eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

Pascal entre platonisme et christianisme

2016
Hélène Bouchard
PFSCL XLIII, 85 (2016) Pascal entre platonisme et christianisme H ÉLÈNE B OUCHARD On a pu dire que « la tradition philosophique européenne se ramène à une série de notes en bas de page à l’œuvre de Platon 1 ». Cette citation peut sembler un peu excessive, mais il n’en reste pas moins que ce philosophe structure notre vision du monde par la puissance de sa pensée autant que par la qualité littéraire de ses écrits, dont les grands mythes ont marqué les esprits. Pascal n’échappe pas à cette influence platonicienne, et Philippe Sellier a montré dans son ouvrage Pascal et saint Augustin 2 que celle-ci s’était exercée principalement par la lecture de saint Augustin, platonicien avant d’être chrétien, aucun indice sûr ne permettant d’affirmer que Pascal ait lu directement Platon : s’il parle bien à différentes reprises des platoniciens, souvent sous le dénominatif de païens 3 - et il semblerait qu’il désigne alors plutôt les stoïciens -, le nom de Platon n’apparait que très rarement : « Platon, pour disposer au christianisme 4 ». 5 Nous verrons donc dans quelle mesure la pensée de Pascal est tributaire de celle de Platon et de sa vision dualiste du monde, puis nous montrerons comment la pensée chrétienne, et notamment celle de saint Augustin, a infléchi cette pensée. 1 Citation attribuée au philosophe anglais North Whitehead. 2 Chez Armand Colin, Paris, 1970. 3 Par exemple, Fr.690, « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas seulement en un dieu des vérités géométriques et de l’ordre des éléments : c’est la part des païens et des épicuriens ». 4 Fr.505. 5 Toutes nos références aux textes de Pascal sont faites à l’édition de Jean Mesnard, Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 1964-1991, t. I à IV., sauf les fragments, dont les références sont faites à l’édition de P. Sellier, Pensées, Opuscules et lettres, Classiques Garnier, Paris, 2010. Hélène Bouchard 294 Le dualisme platonicien Le dualisme platonicien est la solution que Platon apporte à une question alors débattue : Qu’est-ce que l’Être ? Question essentielle puisqu’à l’Être est attaché la permanence. Cette permanence semble être la condition sine qua non de la connaissance d’une part, la science ne pouvant étudier ce qui est toujours différent et mouvant ; d’autre part, la permanence comporte l’idée d’une durée conditionnant le repos et la pérennité d’une existence humaine, qui semble, autrement, naturellement vouée au tumulte et à la mort. A la théorie du changement perpétuel, défendue par Héraclite, s’opposait celle de la permanence développée par Parménide. Platon va concilier ces théories opposées avec son hypothèse d’un double monde, le premier n’étant que le reflet du second, accordant ainsi l’évidence de nos observations sur le changement, avec notre exigence d’un principe unificateur et organisateur de la diversité. Dans son fameux « texte de la ligne », République VI, qui sera reformulé au début du livre VII par l’allégorie de la caverne, Platon oppose en effet le monde sensible, perçu par les sens, au monde intelligible, celui des idées, et perçu par l’entendement. Tous les efforts de l’homme doivent tendre à dépasser le monde des sens afin d’accéder à un univers d’idées au-dessus duquel resplendit l’idée de Bien, de Vrai, de Beau. Pascal participe largement à cette vision des choses. Tout d’abord, il reprend l’image héraclitéenne d’un univers en continuel mouvement, où rien ne subsiste. « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte 6 ». L’homme observe que lui-même n’est pas stable, mais se modifie à chaque instant, tant physiquement qu’intérieurement: « J’ai connu que notre nature n’était qu’un continuel changement 7 ». Le temps, passe inexorablement, modifiant chaque chose jusqu’à sa dissolution qu’est la mort : ainsi Pascal reprend-il, mais avec un accent tragique, la constatation de Montaigne, pour qui « tout branle avec le temps 8 » : « C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède 9 ». Sa vie lui apparait comme un souffle éphémère, un songe qui n’a que l’apparence du réel : « …comme une 6 Fr.230. 7 Fr.453. 8 Fr.94. 9 Fr.623. Pascal entre platonisme et christianisme 295 ombre qui ne dure qu’un instant sans retour (…) je dois bientôt mourir 10 », « Le vie est un songe, un peu moins inconstant 11 ». Mais de même que Platon ne fait pas de cette réalité sensible et changeante le tout du réel, mais lui oppose au contraire un monde d’Idées immuables qui en seraient les modèles, Pascal dépasse ce qui tombe sous son intuition sensible, afin d’en rechercher le principe stable. « Pour moi, (…) considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois, j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi 12 ». « Il y a un seul principe de tout. Une seule fin de tout. Tout par lui, tout pour lui 13 ». Dans l’Ecrit sur la conversion du pécheur, on voit donc l’âme s’élever au-dessus du monde visible jusqu’au principe immuable qu’est Dieu : « Elle traverse toutes les créatures, et ne peut arrêter son cœur qu’elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos et ce bien qui est tel qu’il n’y a rien de plus aimable ». Comme Platon opposant le sensible à l’intelligible, Pascal oppose l’ordre des corps à l’esprit, entendu dans un sens large, à la fois principe de compréhension rationnelle, donc du Vrai, et principe du Bien. A l’ordre des corps s’opposent l’ordre de l’intelligence et l’ordre de la charité, ce dernier étant le plus haut. Il est à noter que Platon subordonnait également le Vrai au Bien : Quelque belles que soient la science et la vérité, tu ne te tromperas pas en pensant que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté (…).On peut regarder la science et la vérité comme ayant de l’analogie avec le bien ; mais on aurait tort de prendre l’une ou l’autre pour le bien lui-même qui est d’un prix tout autrement relevé. 14 Pascal fait de même : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité 15 ». « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu seulement auteurs des vérités géométriques (…) mais en un Dieu d’amour (…) 16 ». On peut donc dire que les trois ordres pascaliens, avec la hiérarchie qui leur est propre, existent déjà chez Platon, qui distingue connaissance sensible, connaissance discursive, et connaissance intuitive, celle du « cœur », correspondant à la contemplation directe et une de l’« Être absolu ». Chez Platon, le caractère affectif qu’on trouve chez Pascal dans l’ordre du cœur 10 Fr.681. 11 Fr.653. 12 Fr.229. 13 Fr.237. 14 « Texte de la ligne », République VI, 511 e . 15 Fr.339. 16 Fr.690. Hélène Bouchard 296 est moins marqué, quoique certains passages, dans Phèdre notamment, insiste sur l’espèce de délire amoureux qui saisit l’âme à la vue du beau. Diotime également, dans le Banquet, assimile l’amour qui saisit l’homme recherchant le bien, à une sorte de démon qui prend possession du cœur, démon qu’elle désigne comme un intermédiaire entre les dieux et l’homme, et assimilable en ce point, à l’Esprit-Saint chrétien. 17 L’isotopie de l’« image » Mais quel rapport entretiennent ces deux mondes qui s’opposent ? Pour Platon, le rapport entre les deux mondes est analogique, l’un étant l’image de l’autre, ou son ombre. Chez Pascal, on retrouve la même idée, et il suffit pour s’en convaincre de relever l’isotopie, très étoffé, de l’image, avec les mots « peindre / peinture », « portrait », « figure / figuratif », « imitation, image », « Vrai / véritable », « chiffre ». Comme pour Platon, l’image chez Pascal a un statut inférieur à son modèle. En ce sens toute pratique artistique relevant de l’imitation est critiquée : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux 18 ». On trouve donc chez Pascal une série de couples unissant un modèle et son image : Tout d’abord, au sein même de la nature, on trouve le procédé de l’imitation, dans le phénomène de la génération, qu’elle soit physique ou intellectuelle : « La nature s’imite : une graine, jetée en bonne terre, produit. Un principe, jeté dans un bon esprit, produit 19 ». Le corps est à un certain niveau l’image de l’âme, dont il traduit la vertu ou le vice au travers de la santé ou de la maladie : « Les figures de l’Évangile pour l’état de l’âme malade sont des corps malades 20 ». Mais la nature est elle-même une image de son créateur, et le révèle : « La nature [a] gravé son image et celle de son 17 Cependant, une réelle différence existe entre les deux auteurs en ce que le dieu chrétien est un dieu personnel avec une relation personnel, au sujet, on s’adresse à lui, et il répond, tandis que chez Platon, Dieu est trop haut pour se préoccuper de l’homme. Il le nourrit et l’illumine nécessairement, sans qu’il y ait intention de sa part de le faire, de la même manière que le soleil pour tous les êtres vivants. « Les dieux ne se mêlent pas aux hommes ; c’est par l’intermédiaire du démon que les dieux conversent et s’entretiennent avec les hommes (…) L’un de ces démons est l’amour », Le Banquet 203a. 18 Fr.74. 19 Fr.577. 20 Fr.763. Pascal entre platonisme et christianisme 297 créateur en toutes choses 21 ». Mais les défauts de la nature sont les marques d’une imitation bien loin du modèle : « La nature a des perfections, pour montrer qu’elle est l’image de Dieu, et des défauts, pour montrer qu’elle n’en est que l’image 22 ». L’infini physique est l’image approximative de l’infini de Dieu, dont elle donne cependant l’intuition : « [L’univers est] une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand des caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée 23 ». Mais l’image n’est pas le réel, et si elle suggère, elle n’est jamais une preuve : « Ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? -Non. (…) Car encore que ce soit vrai en un sens, pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart 24 ». Comment distinguer le réel de sa copie ? Pour distinguer la figure de la vérité, deux critères existent : d’une part, ce qui plait et déplait à la fois n’est que figure : « Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir. La réalité exclut absence et déplaisir 25 », « Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir 26 ». D’autre part, tout ce qui ne va pas au vrai bien, c’est-à-dire à l’amour, est figure : « Tout ce qui ne va point à la charité est figure (…). Tout ce qui ne va point à l’unique bien en est la figure. Car puisqu’il n’y a qu’un but, tout ce qui n’y va point en mots propres est figure. 27 » Hiérarchie des connaissances Comme chez Platon, Pascal considère que notre connaissance est proportionnelle au degré de réalité de l’objet de la connaissance : le monde sensible ne peut être l’objet que d’une connaissance entachée d’ignorance et d’illusions, tandis que le monde spirituel est le monde lumineux de la vérité. Il est à noter que les deux penseurs retracent de façon étonnamment similaire leur itinéraire intellectuel : Ils ont tous deux été déçus par la science de 21 Fr.230. 22 Fr.762. 23 Fr.230. 24 Fr.38. 25 Fr.291. 26 Fr.296. 27 Fr.301. Hélène Bouchard 298 la nature, peu garante de vérité et finalement assez inessentielle, et se sont tournés vers l’étude de l’homme. 28 Les deux philosophes vont donc insister sur le manque de certitude dans la connaissance de l’univers sensible. Platon parle de « croyance » ou d’« opinion droite » et relève la nature inconstante et mobile de ces jugements : « Quand l’âme fixe ce qui est mêlé d’obscurité, ce qui est soumis à la naissance et à la mort, elle n’a plus que des opinions, sa vue est moins claire, elle change sans cesse d’avis 29 ». Nombreux sont les passages où Pascal proclame également l’impossibilité pour l’homme, ici-bas, d’accéder à la vérité par ses propres forces, la vérité étant hors de notre portée. « Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences 30 ». On peut trouver chez les deux penseurs trois raisons essentielles à cette impuissance de l’homme à saisir le vrai. Tout d’abord, la multiplicité égare, car la raison ne peut s’attacher qu’à l’unité. Or chez Pascal, cette multiplicité est rendue criante par la découverte du double infini dans la nature : « La multitude infinie des choses nous étant si cachées que tout ce que nous pouvons exprimer par paroles ou par pensée n’en est qu’un trait invisible 31 ». Ensuite, notre errance loin de la vérité, est due à la dualité corpsesprit : c’est le corps qui est responsable de cette part d’ignorance car il perturbe nos facultés mentales : « L’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel 32 ». A cette constatation de Platon, Pascal fait écho : « Ne vous étonnez point, s’il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles. C’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil 33 ». Enfin, notre imagination, 28 Platon nous dit ainsi dans le Phédon : « Dans ma jeunesse, j’avais conçu un merveilleux désir de cette science qu’on appelle physique (…). Eh bien, cette étude me rendit aveugle au point que je désappris même ce que j’avais cru savoir jusque-là sur beaucoup de choses et en particulier sur la croissance de l’homme ». Pascal lui fait écho dans le fragment 566 : « J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant. » 29 République VI, 509d. 30 Fr.230. 31 Fr.230. 32 Phédon 65c. 33 Fr.81. Pascal entre platonisme et christianisme 299 faculté maîtresse, entraine l’adhésion de notre volonté bien mieux que la raison, ce que l’art oratoire, qui cherche à persuader plutôt qu’à convaincre, a très bien compris. « Rechercher en tout l’apparence aux dépens de la réalité ; ce soin, en s’étendant à tout le discours, constitue à lui seul l'art oratoire 34 » dit Platon. Et Pascal de renchérir : « L’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison ! 35 ». En effet, les hommes « sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément. (…)Nous ne croyons presque que ce qui nous plait 36 ». Pour accéder à une vérité supérieure, il faut donc se convertir, - ce à quoi aidera l’éducation pour Platon 37 -, en passant de cette réalité mouvante et illusoire à une attitude de silence et de recueillement, car c’est à l’intérieur de soi que resplendira la lumière. La hiérarchie des plaisirs A la dualité du monde est associée une hiérarchie des plaisirs. Le plaisir généré par le monde sensible est imparfait et impur, il n’est pas durable, et est mêlé de douleur, tandis que le plaisir que procure le monde spirituel est assimilable à un bonheur plein. C’est à cette analyse des différents plaisirs qu’est consacré le Philèbe de Platon : l’homme dispose d’une multitude de plaisirs, mais de qualité et de profit très différents : les plaisirs liés à la terre, corps, gloire, pouvoir, sont éphémères et mêlés de douleur. « Il y a des plaisirs qui paraissent être réels, mais qui ne le sont en aucune manière, (…) qui sont mêlés à la fois de douleurs et de cessations de douleurs, dans les crises les plus violentes du corps et de l’âme (…) ». Platon oppose ces plaisirs sensibles à la félicité des âmes contemplant l’Être absolu. « La pensée des dieux(…) se livre avec délices à la contemplation de la vérité ». De cette dualité des plaisirs nait un affrontement au sein même de la volonté. L’image des deux chevaux d’un même attelage, l’un tirant vers le haut, l’autre vers le bas, illustre merveilleusement bien cette guerre au sein de l’homme. « Comparons l’âme aux forces réunies d’un attelage ailé et d’un cocher(…). Des coursiers l’un est beau et bon et d’une origine excellente, l’autre est d’une origine diffé- 34 Phèdre 272e-273a. 35 De l’esprit géométrique [21]. 36 De l’esprit géométrique [2] et [5]. 37 « L’éducation, c’est l’art de la conversion » République 518d. 38 Philèbe 52b-c. 39 Phèdre 247e. Hélène Bouchard 300 rente et bien différent : d'où il suit que chez nous l’attelage est pénible et difficile à guider 40 ». Il convient donc, pour Platon, d’harmoniser l’âme de l’homme en y faisant régner la justice et l’harmonie, c’est-à-dire en respectant la hiérarchie des facultés. Nos désirs doivent donc se soumettre à la mesure de la raison. On retrouve chez Pascal cette description d’une âme divisée entre la concupiscence et le désir de vérité et de bien, et ce conflit est qualifiée de guerre : « Cette âme impérieuse, qui se vantait de n’agir que par raison, suit par un choix honteux et téméraire ce qu’une volonté corrompue désire (…). C’est alors qu’il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté 41 ». Mais sur terre, ce conflit est inévitable, et Pascal condamne les stoïciens et les épicuriens qui ont cru pouvoir l’éviter : « Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux. Les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes 42 ». Le mot « divertissement » désigne cette dissipation dans les faux plaisirs. Elle s’explique par la douleur de ne posséder le vrai bien, mais par elle-même elle ne fait que nous en éloigner encore plus. L’« ordure » 43 au cœur de l’homme est ce divertissement qui dissimule le vide, mais cette ordure obstrue le cœur qui, dès lors, ne peut être comblé par Dieu, pourtant son vrai bien. « Ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même. Lui seul est son véritable bien. (…). 44 » L’homme doit donc se donner les moyens, dans son propre intérêt, de diriger ses efforts vers l’obtention du bien véritable. Pour Platon, cela dépend presqu’entièrement de l’homme - Platon reconnait cependant la nature imparfaite et limitée de l’homme et préfère de ce fait l’expression « ami de la sagesse » au qualificatif « sage ». Pour Pascal, l’homme ne peut résoudre ce conflit et se « convertir » qu’avec l’aide de Dieu. Immortalité de l’âme A la dualité du monde, où le sensible s’oppose à l’intelligible, entraînant donc une hiérarchie des connaissances et des plaisirs, répond la dualité en l’homme, car l’homme est à la fois corps et esprit. La nature du corps, changeant, divers et mortel, s’oppose en effet à la nature de l’âme, que 40 Phèdre 246a-b. 41 De L’esprit géométrique [18]. 42 Fr.29. 43 « Le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures » (Fr.171). 44 Fr.181. Pascal entre platonisme et christianisme 301 Platon conçoit comme simple et immuable 45 . Du fait de cette nature simple et immuable, Platon va exprimer sa croyance en l’immortalité de l’âme dans plusieurs dialogues : «Toute âme est immortelle 46 », et le Phédon avance quatre arguments en faveur de cette idée 47 . « Sans savoir (…) ce qu’il deviendra en mourant (…) j’entre en effroi 48 ». Les hommes, bien souvent, se protège de cette terreur en n’y pensant pas. « Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir 49 ». « L’immortalité de l’âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu’il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l’indifférence de savoir ce qui en est.(…) Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit 50 ». Pascal ne s’est pas livré à une argumentation pour soutenir la thèse de l’immortalité, comme l’a fait Platon dans le Phédon. Il avoue que ce sujet métaphysique dépasse la capacité de ses lumières naturelles. « La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare 51 ». Il n’est pas sans intérêt de constater que Platon lui-même ne prétendait pas trancher la question avec la simple raison discursive : 45 « L’âme ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, intelligible, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et que le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. » Phédon 80. 46 Phèdre 245b. 47 L’âme est simple et donc ne peut pas se dissoudre ; purifiée de tout contact avec le corps durant la vie, elle n’est pas entrainée dans sa destruction à la mort ; principe de vie pour le corps, elle ne peut pas participer au principe contraire, la mort ; enfin, l’expérience de la réminiscence prouve que nous existions avant notre naissance. 48 Fr.229. 49 Fr.198. 50 Fr.681. 51 Fr.681. 52 Phédon 115a. 53 Phédon 115a. « Soutenir que ces choses-là sont comme je les ai décrites ne convient pas à un homme sensé 52 ». « En pareille matière il est impossible ou extrêmement difficile de savoir la vérité dans la vie présente 53 ». Cependant, il est d’avis qu’un homme qui ne soupèse pas la question est insensé : « Néanmoins ce serait faire preuve d’une extrême mollesse de ne pas soumettre ce qu’on en dit à une critique détaillée et de quitter prise avant de s’être fatigué à considérer Le problème de la mort a hanté Pascal, et a nourri sa réflexion sur la croyance d’une immortalité de l’âme. Mais cela relève d’une attitude absurde. Hélène Bouchard 302 Cet argument entraînera les êtres sensés, les « sages », à défaut de remporter le suffrage de ceux qui jouent les raisonneurs. On croit lire Pascal, dont les termes sont très proches de cette formulation. En effet, dans le célèbre fragment 680, il insiste sur l’intérêt qu’il y a à parier, même si la réponse est incertaine. «Il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. (…) Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager, votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ». La question de la vie après la mort et de la rétribution des actes sur la terre occupe en effet l’esprit des deux penseurs, pour preuve les différents mythes chez Platon, attelage ailé dans Phèdre, expérience de la mort pour Er dans République X, description des joies et des peines après la mort dans la Phédon. Cette préoccupation est également très présente chez Pascal, même si elle ne bénéficie pas de la luxuriance d’images présente chez Platon. « En sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité 57 ». A la différence de Platon qui exprime la croyance en la réincarnation, il semble que la rétribution des âmes chez Pascal se fasse de façon définitive. « Il y a une éternité de vie et de bonheur » à gagner ou à perdre 58 . Fuir le corps, fuir le monde Ainsi, la philosophie platonicienne, dans son dualisme hiérarchisant le réel et l’homme, aboutit nécessairement à une dévalorisation du monde sensible et du corps humain. Le corps est ainsi qualifié de « tombeau », et il faut, autant que possible, le fuir et couper tout contact avec lui. Cette idée se retrouve dans de nombreux dialogues, pourtant très divers les uns des autres, le Cratyle, le Gorgias, le Phédon. « Le corps est le tombeau de l’âme 54 Phédon 85d. 55 Phédon 115a. 56 Phèdre 245b. 57 Fr.681. 58 Fr.680. la question dans tous les sens. 54 » Platon invite donc ses interlocuteurs à épouser cette hypothèse d’une vie après la mort, car c’est un pari qui en « vaut la peine ». « Il me paraît, puisque nous avons reconnu que l’âme est immortelle, qu’il n’est pas outrecuidant de le soutenir, et, quand on le croit, que cela vaut la peine d’en courir le risque, car le risque est beau 55 ». « Notre démonstration ne persuadera pas les habiles mais convaincra les sages 56 ». Pascal entre platonisme et christianisme 303 parce qu’elle y est ensevelie pendant la vie 59 ». Autre métaphore, celle de l’âme enfermée dans le corps comme derrière les barreaux d’une prison. « Elle était véritablement enchaînée et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme au travers des barreaux d’un cachot ». On retrouve en effet chez Pascal cette même idée que le corps et le séjour terrestre sont une prison pour l’âme. « de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers 60 », « effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue 61 ». Le corps empêche l’âme de s’élever pour aller dans son lieu propre, le ciel, et ainsi il la mutile. Dans le mythe de l’attelage, on voit les âmes perdre leurs ailes en raison de la concupiscence du corps, représenté ici par le cheval noir. Ainsi, pour répondre au mieux à sa nature, l’âme doit fuir son corps autant que la nécessité le lui permet, et ne doit pas séjourner ici-bas. « L’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en elle-même 62 » « Aussi faut-il tâcher de fuir au plus vite ce monde dans l’autre 63 ». Pascal, dans l’écrit Sur la conversion du pécheur décrit également les progrès de l’homme comme un détachement de ce monde, et une réorientation vers le haut : « L’amour qu’elle a eu pour le monde, elle [l’âme] connaît que ce n’est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs (…), au-dessus d’elle (…). Cette élévation est si éminente et si transcendante qu’elle ne s’arrête pas au ciel 64 ». Pour réaliser cette « fuite », les deux penseurs préconisent deux méthodes. D’une part, « se recueillir et rentrer en elle-même 65 », au contraire de ce que propose le divertissement ; d’autre part, dresser le corps par l’« exercice 66 » pour l’entrainer à la vertu - c’est le « discours de la machine 67 » chez Pascal, même si cela ne suffit pas. Dualisme des cités : cité terrestre et cité idéale Répondant à la dualité du monde et de l’homme, on trouve chez Platon comme chez Pascal deux cités, l’une terrestre, et l’autre idéale. 59 Cratyle 440d. 60 Fr.230. 61 Fr.681. 62 Phédon 65c. 63 Théétète 176a. 64 Sur la conversion du pécheur. 65 Phédon 83b. 66 Phédon 82b. 67 Fr.661. Hélène Bouchard 304 Platon a imaginé une cité idéale qu’il décrit dans sa République, et dont l’organisation et les lois ont pour fondement le bien et la justice, entendue comme harmonie des parties et hiérarchie (Rép. IV). Les philosophes y sont les rois, puisqu’ils sont les plus à même de connaître les principes à partir desquels diriger la cité. Platon croyait-il possible l’établissement d’une telle cité si opposée à la démocratie athénienne dans laquelle il vivait ? Il mentionne en tout cas à différents reprises le risque de mort pour les philosophes qui essaieraient de l’instaurer. La mort de Socrate en est l’avertissement, ainsi que la tentative malheureuse de Platon lui-même en tant que conseiller de Denys l’ancien à Syracuse. Pour ce qui est de Pascal, il reprend la constatation de Montaigne de la relativité des lois et des coutumes, et que sur terre, l’homme est trop loin de son état originel pour savoir où sont la justice et la vérité. 68 La société est donc un hôpital de fous, mais qu’il faut administrer comme tel. Cette folie collective est lue par Pascal comme la conséquence et la punition de la désobéissance des hommes à Dieu, et la marque du péché originel. Les grandeurs humaines, appelées « grandeur d’établissement » dans le Discours sur la condition des grands ne sont que l’image imparfaite, le reflet, des grandeurs naturelles, mais il faut y obéir pour éviter tout désordre civil car « la guerre civile est le pire des maux ». En ce sens, il est moins idéaliste que Platon, pour lequel la véritable justice peut être découverte et peut-être établie par les philosophes. Pascal se contente d’un Etat qui fait régner la paix et permet aux hommes de vivre dans la concorde, même si cette concorde n’est pas la conséquence de l’amour mais sa simple image. « Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’en avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de la charité 69 ». Les rois euxmêmes ne sont donc que des images du roi de la charité, car ils ne sont que les rois de la concupiscence, ils règnent sur le charnel, et administrent les besoins et les désirs terrestres de leurs administrés. Pascal les exhorte donc à bien user de ce pouvoir, mais ne prétend pas, comme Platon, les convertir à un autre type de royauté ayant le bien et le vrai pour objet : il existe bien une « charité » du prince, mais circonscrite à des « bonnes œuvres », et qui n’a pour objet que le bien des corps, non celui des âmes. Cependant, selon Pascal il existe sur la terre une cité divine, qui a pour principe la loi divine, qui lui a été révélée, c’est la « Jérusalem céleste », l’Eglise catholique, dirigé par le pape, qui est lui-même le représentant de l’assemblée des fidèles. Dans cette communauté, ce n’est pas la force qui gouverne, seul l’esprit de Dieu nourrit l’âme de ce grand corps. Pour Pascal, les deux royaumes coexistent, sans que l’un puisse se substituer à l’autre. Il 68 Fr.94. 69 Fr.150. Pascal entre platonisme et christianisme 305 rejoint, en ce sens la pensée que saint Augustin développe dans La cité de Dieu. En conclusion, on peut dire que pour Pascal, l’union à Dieu dans ce monde ne peut se réaliser dans la société humaine, dirigée et mue par des principes différents, voire opposés à ceux qui habitent les êtres à la recherche de Dieu. Il va donc falloir, pour trouver Dieu, « fuir le monde » et de réfugier dans la solitude d’une intériorité habitée de Dieu. Il s’éloigne en ce sens de l’utopie platonicienne pour se rapprocher d’une conception plus stoïcienne où vie privée et vie publique ne coïncide plus. Il faut « renoncer au monde 70 ». Inflechissement de la pensée platonicienne chez Pascal sous l’influence du christianisme, et notamment de saint Augustin On ne sait si Pascal a lu les textes de Platon. En revanche, il est évident qu’il possède bien l’œuvre de saint Augustin lequel, d’abord manichéen, s’est défait de cette doctrine à Milan en fréquentant une société de platoniciens par lequel il s’est prédisposé à recevoir le message chrétien, en écoutant les homélies d’Ambroise de Milan, l’évêque chrétien de la ville - de qui il reçoit ensuite le baptême en 387. Le platonisme de Pascal est donc informé par la pensée de saint Augustin, qui, sous l’influence du message chrétien, infléchit considérablement l’héritage qu’il a reçu de Platon, tout en en conservant des traits caractéristiques, absents du judaïsme. De surcroît, un auteur est commun à Pascal et à saint Augustin, et va également réaliser une première synthèse entre la pensée grecque et la pensée judaïque : c’est saint Paul, dont les épîtres affleurent constamment chez les deux auteurs chrétiens. L’ascétisme chrétien Le dualisme platonicien, séparant le haut et le bas, le ciel et la terre, l’âme et le corps, jette un très fort discrédit sur tout ce qui relève du plaisir physique ou mondain, ce qu’on ne trouve pas dans la pensée hébraïque. Le croyant va être invité à un examen continuel de sa volonté, afin de l’écarter de tout ce qui ne relève pas de la démarche spirituelle. Ainsi saint Augustin, dans les Confessions 71 se livre-t-il à un examen détaillé de ce que lui offrent les sens afin de savoir quels plaisirs innocents peuvent être, sans pécher, 70 Mémorial. 71 Livre X, XXX-XXXVII. Hélène Bouchard 306 poursuivis. Il va par ailleurs distinguer « uti » et « fruti ». « Il faut user de ce monde, et non en jouir 72 ». L’activité sexuelle va être particulièrement condamnée, et associée chez saint Augustin, au péché et à la chute. Les pratiques chrétiennes, et notamment mystiques, seront marquées par cette condamnation du corps. Ainsi l’ascétisme devient-il la voie royale aux purifications menant à Dieu, avec son lot de jeûnes, veilles, mortifications diverses. Dans l’Occident médiéval de même, le développement de la vie monastique veut orienter l’homme vers une vie de pauvreté et de chasteté, et c’est dans cet esprit que Bernard de Clairvaux au XII e siècle crée l’ordre cistercien. Pascal hérite de ces courants ascétiques et mystiques. Dans son article « Pascal et la spiritualité des Chartreux 73 », J. Mesnard met en lumière l’évidente lecture par Pascal du spirituel chartreux le plus représentatif au XVII e , à savoir Lansperge, mort en 1539. En outre, J. Mesnard rappelle les relations étroites de la famille Pascal avec certains chartreux. L’influence cistercienne sur Pascal est donc certaine, comme le prouve le témoignage de sa sœur Gilberte qui nous indique en effet que la partie visible de la conversion de son frère fut son évolution vers un mode de vie contrariant le désir naturel du corps au plaisir : pas de femmes, bien sûr, prises de nourriture sobres, port du cilice, pauvreté 74 . Fragment 738, il reprend la distinction faite par saint Augustin entre « la cupidité et la charité 75 […]. La cupidité use de Dieu et jouit du monde, et la charité au contraire ». Dans Prière pour le bon usage des maladies, Pascal pousse plus loin le raisonnement : si le plaisir éloigne l’homme de Dieu, la souffrance l’en rapproche, car elle pousse l’homme, incapable désormais d’aller audehors, de rentrer en lui-même afin de « préparer la demeure » du Seigneur. On peut ainsi dire pour conclure ce premier point, que le platonisme, repris par les premiers penseurs chrétiens, a donné lieu à un nouveau mode de vie, où la maîtrise des pulsions et l’examen des plaisirs devenait véritablement une voie consciente d’accès à la divinité. La conversion est d’abord le travail humble et laborieux d’un homme qui s’examine afin d’accéder à un détachement. Travail de fourmi, bien loin de l’image glorieuse d’un saint en extase. 72 De doctrina christiana, I, 4, n.4. 73 Article paru dans Equinoxe n°6, été 1990. 74 Vie de M. Pascal. 75 In Ps.9, n. 15. Pascal entre platonisme et christianisme 307 L’être absolu La deuxième inflexion réalisée par le christianisme sur la pensée platonicienne est l’image de la transcendance. Imagée par un soleil dans le mythe de la caverne, la transcendance est évoquée chez Platon comme le « bien » associé au vrai, identification reprise par saint Augustin puis par Pascal dans la mesure où le mot « Bien » peut à la fois renvoyer à ce qui est juste et à ce qui rend heureux. « Sola veritas facit beatos 76 », expression reprise par Pascal dans la Lettre sur la mort. Cependant, Platon nuance cette équation, en mettant le bien au-dessus du vrai. On l’a vu, Pascal établit la même dépendance, la vérité étant pour lui subordonnée au bien, l’ordre des sciences à celui de l’amour. Dans le Mémorial, il précise bien que son Dieu n’est pas celui « des savants ». « Le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation » 77 . Mais Platon n’en reste pas là, il parle dans Phèdre de « l’Être absolu », de la vision duquel chacun se repaît comme de la seule nourriture substantielle. En cela Platon rejoint la révélation faite à Moïse : « Je suis celui qui est 78 ». Cependant, ce Dieu platonicien ne se soucie pas des hommes, il leur est transcendant, et s’il les attire ce n’est pas un effet de sa volonté mais de sa nature, dans une indifférence qui marque son caractère immuable, et donc sa perfection. Rien de tel dans la pensée chrétienne, héritière de la tradition hébraïque. Le Dieu des Hébreux, puis des chrétiens, tisse un lien très personnel, très affectif avec l’homme. Plusieurs indices révèlent ce lien. Tout d’abord, une sommaire étude de l’énonciation met en lumière un dialogue constant entre Dieu et l’homme 79 . Nombreux sont Les passages bibliques que Pascal a retranscrits en français ou en latin, ou a traduits lui-même où, par la bouche des prophètes, Dieu s’adresse fréquemment à son peuple, et, dans les Psaumes, c’est au contraire l’homme qui s’adresse à Dieu. Les Confessions de saint Augustin sont un discours entièrement adressé à Dieu, souvent interpelé et pris à témoin de l’évolution spirituel d’un homme qui se reconnaît d’abord pécheur. Chez Pascal, les adresses à Dieu sont également présentes. Destinataire de la Prière pour le bon usage des maladies, c’est le juge qui sonde le cœur, comme dans les Confessions de saint Augustin, mais également celui qu’on loue : « Ô 76 In Ps.4, n. 3. 77 Fr.690. 78 Exode, III, 14. 79 On peut à ce sujet des voix énonciatives consulter l’article de L. Marin, « Voix et énonciation mystique : sur deux textes d’Augustin et de Pascal », Littératures classiques, 1990. Voir également Jean-Christophe de Nada , Jésus selon Pascal, Paris, D.D.B., 2008. pp. 64-77. Hélène Bouchard 308 Dieu, devant qui je dois rendre un compte exacte de ma vie à la fin de ma vie et à la fin du monde ! […] Je vous loue, mon Dieu, et je vous bénirai tous les jours de ma vie ». La transcendance se fait entendre, par ailleurs, par des intermédiaires comme la Sagesse de Dieu 80 . Les fragments 749 et 751, qu’on a intitulés « Le mystère de Jésus », mettent en scène une forme de méditation, au sein de laquelle se situe un dialogue entre Jésus et l’âme pécheresse. Le Mémorial met également en scène une imbrication de dialogues, où Dieu et Jésus sont locuteurs et destinataires de l’âme pécheresse. Le deuxième indice qui révèle le lien affectif entre Dieu et l’homme, c’est que Dieu prend des traits humains : parfois patient, à la façon d’une mère, il peut ressembler également à un père courroucé. « En sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité ». 81 Quoiqu’il en soit, et même si la tendance anthropomorphique dont Platon avait voulu débarrasser les croyances est de nouveau bien présente dans la sensibilité chrétienne, ce Dieu de relation est plus propice à un état d’union que le Dieu de Platon. Les affects présents de part et d’autre prédisposent à une relation d’amour dans un lieu intime, « demeure » de l’âme au plus profond de l’homme, et, chez un certain nombre d’auteurs flamands ou espagnols, « chambre nuptiale ». Chez Pascal, si l’image de la « tour mystique apparait » dans une lettre à Gilberte 82 , c’est l’image du puits qui domine, avec le creux du cœur, tant il est vrai que c’est par l’abaissement intérieur plutôt que par l’élévation que l’âme trouvera Dieu. Le péché originel, une humanité déchue. Néant de l’homme et culpabilité Platon affirmait que « connaître, c’est se ressouvenir ». Cette idée de réminiscence à l’origine du savoir n’est pas étrangère aux œuvres de saint Augustin et de Pascal, mais là encore, l’infléchissement de la doctrine platonicienne est notable, et va marquer fortement la pensée chrétienne. Les deux auteurs partent du constat que l’humanité actuelle est pervertie et corrompue. Le vocabulaire abonde pour désigner cet être qui se rend pire que la bête brute, « cloaque », « fange », « souillure », « ordure ». Saint Augustin, suivi par Pascal, est porté à attribuer cela à un châtiment divin qui punirait une faute. L’espèce humaine a subi une déchéance mystérieuse. 80 Fr.182. 81 Fr.681. 82 Lettre du 5 novembre 1648 : « Cette tour mystique, dont tu sais que saint Augustin parle dans une de ses lettres » - il s’agit de l’Epist., 243-38. Pascal entre platonisme et christianisme 309 « L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver » 83 . En son for intérieur, l’homme a un sentiment confus de Dieu - « Si l’homme n’est fait pour Dieu pourquoi n’est il heureux qu’en Dieu ? » -, et de sa propre grandeur, « et ils ont un autre instinct secret qui reste de leur grandeur » 84 . « Naturellement », l’homme est porté à Dieu et a conscience de la présence de Dieu : « Je dis que le cœur aime l’être universel naturellement » 85 . Enfin, l’homme ne sentirait pas sa déchéance actuelle s’il n’avait en mémoire un état glorieux où il possédait la vérité et la justice. « Si l’homme n’avait jamais été que corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la vérité, ni de la béatitude » 86 . Mais que dire de cet état parfait ? La Sagesse de Dieu nous révèle que l’homme vivait en présence de Dieu, comme nous le dit le récit de la Genèse, doté d’une connaissance qui nous est inconnue, et il ne subissait ni la mort, ni la souffrance 87 . Pascal en reste là, et ne rentre pas dans les développements imaginaires auxquels s’est livré saint Augustin sur la nature adamique. Il considère que cela dépasse ses lumières et n’a pas d’utilité. Si Platon évoquait un état où l’homme pouvait, à l’égal des dieux, contempler les essences, s’il imagine une « chute » des âmes dans les corps, on ne trouve pas chez lui cet ample développement sur la nature mauvaise de l’homme, et sur la notion de « faute » qui serait la clé d’explication de notre état actuel. Le christianisme a donc développé un trait du platonisme, le souvenir d’un état glorieux, mais en y greffant un sentiment de culpabilité et de repentance bien présent dans les textes juifs de la diaspora, chez les prophètes, qui explosent en imprécations contre le peuple infidèle, à qui il est demandé de se convertir sous peine de mourir. La notion même de « péchés cachés » 88 peut entraîner soit un sentiment de culpabilité inextricable, le « mea culpa » paralysant et destructeur, soit au contraire une attitude active pour se réformer. De là l’intérêt de « confessions » où l’on relate, mais où l’on analyse aussi nos actes. Ainsi, le christianisme invite à un travail d’introspection dont l’ampleur était inconnue à la pensée antique malgré le « connais-toi toi-même ». Les 83 Fr.19. 84 Fr.168. 85 Fr.680. 86 Fr.164. 87 Fr.182 « Mais vous n’êtes plus maintenant en l’état où Je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. Je l’ai rempli de lumière et d’intelligence. Je lui ai communiqué ma gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères qui l’affligent. » 88 Fr.751. Hélène Bouchard 310 replis de l’âme vont être analysés et tout un pan de l’homme apparaît dans cette démarche où il convient moins de regarder des réalités supérieures pour s’élever que de contempler d’abord notre fonctionnement afin de mieux diriger notre « char ailé » vers ces réalités supérieures. La psychanalyse au XX e siècle ne nous dira pas autre chose. Mais à qui la faute de cette chute ? D’après le texte biblique repris par nos auteurs, seul Adam s’est détourné de Dieu, en désobéissant. Saint Augustin et Pascal jugent que le péché incriminé est l’orgueil d’abord, puis la curiosité, puis la concupiscence, analyse d’ailleurs trouvée par Pascal chez Jansenius 89 . Mais le mystère reste grand de savoir pourquoi la faute d’un seul homme a rejailli sur toute la race humaine. Pascal ne désire pas creuser la question, il admet juste cette vision des choses comme étant la meilleure explication de l’état actuel des hommes, en précisant que les Juifs euxmêmes avaient adopté cette théorie : « Tradition ample du péché originel selon les Juifs 90 ». La notion de grâce Cependant, dans le christianisme, cette nostalgie d’un état passé est contrebalancé par l’espérance de la grâce à venir. A la faute d’Adam répond le rachat du messie, rendant à l’homme cette grandeur qu’il avait perdue. « Cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie on serait rétabli par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre 91 ». Ce rachat de l’humanité par le Christ va mobiliser une notion délicate, celle de la grâce. L’idée défendue par Pascal à la suite de saint Augustin et de saint Paul, c’est que l’homme, par ses seules forces, ne peut être sauvé. Il a besoin de l’aide divine, appelée grâce - de là la critique forte de Pascal envers les stoïciens, que la présomption conduit à croire que l’homme peut se sauver seul. 92 La question de la prédestination reste très délicate, car si Dieu n’a évidemment 89 La distinction de ces trois vices est la reprises d’un passage de Jean, II, 15-16 « concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, orgueil de la richesse », repris par saint Augustin dans Confessions X, 30-39 « la chair, les yeux, l’orgueil », puis systématisé par Jansénius dans son Discours pour la réformation de l’homme intérieur qu’a lu Pascal. « L’orgueil a marqué la volonté, la curiosité l’intelligence, la concupiscence charnelle le corps ». 90 Fr.309. 91 Fr.313. 92 Fr.742. Pascal entre platonisme et christianisme 311 pas créé l’homme innocent au départ pour le damner ensuite, il ne le sauve cependant pas sans son assentiment, car ce qui donne de la valeur au salut de l’homme, c’est sa capacité d’homme libre à ne pas adhérer au projet divin. On peut donc à la fois dire que Jésus est venu sauver tous les hommes et son contraire 93 . Mais cette élection reste un sujet d’ignorance, car « le jugement de Dieu est caché et impénétrable ». D’où la nécessité de croire « mais d’une créance mêlée de crainte 94 ». De plus, cette élection n’est pas une récompense des mérites. Cela met en lumière la totale gratuité de Dieu quand il donne sa grâce, car quoi que nous fassions, nous ne méritons pas. Enfin, cette théorie de la prédestination, qui associe paradoxalement la liberté humaine et une nécessité de la grâce pour certains, fait intervenir l’idée augustinienne de la double « délectation » : on a déjà vu que, pour Platon comme pour saint Augustin, le plus grand des bonheurs est en Dieu, les bonheurs terrestres n’en étant qu’une image très imparfaite. Mais saint Augustin va plus loin. Pour lui, la délectation de la grâce agit comme un charme auquel on ne peut résister. Les termes choisis sont très forts, « voluptés, douceur, délectation, délices, ravissement ». Cette délectation est supérieure à celle du péché, et il précède son consentement. Et pourtant, il est dit que c’est en toute liberté que l’homme le suit. C’est là que la notion de liberté devient complexe. Et pourtant, la notion de liberté est sauve, si on la définit comme l’obéissance à sa pente naturelle, donc à son désir le plus profond, qui est, pour l’homme, d’être uni à Dieu et de participer à son être et à sa plénitude. Cette conception de la grâce comme délectation à laquelle on ne peut se soustraire n’est pas qu’une théorie intellectuelle, elle provient d’une expérience largement répandue chez les mystiques chrétiens, et on peut supposer que saint Augustin autant que Pascal l’ont ressentie eux-mêmes. Comment comprendre, sinon, ces formules insistantes et à la fois lapidaires de la joie profonde ressentie par Pascal lors de son expérience mystique, le mot « joie » étant répété cinq fois, dans des expressions nominales réduites au seul nom, indice d’un ravissement intérieur, qui ne laisse plus de place à la rédaction de phrases construites et hiérarchisées ? « Certitude, certitude, joie, paix […], Joie, joie, joie, pleurs de joie 95 ». Il semble donc que cette théorie de la grâce entraîne deux sentiments contradictoires : la peur et l’espérance. Mais le second sentiment l’emporte, tant il est vrai que le christianisme insiste sur le caractère miséricordieux de 93 C’est le débat que soulèvent les Ecrits sur la grâce. 94 Phil.II, 12, repris plusieurs fois par saint Augustin, par exemple In Ps.65, n. 5, et quatre fois par Pascal, par exemple 4 ème Provinciale : « Les plus saints doivent demeurer dans la crainte et le tremblement ». 95 Fr.742. Hélène Bouchard 312 Dieu, être infini doté d’un amour infini. La « bonne nouvelle » est donc cette promesse de grâce aux hommes de bonne volonté. Cette théorie de la grâce met donc en lumière la nécessité de la relation, deux volontés doivent se rencontrer pour que le miracle de la renaissance ait lieu. L’âme embryonnaire de l’homme doit être fécondée par l’esprit de Dieu : la parabole du semeur en est encore une fois l’expression. On est, à ce stade, assez loin de la pensée platonicienne, qui décrit surtout les efforts de l’âme pour se conserver dans les hauteurs. Même si Platon évoque la force de « démons intérieurs 96 », comme l’amour, pour l’aider dans sa quête, l’idée n’est qu’esquissée, alors qu’elle est centrale dans la pensée chrétienne. De ce fait, dans ses derniers écrits, saint Augustin restreindra l’idée de réminiscence dans l’accession à Dieu, au profit de celle d’illumination, plus proche de l’idée de conversion par la révélation. La vie après la mort On l’a vu, platoniciens et chrétiens se rejoignent sur la croyance en une vie après la mort, et sur l’importance donc de penser cette mort pour réussir à accomplir cette vie terrestre, et à trouver, peut-être, une félicité après la mort. Cependant, cette préoccupation de la vie post mortem prend une importance accrue dans le christianisme. On peut, de la lecture de Pascal, et principalement de la Lettre sur la mort de son père, dégager quatre traits liés à cette croyance, et voir son implication sur la pensée chrétienne. Tout d’abord, la vision d’une lutte irréconciliable entre la volonté concupiscente du corps et la volonté spirituelle de l’âme va conduire à l’attitude assez extrémiste de renoncer à tout plaisir terrestre à tel point que la mort devient désirable, puisqu’elle clôt l’union problématique d’un corps enclin au péché d’avec une âme qui recherche au contraire à s’en libérer . « Elle [la paix entre corps et âme] ne sera néanmoins parfaite que quand le corps sera détruit, et c'est ce qui fait souhaiter la mort 97 ». Mais fidèle à l’Eglise et à ses préceptes, Pascal condamne évidemment le suicide, préconisé par les stoïciens en cas de trop grande souffrance. La vie terrestre est donc ramener à une pénitence qu’il faut « souffrir de bon cœur » par participation aux souffrances du Christ. Le deuxième point, c’est que la pensée chrétienne, concernant la mort, affirme que l’espérance doit vaincre le sentiment naturel de terreur que nous inspire cette mort, même si, la grâce n’étant pas l’effet de mes mérites, je n’ai aucune assurance d’être sauvé. L’imaginaire occidentale, dans la 96 Le Banquet. 97 Lettre 2 à Mlle de Rannez. Pascal entre platonisme et christianisme 313 terreur de l’au-delà, a multiplié les images des tourments de l’enfer, qu’on pense à Dante, ou à Jérôme Bosch, ou aux sculptures et bas-reliefs de chaque église. Mais Pascal, à l’occasion de la mort de son père, exprime une grande sérénité. La Lettre sur la mort, adressée à sa sœur, doit être lue comme une lettre de consolation. Les baptisés étant assimilés ici aux Elus, il faut croire très certainement que leur mort leur fait accomplir le but de toute leur existence, l’union à Dieu. D’ailleurs, la mort ne conduit pas à l’anéantissement total du corps, car celui-ci est appelé à ressusciter. Pour Pascal, les corps morts conservaient des vertus, et il croyait notamment au pouvoir des reliques des saints : « les corps des Saints sont habités par le Saint ». Nous trouvons là encore un point qui distingue sensiblement la doctrine chrétienne de la pensée platonicienne. Pour Platon, l’âme s’unit pour un temps à un corps, dont la mort la délivre. Puis elle se réincarne dans un autre corps, comme on changerait de vêtement. Le corps ne lui est pas substantiel. La doctrine chrétienne, au contraire, affirme l’unité substantielle du corps et de l’âme. Le Christ ressuscité possède bien un corps, il est visible, mange, et Thomas le touche. Enfin, la mort, est considérée dans cette lettre comme l’acte mystique par excellence, si, de subie, elle devient acceptée. En effet, dans son rapport à Dieu, la créature ne peut reconnaître la toute-puissance et le caractère infini de Dieu qu’en prenant conscience, par contraste, de sa finitude extrême, et donc de son néant. La prière parfaite consiste donc à s’anéantir pour laisser toute la place à l’infini et se résoudre en lui. La mort constituerait en ce sens le sacrifice ultime de la créature, qui, disparaissant, se ferait elle-même holocauste, et signifierait ainsi à Dieu son adoration infinie. Cette doctrine, exprimée par Condren, était familière à Port-Royal, où Pascal l’a reprise. Dans cette Lettre sur la mort, la mort est donc vécue comme un acte mystique en soi, puisqu’elle est la consommation totale du sacrifice que le chrétien fait de son être durant toute sa vie. D’autre part, elle est porteuse d’une certitude joyeuse, celle d’achever l’union de l’homme et de Dieu, union qui sera après la mort non seulement spirituelle, mais également physique. L’espérance est donc la valeur suprême du chrétien devant la mort, et c’est ce qui le distingue du païen, qui n’a que la peine en partage devant cet événement à la fois si commun et si redoutable. Valeur suprême : de la raison à l’amour Le dernier point qui creuse un fossé entre le platonisme et ses héritiers chrétiens est la valeur suprême choisie dans chacune des deux pensées, raison chez Platon, amour pour les chrétiens. Hélène Bouchard 314 En effet, le platonisme, dans la hiérarchie qu’il instaure dans le monde et au sein de l’homme, suit un critère précis : la recherche du stable, de l’immuable. En l’homme, la faculté rationnelle organise le réel et n’est pas sujette aux changements propres aux passions, elle apparait comme au contraire comme l’instance régulatrice des passions. Sous la voix de la raison, celles-ci se tempèrent et s’éloignent des excès malheureux. En ce qui concerne cette passion qu’est l’amour, le Banquet avait établi une distinction entre un amour charnel et désordonné, et un amour conduisant l’âme aux choses célestes. L’amour, dans les deux cas est un principe dynamique, une force, qui entraine l’homme vers le bas ou vers le haut. C’est donc le moyen par lequel l’homme se damne ou est sauvé. Ce n’est en aucun cas un principe premier. Platon place celui-ci dans l’immuable, à savoir l’Être. Le christianisme hérite quant à lui du Dieu des Hébreux, créateur bon du monde et de l’homme. Sa relation avec son peuple est jalonnée de promesses, et liée par des alliances. La valeur suprême va donc être de faire union avec ce Dieu si attentif à l’homme et à son salut. La mystique est donc inscrite dans le projet initial du créateur : faire de l’homme un dieu uni à son Dieu. Dans cette perspective, la raison et la connaissance deviennent secondaires. L’important n’est pas de comprendre, mais d’être uni. Les lois mosaïques se résoudront dans le Nouveau Testament en une seule : Aimer - aimer Dieu, et aimer son prochain comme soi-même. On retrouve chez Pascal cette inflexion infligée au platonisme. Ce grand scientifique va peu à peu admettre les limites de la raison, au profit de l’amour, ou « ordre de la charité ». Dans les facultés humaines, Pascal établit un lien entre connaissance et amour au travers d’un mode d’accès au réel qui leur est commun, le « cœur ». Ce mot, présent dans la Bible, chez saint Augustin et chez Pascal, a subi un évidement sémantique, en passant d’une œuvre à l’autre, comme l’a très bien analysé Ph. Sellier 98 . Chez Pascal, s’il est le principe dynamique de la volonté dans l’homme, il est également la faculté qui permet à l’esprit d’avoir une vue simple, immédiate et intuitive de l’objet à connaître. C’est par lui, par exemple, qu’on saisit les premiers principes, et qu’on connaît, sans besoin de démonstration les notions d’espace, de temps, et d’être. C’est donc par excellence la faculté mystique, qui connait autant qu’elle désire, capable d’une adhésion immédiate et entière à son objet. En ce qui concerne Dieu, l’affirmation de Pascal est forte : « Le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur 98 Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Armand Colin, 1970, pp. 117-139. Pascal entre platonisme et christianisme 315 de ceux qu’il possède (…), qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, d’amour ». Au terme de cette étude, on peut donc dire que Pascal est l’éminent représentant d’une tradition spirituelle qui a fait la synthèse du platonisme et du christianisme. Le dualisme platonicien avait laissé entrevoir, pour l’homme, la possibilité d’un espace spirituel, où il accomplirait sa nature, mais c’est par la révélation chrétienne que la nature de cette nouvelle vie apparait, où la valeur de la personne humaine et de l’amour prend naissance.