eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

La violence dans les relations amoureuses et conjugales dans L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin

2016
Tatjana Kozhanova
PFSCL XLIII, 85 (2016) La violence dans les relations amoureuses et conjugales dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin T ATIANA K OZHANOVA (K ENNESAW S TATE U NIVERSITY ) La question de la violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy- Rabutin s’inscrit dans la problématique plus large de la représentation des rapports de pouvoir entre les sexes et de la place de la femme dans le roman français du XVII e siècle. Les critiques littéraires en identifient deux traditions différentes : celle du roman comique, qui traite de personnages moyens ou bas et évoque leur vie quotidienne, et du roman sentimental, qui introduit des personnages illustres et dépeint leurs actions et sentiments élevés 1 . Dans le roman comique, la violence physique et verbale entre les sexes constitue un élément proprement comique de l’œuvre avec des topoi du vieux mari trompé et battu, de l’amant volé par sa déshonnête maîtresse, de la jeune ingénue enlevée et séduite par un amant riche et puissant, etc. Dans le roman sentimental, par contre, il s’agit surtout des violences affectives liées à la souffrance que cause l’amour non partagé ou interdit aux amants malheureux, de rares cas de la violence physique ayant, d’habitude, des conséquences tragiques. Le roman comique, héritier de la tradition misogyne du Moyen Age, représente une femme vénale et trompeuse, dépendante des désirs sexuels de l’homme, « femme-objet » qui s’achète avec de l’argent 2 . Le roman sentimental, inspiré par des idées néoplatoniciennes, peint, par contre, une femme parfaite, supérieure à l’homme, ayant 1 Voir Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1967; Maurice Lever, Romanciers du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1996. 2 Comme le note J. Serroy, « les femmes de Francion ne sont ainsi que des « femmes-objets » » (Jean Serroy, Roman et réalité. Les Histoire comiques au XVII e siècle, Paris, Minard, 1981, p. 158). Tatiana Kozhanova 336 le pouvoir absolu sur son amant. « L’impérialisme féminin » 3 dans un cas offre la contrepartie au despotisme masculin dans l’autre. La dichotomie « femmes-objets » du roman comique / « femmesmaîtresses » du roman sentimental doit certainement être nuancée. Comme l’a démontré Gabrielle Verdier, les femmes dans L’Histoire Comique de Francion de Charles Sorel contrôlent souvent la situation et «loin d’être passives, prennent en main la mise en scène de leur séduction » 4 . D’autre part, le pouvoir des personnages féminins dans le roman sentimental se limite au domaine bien étroit du sentiment amoureux. Quand il s’agit du choix de l’époux et du mariage, la fille doit obéir à la volonté de ses parents, alors qu’une fois mariée elle est contrainte de subir patiemment l’autorité de son époux. Comme le note un des personnages de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, « la liberté que le nom d’homme rapporte, est beaucoup plus agréable que n’est pas la servitude à laquelle nostre sexe est soumis » 5 . Si le thème de la servitude de la femme dans le mariage n’est qu’abordé chez Honoré d’Urfé, il occupe une place importante dans le roman précieux du milieu du siècle et aboutit au thème de l’amour adultère dans la nouvelle de Mme de Lafayette qui le présente comme conséquence directe de la pratique des mariages arrangés 6 . En guise d’exemple on peut citer le célèbre roman de la Princesse de Clèves où le topos de l’adultère, propre à la littérature comique, acquiert les dimensions tragiques et dont l’héroïne éponyme évoque de la compassion chez le lecteur dans son amour « criminel » du point de vue de la loi et de la morale de la société contemporaine. L’Histoire amoureuse des Gaules, parue dix ans avant la Princesse de Clèves, peint également l’amour adultère ou bien les amours adultères de quelques femmes nobles et explore les rapports entre les sexes dans le mariage et dans les relations amoureuses extraconjugales au sein de la société aristocratique. Pourtant, Bussy traite cette matière d’une façon différente. Il emprunte à la tradition misogyne l’image de la femme vicieuse et en fait l’objet du désir et surtout de la violence de la part de l’homme. Comme le note Jacques Prévot, Bussy « cultive l’anti-roman en ne nous présentant que des personnages parfaitement antihéroïques » 7 . Mais ce n’est pas le roman comme genre qui est ciblé par Bussy, c’est la société de la Cour 3 L’expression emprunté à J.-M. Peloux (Jean-Michel Pelous, Amour précieux, amour galant (1654-1675), Paris, Klincksiek, 1980, p. 57). 4 Gabrielle Verdier, « Femmes-objets ? Femmes de tête ? L’indécidable sexe féminin dans l’Histoire comique de Francion », Littératures classiques, 41, hiver 2001, p. 112. 5 Honoré d’Urfé, L’Astrée, Paris, H. Champion, 2011, p. 361. 6 Voir Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à la Princesse de Clèves (1654-1678), Paris, H. Champion, 1999, pp. 47-78. 7 Jacques Prévot, Libertins du XVII e siècle, Paris, Gallimard, t. II, p. 1606. La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 337 dont il révèle des vérités cachées en démystifiant le mythe de l’amour galant. La tradition misogyne du roman comique dans l’Histoire amoureuse des Gaules rejoint la veine satirique, dans les personnages stéréotypés on reconnaît les contemporains de l’écrivain. « Le roman de Bussy, - écrit Alain Wood , - donne les détails précis des aventures érotiques de deux femmes réelles de la cour, Mme d’Olonne et Mme de Châtillon, et s’ancre dans leur réalité spécifique » 8 . C’est ce côté « réaliste » de l’œuvre que nous nous proposons d’étudier. Nous allons commencer par la question du pouvoir parental et marital chez Bussy, ensuite passer à la question de la violence dans les relations extraconjugales et, finalement, démontrer comment les mécanismes de violence et de répression ciblés sur les femmes sont soutenus par l’ordre de la société même, qui est celle de la domination masculine et s’inscrit aisément dans le modèle décrit par Pierre Bourdieu 9 . 1. Le pouvoir parental et marital Il y a trois couples mariés dans l’Histoire amoureuse des Gaules : c’est Ardélise et Lénix, Angélie et Ginotic, Mme de Cheneville et M. de Cheneville. Dans le premier cas, il s’agit d’un mariage arrangé, conclu entre Lénix et la mère d’Ardélise qui le reçoit agréablement, étant fort satisfaite de ses « grands biens » et de sa « qualité » 10 . Nous ne savons pas si Ardélise est aussi satisfaite que sa mère, car elle ne prend jamais la parole. Au premier regard, le mariage entre Angélie et Ginotic fait contraste avec le mariage arrangé entre Ardélise et Lénix. Ginotic organise un enlèvement de sa maîtresse et s’oppose dans cette affaire à la volonté du maréchal son père. Est-ce un de ces mariages d’amour si rares au XVII e siècle ? En fait, Bussy se base dans son récit sur l’épisode réel de l’enlèvement de Mlle de Boutteville par le comte de Châtillon et leur mariage secret qui fit du bruit à l’époque et fut bien connu par les contemporains. Dans ses Mémoires Mme de Motteville souligne le caractère paisible de l’affaire : « l’amant enleva sa maîtresse, et on crut que sa maîtresse y avait consenti » 11 . En plus, la mémorialiste affirme que les jeunes gens s’aimaient : « Mlle de Boutteville était aimée du comte de Châtillon », et à son tour « elle aimait celui qu’on lui donnait ; et 8 Allen G. Wood, « Bussy, Boileau et la verve satirique », Bussy Rabutin, l’homme et l’œuvre : actes du colloque pour le trois centième anniversaire de la mort de Roger de Rabutin, comte de Bussy (1993), Marmagne, Jany, 1995, p. 134. 9 Voir Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998. 10 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, édition de Roger Duchêne avec la collaboration de Jacqueline Duchêne, Paris, Gallimard, 1993, p. 28. 11 Madame de Motteville, Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour, Paris, G. Charpentier, 1886, t. I, p. 225. Tatiana Kozhanova 338 comme ambitieuse et prudente, elle n’était pas fâchée de trouver un aussi bon parti que l’était pour elle le comte de Châtillon » 12 . Bussy, par contre, révèle le caractère dérisoire du mariage. D’un côté, Gynotic se déçoit trop vite de son choix : « Il lui prit un chagrin épouvantable le lendemain de son mariage, et cependant qu’il fut à Stancy, le chagrin lui continua de telle sorte, qu’il ne sortait non plus des bois qu’un sauvage » 13 . De l’autre côté, l’auteur passe sous silence les sentiments d’Angélie et son mariage se présente de nouveau comme un marché conclu. Cette fois, il s’agit de l’accord entre deux amis, Gynotic et le prince Tyridate. Tous les deux ils sont amoureux de la dame, mais étant déjà marié, le prince Tyridate cède Angélie à son ami : « puisqu’il n’avait pour but que la galanterie et lui songeait au mariage » 14 . Finalement, les détails du mariage de Madame de Cheneville, dont l’histoire figure dans la partie autobiographique du roman, ne sont pas révélés au lecteur, sauf la présence des intérêts lucratifs de la part du père du narrateur qui souhaite pour son fils une partie avantageuse : « son bien, qui accommodait fort le mien, parce qu’il était en partage de ma maison, obligea mon père de souhaiter que je l’épousasse » 15 . Bussy refuse le mariage, gêné par « certaine manière effrontée » 16 de la jeune fille, et Mme de Cheneville se marie avec M. de Cheneville. En somme, tous les trois mariages démontrent de façons différentes que la femme ne joue aucun rôle dans le choix de son époux. C’est la décision de la famille qui compte en premier lieu et de l’homme en deuxième, la femme étant traitée comme « un objet d’échange voué à contribuer à la reproduction du capital symbolique des hommes », pour citer Bourdieu 17 . En même temps, les femmes dans l’Histoire amoureuse des Gaules se consolent très vite dans leurs mariages arrangés avec des amants réels (Angélie et Ardélise) ou virtuels (dans le cas de Mme de Cheneville). De leur côté, les maris trompés réagissent assez tranquillement à la violence faite à la foi conjugale. Ils ne sont ni extrêmement jaloux, ni extrêmement violents 18 . Même si Lénix défend à Ardélise de voir son amant Candole, et M. de Cheneville défend à sa femme de recevoir Bussy, qui lui envoie une lettre 12 Madame de Motteville, op. cit., pp. 224, 226-227. 13 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 94. 14 Ibid. 15 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 157. 16 Ibid. 17 Bourdieu, op. cit., p. 157. 18 À comparer avec le comportement de Polydor dans les Histoires tragiques de François de Rosset, qui punit de mort « l’exécrable vice d’adultère », commis par sa femme Clymène (François de Rosset, Histoires tragiques, Paris, Le livre de Poche, p. 272). La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 339 amoureuse, les maris dans l’Histoire amoureuse des Gaules sont plutôt accommodants. Comme le note Alain Wood, ce sont les amants qui s’approprient le rôle du mari, « qui surveillent la dame avec jalousie et craignent des rivaux » 19 . Ce n’est pas entre les époux, mais entre les amants et leurs maîtresses que se développent les relations de violence, ce qui représente le côté original de l’œuvre. 2. La violence dans les relations extraconjugales Le procès de la cour qu’on fait à la dame se transforme dans l’Histoire amoureuse des Gaules d’un acte de la soumission propre au roman sentimental en acte de la violence, les motifs de la gloire et le vocabulaire de la guerre accompagnant toutes les entreprises amoureuses. Ce n’est pas par son amour que Samilcar décide de s’attacher à Ardélise, mais parce qu’il est « en âge de faire parler de lui et qu’Ardélise étant une des plus belles femmes de la cour, outre de grands plaisirs, pourrait encore bien faire de l’honneur à qui en serait aimé » 20 . De même, Trimalet « crut que la conquête d’Ardélise lui serait aisée et honorable, de sorte qu’il résolut de s’y embarquer par les motifs de la gloire » 21 . Comme le note le narrateur, « les femmes donnent de l’estime aussi bien que les armes » 22 , ce qui établit le lien entre l’amour et la violence, tous les deux faisant partie de la manifestation de la virilité des personnages masculins. Ainsi, les femmes sont objectivées non seulement par les parents et les maris, mais également par les amants qui pensent peu aux sentiments de leurs maîtresses. On les tire au sort comme dans l’histoire de Bussy et de Bélise, on les achète avec de l’argent, comme le font Castillante et Crispin, on les dispute sans demander leur avis, comme Fouqueville et Trimalet à propos d’Ardélise. Et Ardélise exclame avec indignation : « Je suis bien aise de voir que tous vous autres messieurs disposiez de moi comme de votre bien. Me voilà donc maintenant à Trimalet, puisque vous lui avez fait votre déclaration que vous ne prétendiez plus rien à moi » 23 . Ce traitement des personnages féminins rapproche l’Histoire amoureuse des Gaules de la tradition de la littérature comique et satirique, sauf que les femmes chez Bussy égalent les hommes dans leur rang social n’étant ni prostituées, ni paysannes, ni servantes, ni même bourgeoises, mais les 19 Wood, op. cit., p. 138. 20 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 49. 21 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 59. 22 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 49. 23 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 143. Tatiana Kozhanova 340 dames de la haute société, qui ne veulent pas céder aux hommes leur indépendance et essaient de prendre le contrôle de la situation dans leurs propres mains. Du coup, c’est la guerre entre les sexes que nous observons dans le roman de Bussy, la guerre qui anticipe dans son acharnement les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos et qui est marquée par plusieurs actes de violence verbale aussi bien que de violence physique. Les amants qui se déchirent Nous pouvons répertorier les cas de violence verbale dans l’Histoire amoureuse des Gaules en quatre catégories : les injures, les menaces, la médisance, l’indiscrétion. Ainsi, Candole ayant appris qu’Ardélise le trompe avec Castillante la traite d’une « femme sans honneur » et d’une « infâme » 24 , le comte de Vorel dit à la comtesse de Fièsque qu’elle est la plus grande friponne du monde 25 et Fouqueville dit mille injures à Angélie après avoir « menacé de lui couper le nez » 26 . Les injures et les menaces démontrent le caractère emporté du personnage masculin et peuvent même représenter un signe du vrai sentiment amoureux, comme dans le cas de Candole et de Fouqueville. La médisance et l’indiscrétion, par contre, sont une arme mortelle de la vengeance préméditée et froide dont les femmes se servent aussi souvent que les hommes. Par exemple, Angélie « taille en pièces » Montaigu 27 dans sa lettre à Fouqueville, Baurin ne désirant pas « se venger trop faiblement » « ne garde plus aucunes mesures avec Angélie» et « la déchire partout » 28 , Ardélise « sacrifie » les sentiments du chevalier d’Aigremont en rendant publique sa lettre amoureuse et essaye de ruiner le mariage de son amant Samilcar 29 . Le langage de Bussy, connu pour sa précision et expressivité, est dans ce cas révélateur : « tailler en pièces », « déchirer », « sacrifier », « ruiner », tous ces verbes traduisent la violence dans les rapports entre les sexes. Les amants qui se tuent La violence de parole est également accompagnée de violence physique. Les deux exemples à citer se trouvent dans l’histoire d’Angélie et Ginotic et 24 Bussy-Rabutin, op. cit., pp. 42, 36. 25 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 54. 26 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 136. 27 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 133. 28 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 118. 29 Bussy-Rabutin, op. cit., pp. 58, 90. La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 341 caractérisent non seulement les personnages qui y sont mêlés, mais également la société (le pouvoir officiel et l’opinion publique) qui devient témoin de ces actes de violence. Il s’agit de l’enlèvement de Baurin par Brisloë et de l’enfermement d’Angélie par Fouqueville. Angélie, ayant profité pleinement de la passion amoureuse de Baurin, se plaint de lui à son nouvel amant Brisloë qui prend l’initiative et organise l’enlèvement de son rival. Angélie est déçue : « elle eût bien plutôt pardonné à Brisloë la mort de Baurin que son enlèvement » 30 , mais elle se sent obligée de le laisser partir. Baurin, donc, en est quitte pour une peur légère, sa vengeance, par contre, n’a pas de limites. « En déchirant partout Angélie », il va jusqu’à la Reine mère en lui montrant ses lettres les plus emportées. La réaction de la société est univoque : on est animé « d’une juste colère » et la reine mère ne se fait pas attendre pour passer l’affaire au roi : Lorsqu’elle eut appris l’insulte qu’on avait faite à Baurin, elle en fit un fort grand bruit, et dit publiquement que puisque l’on maltraitait les gens qui rentraient dans leur devoir, Théodate en saurait bien faire justice 31 . Dans le cas de l’enlèvement et l’enfermement d’Angélie la réaction de la société est bien différente. Fouqueville amoureux d’Angélie a recours au chantage pour obtenir ses dernières faveurs 32 . Ensuite, il la tient enfermée pour profiter d’elle à sa guise, et finalement la met en prison où elle est obligée de vivre avec lui « d’une manière capable d’attendrir un barbare » 33 . La détention d’Angélie est connue de tout le monde, mais ne choque personne. De plus, Fouqueville dans ses démarches est soutenu par le Grand Druide. Comme le note ironiquement le narrateur, Il n’est pas croyable que le Grand Druide ignorât où était Angélie, et cela est plaisant que ce grand homme, qui faisait tout le destin de l’Europe, fût de moitié d’un commerce amoureux avec Fouqueville 34 . En fait, le Grand Druide, se trouve mêlé non seulement dans une affaire amoureuse, mais aussi criminelle, car Angélie est détenue contre son gré. Pourtant il prétend de l’ignorer trouvant son intérêt politique dans la situation humiliante pour l’héroïne 35 . Somme toute, la société dans l’Histoire amoureuse des Gaules est la société du double standard, avec « sa dissymétrie 30 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 115. 31 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 118. 32 « Angélie qui craignait la mort plus que toute autre chose ne balança point de contenter Fouqueville » (Bussy-Rabutin, op. cit., p. 120). 33 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 131. 34 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 132. 35 « Il était bien aise que le prince Tyridate, son cousin et son amant, en reçût une mortification extraordinaire » (Bussy-Rabutin, op. cit., p. 132). Tatiana Kozhanova 342 radicale dans l’évaluation des activités masculines et féminines » 36 , comme la définit Pierre Bourdieu. On condamne les méfaits des femmes et ignore ou même justifie les méfaits des hommes. 3. La société du double standard Ce principe des doubles standards est encore plus visible dans les épisodes engendrés par la violence verbale qui mènent généralement à la perte de la femme et n’ont presque aucune conséquence pour les hommes. Ainsi, le maréchal de Chamuy humilie devant tout le monde Angélie en lui posant une question qui non seulement révèle leur liaison sexuelle, mais donne des détails intimes sur sa maîtresse. « Mon pauvre enfant, comment se portent mes petites fesses ? sont-elles toujours maigres ? » 37 , - lui demande-t-il. Cette mention du « bas » corporel, propre à la tradition comique, prend une envergure de la violence et cruauté exemplaire étant placée dans un salon aristocratique et porte un coup mortel à l’héroïne : « On ne saurait comprendre l’état où fut Angélie à ce discours. Ce lui fut un coup de massue sur sa tête » 38 . Cette violence est même désapprouvée par le hôte de la maison : « Les braves hommes ne doivent pas rompre en visière aux dames » 39 , dit-il au maréchal. Pourtant, Angélie paie les frais de sa débauche et perd tout son crédit auprès ses amis : « …depuis ce jour-là, ils n’eurent pas grand commerce avec elle » 40 . Par contre, Samilcar dont la liaison avec Ardélise devient notoire peu avant son mariage et qui déclare dans une lettre qu’il n’aime pas et méprise sa future épouse, Mlle de la Roche (« j’espère de me venger d’elle en l’épousant sans l’aimer » 41 ), sort vainqueur de cette situation délicate : Le seigneur de Linancourt, grand-père de Mlle de la Roche répondit à ceux qui lui parlait de cette lettre que, hors l’offence de Dieu, Samilcar ne pouvait pas mieux faire, jeune comme il était, que s’appliquer à gagner le cœur d’une aussi belle dame qu’Ardélise ; que ce n’était pas d’aujourd’hui qu’on déchirait les femmes dans les ruelles des maîtresses 42 . La mauvaise conduite d’Ardélise est punie, la mauvaise conduite de Samilcar, même étant reconnue comme telle (« hors l’offence de Dieu »), est prise 36 Bourdieu, op. cit., p. 66. 37 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 134. 38 Ibid. 39 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 135. 40 Ibid. 41 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 89. 42 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 90. La violence dans l’Histoire amoureuse des Gaules 343 à son avantage. La violence masculine (« on déchire les femmes ») est légalisée par le temps et l’usage « (ce n’était pas d’aujourd’hui). Ainsi, dans cette guerre entre les sexes, les femmes sont toujours perdantes et obligées de faire face non seulement à leurs ennemis masculins, mais à la société toute entière qui prend chaque fois le parti des hommes. 4. Bussy personnage et narrateur Finalement, posons la question sur la position de Bussy dans cette guerre entre les sexes. Au premier regard, il fait exception de tous les personnages masculins du roman, étant un serviteur parfait de sa maîtresse Bélise, et on pourrait imaginer que le règne de la femme dans ce couple est rétabli. Et pourtant, ce n’est pas comme personnage, mais comme narrateur que Bussy démontre le côté illusoire de cette mise en suspens de la violence symbolique exercée sur les femmes. Comme le remarque Pierre Bourdieu dans son ouvrage : La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être (esse) est un être-perçu (percipi), a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-àdire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient « féminines », c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées. Et la prétendue « féminité » n’est souvent pas autre chose qu’une forme de complaisance à l’égard des attentes masculines, réelles ou supposées, notamment en matière d’agrandissement de l’égo. 43 De même, Bussy présente la maîtresse idéale (honnête maîtresse) en femmeobjet. Elle « craint plus que la mort de donner de la jalousie à son amant » 44 , elle « ne garde aucune mesure avec lui sur la confiance » 45 , elle surprend son amant « par mille petites grâces à quoi il ne s’attend pas, elle n’a rien de réservé pour lui, elle s’applique à le faire estimer de tout le monde, et qu’enfin elle fait de sa passion la plus grande affaire de sa vie » 46 . En exigeant le don complet de l’esprit et du corps de la part de la femme, Bussy en même temps lui offre rien en échange, en laissant à l’homme toute sa liberté, et applique de nouveau le principe du double standard dans les rapports entre les sexes. 43 Bourdieu, op. cit., p. 73. 44 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 188. 45 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 190. 46 Bussy-Rabutin, op. cit., p. 191. Tatiana Kozhanova 344 Conclusion Pour conclure, il est à noter que le roman de Bussy représente un intérêt sociologique aussi bien que littéraire. Témoignage fascinant de la vie de la société aristocratique de l’époque, l’Histoire amoureuse des Gaules permet de découvrir des vérités cachées du grand siècle, observer la vie de la haute société dans un mouvement complexe des mécanismes sociaux, des rapports entre les hommes et les femmes dans leur nudité sans fard. De l’autre côté, en décrivant sans idéaliser les mœurs de la haute société, mettant le conflit amoureux hors du cadre traditionnel du mariage et du parfait amour, l’Histoire amoureuse des Gaules découvre un nouveau terrain du romanesque, se plaçant à l’origine du roman libertin du XVIII e . Si « l’histoire de la littérature en France, - comme l’écrit Nancy Miller, - est une histoire construite par les rapports entre les sexes » 47 , c’est à Bussy qu’appartient la gloire de tourner une de ses pages. 47 Nancy K. Miller, « La Mémoire, l’oubli et l'art du roman : textes libertins, textes sentimentaux », Femmes et pouvoirs sous l'ancien régime, Paris, Rivages, 1991, p. 238.