eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

Domat: de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes

2016
Chloé Horusitzky
PFSCL XLIII, 85 (2016) Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes C HLOÉ H ORUSITZKY (É COLE N ORMALE S UPÉRIEURE ) Que la Bible soit aux sources de la culture occidentale, comme l’a montré récemment Philippe Sellier dans son dernier titre 1 , est particulièrement manifeste au XVII e siècle : les Saintes Écritures nourrissent ainsi les ouvrages de Pascal, Bossuet, ou encore La Fontaine, selon des perspectives aussi bien spirituelles, que stylistiques ou littéraires. Le juriste Jean Domat (1625-1696), lui, fait de la Bible un usage scientifique, en fondant directement dans le texte sacré son ambitieux système théorique qui renouvelle en profondeur la science du droit. Par sa manière inédite d’articuler le juridique et le théologique, l’œuvre de Jean Domat mérite donc qu’on dépasse une présentation pour le moins sommaire, mais habituelle à son sujet : Toute la vie de Domat pourrait s’écrire en deux mots : il fut l’ami de Pascal et l’auteur du Traité des Lois. Sa vie privée se résume dans cette grande amitié, sa vie publique dans ce grand ouvrage 2 . Il est vrai que l’amitié de Domat avec Pascal fut déterminante pour sa vie et sa pensée ; les deux hommes témoignent ainsi de la même vision sombre d’une nature humaine marquée par le péché originel, et d’un ordre réel de la société déserté par la vraie justice. Toutefois, Domat, par son œuvre juridique, entend réintroduire Dieu au sein de l’organisation sociale, et restaurer ainsi l’ordre voulu par lui - c’est-à-dire, un ordre qui a pour fondements premiers l’amour de Dieu et de son prochain ; à travers d’une part une science du droit renouvelée, reposant sur l’ordre naturel des lois tel qu’il a été créé par Dieu, et d’autre part un exercice de la justice conforme aux principes chrétiens, Domat propose donc une voie de salut. 1 Philippe Sellier, La Bible aux sources de la culture occidentale, Paris, Seuil, 2013. 2 E. Cauchy, « Études sur Domat », in Revue critique de législation et de jurisprudence, Paris, 1851, t. XLII, p. 323. Chloé Horusitzky 318 Domat apparaît ainsi comme un représentant notable, sinon le plus illustre, d’un mouvement de pensée qu’on pourrait appeler « l’augustinisme juridique », et qui affirme la domination du théologique sur le droit, ou plus précisément, la participation du droit naturel et de la justice humaine à la justice divine et à l’ordre surnaturel : en effet, pour Domat, la puissance temporelle doit activement contribuer, aux côtés de la puissance spirituelle, mais avec les moyens particuliers qui sont les siens, à rétablir dans la société des hommes l’ordre qui avait vocation, selon la volonté divine, à y régner. Et, au sein de l’État, c’est en particulier au juge, véritable pierre angulaire de l’édifice théorique de Domat, qu’il incombe de garantir sur terre le royaume divin, en y œuvrant pour le respect par les hommes de la justice, et surtout, en rendant le « jugement de Dieu » - une expression qui n’est du reste pas l’apanage de Domat au XVII e siècle. L’originalité de Domat réside en fait ailleurs : non pas dans les fins assignées au jugement terrestre et à l’interprétation des lois, mais dans les moyens qu’il propose et forge pour cela : les Lois Civiles dans leur ordre naturel n’offrent en effet pas moins qu’un bouleversement des procédés juridiques habituels, au profit d’une démarche rationnelle, dont l’application permettra au juge de rendre enfin le jugement de Dieu. Bien davantage, l’ambition qu’a Domat de restaurer, au moyen de son œuvre juridique, l’ordre voulu par Dieu, se traduit par un recours non seulement continu, mais aussi essentiel à la Bible : au primat philosophique de la volonté divine correspond le primat textuel des Saintes Écritures. Mais l’usage de la Bible n’en est pas moins ambigu : d’un côté, le texte sacré ne fait pas figure de strict argument d’autorité ; d’un autre côté, il n’est pas non plus soumis à un examen attentif de la part de Domat : loin d’être traité comme un matériau externe, et donc susceptible d’être critiqué, il se trouve, bien au contraire, parfaitement intégré à la pensée de l’auteur. Par ailleurs, si la figure du juge construite par Domat est assurément divine, elle n’est pas pour autant exclusivement, ni exactement biblique. Car la pensée de Domat, influencée par la Bible, est également située et pratique ; et Domat marque l’écart nécessaire entre, d’une part, la théorie, c’està-dire, le texte biblique, et, d’autre part, les conditions d’exercice de la justice sous l’Ancien régime, qui rendent impossible la transposition fidèle du modèle biblique. La Bible constitue ainsi à la fois le point de départ et l’horizon de l’œuvre de Domat. Cristallisant sa réflexion sur les liens entre la justice humaine et la justice divine, la figure du juge est ainsi envisagée dans ses dimensions aussi bien théologiques et juridiques, que théoriques et pratiques : Domat pose en effet d’abord un fondement divin à la charge de juge, pour en déduire ensuite les exigences qui incombent à une telle charge. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 319 L E ( S ) FONDEMENT ( S ) DE LA CHARGE DE JUGE Dieu ; l’autorité temporelle ; l’autorité spirituelle : le pouvoir du juge connaît trois fondements, qui ne sont ni rigoureusement distincts, ni d’égale importance. Dieu est en effet le fondement premier de tout pouvoir : conformément à la formule paulinienne, « il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu 3 ». Dieu Chez Domat, Dieu vaut à la fois d’une part comme fondement et origine de la charge de juge, en tant qu’il institue le pouvoir des juges ; et d’autre part comme horizon de celle-ci, dans la mesure où le droit naturel est subordonné au droit surnaturel, et où le juge terrestre doit concourir à l’avènement du royaume divin. Réciproquement, l’activité judiciaire définit Dieu lui-même, dans la mesure où Dieu gouverne les hommes comme souverain Juge, rendant le Jugement dernier. Or, cette vision d’un Dieu juge ne peut que bénéficier d’une solide assise dans le monde des officiers de justice, auquel appartient Domat ; et la doctrine n’a de cesse de rappeler que Dieu a été le premier juge. Dieu est l’origine et le fondement du pouvoir des juges comme source de justice : le juge terrestre, lui, profite du « rayon de la justice divine » descendu sur lui, comme l’avait souligné saint Augustin. D’où la forte sacralisation de la charge de juge, et l’emploi, dès la fin du XVI e siècle, des termes de « prêtres de la justice » et de « saint temple de justice », pour désigner respectivement les hauts magistrats et les tribunaux. Et pour Domat, qui les utilise à son tour, il ne fait aucun doute que, à travers les jugements rendus par les juges terrestres, Dieu se manifeste directement aux hommes ; il tire ainsi les enseignements d’un passage d’Exode, où Moïse répond à son beau-père qui lui demande la nature de sa mission : Le peuple vient à moi pour consulter Dieu. Et lorsqu’il leur arrive quelque différend, ils viennent à moi, afin que j’en sois le juge, et que je leur fasse connaître les ordonnances et les lois de Dieu 4 . Loin d’être seulement l’arbitre des différends humains, le juge est donc tenu d’agir à la place de Dieu, et de rendre le « jugement de Dieu ». Cette expression, et l’exigence qui lui est attachée, ne sont certes pas le propre de 3 Épître aux Romains, XIII, 1. Les citations de la Bible sont celles de La Sainte Bible de Lemaistre de Sacy. 4 Exode 18 : 15-16. Chloé Horusitzky 320 Domat au XVII e siècle ; Bossuet écrit de manière semblable : « Dans le saint ministère de la justice, on exerce le jugement de Dieu, non des hommes 5 . » Mais si les deux hommes attribuent au juge une fonction de droit divin, sur le fondement de l’Écriture, ils n’en tirent pas les mêmes conséquences : tandis que Bossuet en reste, si l’on peut dire, à la théorie de la monarchie absolue, Domat apparaît, lui, comme le théoricien la théocratie judiciaire. Il est vrai que ce terme est impropre, voire anachronique ; non seulement Domat ne l’utilise pas, mais aussi, il n’en a vraisemblablement jamais eu l’idée, dans la mesure où il ne peut de toute façon concevoir de régime où le titulaire du pouvoir ne détienne son pouvoir de Dieu. Néanmoins, chez Domat comme chez les grands juges royaux en général, l’accent est mis très nettement, au sein du régime monarchique, sur la fonction judiciaire, en raison de la forme même que revêt le règne de Dieu : « puisque c’est en tant que juge que Dieu conduit les créatures libres et raisonnables que sont les hommes, c’est nécessairement la justice qui est la première et la principale fonction de l’État 6 . » Par conséquent, la conception biblique d’un Dieu souverain juge à laquelle Domat adhère se traduit par le primat accordé à l’organisation judiciaire de l’État et à la figure du juge. C’est en effet au juge qu’il revient de garantir sur terre le royaume divin, en y œuvrant pour le respect par les hommes de la justice. Le juge, qui doit rendre en chaque cause le jugement de Dieu, apparaît donc comme l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, un « passeur entre ciel et terre 7 ». Aussi l’ordre judiciaire doit-il bénéficier d’une parfaite inviolabilité, car les juges ne pourront faire parler Dieu en leur jugement que si leur indépendance est garantie : dans le fondement de leur charge comme dans leur exercice, les juges peuvent bel et bien se prévaloir d’un droit divin. D’ailleurs, cette sacralisation concerne l’ordre judiciaire dans son intégralité ; comme y insiste Domat, le droit de juger, qui ne peut appartenir qu’à Dieu, se donne aux juges à un même et unique titre : L’Écriture nous apprend en divers endroits qu’ils tiennent tout leur pouvoir de lui ; et c’est sans aucune distinction qu’il leur a dit qu’ils sont tous des Dieux […]. Dans la distance infinie où sont tous les juges au-dessous de Dieu, la gloire de son nom ne s’abaisse pas davantage, ni dans les uns, ni dans les autres ; et ils le représentent tous dans le point unique qui consiste au droit de juger 8 . 5 Bossuet, Sermons et panégyriques, in Œuvres, Paris, 1961, p. 166. 6 Marie-France Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, Paris, Puf, 2003, pp. 3-4. 7 Ibidem, p. 8. 8 Domat, Harangue de 1660. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 321 « Ils sont tous des Dieux » : Domat fait ici référence au Psaume LXXXI 9 . Pourtant, il s’est assez peu attardé sur la formule biblique « vous êtes des dieux » ; il ne réfléchit pas précisément au rapprochement ainsi suggéré entre le juge terrestre et le juge divin, ni n’en déduit un écart axiologique entre l’un et l’autre. Le silence de Domat à ce sujet est d’autant plus manifeste qu’Augustin a d’une part souligné que la complémentarité relative des rôles de Dieu et du juge ne signifie pas qu’ils soient en droit comparables ̶ alors que Dieu est toujours juste, les juges humains font parfois preuve d’injustice ; d’autre part, il a précisé que la conjonction « comme » ne s’emploie pas toujours pour signifier l’égalité, mais aussi pour exprimer seulement la ressemblance. Certes, Domat ne rappelle pas avec la même force qu’Augustin que la justice infinie et éternelle de Dieu et la justice limitée et imparfaite des hommes se trouvent dans un rapport d’analogie, et en aucun cas d’univocité ; en revanche, il déduit de la stricte subordination du juge terrestre au juge divin les mêmes conséquences pour le pouvoir du juge, ou plutôt, pour les limites de ce pouvoir. Tous ceux qui sont appelés en général à diriger les hommes sont responsables devant Dieu du mal que leurs ordres peuvent engendrer, et les juges ne dérogent pas à cette règle : Domat évoque ainsi le « poids du jugement que [Dieu] fera des leurs, et des châtiments qu’il prépare à ceux qui n’auront pas fait de la puissance qu’il leur avait confiée l’usage qu’il en ordonnait 10 », renvoyant à Sagesse 6 : 2. Les juges se trouvent ainsi fortement encouragés à rendre la justice justement, et surtout à ne pas outrepasser leurs propres attributions, car « le jugement appartient à Dieu 11 ». La relation privilégiée entre Dieu et les juges, fondatrice de leur mission, rend donc ceux-ci à la fois forts et vulnérables, en déterminant d’un même mouvement le pouvoir du juge et ses limites : dire que la charge du juge est divine, c’est aussi dire que le juge n’est rien sans Dieu. En outre, le juge peut d’autant moins fonder à lui seul sa propre légitimité et sa propre autorité qu’existe, face à lui, un autre pouvoir établi par Dieu - à savoir, celui du monarque, chef du pouvoir temporel. 9 « J’ai dit : Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du Très-Haut. » 10 Domat, Les Quatre Livres du droit public, [1697], Centre de Philosophie politique et juridique, URA-CNRS, Université de Caen, 1989, p. 440. 11 Deutéronome 1 : 17. Chloé Horusitzky 322 Le pouvoir temporel Dans la Bible, la fonction de roi est nettement distinguée de celle de juge : au livre des Juges, le peuple d’Israël est conduit par un chef qui rétablit la paix et le culte de Dieu, et qui est nommé « juge » ; au livre suivant, Samuel abdique la judicature pour désigner, à la demande de son peuple, le premier roi, Saül 12 . Donc d’un côté, la fonction de juge précède la fonction de roi, mais de l’autre, la charge de juge est en fin de compte destinée au roi luimême. Par conséquent, qui est le premier juge du royaume : est-ce le roi, ou le juge ? De fait, l’organisation politique et institutionnelle du royaume de France au XVII e siècle est propice à de nombreux conflits d’attributions entre le roi et les juges. À première vue, c’est au roi, et à lui seul, qu’il revient de faire appliquer la loi ; il assure ainsi une parfaite continuité entre la justice divine et la justice terrestre, en jouant sur la crainte suscitée par celle-ci, pour faire triompher celle-là ; la justice royale sert donc ici-bas le règne de Dieu. Bien davantage, depuis le haut Moyen-Âge, la justice apparaît comme la mission essentielle de la puissance souveraine : le roi est le premier juge du royaume. Mais que la justice soit une dette du souverain n’implique pas que celle-ci doive être soldée en propre : l’exercice direct par le roi d’une justice personnelle ne constitue pas, a priori, un impératif ; au contraire, dans les faits, le roi doit déléguer son pouvoir de juger, et donc établir la charge de juge. Il est vrai qu’ici, le fondement divin et le fondement royal du pouvoir du juge coïncident encore, dans la mesure où une telle délégation est voulue par Dieu lui-même. C’est en effet parce que Moïse témoigne de l’impossibilité d’aider tous ceux qui viennent lui demander la loi divine, que Dieu lui enjoint d’instituer des juges 13 . Mais chez Domat, pour rendre compte de l’institution des juges, la nécessité de fait, humaine, l’emporte sur la nécessité de raison, divine : il met ainsi l’accent sur la décision rationnelle du souverain de déléguer une partie de son pouvoir à des juges : « ne pouvant exercer cette fonction dans tout le détail, [le prince] commet des personnes à qui il donne le droit de juger, et à qui il confie son autorité ; ainsi, [il] peut dispenser comme bon lui semble le droit de juger 14 . » Et Domat renvoie à Exode 18 : On voit aussi dans les livres saints, qui contiennent la plus ancienne histoire du monde, que Moïse, qui avait seul le gouvernement du peuple juif, ne pouvant suffire à juger le détail des affaires, choisit par le conseil de son 12 Voir I Rois 8 : 1-5. 13 Voir Exode 18 : 13-26. 14 Domat, Les Quatre Livres du droit public, p. 359. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 323 beau-père des personnes à qui il commit cette fonction, leur donnant le pouvoir de juger seulement des affaires du peuple, et se réservant la connaissance de tout ce qu’il y aurait de plus important 15 . Le roi détermine donc quelles affaires il jugera lui-même, et quelles affaires reviendront aux juges qu’il aura lui-même nommés. Bien plus, Domat justifie l’intervention, en dernier ressort, du roi et de sa justice personnelle, en posant notamment la nécessité du droit de grâce. La justice royale pourrait en effet se révéler à la fois plus humaine que la justice du juge, car moins systématique, et plus divine, et donc moins prévisible. Car la grâce du souverain est, au fond, aussi gratuite que l’est celle de Dieu dans la pensée augustinienne : le roi se réserve le droit d’octroyer à ses sujets ses permissions et ses faveurs de la manière qu’il l’entend. En matière de grâce divine comme de grâce royale, le mystère de l’élection et du salut est la règle. Se révèlent ainsi les tensions inhérentes aux relations entre le roi et les juges, elles-mêmes dues au fondement ambigu de la charge de juge, à la fois divin et royal. Le juge, convaincu de détenir son pouvoir de Dieu, et s’estimant à ce titre souverain, peut en effet être tenté d’affirmer son indépendance à l’égard du roi ; mais il est dans le même temps redevable à celui-ci de son pouvoir effectif. Quant au roi, assuré d’être le premier juge du royaume, il n’a de cesse d’encadrer l’exercice de la justice qu’il délègue ou concède aux juges. C’est pourquoi de nombreux magistrats, dès le début du XVII e siècle, défendent le principe de la double investiture du juge, par Dieu et par le roi : la puissance des magistrats vient de Dieu originairement, et du Prince immédiatement. Si Domat ne reprend pas explicitement cette analyse, il souligne également que Dieu s’est « abstenu de l’exercice de sa puissance sur le temporel 16 » : par conséquent, c’est aux hommes que revient l’organisation du pouvoir temporel. Pour autant, la difficulté est seulement repoussée : car le pouvoir des juges est, en outre, fondé par l’autorité spirituelle, qui, elle, a été établie dans ses détails par Dieu. Le pouvoir spirituel Que le pouvoir spirituel fonde la charge de juge semble certes contraire à la distinction entre les puissances temporelles et spirituelles ; or celle-ci est fondamentale pour le gallicanisme, qui est largement répandu parmi les magistrats de l’époque, Domat y compris. Mais, s’il suggère un net parallélisme entre le prêtre et le juge, Domat va également plus loin en transférant 15 Idem. Nous soulignons. 16 Domat, Traité des lois, X, p. 33. Chloé Horusitzky 324 à la puissance temporelle une partie des pouvoirs de la puissance spirituelle : il applique en effet aux juges temporels les formules par lesquelles est défini le pouvoir de juridiction que le Christ confère aux prêtres. Car la puissance spirituelle et la puissance temporelle partagent une visée commune : « maintenir l’ordre [dans la société], et lier les hommes dans le culte de Dieu, et dans l’observation de tous les devoirs que leur ordonne la religion 17 . » Par conséquent, c’est un effet naturel de l’union que l’ordre divin a formée entre les puissances spirituelles et les temporelles, qu’elles s’accordent et se soutiennent mutuellement, afin que tout ce qui peut dépendre du gouvernement temporel se rapporte au spirituel, et que tous les deux tirent l’un de l’autre l’usage que le bien commun peut en demander 18 . À la suite de la plupart des juges et juristes de la fin du XVI e siècle et de la première moitié du XVII e siècle, Domat affirme donc une vision sacrale de l’État : comme l’Église, l’État est la trace du passage de Dieu sur la terre, et constitue donc l’un des deux instruments de son retour. Bien plus, Domat lie étroitement les deux figures emblématiques des puissances temporelles et spirituelles, à savoir, le juge et le prêtre. Certes, le juge et le prêtre disposent de moyens différents pour assurer l’ordre de la société, et la puissance temporelle et la puissance spirituelle diffèrent sensiblement l’une de l’autre par l’esprit : tandis que la religion « regarde principalement l’intérieur de l’esprit et du cœur de l’homme », voulant « ramener les hommes à Dieu » par la lumière des vérités qu’elle enseigne, l’esprit de la police, lui, est de « maintenir la tranquillité publique entre tous les hommes, et de les contenir dans cet ordre indépendamment de leurs dispositions dans l’intérieur, en employant même la force et les peines selon le besoin 19 ». Pourtant, la disparité de moyens s’efface devant la similitude de fin, puisque le prêtre comme le juge ont pour mission de servir le ministère du Christ. Pour autant, la différence entre le prêtre et le juge n’est pas niée, bien au contraire ; en particulier, tandis que le prêtre perpétue la nature humaine du Christ, le juge, lui, perpétue sa nature divine, si bien que, pour Domat, la fonction du juge est à la fois antérieure et supérieure à celle du prêtre : Lorsque Dieu communique aux hommes ce titre de juge, il leur communique ce qu’ils peuvent voir en lui de plus élevé et de plus auguste : et par conséquent il est véritable que la divinité se communique davantage dans la qualité de juge, qu’en aucune autre, sans excepter même le sacerdoce. [...] Ainsi, au lieu qu’il faut qu’il s’abaisse à la nature de 17 Domat, Les Quatre Livres du droit public, p. 336. 18 Idem. 19 Domat, Traité des lois, X, p. 30. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 325 l’homme pour prendre la qualité de prêtre et de pontife, il faut au contraire qu’il élève l’homme à la nature divine pour lui donner celle de juge 20 . L’examen des fondements assignés à la charge de juge révèle donc la conception élevée de la judicature qui est celle de Domat. Or, cet éloge de la charge de juge n’est pas gratuit, mais implique, au contraire, des devoirs en conséquence : Nous croyons avoir assez montré la grandeur des juges, et le solide fondement du respect qui leur est dû par le nom qu’ils portent ; les plus ambitieux d’entre eux n’avaient peut-être pas pensé que leur dignité fût si élevée. Mais si nous avons tâché d’établir solidement la dignité de leur caractère, c’est seulement pour leur proposer leur devoir d’une manière qui en soit digne : car s’ils sont appelés des Dieux, c’est afin qu’ils pensent quels ils doivent être pour soutenir cette dignité 21 . Parce que la fonction judiciaire est une tâche à la fois indispensable et ardue, et que peu d’hommes peuvent prétendre être à la hauteur morale, spirituelle et intellectuelle de cet office, Domat réfléchit donc aux conditions du bon exercice de la justice par les juges. L’ EXERCICE DE LA CHARGE DE JUGE Domat commence par dessiner le portrait du juge idéal, qui correspond largement au portrait biblique, avant de déterminer les règles que doit suivre le juge. Le portrait normatif du juge Domat applique aux juges la tripartition des qualités qu’il a déjà envisagée pour les officiers d’État en général - la capacité, l’application et la probité -, mais en l’adaptant en partie. Car il souligne la spécificité, comprise du reste comme une supériorité, des premiers par rapport aux seconds : Au lieu que, pour toutes les autres charges, soit de guerre ou de finances, il suffit que l’officier soit homme de bien, c’est-à-dire de bonnes mœurs par rapport à ses fonctions, et qu’il les exerce fidèlement sans faire tort à personne [...] il n’en est pas de même des officiers de justice [...] ils doivent de plus avoir au moins les qualités que devaient avoir ceux que Moïse choisit pour juger les moindres différends du peuple 22 . 20 Domat, Harangue de 1660. 21 Idem. 22 Domat, Les Quatre Livres du droit public, p. 438. Nous soulignons. Chloé Horusitzky 326 Parce que de plus grandes responsabilités leur incombent, les juges doivent donc non seulement se montrer plus vertueux que les autres officiers publics, mais également se conformer au modèle biblique. En fait, Domat ne s’en tient pas exclusivement à la source biblique ; il reprend à la fois la tradition antique, qui mettait l’accent sur l’honnêteté, la piété et le savoir du juge, et celle du XVI e siècle, qui distinguait cinq qualités : l’intégrité, la maturité de l’âge, la prudence, l’expérience, et l’érudition. Le juriste propose ainsi la tripartition suivante : la capacité, la probité, et l’application. De ces trois qualités, la primauté revient incontestablement à la probité, de manière traditionnelle - la Bible interdisant aux juges de faire acception des personnes 23 . Et Domat met d’autant plus l’accent sur les qualités morales du juge, qu’il décompose la probité du juge en quatre qualités : la crainte de Dieu ; l’amour de la vérité ; l’horreur de l’avarice ; la force et le courage - seules les deux premières nous intéresseront ici. La crainte de Dieu est au fondement des autres qualités morales. Elle est certes un devoir commun à l’ensemble des hommes, mais étant donné que le juge doit rendre compte à Dieu de l’usage du pouvoir qu’il lui a confié, personne n’y est, d’après Domat, plus étroitement obligé que lui. S’appuyant sur la Bible, le juriste raisonne a contrario pour montrer l’importance de la crainte de Dieu chez le juge : « ceux qui en manquent ne sauraient que tomber dans des injustices, et c’est par cette raison qu’on voit dans l’Évangile, que le caractère d’un mauvais juge est de n’avoir pas la crainte de Dieu 24 . » Bien plus, Domat anticipe la double objection suivante : Quelqu’un pourra penser qu’on a vu des juges parmi les païens, qui, sans la crainte de Dieu ont rendu justice, et qu’aujourd’hui plusieurs de ceux qui connaissent Dieu, sans avoir sa crainte, ne laissent pas de passer pour de bons juges, et qu’il y en a même qu’il vaudrait mieux avoir pour juges qu’avec ce défaut, que d’autres qui paraissent avoir cette crainte 25 . Mais il se contente d’opposer que, sans les lumières du christianisme, les juges ne peuvent atteindre une parfaite intégrité, ni ne peuvent, par conséquent, rendre la justice de la manière dont Dieu veut qu’elle soit rendue. Car la crainte de Dieu est elle-même au fondement de la deuxième composante de la probité du juge : l’amour de la vérité. C’est lui qui pousse le juge au juste et au bien ; car pour connaître la vérité, le juge doit d’abord l’aimer. Certes, Domat ne rapporte pas, explicitement du moins, et à la différence de Pascal, la nécessité de cet amour à la nature corrompue de 23 Voir par exemple Deutéronome 1 : 16-17. 24 Domat, ibidem, p. 442. Domat renvoie ici à Luc, 18 : 2-4. 25 Domat, ibidem, p. 443. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 327 l’homme depuis la Chute 26 ; en revanche, Domat identifie bien, comme Augustin, le mouvement de la volonté, chez l’homme, à se porter vers ce qui lui agrée, ou encore, à poursuivre l’objet de sa dilectio : C’est par la lumière de la vérité qu’un juge discerne en chaque occasion quel est son devoir, et c’est par l’amour de la vérité qu’il s’y porte et qu’il l’embrasse de toutes ses forces ; car personne n’ignore que l’amour est le principe unique de nos mouvements, de nos actions et de notre conduite, et comme nous ne saurions agir que pour quelque fin qui nous attire, c’est à cet attrait où tendent toutes nos démarches comme un poids au centre, et c’est la pente de ce poids qu’on appelle amour ; de sorte que si le juge ne sent un attrait dans la vérité et dans la justice, et si son poids a sa pente vers quelque autre objet, il se portera par d’autres attraits à des injustices, et sera sans mouvement pour rendre justice dans les occasions où elle ne sera accompagnée de rien qui l’attire 27 . Si les qualités morales évoquées sont essentielles au juge, elles ne sont pas pour autant suffisantes : les conditions d’exercice de la justice au XVII e siècle rendent en effet nécessaire le développement d’un autre ordre de qualités, relevant de la « capacité ». Pour Domat, en effet, l’idéal biblique est désormais irréalisable, ou du moins, il doit s’adapter à la réalité contemporaine : Lorsque Moïse choisit des juges pour le soulager dans son ministère de juge du peuple, il n’y avait pas encore d’autres lois que celles de la nature, ni de différends qui demandassent d’autres règles pour les décider [...] ; mais comme aujourd’hui la multiplication des lois oblige les juges non seulement d’avoir un esprit de vérité que devaient avoir ces juges choisis par Moïse, mais de plus encore la connaissance du détail des lois et des règles dont nous avons aujourd’hui l’usage, leur capacité doit avoir bien plus d’étendue ; et, pour ce qui est de l’intégrité, elle doit être au moins la même aujourd’hui qu’au temps de ces juges, et peut-être la faudrait-il encore plus grande : puisque les obstacles au devoir de l’intégrité sont aujourd’hui bien plus grands qu’ils n’étaient alors ; car ces juges n’avaient ni fortune à ménager, ni d’égard aux personnes dont ils eussent quelque chose à craindre 28 . 26 Pour Pascal en effet, « la vérité est si obscurcie en ce temps, et le mensonge si établi, qu’à moins que d’aimer la vérité, on ne saurait la connaître » (Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Le livre de poche, 2000 (1669), fr 617) ; et « il faut aimer [les choses divines] pour les connaître, et [...] on n’entre dans la vérité que par la charité » (Pascal, Œuvres complètes, t. III, éd. J. Mesnard, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1992, p. 414). 27 Domat, idem. 28 Domat, ibidem, p. 439. Chloé Horusitzky 328 Ainsi, non seulement les juges contemporains doivent faire preuve d’une plus grande intégrité, puisque le risque d’un jugement partial en faveur de leurs propres intérêts ou de ceux d’une personne influente est plus élevé ; mais aussi, les juges doivent désormais détenir une plus large science des lois, en raison de la multiplication des lois positives. Le juge doit donc connaître aussi bien les lois naturelles, qui procèdent directement de la loi d’amour de Dieu et du prochain, que les lois positives ou arbitraires, qui semblent a priori indifférentes à cette loi fondamentale d’amour - a priori, puisque Domat a précisément pour projet de rattacher l’ensemble des lois humaines à la loi naturelle, selon des chaînes d’implication logique, comme nous le verrons plus bas. Ainsi, Domat dresse le portrait du juge idéal, mais sans négliger la réalité contemporaine de l’exercice de la justice. Pour autant, la dénonciation des juges réels présente une dimension polémique moins marquée chez lui que chez d’autres auteurs de traités sur les devoirs des juges de la fin du XVII e siècle 29 : certes, il dénonce ouvertement leur avarice et leur langage souvent obscur et pédant ; cependant, son but n’est pas de provoquer le rire ou l’indignation de ses lecteurs, mais d’élever moralement et spirituellement le juge, en lui montrant la dignité de sa charge, et donc les exigences qui lui incombent. De plus, si Domat déplore l’écart entre l’idéal et la réalité de l’office de juge, il se donne également pour objectif de réduire le plus possible cet écart ; et c’est pourquoi il réfléchit aux moyens d’encadrer la pratique du juge. Le procès Conformément à la tradition chrétienne - et en dépit de sa profession de magistrat - Domat voit les procès non pas comme des moyens de remédier à ce qui vient troubler l’ordre de la société, mais comme des troubles euxmêmes. Il rappelle ainsi l’injonction paulinienne selon laquelle l’« esprit [de religion] porte à souffrir plutôt l’injustice, et à relâcher de ses intérêts, qu’à les défendre par des procès 30 », renvoyant ainsi à la Première épître aux Corinthiens : « c’est déjà pour vous une déchéance d’avoir des procès entre vous. Pourquoi ne préférez-vous pas subir une injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? 31 ». Les procès sont donc marqués du sceau biblique de l’infamie ; aussi l’idéal, pour Domat, est-il l’abandon des poursuites par une partie qui, « aimant assez la paix, et méprisant ce qui 29 Tels que Frain du Tremblay ou Perchambault de la Bigotière. 30 Domat, ibidem, p. 339. 31 I Co 6 : 7. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 329 pourrait faire le différend, abandonne, non par négligence, mais par prudence, et par vertu, ou ce qu’il pourrait demander, ou ce qu’on lui ravit injustement 32 ». Mais Domat reconnaît aussi qu’il s’agit là d’une vertu d’une part peu commune, et d’autre part peu valorisée - beaucoup y voyant une simple lâcheté -, et il le regrette fortement, car il est infiniment plus conforme à la loi divine, et par conséquent plus juste, et d’ailleurs plus utile aussi, d’éviter cette voie, et de rechercher la paix au péril même de quelque perte, que de plaider et de s’engager dans les suites où conduisent tous les procès, qui sont également contraires à la charité et à l’amour-propre 33 . Or, Domat est également conscient que ce renoncement « vertueux » à la cause, et donc au procès, ne trouve guère de réalisation concrète ; et il ne peut contester que les procès constituent au contraire une réalité de la vie en société. C’est pourquoi il s’attache à dresser la typologie des manières de terminer les différends : à côté de la transaction et de l’arbitrage, la voie de justice retient particulièrement son attention, en tant que solution la plus courante. Celle-ci est certes nécessaire « par défaut » seulement, et elle est assurément inférieure à la charité ; mais elle n’en est pas moins juste ; plus précisément, elle retire sa justice de l’autorité légitime elle-même. Aussi le jugement rendu par les juges désignés par l’autorité légitime ne peut-il être remis en question, comme le souligne Domat : Quand il arriverait que les derniers juges, qui ont l’autorité de mettre la dernière fin à tous les procès, rendraient un jugement qui serait injuste, il est juste d’y demeurer, et il n’y aurait rien de plus propre à introduire les rébellions et les séditions, et par conséquent rien de plus injuste que de laisser aux particuliers la liberté de résister à l’autorité, et de se rendre à eux-mêmes la justice qu’ils n’auraient pas trouvée dans le lieu où elle devait leur être rendu 34 . Il existe donc des troubles plus grands encore que les procès eux-mêmes : ceux qui résultent de leur contestation par les particuliers et de la résistance à l’autorité. 32 Domat, ibidem, p. 565. 33 Domat, ibidem, p. 566. 34 Idem. Chloé Horusitzky 330 Le jugement Domat n’en reste pas à l’étude des procès dans leurs principes et leurs formes, mais il envisage l’intégralité de la procédure judiciaire, en mettant notamment l’accent sur son avant-dernière étape, le jugement. Seule une bonne interprétation des lois permet au juge de rendre le jugement de Dieu ; or, toute la difficulté est d’articuler le général et le singulier, c’est-à-dire, de rapporter les cas particuliers qu’il doit juger aux lois qu’il doit faire respecter. Dans le constat des limites de la loi et de son incapacité à régir tous les cas particuliers, comme dans celui de l’insuffisance de la justice et de la nécessité de l’équité, se retrouve assurément un topos de la pensée juridique. Mais Domat voit dans la Bible un moyen d’atténuer la difficulté ainsi soulevée - même s’il n’est pas le premier à se remémorer le verset de la Deuxième épître aux Corinthiens, « la Lettre tue, l’Esprit vivifie 35 ». De façon implicite, Augustin déjà utilise ce verset comme principe herméneutique, afin d’inviter à ne pas tout prendre à la lettre, mais aussi à dévoiler le sens spirituel de l'Écriture. Et Pascal semble se rappeler l’exégèse augustinienne, en présentant ainsi les deux erreurs symétriques qui menacent le lecteur de l’Ancien Testament : « 1. Prendre tout littéralement. 2. Prendre tout spirituellement 36 ». Bien plus, la réflexion pascalienne sur l’exégèse biblique peut être transposée à l’interprétation de la loi humaine : les juges doivent se prémunir contre deux excès inverses : aussi bien « prendre tout littéralement » - c’est-à-dire juger de manière formelle et mécanique, en esclaves aveugles de la loi - que « prendre tout spirituellement », c’est-à-dire juger de manière affective et libre, en perdant de vue la loi. Or, Domat reprend explicitement l’impératif paulinien de juger selon l’esprit et non la lettre : c’est par la saisie de l’esprit des lois que le juge peut rendre le jugement de Dieu. L’ambition théologique et le projet scientifique se rejoignent donc dans ce qui constitue le cœur de l’œuvre de Domat - l’articulation des normes en un système qui rendra à chaque loi son statut original, c’est-à-dire divin : pour dispenser la justice de Dieu, les juges doivent rattacher toutes les lois humaines à la loi de Dieu, ou plus précisément, déterminer l’« esprit » qui fait des lois à appliquer l’expression de la loi fondamentale d’amour que Dieu a dictée aux hommes. Aussi le fondement de l’exigence d’une codification du droit n’est-il pas strictement scientifique, mais, davantage, théologique : l’esprit des lois qui doit permettre aux juges de bien juger est le « substitut de l’Esprit de Dieu 37 ». Or, 35 2 Co 3,6. 36 Pascal, Pensées, op. cit., fr. 284. 37 M.-F. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, p. 117. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 331 Domat estime que les juges ont jusqu’à présent failli à leur mission, et ce parce qu’ils disposent de méthodes d’interprétation insuffisantes et inadaptées. Il se propose donc de les renouveler en profondeur, au point de provoquer une « mutation essentielle, tant dans l’histoire doctrinale et institutionnelle de la fonction de juger que dans l’évolution des méthodes de l’interprétation judiciaire 38 ». Car si Domat souligne, comme toute la tradition juridique occidentale à la suite de saint Augustin, que la validité des lois posées par les hommes réside dans le fait d’exprimer la loi divine, il a pour ambition propre de « transformer ce lien en un lien purement logique qui, comme tel, s’imposera au juge 39 », ou encore, de faire d’une simple origine un véritable fondement. De surcroît, l’entreprise est marquée par sa dimension systématique, puisque Domat compte effectuer ce travail pour « la totalité des lois nécessaires à la vie sociale, en les faisant toutes apparaître comme les conséquences logiquement déduites d’un seul et unique principe 40 », à savoir, la loi divine. Enfin, le recours au mos geometricus 41 pour l’exposition des normes et leur mise en œuvre permettra de donner à toutes les normes une même évidence et une même certitude, en leur attribuant la même irréfutabilité que la loi divine elle-même. Ainsi, chez Domat, la logique rationnelle est mise tout entière au service de l’union entre les hommes et Dieu que les juges contribuent à instaurer par leurs jugements. En outre, le juge préfigure d’autant plus l’avènement de la justice divine que l’équité dont il doit faire preuve le rapproche, lui ainsi que l’ensemble de la société, de l’ordre de la charité. En effet, Domat n’en reste pas à l’équité telle que le droit romain l’a définie - selon les trois principes suivants : vivre honnêtement, ne pas nuire à autrui, et, surtout, rendre à chacun le sien ; mais il fait au contraire valoir la nouveauté et la supériorité de la loi d’amour formulée par le Christ, qui permet à ses disciples d’agir avec plus de justice. Néanmoins, Domat souligne également combien le juge doit veiller au respect simultané de la charité et de la vérité : On juge aussi témérairement en bien qu’en mal : il y a du péril en l’un et en l’autre. Si on juge mal en mal, on blesse la charité ; si on juge mal en bien, on blesse la vérité. C’est-à-dire que, jugeant mal d’une bonne action, on fait 38 M.-F. Renoux-Zagamé, « Domat : du jugement de Dieu à l’esprit des lois », Le Débat, mars/ avril 1993, p. 50. 39 Ibidem, p. 57. 40 Idem. 41 Idem. Chloé Horusitzky 332 tort à son prochain, et que, jugeant bien d’une mauvaise action, on fait tort à la vérité 42 . Or, pour se prémunir contre ces deux écueils, le juge dispose d’une aide : celle de sa conscience. En effet, si pour Domat s’établit, par la conscience, un lien direct avec Dieu, c’est sur le fondement de l’affirmation de saint Paul selon laquelle la conscience témoigne de la loi naturelle écrite dans le cœur de tout homme 43 . Toutefois, la voix de la loi naturelle peine souvent à se faire entendre ; c’est pourquoi Domat envisage l’élaboration d’une véritable science des lois, afin de pallier la faillibilité de la conscience, et d’assurer malgré tout la communication de l’esprit humain avec l’Esprit de Dieu. C ONCLUSION Ainsi, non seulement le juge humain doit s’efforcer de rendre le jugement de Dieu, mais encore, cela lui est possible, grâce à l’ouvrage de codification élaboré par Domat : le jugement humain préfigure ainsi véritablement le jugement de Dieu, et le juge sert parfaitement d’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Si la Bible est essentielle à l’œuvre de Domat, c’est parce qu’elle lui fournit l’image du juge idéal, en même temps que les principes auxquels celui-ci, plus que tout autre chrétien, doit se conformer ; et c’est aussi parce qu’elle contient la loi de Dieu, dont l’esprit irrigue l’ensemble des lois humaines, et que le juge doit ressaisir. Est donc remarquable chez Domat l’absence de solution de continuité entre la Bible et le rationalisme juridique : la logique rationnelle de la science du droit est tout entière mise au service de l’union entre les hommes et Dieu. Et cette harmonie est d’autant plus frappante qu’elle ne survit pas à Domat et au XVII e siècle. Le XVIII e siècle est en effet celui d’une sécularisation de la science juridique et, au premier chef, de la figure du juge. À cet égard, l’intitulé « De la Bible au Code civil » est peut-être trompeur, ou du moins, il doit s’entendre avec prudence : car rien dans les réflexions de Domat n’annonce la laïcisation du droit et de la figure du juge, telle qu’on peut pourtant l’observer par la suite. Si l’on présente habituellement les Lois civiles dans leur ordre naturel de Domat comme l’anticipation du Code civil de 1804, c’est en raison de l’organisation des lois en un système rationnel ; l’affirmation du caractère divin du juge, elle, a évidemment disparu. Il faut donc bien distinguer, de l’intention et de la pensée originelle de Domat, une conséquence certes inscrite dans la logique de son projet, mais qu’il n’a pas 42 Domat, Pensées, XL. 43 Voir Rom, II, 14-15. Domat : de la Bible au Code civil, le juge entre Dieu et les hommes 333 lui-même exprimée, et selon laquelle « le corps artificiel forgé par la raison humaine pour remplacer une grâce divine absente, peut, par [une ]complète fermeture sur lui-même, fonctionner en parfaite autarcie 44 ». Le solide édifice juridique construit par Domat n’aura donc pas suffi à préserver durablement la relation unique qu’il avait posée entre le juge et Dieu. Inscrite au sein d’un dispositif théorique et théologique ambitieux, la figure du juge constituée par Domat ne tarde pourtant pas à s’effriter ; originellement divine, elle se révèle un colosse aux pieds d’argile. 44 M.-F. Renoux-Zagamé, « Domat : Du jugement de Dieu à l’esprit des lois », op. cit., p. 62.