourrez considérer », p. 201, « Considérons donc s’il vous plaît », p. 207, « Vous considérerez encore s’il vous plaît », p. 215, « Ajoutez encore s’il vous plaît », p. 216, « Ajoutez encore si vous voulez », p. 216, « Ajoutons ce mot à nos chers et expérimentés voyageurs », p. 227, « On ajoutera », p. 230. 14 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 197-198. 15 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 200. 16 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 231. 17 François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 221. La lettre à Colbert de François Bernier 67 structure épistolaire du texte, amène indirectement le lecteur à partager les idées de l’auteur. Par ailleurs, ce dernier confirme encore sa stratégie argumentative en introduisant subtilement un passage au discours direct. En effet, jouant sur une alternance de mise à distance du lecteur et sur la pénétration biaisée de son espace intérieur, Bernier insère les paroles d’un paysan se disant en lui-même : « Et pourquoi est-ce que je me travaillerai tant pour un tyran qui me viendra demain tout emporter, ou du moins tout le plus beau et le meilleur, et ne me laissera peut-être seulement pas, s’il lui en prend fantaisie, de quoi la passer bien misérablement ? » Ici l’auteur s’amuse à recopier les pensées d’un paysan indien ; il use donc de son statut de voyageur pour mettre en place une fictionnalisation qui vise à émouvoir son lecteur. Le conseil donné au roi par une transposition du modèle indien En tant que référent d’une réalité indienne, l’auteur dévoile les techniques alors utilisées par les seigneurs et le peuple pour ne pas se faire totalement déposséder de leurs biens. Bernier, en observateur libertin, élabore un jeu de ruses entre les paysans, les nobles et Aurangzeb. Selon l’épistolier, chacun y va de son astuce et le recours au travestissement n’est pas étranger à ses personnages. Il reprend le contenu de deux anecdotes racontées dans La suite des événements particuliers, desquelles, s’adaptant à son destinataire, il retire la portée ironique 18 . De cette manière, il explique qu’Aurangzeb 18 Bernier, donne à son récit la forme de deux apologues qui interrogent la tyrannie impériale. La première anecdote met en scène un fidèle omerah ou ministre, au temps de la cour du père d’Aurangzeb, Shah Jahan. « Parce qu’il en arrive assez souvent d’approchantes et qu’elles feront remarquer cette ancienne et barbare coutume qui fait que les rois des Indes se portent héritiers des biens de ceux qui meurent à leur service. » Ce Bernier raconte que ce ministre, voyant son âge avancer, anticipe sur la loi qui va déshériter sa famille à sa mort et remplace l’or de ses coffres par de la ferraille. Or, après son décès, ces derniers sont amenés à l’empereur et ouverts devant l’assemblée. L’auteur s’amuse alors de la ruse du vieil homme en soulignant la surprise de Shah Jahan. Le second récit présente un conflit d’héritage entre une veuve de marchand et son fils qui veut obtenir les biens de son père alors que celui-ci les a cachés avant sa mort. Bernier explique alors que la mère, connaissant son caractère dépensier, ne lui donne qu’avec parcimonie de l’argent, ce qui conduit le fils à aller se plaindre à Shah Jahan. L’auteur montre de quelle manière la veuve réussit à garder sa fortune : alors que l’empereur lui somme de lui donner l’héritage, elle feint la naïveté et lui demande son degré de parentalité avec son mari. Bernier souligne que la probabilité d’une filiation avec une famille marchande surprend tellement Shah Jahan, qu’il en rit et Mathilde Bedel 68 garde chacun des rajas sous haute surveillance puis il dresse le portrait du tyran indien. Mais il ne présente jamais l’empereur par une description physique, il se concentre essentiellement sur ses traits de personnage rusé et calculateur qui entretient la division au sein de sa cour afin d’éviter une Fronde. Bernier décrit la milice d’Aurangzeb comme un élément central de son gouvernement car elle lui permet d’asseoir son pouvoir au sein de son royaume grâce à la violence et la terreur, marquée par l’association pathétique et répétée du peuple et de sa misère. Détaillant l’organisation hiérarchique de la milice étrangère, Bernier met en valeur les divergences internes, dues aux rivalités entre les officiers, beaucoup plus nombreux que ceux de la milice intérieure. D’après l’auteur, ces derniers sont rétribués proportionnellement à leur grade mais « il ne faut pas penser que les omerahs, ou seigneurs de la cour du Mogol, soient des fils de famille comme en France 19 . » La comparaison avec la France permet à l’auteur de ramener son argumentaire au connu du lecteur tout en lui suggérant la faiblesse du système décrit. À travers sa déclaration, il apparaît que la condition de vie des seigneurs de la cour est précaire puisqu’ils dépendent de la seule volonté d’Aurangzeb. Le titre de noblesse moghole n’est, sous la plume de Bernier, qu’un privilège factice qui n’amène comme seul avantage que le pouvoir exercé sur le peuple. En effet, l’auteur explique que s’ils reçoivent une pension importante de la part de l’empereur, les omerahs paraissent pourtant endettés car de la somme versée par le monarque, un important pourcentage doit lui être rendu par des moyens détournés : en plus de taxes, les seigneurs ont l’obligation d’honorer le souverain par des visites quotidiennes et leur participation à diverses fêtes ou offrandes relatives à leurs divers statuts. Outre cela, le voyageur rapporte qu’ils ont aussi pour charge de diffuser le rayonnement de l’empire et la splendeur de la cour au moyen de sorties publiques débordant de magnificence. Bernier montre donc que par le biais du divertissement, l’empereur exerce un contrôle total de la noblesse. L’ironie ne trouve donc plus sa place dans cet exposé : le peuple est présenté par le voyageur comme se déguisant pour paraître pauvre et cachant ses biens afin de se camoufler de l’autorité commerciale. L’exposé de Bernier lui permet donc, par le biais de la transposition en Inde, de montrer les failles d’un système tyrannique qui n’entraîne que le chaos. laisse la femme repartir avec son bien. (François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 169) 19 « Ces omerahs ne sont donc ordinairement qu’aventuriers et étrangers de toutes sortes de nations. […] [Ils] s’attirent à cette cour les uns les autres, gens du néant, quelques-uns esclaves, la plupart sans instruction, et lesquels le Mogol élève ainsi aux dignités que bon lui semble, comme il les casse de même. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 207. La lettre à Colbert de François Bernier 69 Au cours de son exposé, Bernier transpose la réalité indienne sur la société française, afin de mieux toucher et interroger son lecteur 20 . Soulignant l’absence de justice, en tant que principe moral conforme au droit, il donne de l’Indien l’apparence d’une créature dépossédée de tout, voire d’elle-même. Il montre aussi que l’empire Moghol, par son organisation conflictuelle, est constituée d’une succession de microcosmes se déchirant les uns les autres. Ainsi, sous la plume du voyageur se dessine un royaume clôt sur lui-même, voué à péricliter 21 . La réflexion du voyageur s’attache à un double objectif : inciter son destinataire à s’intéresser au fonctionnement d’une société lointaine et à le mettre en garde contre un projet politique qui devient le trait d’union entre les deux sociétés. La supposition faite par l’épistolier en appliquant le modèle indien sur le français, ainsi que sa prise de position deviennent un avertissement. En effet, selon Sylvia Murr, la Lettre à Colbert a notamment été rendue publique parce qu’en tant que commande, elle devait renseigner le roi sur les risques encourus s’il mettait en application son dessein « de faire passer par décision royale tous les biens des fonds des particuliers dans le Domaine Royal 22 . » Par ailleurs, il s’avère que la démonstration de Bernier ait servi « ultérieurement de matrice et de grille herméneutique pour exposer les excès du régime louis-quatorzien, après la révocation de l’Édit de Nantes 23 . » Ainsi, le voyageur renouvèle le topos de la tyrannie turque avec le modèle 20 « À Dieu ne plaise donc que nos monarques d’Europe fussent ainsi propriétaires de toutes les terres que possèdent leurs sujets : il s’en faudrait que leurs royaumes ne soient dans l’état qu’ils sont, si bien cultivés et si peuplés, si bien bâtis, si riches, si polis et si florissants qu’on les voit. […] Ils se trouveraient bientôt des rois de déserts et de solitudes, de gueux et de barbares, tels que sont ceux que je viens de représenter, qui, pour vouloir tout avoir, perdent enfin tout et qui, pour se vouloir faire trop riches, se trouvent enfin sans richesses, ou du moins bien éloignés de celles que leur aveugle ambition et l’aveugle passion d’être plus absolus que ne le permettent les lois de Dieu et de la Nature leur proposent. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 227. 21 « Aussi est-ce pour cela que nous voyons ces États asiatiques s’aller ainsi ruinant à vus d’œil si misérablement. », François Bernier, Un libertin..., op.cit., p. 222. 22 Sylvia Murr [in] Jacques Pouchepadasse et Henri Stern (dir.), De la royauté..., op. cit., p. 249. 23 « Notamment dans l’un des pamphlets les plus célèbres de la littérature antiabsolutiste, Les soupirs de la France esclave qui aspire à la liberté. », Jean-Charles Darmon, « Prudence politique et droit de propriété privée selon Bernier » [in] Anthony Mc Kenna et Pierre-François Moreau (dir.), Libertinage et Philosophie au XVII e siècle, Le public et le privé, vol. 3, Publications de l’Université de Saint- Étienne, 1999, p. 130. Mathilde Bedel 70 asiatique. De cette manière, il peut mieux toucher l’imaginaire politique de son lecteur pour l’inciter à observer tout indice précurseur, annonçant le déclin de la royauté absolutiste légitime en tyrannie. Bibliographie Corpus Bernier, François. Un libertin dans l’Inde moghole : Les Voyages de François Bernier (1656-1669), Frédéric Tinguely (éd.). Paris, Chandeigne, coll. « Magellane », 2008. Études sur le texte de François Bernier Darmon, Jean-Charles. « Prudence politique et droit de propriété privée selon Bernier » [in] Anthony Mc Kenna et Pierre-François Moreau (dir.), Libertinage et Philosophie au XVII e siècle, Le public et le privé, vol. 3. Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999. Murr, Sylvia. « Le Politique « au Mogol » selon Bernier » [in] Jacques Pouchepadasse et Henri Stern (dir.), De la royauté à l’État dans le monde indien. Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1991. Analyse du discours Benveniste, Émile. Problèmes de linguistique générale, t. I. Paris, Gallimard, 1976. -----, Problèmes de linguistique générale, t. II. Paris, Gallimard, 1980. Genette, Gérard. Fiction et diction. Paris, Seuil, coll.« Poétique », 1991. Detrie, Catherine, De la non-personne à la personne : l’apostrophe nominale. CNRS éditeur, Paris, Broché, coll. « Sciences du Langage », 2007. Approche historique Guion, Béatrice. « Passions privées, gouvernement public : de l’usage de l’Histoire dans l’éducation des grands » [in] Jean-Charles Darmon (dir.), Le Moraliste, la politique et l’histoire, de La Rochefoucauld à Derrida. Paris, Éditions Desjonquères, coll. « L’Esprit des lettres », 2007. Imbert, Jean. « COLBERTISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24 janvier 2017. URL : http: / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ colbertisme/ Siméon, Nicolas. Louis XIV et la mer. Paris, Éditions de Conti, 2007.