eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 44/86

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2017
4486

Le Page disgracié: l’Histoire ou une histoire?

2017
Francis Assaf
PFSCL XLIV, 86 (2017) Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? F RANCIS A SSAF (D ISTINGUISHED R ESEARCH P ROFESSOR OF F RENCH , E MERITUS T HE U NIVERSITY OF G EORGIA ) Dire que la ligne de démarcation qui sépare la prétendue fiction du roman de la prétendue réalité est poreuse équivaut à un truisme. Dans un article paru en 1993, « Le Roman et l’histoire au XVII e siècle avant Saint- Réal », Jean Serroy adopte une attitude peut-être plus conservatrice, établissant une distinction entre « raconter une histoire » et « raconter l’Histoire » (243). Penchons-nous un moment sur cette distinction. Raconter une histoire, dit-il, ressortit à l’invention, à l’imagination, à l’art d’accommoder la fiction, alors que l’historien s’appuie sur le témoignage, le compte-rendu, l’analyse. Dans un article paru il y a près de deux décennies, j’ai abordé à peu près le même sujet, touchant en partie Le Page disgracié. Il s’agissait de savoir dans quelles conditions s’écrivent l’Histoire et la fiction. Pour cela, je me suis appuyé, entre autres, sur un article de Roland Barthes. Je note que pour lui « [L]e processus de l’énonciation historique est exclusivement affirmatif, constatif : l’historien raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas été ou ce qui est douteux. » (Assaf 108) Mais les deux catégories de discours n’ont-elles pas, en définitive, un but commun, celui de persuader ? En rhétorique, l’inventio est la découverte systématique des pratiques rhétoriques. Dans les chapitres I et II du premier livre de la Rhétorique, Aristote nous livre deux considérations, apparemment mais pas vraiment contradictoires : au paragraphe XIV du chapitre I, il dit : « Maintenant, son fait n’est pas autant de persuader que de voir l’état probable des choses par rapport à chaque question, ce qui a lieu pareillement dans les autres arts. » Au paragraphe I du chapitre II, il déclare : « La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. » Pour J. Serroy et d’autres, le roman agit comme un aimant, qui attire vers lui, en lui l’Histoire, en principe verbalisation de la réalité, c’est-à-dire qu’il s’appuie sur cette réalité pour conforter son inventio, pour persuader. Francis Assaf 8 L’auteur cite la préface du roman de François de Gerzan, L’Histoire afriquaine de Cléomède et de Sophonisbe (1627-1628) où l’auteur dit qu’il s’attachera à « l’exacte géographie et à la vraye histoire » (244). Le texte qui nous occupe ici, Le Page disgracié, paru en 1643, l’année de la mort de Louis XIII, porte en sous-titre rhématique « où l’on void de vifs caracteres d’hommes de tous temperamens et de toutes professions. » Son inventio ne saurait donc faire de doute. Et c’est là que se pose la question : quelle réalité, quelle fiction ? Pour cela, tournons-nous d’abord vers Georges de Scudéry (1601-1667). La cinquième page (non-paginée) de la préface d’Ibrahim, ou l’illustre bassa (1641, éd. de 1665) plaide elle aussi en faveur de la vraisemblance : Mais entre toutes les regles qu’il faut observer en la composition de ces Ouvrages, celle de la vray-semblance est sans doute la plus necessaire. […] Sans elle rien ne peut toucher ; sans elle rien ne sçauroit plaire. Et si cette charmante trompeuse ne deçoit l’esprit dans les Romans, cette espece de lecture le degouste, au lieu de le divertir. « Charmante trompeuse »… Pour tromper son lecteur, Scudéry propose donc de s’en tenir à la plus stricte réalité, ou plutôt à la plus entière vraisemblance. Ces intentions auctoriales illustrent la phagocytose de l’Histoire par le roman, c’est-à-dire de la réalité par la fiction. Trente ans après, en 1671, Pierre-Daniel Huet écrivait dans la Lettre sur l’origine des romans : [C]e que l’on appelle proprement Romans, sont des histoires feintes d’aventures amoureuses, ecrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs. Je dis, des histoires feintes, pour les distinguer des histoires veritables. J’ajouste, d’aventures amoureuses, parce que l’amour doit estre le principal sujet du Roman. Il faut qu’elles soient escrites en prose, pour se conformer à l’usage de ce siecle. Il faut qu’elles soient escrites avec art, & sous de certaines regles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre & sans beauté. (3-4) Ici aussi est présent le duo réalité-fiction - fondu dans la vraisemblance. Comme Scudéry, Huet estime qu’il faut « tromper » le lecteur, mais dans un but louable car pour lui l’objet du roman est avant tout didactique et moralisateur, couronnant la vertu et châtiant le vice, mais sous des dehors fort attrayants 1 . À la différence de Scudéry, qui la puise dans les circonstances historico-géographiques au sein desquelles fonctionne la diégèse romanesque, Huet, tout en en reconnaissant le caractère essentiel, la considère plutôt comme un artéfact plaqué sur cette diégèse et fonction de l’inventio : « […] la vray-semblance qui ne se trouve pas toûjours dans 1 Sorel dit pratiquement la même chose dans l’« Advertissement d’importance au lecteur » en tête de l’édition de 1623 du Francion. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 9 l’Histoire est essentielle au Roman. » (10). Dans La Bibliothèque françoise (2 e éd. 1667), Sorel attribue historicité et vraisemblance aux romans comiques et satiriques car, dit-il Les Bons Romans Comiques & Satyriques semblent plûtost estre des images de l’Histoire que tous les autres : Les actions communes de la Vie estans leur objet, il est plus facile d’y rencontrer de la Verité […] Or comme il y a toûjours beaucoup de sujets pour de telles Pieces, on rencontre là plûtost le genre vray-semblable que dans les Pieces heroïques qui ne sont que fiction (188-189). La fiction pure semble donc ressortir surtout au roman héroïque et sentimental, même si elle a un but didactique avoué (Huet dixit). Quelques pages plus loin, Sorel classe Le Page disgracié parmi les « romans divertissans » (198), déplorant cependant l’inachèvement de l’ouvrage. Notons que ni Scudéry, ni Huet, ni Sorel n’opère formellement le rapprochement de l’inventio et de la vraisemblance ; pourtant, à les lire, on est forcé de conclure que l’une ne va pas sans l’autre. Mais c’est au XX e siècle qu’on passera le genre au crible de la narratologie. Dans La Théorie des genres, Gérard Genette reprend (81-82) une taxinomie des modes de narration fictionnelle établie par Robert Scholes dans Structuralism in Literature : an Introduction (q.v.) ; ce dernier les fonde sur les trois rapports possibles pouvant exister entre réalité et fiction : satire, réalisme, romance (roman héroïque et sentimental). Cela n’est qu’une classification « horizontale », n’impliquant nullement un mouvement, une direction. Scholes développe plus avant cette taxinomie en sept modes se rapportant à la représentation d’événements réels, générant une gamme qui s’échelonne ainsi : satire, picaresque, comédie, histoire, sentiment, tragédie, romance (133). Le Page disgracié les recouvre toutes (pas forcément dans cet ordre), au fil du récit. On en rencontre nombre d’exemples partout dans le texte, comme on le verra. Dans l’introduction à son édition du roman, J. Serroy souligne le desengaño qui gagne progressivement Tristan d’œuvre en œuvre (9-11). Cette mélancolie constitue le thème central de l’étude de Catherine Maubon : Le Page disgracié : désir et écriture mélancoliques. Sans parler de vraisemblance en tant que telle, l’auteure expose le plan d’écriture de Tristan lequel, loin de suivre l’in medias res des romans héroïques et sentimentaux, se déroule dans un ordre chronologique excluant les retours Francis Assaf 10 en arrière. Et c’est en cela que l’on voit la fusion de l’Histoire et de la fiction, selon Maubon : L’esthétique « ut pictura poesis » à l’intérieur de laquelle il se forme, exalte, au nom de la vraisemblance, la mémoire et l’expérience historique dont elle fait les fondements et les prémisses de l’activité poétique. Tristan limite cependant le domaine de sa création aux données que lui fournissent ces instruments. Il se rapproche, en cela, davantage de l’historien, limité au domaine de l’accompli, que du poète, qui, par l’intermédiaire du vraisemblable, a accès au domaine du possible (22-23). La dernière phrase de cette citation semble problématique : implique-t-elle que l’écriture de l’histoire se situe en dehors des catégories du vraisemblable, ou plutôt n’en a pas besoin ? Or, si on considère que Tristan fait à la fois œuvre d’historien et de poète, il faut se pencher d’abord sur le genre d’histoire qu’il présente au fil des pages. Dans L’Écriture de l’Histoire Michel de Certeau identifie deux pôles, deux problématiques distinctes : on passera sur la première pour retenir la seconde, qu’il exprime en ces termes : L’autre tendance privilégie la relation de l’historien avec un vécu, c’est-àdire la possibilité de faire revivre ou de « ressusciter » un passé. Elle veut restaurer un oublié, et retrouver les hommes à travers les traces qu’ils ont laissées. Elle implique aussi un genre littéraire propre : le récit […] (47). Le roman de Tristan fictionnalise obligatoirement cette recherche du vécu, en nommant tant dans l’incipit que dans l’explicit le narrataire/ dédicataire, « Thirinte », personnage que n’identifient pas les « Clefs du Page 2 ». Comme d’autres lecteurs du roman, on est tenté de voir dans ce Thirinte Henri de Bourbon, duc de Verneuil (1601-1682), fils naturel 3 de Henri IV et de Catherine d’Entragues, dans la maison duquel le jeune Tristan est placé comme page en 1604. Notons cependant que l’auteur parle du duc de Verneuil à la 3 e personne. Cela exclurait-il qu’il soit Thirinte ? Il n’y a pas vraiment lieu de l’affirmer absolument, la 3 e personne pouvant n’être qu’un simple artifice littéraire. Mais la distinction entre le duc de Verneuil et Thirinte demeure. L’un est réel, l’autre n’est qu’un mot sur du papier. La première partie du Page disgracié en comprend en fait deux, si on veut considérer l’enfance et les aventures picaresques du jeune garçon, jusqu’à sa rencontre avec le prétendu alchimiste (qui est peut-être en fait un faux-monnayeur doublé d’un marchand de drogues), puis la fuite en Angleterre et les premières amours. Le détail des événements que rapportent les 15 premiers chapitres renseigne sur le vécu du héros-narrateur. Le célèbre épisode de la linotte (1 re partie, ch. 8), un des plus longs, tourne 2 De Jean-Baptiste L’Hermite, rajoutées dans l’édition de 1667. 3 Légitimé en 1603. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 11 autour d’un bon mot, qui sauve le page d’un châtiment bien mérité. Ayant perdu au jeu l’argent que lui avait donné son maître pour acheter une linotte chanteuse, il est contraint d’en acquérir une sans voix, à bas prix. Son maître lui ayant demandé pourquoi l’oiseau reste muet, il réplique : « Monsieur, je vous réponds que si elle ne dit mot, elle n’en pense pas moins. » (43). Sans faire le détail de ces chapitres, notons cependant que, des premiers jusqu’au ch. 15, récit de sa première fuite conséquence des six coups d’épée qu’il donne à un cuisinier du château, en dépit de ses efforts, son caractère refuse de mûrir, puisqu’il est obligé à nouveau de fuir, ayant grièvement blessé un homme de deux coups d’épée. Le chapitre suivant raconte cette seconde fuite, fusion de réalité et de fiction : s’il commence par une narration assez sobre des faits, les métaphores, allégories et discours à la 2 e personne opèrent la mise en fiction du récit. Le style baroque, voire un peu maniériste, couplé à de fréquentes interventions extra-diégétiques, manifeste une inventio qui, sans diluer la factualité des événements, leur confère une puissance rhétorique qu’ils pourraient ne pas avoir autrement : Tout le monde s’étonnait de ce changement et commençait d’oublier mes erreurs passées en faveur de ma probité récente. Lorsque la fortune, comme indignée de ma révolte et de ce qu’ayant été allaité et nourri sous elle je faisais mine de la quitter pour embrasser la vertu, me fit éprouver à mon dam quelle est sa puissance. Elle m’ôta notre précepteur pour l’élever en une qualité plus éminente et pour avoir plus de moyen, quand je serais privé de son support, de m’abaisser jusqu’aux abîmes. Pour ne vous point faire perdre de temps par des narrations trop longues, et pour ne toucher point à des plaies qui me sont encore sensibles, je vous dirai qu’étant sous un autre gouvernement, j’eus des mécontentements étranges, et que, par des stratagèmes inouïs, je me vis quelques jours séparé de la présence de mon maître (58). Le je-narrateur n’en néglige pas pour autant la vraisemblance. Obligé de partir à pied, le je-actant parcourt sans s’arrêter, en une douzaine d’heures, 28 lieues 4 environ, soit plus de 90 kilomètres, à environ 6,5 km/ h de moyenne, bien au-delà d’une allure rapide de marche. L’explication ? La voici : Je vous dirai aussi qu’il y avait peu de gens, non pas seulement à la cour mais encore en toute la France, qui fussent plus dispos que moi ; je sautais souvent à la jarretière à la hauteur des plus grands hommes qui se trouvassent ; je franchissais encore au plein saut des canaux qui ont au moins vingt-deux pieds de large, et pouvais courre trois cents pas contre le plus vite cheval du monde. C’est pourquoi vous ne me tiendrez pas de mauvaise 4 L’ancienne lieue de Paris (avant 1674) valait 3,248 km. Francis Assaf 12 foi si je vous dis qu’en moins de douze ou quatorze heures je fis vingt-sept ou vingt-huit lieues (59). Dans son article, Serroy cite le début bien connu du Roman bourgeois, où Furetière promet le récit véridique d’un nombre d’aventures de petitsbourgeois de la place Maubert (248) : ni rois, ni grands seigneurs. Le seul marquis du récit est d’un ridicule consommé. En est-il de même dans Le Page disgracié ? Non, car il évolue à la cour du duc de Verneuil. Cependant, ses rapports avec son maître sont peu explicités (à part l’épisode de la linotte), bien qu’il dise vivre en contact quasi-constant avec le jeune duc. Il fréquente surtout pages, laquais et cuisiniers, avec qui il se livre au jeu et à la boisson. C’est donc dans une classe au-dessous de celle du Roman bourgeois, où nous ne voyons presque jamais de serviteurs. Où classer les chapitres 17 à 19 de la première partie ? Peut-on parler de picaresque ? Les romans de ce sous-genre sont pleins de rencontres de personnages bizarres et marginaux. Celle que fait le page d’un « alchimiste », qu’il appelle aussi « philosophe », montre ce personnage se livrant à des activités que décrit avec beaucoup de détails le je-actant et qui n’évoquent guère le Grand Œuvre. Ne pourrait-il plutôt s’agir d’un fauxmonnayeur ? Ces chapitres mêlent inextricablement réalisme picaresque et fantastique tout en faisant ressortir la naïveté du je-actant ; ils mériteraient à eux seuls une étude séparée, comme les chapitres 21 à 23, avec leurs scènes mêlant en un réalisme cru ivrognerie et lubricité. C’est au chapitre suivant (ch. 24) que se révèle la romance. À l’encontre d’un d’Urfé ou, plus tard, des Scudéry, Tristan ne recherche pas la préciosité, mais maintient, dans un registre infiniment plus délicat que celui des chapitres précédents, un réalisme qui « sonne vrai » lors de sa première rencontre avec la jeune adolescente anglaise dont il va tomber éperdument amoureux : C’était une fille de treize ou quatorze ans, mais assez haute pour son âge ; son poil était châtain, son teint assez délicat et beau, ses yeux bien fendus et brillants, mais surtout sa bouche était belle et, sans hyperbole, ses lèvres étaient d’un plus beau rouge que le corail. Je sentis un grand trouble à son arrivée, et si l’on m’eût à l’heure posé la main sur le côté, on eût bien reconnu aux palpitations de mon cœur combien cet objet l’avait ému (75). Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 13 Il n’y a qu’à comparer cela avec le portrait métaphorique de Charite que dresse Anselme au Livre II du Berger extravagant (112-113). La simplicité, le réalisme et la grâce de Tristan forment un contraste frappant avec les métaphores extravagantes dont se sert le compagnon de Lysis pour donner une leçon (bien inutile ! ) à ce dernier. La romance dans Le Page disgracié se poursuivra sur les 22 chapitres suivants, soit près de 40% de la totalité du roman. Avanies, jalousies, rivalités, billets doux et même prison et tentatives d’assassinat abondent. Récit extrêmement complexe, cette partie relatant la vie du page à Londres auprès de la jeune beauté dont il est précepteur et amoureux se termine sur une évasion de la prison où il a été enfermé sur une fausse accusation d’avoir voulu attenter à la vie de la jeune fille (Ch. 45, 1 e partie). La romance s’est terminée sur un échec. Place à l’Histoire, c’est-à-dire à la réalité. Vraiment ? C’est d’abord celle que racontent les auteurs comiques. J. Serroy consacre un important passage de son article à cette histoire « à hauteur d’homme », celle des mœurs et des mentalités : habillement, nourriture, voire les fonctions naturelles (248). Si le Francion et Le Roman bourgeois en offrent maints exemples, on ne voit cela nulle part plus clairement ni de manière plus frappante que dans L’Orphelin infortuné, de César-François Oudin de Préfontaine (1660). Le Page disgracié, toutefois, en est aussi fort bien garni, tout en faisant la part belle à l’Histoire, la vraie. Le premier contact du page avec l’Histoire se situe dans le contexte des guerres de religion menées par Louis XIII. Il se voit au chapitre 36 de la deuxième partie. Entré au service d’Emmanuel Philibert des Prez, dit de Savoie 5 , il est envoyé auprès d’un vieux seigneur, voisin de son maître, avec un mot d’introduction. Ce personnage a servi sous trois rois : les deux derniers Valois : Charles IX et Henri III, puis le premier Bourbon, Henri IV. Cette réminiscence de réalité, toutefois, est fictionnalisée par l’état mental du vieux seigneur, qui mélange passé et présent, demandant au je-actant s’il 5 Identifié dans la Clef N° 14 (2 e partie, p. 218). Tué en 1621 au siège de Montauban. Francis Assaf 14 a pris part à la bataille de Coutras (20 octobre 1587) 6 , ou s’il n’a pas eu peur aux barricades de la Saint-Barthélemy (24 août 1572 et après). On voit ici non pas des souvenirs historiques évoqués avec ordre et surtout signification, mais un méli-mélo de dates et d’événements sorti d’une cervelle affectée par l’âge. Que ce vieux gentilhomme atteint de sénilité ait existé ou non, ce qu’a le lecteur devant les yeux, c’est une variété de reductio ad absurdum, que rapporte le je-narrateur telle quelle. Il ne fait aucun effort pour trier et donner à ce fatras une quelconque valeur didactique. Le je-actant ne tarde pas à suivre son maître qu’a mandé à son service Henry de Lorraine (1578-1621) 7 , alors résidant à Bordeaux. Il va assister à certaines batailles contre les huguenots. Les chapitres 49 à 53 de la deuxième partie forment un récit à l’historicité indéniable. Nous constatons cependant cette phagocytose de la réalité par la fiction dont j’ai parlé plus haut par le moyen de l’inventio, c’est-à-dire de la rhétorique au service de la persuasion : Le jeune Alcide à qui j’avais voué ma vie entreprit quelque temps après d’aller couper les têtes d’un hydre qui s’élevait contre sa puissance, et marcha contre ce monstre furieux avec une orgueilleuse armée. J’eus l’honneur de le suivre en ce beau voyage et d’être témoin en cent lieux de sa vigilance et de sa valeur. Je ne crois point qu’il y ait jamais eu de roi si connaissant au métier de la guerre que celui-ci : la prévoyance et les expédients qu’il trouvait pour affaiblir ou pour forcer ses sujets mutins étaient si grands que les plus sages capitaines ne pouvaient point assez l’admirer (Le Page disgracié 194). Dépouillé de l’inventio, ce passage peut se résumer ainsi : « Louis XIII partit en guerre contre les huguenots. Je le suivis ; il était très compétent en matière militaire. » Le roi avait fait son entrée à Pau le 15 octobre 1620, mais les guerres étaient loin de prendre fin 8 . Dans la conclusion à son article, Serroy tente d’établir une taxinomie, voire une ligne évolutive qui mène de Tristan (et de ses prédécesseurs : Sorel, Barclay, Lannel 9 et d’autres) à Madame de Lafayette, Madame de 6 Au cours de laquelle Henri III de Navarre, le futur Henri IV de France, écrase les troupes catholiques. 7 Tué lui aussi au siège de Montauban. 8 Notons à ce propos que l’historien Jean-Christian Petitfils rejette l’expression « guerres de religion de Louis XIII ». Il maintient que le roi était pour la liberté de conscience. Ce qu’il reprochait aux huguenots, c’était de former un état dans l’État (306). 9 À noter qu’il prend soin de préciser que Barclay et Lannel ont recours à des « écrans » linguistiques et stylistiques pour dissimuler l’identité véritable des personnages historiques. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 15 Villedieu ou encore à Saint-Réal. N’oublions pas cependant que dans le cas de l’auteur de La Princesse de Clèves, le personnage éponyme est entièrement fictif. Dans les écrits de Marie-Catherine Desjardins, l’invention (la galanterie) prend largement le pas sur l’Histoire, comme dans Les Exilés de la cour d’Auguste (1672-1678 - Taylor 50). Pour ce qui est des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière (1672-1674), les aspects autobiographiques ne manquent pas, non plus que certains aspects historiques, mais transposés dans le registre de la fiction. Le roman se lit surtout comme le récit pseudoautobiographique de la vie d’une pícara française. Les choses sont quelque peu différentes pour Saint-Réal, si l’on considère Dom Carlos. Dans l’Avis, l’auteur prend soin de présenter son ouvrage comme historique, bien dans la lignée des ouvrages passés concernant le fils de Philippe II d’Espagne. La narration à la troisième personne différencie aussi le texte de Saint-Réal de celui de Tristan. Celui-là commence tout à fait comme on pourrait s’y attendre en ouvrant un livre d’histoire. Néanmoins, cela ne dure pas, puisque le lecteur se trouve très vite dans un environnement romanesque. Voyons plutôt : Lors que Charles-Quint resolut de quitter des Etats, pour se retirer dans une solitude, il craignit de laisser son Fils exposé à la bonne fortune de Henry II. dont il avoit ressenti les effets, & il fit Tréve pour cinq ans avec ce prince. Entre les ouvertures de Paix, qui firent faites pendant la Tréve, on proposa de marier le Prince d’Espagne, Dom Carlos Fils unique de Philippe II & de Marie de Portugal sa premiére Femme, avec Madame Elisabeth Fille aînée de France. Cette Princesse étoit fort jeune, mais elle étoit extrêmement formée pour son âge. Comme ce Mariage fut resolu avec joie des deux costez aussitôt qu’il fut proposé, elle conçeut beaucoup d’estime pour l’Epoux qu’on lui destinoit. Son jeune cœur trouvant cette occasion de s’attacher à quelque chose, il s’en fit en secret un agreable amusement, & elle s’engagea insensiblement dans une inclination qui donna plus de peine, qu’elle ne croyoit, à sa vertu (1-2). Cet incipit se divise aisément en deux parties. La première est strictement historique, traitant des démêlés de Charles-Quint avec Henri II et de la résolution d’un mariage politique entre Élisabeth de France (1545-1658), fille de Henri II, et dom Carlos (1545-1568), infant d’Espagne, fils de Philippe II, mariage raté, puisque celui-ci supplante son fils (suite au traité de Cateau-Cambrésis, 1559). La partie en grisé traite des charmes physiques et des sentiments de la jeune Élisabeth, avec un discret aperçu sur l’immaturité psychologique de la princesse (elle n’avait jamais vu son futur époux), ce qui relève plus de la fiction que de l’Histoire. Cette fusion fiction-histoire se poursuit tout au long du récit et passionne le lecteur. Francis Assaf 16 Mais revenons au Page disgracié. La rébellion huguenote, que Louis XIII s’est donné comme tâche de mater, commence vraiment en janvier 1621 avec la prise du château de Privas (auj. en Ardèche) 10 . L’historien Jean- Christian Petitfils trace de façon succincte mais précise les campagnes de Louis XIII pour soumettre les huguenots dans le Sud-Ouest. Le siège le plus désastreux est celui de Montauban. Les détails que l’historien passe sous silence, le romancier les présente en détail ; ici encore, c’est « l’Histoire à hauteur d’homme » : Il me souvient qu’un certain seigneur, que j’avais connu de longtemps, m’invita de le mener vers ces vignes pour voir quelque occasion, et que cette curiosité lui fut extrêmement funeste ; car, ainsi qu’il descendait de cheval, une malheureuse balle, qui passa sur la tête de beaucoup de gens qui étaient devant nous, lui donna dans le haut du front et l’étendit tout raide mort. Je pensai l’assister en cet accident et lui faire souvenir de son âme, mais il me fut impossible d’exécuter ce bon dessein. Je ne sais combien de soldats qui l’avaient vu tomber auprès d’eux se jetèrent en foule sur lui pour fouiller ses poches et le dépouiller ; ce qui fut fait en si peu de temps que les chefs qui accoururent en cet endroit n’y purent mettre d’ordre. Ce pauvre gentilhomme avait une perruque qui se perdit dans cette foule, de sorte qu’il demeura nu et la tête toute rase, qui était un objet très épouvantable à voir (195). Serroy mentionne cet épisode dans son article (249-250). Mais peut-on vraiment parler d’« Histoire en train de se faire » ? Aucun ouvrage d’Histoire, à ma connaissance, n’a conservé trace de cet incident. Nous n’en sommes conscients que grâce au Page disgracié. Mais Tristan n’écrit pas en tant qu’historien : comme bien d’autres noms de personnes et de lieux, celui de ce jeune seigneur demeure inconnu, ainsi que la date de la bataille ou de l’engagement 11 . Un tri sommaire entre le diégétique et l’extra-diégétique permet de s’en rendre compte. Il en va de même de la maladie qui décime les troupes royales au siège de Montauban (22 août-9 novembre 1621). La manière dramatique dont le je-narrateur rapporte les dégâts au physique et au moral chez les soldats et chez le je-actant (2 e partie, ch. 53) en fait une fiction frappante, dont on retrouve les faits « tout nus » dans l’Histoire, sans que le récit de Tristan puisse se considérer autrement que comme une histoire : Lorsque cette ville rebelle eut été prise, notre camp s’alla poser devant une autre beaucoup plus forte 12 , et où nous perdîmes beaucoup plus de gens, 10 La ville devient rapidement et profondément protestante. Elle finit par tomber en 1629. 11 Les Clefs du Page restent muettes sur ces détails. 12 Montauban. Le Page disgracié : l’Histoire ou une histoire ? 17 soit par les fréquentes sorties des ennemis, ou par des maladies d’armée. La putréfaction de l’air causée par les mauvaises exhalaisons des corps enterrés à demi et par l’intempérance des soldats, qui se soûlaient de mauvais aliments, produisit d’étranges fièvres durant cette ardente saison et dans un climat qui est assez chaud. II courait des fièvres ardentes accompagnées de frénésie, dont on mourait au cinquième ou septième jour pour l’ordinaire, ou qui tenaient plus longtemps un malade dans des délires et hors d’espérance de guérison. On ne sortait guère le matin de sa maison dans le quartier royal qu’on ne trouvât quelque corps mort devant sa porte, et l’on voyait quelquefois des troupes de vingt soldats malades et transportés de leur frénésie, qui couraient ensemble pour s’aller jeter dans une rivière 13 (199). Où est la réalité ? Où est la fiction ? La vie et les aventures personnelles du jeune Tristan ne sont pas moins réelles que les guerres de Louis XIII. Mais ces deux volets sont également mis en fiction par une distanciation dans le temps, une différenciation entre je-actant et je-narrateur qui seule permet le discours tout en rendant ce même discours problématique. Alors comment le lire ? Nous, les lecteurs, sommes bien obligés de jouer le jeu. Mais en sommes-nous vraiment dupes ? Même en nous reportant régulièrement aux Clefs du Page, rajoutées dans l’édition de 1667 par Jean-Baptiste L’Hermite (et qui sont loin d’être exhaustives et souvent douteuses dans ce qu’elles révèlent), sommes-nous vraiment tentés de passer Le Page disgracié au crible, pour séparer l’historique de l’anecdote et faire du texte deux petits tas bien ordonnés : d’un côté, l’Histoire ; de l’autre, une histoire ? Ou alors une confession, un roman picaresque, un tableau de mœurs ? Peut-être est-ce une dérobade, indigne d’un lecteur vraiment « sérieux », d’un lecteur-modèle (selon l’expression d’Umberto Eco - 32) qui joue le jeu, mais pourquoi ne pas simplement aborder Le Page disgracié comme une sorte d’auberge espagnole littéraire ? On n’y trouve que ce qu’on y apporte, mais il faut bien y apporter quelque chose… Ce quelque chose, c’est la volonté d’y voir cette vraisemblance dont parlent Scudéry, Huet, Sorel. Mais n’est-ce pas le fait du lecteur-modèle de savoir reconnaître la vraisemblance, c’est-àdire l’inventio, même lorsque le « vrai » se dérobe ? 13 Le Tarn. Francis Assaf 18 Bibliographie Aristote. Rhétorique. Livre Premier. http: / / remacle.org/ bloodwolf/ philosophes/ Aristote/ rheto1.htm#01a Assaf, Francis. « L’Histoire dans les histoires comiques : Le Page disgracié et L’Orphelin infortuné. » In La Représentation de l’Histoire au XVII e siècle. Textes réunis par G. Ferreyrolles. Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 1999, p. 105-121. Barthes, Roland. « Le Discours de l’histoire. » Studies in Semiotics/ Recherches sémiotiques. VI, 4 (1967) : 65-75. Certeau, Michel de. L’Écriture de l’histoire. Paris : Gallimard (NRF), 1984. Eco, Umberto. Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher). Paris : Librairie générale française (Le Livre de Poche - Essais), 1998. Genette, Gérard, et al. Théorie des genres. Paris : Éditions du Seuil, 1986. Huet, Pierre-Daniel. Traité de l’origine des romans. Paris : Jean Mariette, 1711 (éd. originale 1671). Maubon, Catherine. Désir et écriture mélancoliques : lectures du Page disgracié. Genève : Slatkine, 1981. Petitfils, Jean-Christian. Louis XIII. Paris : Perrin, 2009. Saint-Réal, César Vichard, sieur de. Dom Carlos, nouvelle historique. Amsterdam : Gaspar Commelin, 1672. Scholes, Robert. Structuralism in Literature : an Introduction. New Haven : Yale University Press, 1974. Scudéry, Georges de. Ibrahim, ou l’illustre bassa. Rouen : La Compagnie des Libraires, 1665. Serroy, Jean. « Le Roman et l’histoire au XVII e siècle avant Saint-Réal ». Studi Francesi 110, Anno XXXVII, Fascicolo II (Maggio-Agosto 1993) : 243-250. Sorel, Charles. Bibliothèque françoise. Paris : Compagnie des libraires du Palais, 1667. Sorel, Charles. L’Anti-Roman, ou l’histoire du berger Lysis, accompagnée de ses remarques. Seconde édition du Berger extravagant, revue et augmentée par l’auteur. Texte édité, présenté et annoté par Anne-Élisabeth Spica. T. I. Paris : Honoré Champion, 2014. Taylor, Helena. « Ovid, galanterie and Politics in Madame de Villedieu’s Les Exilés de la cour d’Auguste. » Early Modern Studies, 37, 1 (July 2015) : 49-63. Tristan L’Hermite, François. Le Page disgracié. (J. Serroy, éd.). Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1980.