eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

Du récit de croisade au théâtre de la cruauté: scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation

2017
Nathalie Freidel
PFSCL XLIV, 86 (2017) Du récit de croisade au théâtre de la cruauté : scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation N ATHALIE F REIDEL (W ILFRID L AURIER U NIVERSITY ) Les Relations annuelles publiées par les Jésuites, contemporaines de l’arrivée de Marie de l’Incarnation au Canada en 1640, font état du climat de violence auquel se trouvent confrontés les missionnaires 1 . Les agressions de « l’ennemi iroquois » se multiplient jusqu’à plonger la jeune colonie dans un climat de guerre perpétuelle, tandis que l’alliance avec les peuples de la Huronie demeure précaire. De la brutalité du choc des civilisations qui marqua l’arrivée des Européens dans le Nouveau Monde, les lettres de Marie de l’Incarnation se font également l’écho. Proche du Supérieur des Missions, à qui parviennent les rapports des missionnaires dispersés sur un vaste territoire, au centre d’un réseau de nouvelles qui transitent par le parloir très fréquenté du monastère, l’ursuline compile les témoignages oraux et écrits dont elle tire une chronique à sensations fortes. Surmontant sans peine les contraintes de la clôture, elle livre à son auditoire le récit sanglant d’une guerre livrée contre la « barbarie ». Aucune violence n’est censurée, ni la brutalité de combats sans merci, ni la pratique systématique de la torture par les premières nations. Cependant la posture adoptée par l’épistolière diffère de celle de ses homologues masculins ; nous observerons en quoi la mise en scène de la violence se trouve réorientée par la condition particulière des femmes au sein du personnel missionnaire. Nous n’en conclurons pourtant pas à la marginalité d’un corpus qui contribue activement à l’entreprise collective d’édification du martyrologe canadien. 1 Relations des Jésuites : contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, Québec, Augustin Côté, 1858, 3 vol. Nathalie Freidel 20 Une nouvelle guerre sainte En ce premier XVII e siècle, la « barbarie » est loin d’être une notion étrangère pour le public européen, tout juste revenu du cataclysme des guerres religieuses. Pour mettre en scène d’un côté le supplice des « bons néophytes » qui « présentent généreusement leurs têtes et celles de leurs enfans sous la hache pour le soutien de la Foy 2 », de l’autre la perfidie et la cruauté des Infidèles, point n’est besoin d’aller chercher bien loin dans l’imaginaire des contemporains des missionnaires canadiens. Les lettres de Marie de l’Incarnation s’inscrivent dans une époque qui « se conçoit dans la violence, [et] se représente dans la violence 3 ». On ne peut toutefois s’empêcher de constater que les récits de combats enragés dont elle gratifie ses destinataires sont difficiles à accorder avec le versant spirituel de la correspondance 4 . Comment situer le théâtre des guerres et les nouvelles du front dans une œuvre qui tire une large part de sa signification de la perspective divine dans laquelle elle se place ? De la fable mystique, on passe souvent sans transition à des scènes dignes des romans de Fenimore Cooper : La mêlée fut grande, et il y eut bien des coups de part et d’autre : les ennemis étoient dans leurs barques d’où ils vouloient tout ravager, prenant la commodité des meurtrières du fort pour tirer sur les François. Ces gens qui pensoient rencontrer des fuiarts comme les Hurons et les Algonquins firent les vaillans au commencement, mais par la bonne conduite de Monsieur le Gouverneur, ils furent mis en déroute avec une telle épouvante, qu’on a trouvé une partie de leurs armes qu’ils avoient jetté çà et là afin de fuir plus légèrement. Il y a eu quantité de leurs gens tuez et blessez, comme on a remarqué dans la poursuite qu’on en a faite, les chemins étant pleins de sang, et des écorces où ils portent leurs morts et leurs blessez. Du costé des François il y a seulement un homme tué et quatre blessez. Les armes de ces Barbares sont flêches, massues et fusils. Ils avoient justement trouvé dans la capture qu’ils firent des Hurons tout ce qui leur falloit pour nous faire la guerre, outre ce qu’ils avoient eu des traîtes Hollandois. 2 À la Mère Ursule de Ste-Catherine, 29 septembre 1642, p. 169. 3 Danielle Haase-Dubosc, « Des vertueux faits de femmes (1610-1660) », dans Cécile Dauphin et Arlette Farge (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 60. 4 Discordance qui explique en partie que dans la première édition de la correspondance, Claude Martin, le fils et premier éditeur des écrits de Marie de l’Incarnation, soit intervenu sur les originaux pour distinguer les « lettres spirituelles » des « lettres historiques » : Lettres de la vénérable mère Marie de l’Incarnation […] divisées en deux parties, éd. dom Claude Martin, Paris, L. Billaine, 1681, 2 vol. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 21 Jamais ils n’avoient osé attaquer les François dans leurs forts, et sans la rencontre de celui-cy, on dit qu’ils se seroient jettez sur celuy de Mont-Réal et sur les trois Rivières. Si Monsieur notre Gouverneur n’eût été sur le lieu tout étoit perdu, car il n’y fût resté que trente ou quarante hommes qui n’eussent peut-être pas été des plus soigneux : sa présence a tout mis à couvert, car il avoit trois barques équipées avec son Brigantin et environ cent hommes d’armes 5 . À travers ce récit haut en couleur de l’attaque du fort Richelieu par les Iroquois, l’épistolière semble mettre à l’épreuve sa destinataire, transportée sans ménagement sur le champ de bataille. Dans le chaos de la « mêlée », les « coups », « l’épouvante », les tués et les blessés traduisent énergiquement un carnage qui culmine dans les « chemins plein de sang ». En outre, l’hypotypose se conjugue à un discours technique - les précisions concernant l’arsenal et les effectifs disponibles dans les deux camps, les raisonnements stratégiques, le bilan des pertes - suggérant que l’épistolière prend son rôle de correspondante de guerre au sérieux. Enfin, comme on le comprend dans la suite du passage, le communiqué de victoire est motivé par un discours idéologique qui consiste à noircir la peinture d’un ennemi dont la cruauté ne connaît pas de bornes : L’on a trouvé proche de ce fort à qui l’on a donné le nom de Richelieu, une place où ces Barbares ont fait brûler des hommes, mais on ne sçait si ce sont de nos captifs ou d’autres. On a trouvé au même lieu douze têtes peintes en rouge qui est une marque que ceux-là seront brûlez, six autres peintes en noir, qui est un indice que ceux-cy ne sont pas encore condamnez, et une seule élevée au dessus des autres, qu’on croit être celle du bon Eustache grand Capitaine Huron, qui avoit été baptisé depuis peu de temps, et qui avoit fait merveille pour soutenir notre sainte Foy. C’étoit le plus grand ennemi des Hiroquois, et qui remportoit souvent des victoires sur eux. Lorsqu’il fut pris, ils firent un cri de joye épouventable : quoiqu’il se laissât prendre volontairement afin de mourir avec le R. Père Jogues, et avec les François qui l’accompagnoient; car comme on luy disoit : tu te peux sauver, non, dit-il, je n’ay garde je veux mourir avec les François. La haine de ces Barbares est trop grande contre luy pour l’épargner, et il ne faut pas douter qu’ils ne le fassent mourir d’une mort horrible 6 . Avec l’annonce du martyre de Jogues et de ses compagnons, le récit est savamment suspendu entre le soulagement d’avoir échappé au pire (« tout était perdu ») et l’attente effarée de ce qui va suivre (« une mort horrible » dont « il ne faut pas douter »). Dans les lettres de Marie de l’Incarnation tout 5 À la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642, p. 168. 6 Ibid. Nathalie Freidel 22 comme dans les Relations des Jésuites, la violence atteint son paroxysme dans les scènes récurrentes de torture des prisonniers qui succèdent aux combats : Nos Algonquins enlevèrent en suite la chevelure des neuf autres qui étoient étendus morts sur la place, puis selon leur forme ordinaire, ils voulurent servir leurs deux prisonniers de guerre de coups de bâton qui ne sont que des caresses, disent-ils, et la bienvenue de leurs captifs : Une oreille couppée, des doigts rompus, la peau du corps brûlée, les ongles arrachés sont des divertissements; ils se rient de cela quand on s’en plaint, et il faut qu’un prisonnier chante en endurant, autrement on le tient pour un lâche et pour un homme indigne de vivre 7 . Il n’est pas question cette fois d’invoquer la barbarie puisque les supplices ne sont pas infligés par les « cruels Iroquois » mais par une nation alliée des Français, « nos Algonquins 8 ». L’épistolière prend soin de souligner le discours de dérision qui accompagne la torture et réprime l’expression de la souffrance physique (« ils se rient de tout cela quand on s’en plaint »), suggérant qu’on a affaire à une violence ritualisée (« selon leur forme ordinaire ») plutôt qu’aveugle et incontrôlée. Toujours est-il qu’on pourrait s’étonner du sang-froid et de l’aplomb avec lesquels sont dépeintes des scènes difficiles à soutenir. Or loin d’être incongrue et déplacée sous la plume de la future sainte, la chronique sanglante des guerres tribales et colonisatrices, ainsi que l’exposé des coutumes « barbares » sont en parfait accord avec l’esprit missionnaire et les grandes lignes de la propagande jésuite. Ce qui est d’emblée présenté dans les Relations comme une « croisade mystique » - les Hurons décimés par la famine et les maladies deviennent, dès la Relation de 1636, les ennemis de la Croix -, tourne, conformément au grand dessein évangélisateur qui fut celui de toute une élite spirituelle française, à la croisade tout court 9 . Lors de la reprise des hostilités après la rupture de la paix avec les Iroquois, en 1660, alors que le climat de violence s’intensifie, Marie de l’Incarnation se fait le porte-parole des partisans de la guerre sainte et admire le courage de l’armée qui va combattre « pour le bien de la Foy et de la Religion » : 7 À son fils, 14-27 septembre 1645, p. 250-251. 8 « Pour commencer, vous sçaurez que les Algonquins, qui sont très-généreux, aïant pris quelques prisonniers sur les Hiroquois, en ont fait brûler quelques-uns selon leur justice ordinaire […] » (À son fils, 25 juin 1660, p. 619, nous soulignons). 9 Voir Robert Sauzet, « Mission et croisade : la rencontre des iroquois », dans Raymond Brodeur (dir.), Femme, mystique et missionnaire. Marie Guyart de l’Incarnation, PUL, 2001, p. 25-35. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 23 Plusieurs des plus honêtes gens de ce païs sont partis pour aller en France : Et particulièrement le R. P. le Jeune y va pour demander du secours au Roy, contre nos ennemis que l’on a dessein d’aller attaquer en leurs païs. L’on espère que Sa Majesté en donnera, et en cette attente l’on fait ici un grand nombre de petits batteaux qui ne sont guères plus grands que les canots des Hiroquois, c’est à dire, propres à porter quinze ou vingt hommes. Il est vray que si l’on ne va humilier ces barbares, ils perdront le païs, et ils nous chasseront tous par leur humeur guerrière et carnacière 10 . À l’arrivée de renforts, en 1665, les Pères se chargent d’endoctriner ces nouvelles troupes : Quant au reste de l’armée, elle est en bonne résolution de signaler sa foi et son courage. On leur fait entendre que c’est une guerre sainte où il ne s’agit que de la gloire de Dieu, et du salut des âmes, et pour les y animer, on tâche de leur inspirer de véritables sentimens de piété et de dévotion. C’est en cela que les Pères font merveille 11 . La « conjoncture courte », selon les termes de Fernand Braudel, de la guerre contre les iroquois se mêle à l’invariant du combat sacré, au centre de l’expérience spirituelle de l’ursuline : la croix, le diable et ses suppôts, l’environnement eschatologique d’un combat de fin du monde. Conformément au credo des Missions, les lettres de Marie de l’Incarnation expriment le transfert de la violence des guerres de religion de l’Europe, où elle survit, selon l’expression de Frank Lestringant, « sur le mode d’une sorte de guerre froide » vers le nouveau monde où « le conflit se ranime et s’ensanglante 12 ». 10 À son fils, 2 novembre 1660, p. 648. 11 À son fils, 30 septembre 1665, p. 755. 12 « Aux yeux d’un Jean de Brébeuf, la guerre commencée en France se poursuit au Canada. Les guerres de religion ne sont pas terminées mais se prolongent outremer. Si dans l’Europe divisée entre puissances catholiques et protestantes, elles survivent sur le mode d’une sorte de guerre froide, où le martyre se raréfie après la flambée de la fin du XVI e siècle, dans l’espace élargi du Nouveau Monde le conflit se ranime et s’ensanglante. Car c’est toujours la même guerre sempiternelle des saints martyrs de Jésus contre les suppôts de Satan, que ces derniers revêtent les traits de l’hérétique ou ceux, transparents et d’emblée reconnaissables, du sauvage rebelle et apostat » (Frank Lestringant, « Le martyre, un problème de symétrie : l’exemple des Jésuites de la Nouvelle-France », dans Charlotte Bouteille- Meister et Kjerstin Aukrust (dir.), Corps souffrants, sanglants et macabres. XVI e -XVII e siècles, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 259-269). Nathalie Freidel 24 L’Amazone du grand Dieu 13 Si cette conformité des lettres de Marie de l’Incarnation avec l’idéal conquérant post-tridentin est indéniable, il ne s’agit pas de gommer pour autant la spécificité qu’elles doivent à la situation particulière des femmes au sein de l’entreprise missionnaire. La volonté évidente de la voyageuse du Christ de ne pas rester « dans les marges 14 » de l’aventure missionnaire, malgré les contraintes de la condition recluse, l’amène à réaffirmer sa « disposition à aller aux extremitez de la terre, quelque barbares qu’elles soient 15 ». Or cette posture militante, qui ne va pas de soi dans une Église hostile à l’action apostolique des femmes, est étayée par l’exploitation stratégique de la figure de la femme forte, dont on constate simultanément l’irruption massive dans le paysage iconographique et littéraire de cette période. L’habile rhétoricien qu’était Lejeune visait juste lorsque, dans son rapport annuel de 1634, il battait le rappel de contingents féminins : Le troisiesme moyen d’estre bien-voulu de ces peuples, seroit de dresser icy un seminaire de petits garçons, & avec le temps un de filles, soubs la conduitte de quelque brave maistresse, que le zele de la gloire de Dieu & l’affection au salut de ces peuples, fera passer icy, avec quelques Compagnes animées de pareil courage. Plaise à sa divine Majesté d’en inspirer quelques unes, pour une si noble entreprise, & leur fasse perdre l’apprehension que la foiblesse de leur sexe leur pourroit causer, pour avoir à traverser tant de mers, & vivre parmy des Barbares 16 . Or la Relation parue en 1635 est la première que lit Marie de l’Incarnation, alors sous-maîtresse du noviciat dans le couvent de Tours. Non seulement elle s’empresse de répondre à l’appel, mais elle se fait fort d’illustrer, par la posture adoptée dans ses lettres, la figure de femme héroïque motivée par « le zèle de la gloire de Dieu ». Sans renoncer à la posture d’humilité, elle livre un autoportrait qui fait ressortir sa constance et son courage face aux périls. Aux heures les plus sombres de l’histoire de la colonie, l’épistolière fait taire les inquiétudes de ses correspondants : 13 Nous empruntons ce titre à l’ouvrage de Danièle Sallenave, L’Amazone du Grand Dieu, Paris, Bayard Éditions, 1997. 14 Natalie Zemon-Davies, Women in the Margins. Three Seventeenth Century Lives, Cambridge, Harvard University Press, 1997. 15 À la Mère Ursule de Sainte-Catherine, Sous-prieure du monastère des Ursulines de Tours, 18 octobre 1648, p. 356. Sur les points de rencontre du voyage et de la clôture, voir Nathalie Freidel, « Marie de l’Incarnation, voyageuse immobile en Nouvelle-France », XVII e siècle, n° 272, 2016, p. 533-545. 16 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634, Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1635, p. 41. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 25 Je ne sçay pourquoi vous avez eu tant de fraieur des Hiroquois à notre occasion. S’ils venoient à nous, il faudroit que tout le païs fut perdu, mais il se fait merveilleusement et se met en état de se défendre. […] Pour moy, je vous le dis franchement, je n’ay peur de rien […] 17 . Au reste, pour délabrées que soient les affaires, n’ayez point d’inquiétude à mon égard, je ne dis pas pour le martyre, car votre affection pour moy vous porte à me le désirer ; mais j’entens des autres outrages qu’on pourroit appréhender de la part des Hiroquois. Je ne vois aucun sujet d’appréhender […]. En un mot, nous faisons à l’ordinaire 18 . Cette bravoure se manifeste également en actions, rapportées dans le récit de l’incendie du monastère - « Je sortis la dernière ayant le feu au dessus et au dessous de moy et un autre qui me suivoit 19 » - ou encore au moment de l’offensive de la confédération iroquoise, en 1660. Alors que le monastère est évacué pour mettre les pensionnaires à l’abri dans le fort devant l’imminence d’une attaque, la Supérieure demeure seule pour garder la place, ignorant la peur, et se mettant hardiment au service des gens de guerre : En un mot notre monastère était converti en un fort gardé par vingt quatre hommes bien résolus. Quand on nous fit commandement de sortir, les corps de garde étoient déjà posez. J’eus la permission de ne point sortir, afin de ne pas laisser notre Monastère à l’abandon de tant d’hommes de guerre, à qui il me fallait fournir les munitions nécessaires, tant pour la bouche que pour la garde 20 . Le rôle que l’ursuline s’attribue dans la résistance armée de la colonie ne devait point choquer un public pour qui le modèle de « la femme forte », était précisément en train de quitter le champ fictionnel pour s’incarner dans des figures bien réelles d’héroïnes musclées 21 . Les lettres de Marie de l’Incarnation suivent un mouvement d’opinion favorisant l’accès des femmes aux vertus héroïques, dans une optique aussi bien politique et militaire que stoïque et chrétienne 22 . Elles caractérisent un éphémère état de grâce durant lequel, comme le constate Joan Dejean, la violence ouverte des femmes se 17 À la Mère Ursule de Sainte-Catherine, 18 octobre 1648, p. 356. 18 À son fils, 17 septembre 1650, p. 404. 19 À son fils, 13 septembre 1651, p. 421. 20 À son fils, 25 juin 1660, p. 620. 21 Joan Dejean s’est intéressée aux parcours exemplaires de Catherine Meurdrac de La Guette et de Barbe d’Ernecourt, Comtesse de Saint-Baslemont : « Violent Women and Violence against Women : Representing the « Strong » Woman in Early Modern France », Signs, Vol. 29, No. 1, p. 117-147. 22 Voir Danielle Haase-Dubosc, « Des vertueux faits de femmes (1610-1660) », art. cit, p. 57-78. Nathalie Freidel 26 trouve remarquablement tolérée, en attendant une réaction, tout aussi violente, contre cette usurpation manifeste de prérogatives masculines. Comme dans les galeries de femmes fortes qui apparaissent à cette période 23 , où les Zénobie, les Judith et les Jael se disputent la palme de l’action violente, Marie de l’Incarnation consacre de nombreux récits épistolaires à la geste de femmes autochtones dont sont célébrés la hardiesse et le défi : Il y avoit plusieurs jours que ces barbares la traînoient après eux avec leur inhumanité ordinaire. Durant la nuit ils l’attachoient à quatre pieux fichez en terre en forme de croix de saint André, de crainte qu’elle ne leur échappât. Une certaine nuit elle sentit que le lien d’un de ses bras se relâchoit; elle remua tant qu’elle se dégagea. Ce bras étant libre délia l’autre, et tous deux détachèrent les pieds. Tous les Hiroquois dormoient d’un profond sommeil, et la femme qui avoit envie de se sauver marchoit par dessus sans qu’aucun s’éveillât : Etant prête de sortir elle trouva une hache à la porte de la cabane : Elle la prend, et transportée d’une fureur de Sauvage, elle en décharge un grand coup sur la tête de l’Hiroquois qui étoit proche (CX, De Québec, À son Fils, été 1647, p. 331). Une femme Algonguine aiant été enlevée par les Hiroquois avec toute sa famille, son mari qui étoit étroitement lié de toutes parts, lui dit que si elle vouloit elle les pouvoit sauver tous. Elle entendit bien ce que cela vouloit dire, c’est pourquoi elle prit son temps pour se saisir d’une hache, et avec un courage non pareil elle fend la tête au Capitaine, coupe le col à un autre, et fit tellement la furieuse qu’elle mit tous les autres en fuite : Elle délie son mari et les enfans et se retirent tous sans aucun mal en un lieu d’assurance. (CLXVIII, De Québec, À son Fils, 12 octobre 1655, p. 563). Dans ces deux exemples d’actions héroïques de femmes amérindiennes, la mise en œuvre littéraire du témoignage illustre l’agilité et le formidable instinct de survie grâce auquel les prisonnières échappent à leurs bourreaux. L’épistolière forge ainsi une formule ingénieuse pour décrire la façon dont les membres s’ôtent les liens les uns des autres, en une série de gestes réflexes. Mais l’acmé de ces scénarios consiste dans la bravoure (« un courage non pareil ») et le déchaînement de violence auquel donne lieu la « furie » des rescapées. L’une interrompt sa fuite en découvrant une hache dont elle s’empare aussitôt pour l’asséner sur la tête de l’ennemi le plus proche, l’autre, armée du même outil, sème la terreur dans les rangs 23 Entre 1637 et 1642, la toute jeune maréchale de La Meilleraye fait peindre un cabinet où trois reines des Amazones côtoient Jeanne d’Arc, Judith et Jael. Autour de 1645, la régente, Anne d’Autriche, faisait le projet d’une galerie d’inspiration similaire pour sa chambre à coucher (Jean-Pierre Babelon, « L’hôtel de l’Arsenal au XVII e siècle », L’Œil, n°143, 1966, p. 26-35). Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 27 adverses, dont elle décapite littéralement le commandement. Or cette interprétation de la violence « sauvage » se trouve coïncider avec le renouveau de la représentation de la femme guerrière, dont témoigne le succès rencontré à la même période par un ouvrage comme La Galerie des femmes fortes, de Le Moyne (1647). Selon Joan Dejean, il y a là une volonté exemplaire de mettre en scène des actes violents à finalité héroïque commis par des femmes : What makes Le Moyne’s volume different from Du Bosc’s is its emphasis on female violence - in particular, female homicidal violence - depicted in graphic details. Almost all the women Le Moyne celebrates are heroines precisely because they committed extraordinarily brutal acts 24 . Les destinataires des lettres de Marie de L’Incarnation n’étaient sans doute ni choqués ni surpris par des récits qui s’accordaient aussi bien avec leur connaissance de la fable biblique qu’avec la fascination du public contemporain pour une violence au féminin. D’autant qu’au modèle culturel éphémère de l’héroïsme féminin s’ajoute celui de la sainteté féminine, dont Isabelle Poutrin a montré la prégnance dans l’Espagne moderne 25 et qui informe aussi en profondeur le courant mystique d’où est issue Marie de l’Incarnation. Les violences inouïes subies par les martyres chrétiennes, la discipline et la variété des sévices que s’infligent les pénitentes - pratiques dont les pensionnaires amérindiennes s’emparent avec un zèle qu’il faut réfréner 26 - constituent l’ordinaire des lecteurs et des acteurs de la fable mystique 27 . L’ursuline, qui semble 24 Joan Dejean, art. cit., p. 128. 25 Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 1995. 26 « Elles ont encore une inclination très grande à fréquenter les Sacremens de pénitence et de communion, s’y disposant avec jeûnes et pénitences. Il y a peu de jours qu’une veille de communion je fus contrainte de quitter l’office pour leur faire cesser une rude discipline qui dura si longtemps que j’en avois horreur. Quand on leur accorde cette sorte de pénitence, ce qu’on ne fait pas aussi souvent qu’elles voudroient, elles tressaillent de joye, croiant que c’est une grâce singulière qu’on leur fait, alors elles se disciplinent tout à bon. J’admire entre les autres la petite Marie Magdeleine Abatenau, qui âgée seulement de neuf ans, est aussi ardente à ces exercices de pénitence que les plus âgées et les plus robustes » (À la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642, p. 165). 27 Dans le Libro de la Vida de Sainte Thérèse, lu avec assiduité par des générations de religieuses et de beatas, le souhait du martyre constitue un des premiers souvenirs d’enfance de Thérèse. Avec l’un de ses frères, elle s’absorbe dans la lecture des vies de saints et s’imagine une mort violente en des contrées barbares : « Nous formions le projet d’aller au pays des Maures en mendiant pour l’amour de Dieu, Nathalie Freidel 28 pressentir la destination hagiographique de textes que son fils lui réclame avec insistance, endosse volontiers le rôle taillé sur mesure de « Thérèse du Nouveau Monde 28 » : Vous dites que vous desireriez dire un jour la Messe dans les terres des Infidèles. Si Dieu vous faisoit cet honneur, j’en aurois la joye que vous pouvez juger. (O que je serois heureuse si un jour on me venoit dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois. Voila jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christ) 29 . La comparaison avec sainte Simphorose, qui fut martyrisée avec ses sept enfants par l’empereur Adrien, autorise la mère à s’inclure dans le martyre qu’elle souhaite pour son fils 30 . Marie de l’Incarnation s’inscrit cette fois dans une solide tradition hagiographique de mères sacrifiant leur progéniture sur la voie de la sainteté (Felicitas, Simphorose). Enfin, lorsqu’elle admire l’application des Pères à imiter le « divin Prototype », elle en profite pour souligner au passage le rôle actif joué par les moniales dans cet épisode de la légende des saints canadiens : Les Révérends Pères Poncet et Brissani (qui sont deux excellens Missionnaires) sont allez aux Hurons. Ce dernier, qui a tant souffert des Hiroquois, a mandié de l’étoffe pour faire des robes à ses tyrans, nous les avons faites, et il les leur a envoiées. […] Nous espérons avoir des Filles Hiroquoises avec notre Captive qu’on nous doit rendre. Si ce bon Père nous ameine ces petites Harpies, qui ont aidé à le tyranniser, nous les chérirons beaucoup, puis qu’elles ont aidé à ce grand Serviteur de Dieu à gagner de si précieuses couronnes : car nous voulons entrer dans ses sentimens, et faire voir à nos ennemis, que nous ne sçavons nous vanger qu’en rendant des biens pour des maux 31 . afin qu’on nous décapite là-bas […] » (Sainte Thérèse, Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, t. I, p. 15). 28 L’expression « Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde », employée par Bossuet dans son Instruction sur les états d’oraison, est empruntée à Jérôme Lallemant, dernier directeur de Marie de l’Incarnation, et rapportée par Claude Martin dans La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, Paris, L. Billaine, 1677 [réimpr. Solesmes, 1981], p. 753. 29 À son fils, I er septembre 1643, p. 184. 30 Isabelle Landy-Houillon met à jour, dans la correspondance de Marie de l’Incarnation avec son fils, « une véritable mythologie de la souffrance » dans l’expression de la vocation au martyre (« Au bruit de tous les infinis : la correspondance de Marie Guyart de l’Incarnation et de son fils Claude Martin », Littératures classiques, n o 71, 2010, p. 323). 31 À son fils, 14-27 septembre 1645, p. 261. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 29 Quoique privé du martyre par sa condition recluse, le personnel féminin est amené du moins à collaborer indirectement à celui des Pères par le biais de cette assistance offerte à leurs bourreaux. La violence subie est alors retournée en soins prodigués selon un procédé familier de l’écriture mystique : de même que les coups sont des « caresses » dans la langue métaphorique du rituel guerrier amérindien, les « croix » et les « travaux » sont des « délices du paradis » en langage mystique. On retrouve chez Marie de l’Incarnation le primat de l’écriture dont parle Jacques Le Brun à propos du corpus thérésien 32 . La scène violente sous toutes ses formes, dans l’écriture missionnaire, renvoie invariablement à des modèles, des images, des « autorités ». Le martyrologe chrétien Puisqu’il n’est pas question pour elle d’accompagner les missionnaires dans leurs courses, c’est par le soin accordé aux relations épistolaires qu’elle compose que Marie de l’Incarnation participe à la geste des martyrs canadiens, et contribue à l’édification d’un martyrologe qui va constituer une pièce maîtresse dans l’arsenal de la Contre-Réforme. Au cours de l’été 1647, les lettres sont pleines de la nouvelle du martyre d’Isaac Jogues, assassiné par les Iroquois Agneronons chez qui il effectuait son troisième voyage. L’ascendant du modèle des Relations et de la perspective narrative adoptée par les Jésuites est très visible dans la version que l’épistolière donne de cet épisode. Elle adopte en particulier la stratégie qui consiste, comme l’explique Frank Lestringant 33 , à corriger le contexte canadien pour lui appliquer un dispositif qui a déjà fait ses preuves dans la confrontation avec les Protestants. Le récit de la mort violente du Père, tué d’un coup de hache dans une embuscade puis décapité pour être érigé en trophée au sommet d’une palissade, est accompagné d’un commentaire par lequel l’histoire d’horreur tourne à la fable édifiante : Nous l’honorons comme un Martyr; et il l’est en effet, puis qu’il a été massacré en détestation de notre sainte Foi, et de la prière que ces perfides prennent pour des sortilèges et enchantemens. Nous pouvons même dire qu’il est trois fois Martyr, c’est-à-dire, autant de fois qu’il est allé dans les Nations Hiroquoises. La première fois il n’y est pas mort, mais il y a assez souffert pour mourir. La 2. fois il n’y a souffert, et n’y est mort qu’en désir, 32 Jacques Le Brun, La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004. Voir le chapitre II : « Expérience religieuse et expérience littéraire ». 33 Frank Lestringant, « Le martyre, un problème de symétrie […] », art. cit. Nathalie Freidel 30 son cœur brûlant continuellement du désir du martyre. Mais la troisième fois Dieu lui a accordé ce que son cœur avoit si long-temps désiré. Il sembloit que Dieu lui eût promis cette grande faveur, car il avoit écrit à un de ses amis par un esprit prophétique : J’irai, et n’en reviendrai pas ; et de là vient qu’il attendoit ce bien-heureux moment avec une sainte impatience. O qu’il est doux de mourir pour Jésus-Christ ! C’est pour cela que ses Serviteurs désirent de souffrir avec tant d’ardeur. Comme les Saints sont toujours prêts à faire du bien à leurs ennemis, nous ne doutons point que celui étant dans le Ciel n’ait demandé à Dieu le salut de celui qui lui avoit donné le coup de la mort, car ce Barbare aiant été pris quelque temps après par les François, il s’est converti à la Foi, et après avoir reçu le saint Baptême, il a été mis à mort avec les sentimens d’un véritable Chrétien 34 . D’abord, c’est animé du désir du martyre - « cette hantise et cet espoir [qui] parcourent du reste toute l’histoire de la mission 35 » - que Jogues revient sur les lieux où il a déjà été maltraité. Ensuite, ses bourreaux ne sont pas de « purs sauvages » puisqu’à la faveur des missions précédentes, ils ont reçu quelque connaissance du christianisme. Cette circonstance est décisive car, comme le souligne Frank Lestringant, la coopération des bourreaux au martyre suppose « une connivence préalable et fondamentale qui nourrit la haine, une intelligence avec l’ennemi qui informe dans ses moindres détails la cruauté du supplice 36 ». Le commentaire rétablit habilement la « symétrie » nécessaire en soulignant les dispositions hérétiques des amérindiens et leur mauvais usage des mystères auxquels ils ont été initiés 37 . Jogues est donc bien mort pour la cause qui, selon saint Augustin, fait le martyr et non la souffrance. Enfin, la mors preciosa est doublement attestée par son annonce prophétique d’une part - dans la lettre à un de ses amis - et son épilogue miraculeux d’autre part - la conversion du meurtrier avant sa mise à mort. Mais l’exercice de réécriture ne se limite pas à réorienter la scène du supplice et la violence indigène dans le sens d’une interprétation christologique. Le travail de figuration et de transfiguration de la violence dans l’écriture se poursuit avec la scénographie de la « séquence effroyable, violente, pathique de la souffrance infligée », analysée par Christian Biet dans le théâtre de cette période 38 . La mort brutale mais subite d’Isaac 34 À son fils, été 1647, p. 324-325. 35 Frank Lestringant, art. cit., p. 262. 36 Ibid., p. 266. 37 Voir Frank Lestringant, Lumière des martyres. Essai sur le martyre au siècle des Réformés, Paris, H. Champion, 2004. 38 Christian Biet, Le théâtre, la violence et les arts en Europe, XVI e -XVII e siècles, Paris, H. Champion, 2011. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 31 Jogues va bientôt paraître douce au regard du supplice que subissent les Hurons chrétiens et néophytes capturés avec lui. Les scènes insoutenables reprises dans les lettres - crucifixion d’un enfant de trois ans, ongles arrachés, doigts coupés, corps mutilés, brûlés et consommés bouillis ou rôtis - et qualifiées de « théâtres d’ignominies 39 », font écho au répertoire des tragédies sacrées de propagande religieuse de la même période. En relayant le « spectacle violent observé puis rapporté, narré », le dispositif épistolaire joue à son tour un rôle déterminant dans la caractérisation et la légitimation du martyre. Pour qu’il y ait martyre, il faut non seulement qu’une violence illégitime soit infligée, mais surtout que ce spectacle ait lieu devant « un public de (d’un ou plusieurs) témoin(s) qui, eux-mêmes prenant le parti de celui qui souffre, qualifieront le fait, et lui attribueront, comme violence infligée et subie au nom de leur croyance commune, le nom de martyre 40 ». Dans les lettres, la narration s’organise sous la forme d’une chaîne de témoins : les rescapés de l’horreur passent le relai à des témoins « secondaires » qui rejouent et commentent le spectacle à l’intention d’un public à édifier. Le récit procède, à l’instar de la dramaturgie du stationendrama, à la mise en scène de la violence infligée selon une gradation et par tableaux successifs : après avoir fait l’objet des risées, avoir été « le jouet des grands et des petits », les prisonniers sont menés dans les bourgs où on les accueille à coups de bâtons ; puis, séparés des femmes et des enfants, les hommes sont soumis au supplice du feu jusqu’à ce que mort s’ensuive ; le théâtre sanglant se clôt sur la scène de la cuisine cannibalique. Le chrétien que l’on brûle par paliers, « depuis les pieds jusques à la ceinture », puis le jour suivant, « de la ceinture jusqu’au col », réservant la tête pour le troisième jour, fait preuve d’une constance surnaturelle : Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte, ni donner aucune marque d’un cœur abbatu. La foi lui donnoit de la force intérieurement, et lui faisoit faire au dehors des actes de résignation à la volonté de Dieu. Il levoit sans cesse les yeux au Ciel, comme au lieu où son âme aspiroit, et où elle devoit bien-tôt aller : Vous l’appellerez Martyr : ou de quel autre nom il vous plaira; mais il est certain que la prière est la cause de ses souffrances, et que la raison pour laquelle il a été plus cruellement tourmenté que les autres, est qu’il la faisoit tout haut à la tête de tous les captifs 41 . Le mystère de la douleur qui, miraculeusement, ne se transforme pas en souffrance, correspond bien encore au phénomène d’abstraction de la violence décrit par Christian Biet. Le corps violenté devient l’objet d’une 39 À son fils, été 1647, p. 327. 40 Christian Biet, op. cit., p. 246. 41 À son fils, été 1647, p. 326. Nathalie Freidel 32 « transubstantiation théâtralisée et théâtrale 42 ». Plus « l’intention hyperviolente des bourreaux » s’exerce et se raffine, plus l’impassibilité du martyre entraîne la conviction du public, appuyée par le discours interprétatif. Le repérage de telles séquences, aboutissant à une forme de co-présence participative, comparable à ce qui se passe au théâtre, témoigne, chez Marie de l’Incarnation, à la fois d’une maîtrise des procédés et d’une intentionnalité qui dépasse très largement la fonction de transmission des nouvelles dévolue au genre épistolaire. Pour peu que l’on dépasse le point de vue autobiographique auquel les écrits de Marie de l’Incarnation sont trop souvent réduits, pour s’intéresser de plus près au récit élaboré avec soin dans le cours de la correspondance - récit d’aventures et de découverte autant que fable édifiante -, on doit constater qu’il s’inscrit dans un projet d’écriture ambitieux. En effet, le paradigme de la guerre sainte, l’iconographie de la femme forte, la dramaturgie sacrée, ne sont sans doute pas les seuls modèles sollicités par la plume alerte de l’épistolière. On pourrait encore rapprocher la figuration de la violence, dans les lettres, de l’art d’un Jean-Pierre Camus dans ses histoires tragiques mises « au service de la cause tridentine 43 ». Il faut donc reconnaître le primat de l’expérience littéraire chez une femme qui, sans être une femme de lettres, a intégré suffisamment de matériaux épars à partir desquels elle construit, en collaboration, une histoire dramatique, une fable qui puise une partie de sa force dans la scénographie violente. Pour illustrer ce mécanisme fictionnel à l’œuvre dans la littérature chrétienne de l’âge classique, Jacques Lebrun a recours à une anecdote tirée de l’histoire de la psychanalyse et de ses relations avec l’ethnographie. On sait à présent que la pièce centrale de la théorie du sacrifice de Robertson Smith, dont Freud se sert entre autres pour élaborer la fable de Totem et tabou, n’est pas un témoignage sérieux mais « un faux introduit dans les œuvres de saint Nil d’Ancyre par un moine anonyme du V e siècle […] voulant alerter l’opinion sur les razzias dont étaient victimes les monastères du Sinaï et construisant pour cela un véritable roman d’horreur écrit selon les procédés de la littérature de son temps et présentant une sorte d’envers barbare du rite de l’eucharistie 44 ». De même, la geste violente des missions canadiennes, à laquelle contribuent les lettres de Marie de l’Incarnation, relève moins du genre documentaire des monumenta que du roman des origines. Elle retrace 42 Ibid., p. 249. 43 Jérôme Ferrari, « L’Histoire tragique au service de la cause tridentine. Exemplarité et foi religieuse dans L’Amphithéâtre sanglant et Les spectacles d’horreur de Jean- Pierre Camus », Littératures classiques, n° 79, 2012, p. 112-126. 44 Jacques Le Brun, op. cit., p. 597. Scénographies violentes dans les lettres de Marie de l’Incarnation 33 avant tout une expérience d’écrivaine aux prises avec un imaginaire foisonnant et résolue à repousser les limites du représentable. Bibliographie Sources L EJEUNE , Paul. Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1634. Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1635. M ARIE DE L ’I NCARNATION , Correspondance, éd. dom Guy Oury. Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1969. Lettres de la vénérable mère Marie de l’Incarnation […] divisées en deux parties, éd. dom Claude Martin. Paris, L. Billaine, 1681, 2 vol. La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, éd. dom Claude Martin. Paris, L. Billaine, 1677 [réimpr. Solesmes, 1981]. 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