eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée au XVIIe siècle en France

2016
Pierre Ferrand
PFSCL XLIII, 85 (2016) La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée au XVII e siècle en France P IERRE F ERRAND (U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE / CELLF 16-18) Prédication exceptionnelle ou ordinaire, en ville ou dans les campagnes, dans la France du XVII e siècle la parole de Dieu ne cesse d’être dispensée et les prédicateurs de monter en chaire. Or, loin de nos brefs sermons contemporains, la durée généralement admise est alors d’une heure et il serait fort mal vu de gagner la chaire avec son texte : le sermon ne se lit pas ; les notes mêmes sont interdites par les convenances. On imagine le travail de préparation et de mémorisation exigé par la prédication dominicale, sans parler de ceux qui doivent prêcher un carême ou pendant les moments de prédication intense que sont les missions. Ceux qui montent en chaire ne sont toutefois pas dépourvus d’aide. De nombreux ouvrages s’adressent à ce public particulier, tout au long du siècle : recueils de lieux communs, cycles de sermons pour toutes les occasions de l’année, manuels de prédication ou textes théoriques sur l’éloquence sacrée. Ce sont ces deux derniers types de textes qui retiendront notre attention. Pour les années 1600 à 1715, les travaux bibliographiques de H. Caplan et H. King 1 ainsi que le recensement plus récent de B. Beugnot 2 permettent de dresser une première liste d’environ soixante ouvrages consacrés pour tout ou partie à la théorie et à la pratique de la chaire. Ces « traités », qui reprennent pour beaucoup la tradition rhétorique profane héritée de l’antiquité, semblent appelés à consacrer un certain développement à la mémoire, quatrième membre de la division ordinaire. 1 Harry Caplan et Henry King, « French tractates on preaching: a book-list », The Quarterly Journal of Speech, n° 36, 1950, pp. 296-325 ; « Latin tractates on preaching: a book-list », The Harvard Theological Review, vol. 42, n° 3, 1949, pp. 185-206. 2 Bernard Beugnot, « Éloquence de la chaire et du barreau », Les Muses classiques : essai de bibliographie rhétorique et poétique (1610-1716), Paris, Klincksieck, 1996, pp. 102-110. Pierre Ferrand 276 Isabelle Brian 3 a récemment étudié un certain nombre de ces textes, en évoquant la progressive disparition de la mémoire locale et les débats entourant la pratique du par cœur. L’art de mémoire transmis par les anciens est en effet ignoré ou rejeté par la plupart de nos textes. Ce qui préoccupe nos auteurs est plutôt de savoir s’il faut apprendre mot-à-mot ses sermons ou laisser place à une certaine inspiration en chaire. Mais on essaiera également de montrer que la question de la mémoire ne peut être traitée séparément de celle de l’action et surtout de la composition, car pour de nombreux théoriciens l’idéal est celui d’une mémoire en amont, d’un long travail d’innutrition par lequel le prédicateur en vient à s’effacer et parler naturellement la langue des Pères et des Écritures. 1 - Horizon d’attente On sait que les théoriciens de l’éloquence sacrée au XVII e siècle ne font pas œuvre entièrement nouvelle. Ils sont à la fois tributaires des textes antiques (cette appropriation de l’héritage rhétorique ayant pour garant Augustin luimême) et des réflexions menées sur le ministère de la parole durant le concile de Trente et dans son sillage. Ces dernières aboutissent, en Espagne et en Italie, à la publication de grandes rhétoriques ecclésiastiques qui exercèrent une importante influence sur les penseurs français. Il semble utile d’étudier la place accordée à la mémoire dans ces différents ouvrages pour dégager les constantes et les éventuelles originalités de nos sources. Trois sources romaines offrent un développement sur la mémoire, comme quatrième partie de l’éloquence : la Rhétorique à Herennius, L’Orateur de Cicéron et L’Institution oratoire de Quintilien 4 . Premier constat, la mémoire est sans doute celle des cinq parties la moins longuement traitée par ces auteurs. La mémoire fait ainsi l’objet d’un simple chapitre chez Quintilien alors que les questions de l’invention et de l’élocution y occupent plusieurs livres. Ces trois ouvrages ont également pour point commun de consacrer l’essentiel de leur développement à ce qu’ils nomment la mémoire artificielle, par opposition à la mémoire dite naturelle. Ces développements 3 Isabelle Brian, Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime. XVII e -XVIII e siècles, Paris, Classiques Garnier, 2014, pp. 306-314. 4 Rhétorique à Herennius, III, 28-40. Cicéron, De l’orateur, II. LXXXVI-LXXXVIII, 350- 360. Quintilien, Institution oratoire, XI, II. Tous les extraits sont cités dans la traduction des Belles-Lettres. L’ouvrage classique de Frances Yates (The Art of Memory, London, Routledge and Kegan Paul, 1966) offrant une excellente présentation de ces sources, on se contentera ici d’un simple rappel. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 277 eux-mêmes se révèlent assez concis et semblent faire appel aux connaissances du lecteur 5 . Cicéron et Quintilien rapportent tous deux la légende prêtant l’invention de cet « art de mémoire » à Simonide de Céos. Alors que ce dernier s’est brièvement absenté d’un dîner, les autres convives sont écrasés par l’effondrement du bâtiment. Prié d’identifier les victimes défigurées, il y parvient en se rappelant la place de chacun avant l’accident et comprend ainsi l’importance de la vue dans la mémorisation. Il imagine donc un moyen de renforcer la mémoire, consistant à se mettre en tête des lieux distincts avant d’y attacher l’image des objets dont on veut garder le souvenir. Il s’agit d’élire un espace divisé en différents lieux, que l’on parcourra toujours dans le même ordre en pensée. Si Quintilien donne l’exemple d’une maison, la méthode fonctionne également avec des monuments publics, une longue promenade, des tableaux et même des espaces imaginaires si aucun lieu réel ne peut nous satisfaire. Les lieux doivent en effet répondre à certains critères pour faciliter la mémorisation : ni trop petits, ni trop grands, ni trop sombres, ni trop lumineux, etc. Pour les images, le grand principe est de les choisir aussi frappantes et incongrues que possible, notamment dans leur rapport au lieu où elles sont placées, de façon à mieux les imprimer dans la mémoire. Leur fonction est de nous rappeler soit les choses ou idées dont nous devons parler, soit les mots mêmes que nous devons employer, point le plus difficile, comme le reconnaissent volontiers Cicéron ou l’auteur anonyme de la Rhétorique à Herennius, pourtant partisans de la mémoire locale. Quintilien, pour sa part, exprime des réserves sur l’utilité de cette méthode, qui ne lui paraît pas adaptée pour apprendre par cœur un discours suivi, et lui préfère des « préceptes plus simples » 6 . Il recommande un apprentissage par cœur classique, que peuvent accompagner ponctuellement quelques éléments de mémorisation visuelle. On peut ainsi associer un signe à quelque endroit dur à retenir, même si Quintilien suggère avant tout d’apprendre son discours sur la tablette où on l’a écrit, de façon à s’en inscrire les lignes dans l’esprit. Mais deux éléments sont surtout mis en avant, l’ordre dans la composition et plus encore l’exercice, consistant pour beaucoup à mémoriser mot pour mot de longs textes. Pour autant, au moment de prononcer un discours, le par cœur ne s’impose que si le temps et la mémoire de l’orateur le permettent (sans oublier que ce qui décèle au public un discours appris par cœur lui fait 5 Cicéron, partisan et disciple de cet art, le présente d’autant plus brièvement qu’il le considère comme une « matière simple et connue de tout le monde ». 6 Quintilien, XI, II.26. Pierre Ferrand 278 perdre sa grâce, tandis qu’on admire une apparence d’improvisation). Dans le cas contraire, on ne doit pas s’attacher aux mots de façon excessive et prendre le risque d’hésiter ou de rester court. Il vaut mieux alors « se bien pénétrer des idées seules, et se laisser le champ libre pour la manière de les énoncer » 7 . On trouve ici l’idée que le discours ne se mémorise pas forcément comme un texte de théâtre moderne, au mot près, et que la préparation de l’orateur s’apparente à une imprégnation. L’idée était d’ailleurs présente chez les deux autres romains : la méthode de la mémoire locale ne vise pas nécessairement une restitution mot pour mot. Le développement de Quintilien a aussi le mérite de prendre en considération les rapports entre mémoire et prononciation, puisqu’il est important de conserver devant le public une certaine allure de liberté ou d’improvisation (qui ne va pas d’ailleurs sans préparation). On verra que des motifs proprement chrétiens viennent s’ajouter à ces considérations chez nos auteurs. Si le christianisme a pu reprendre à son compte la tradition rhétorique de l’antiquité, cela est dû pour beaucoup à la façon dont Augustin affirme son utilité au livre IV du De doctrina christiana. Cependant, le lecteur n’y trouve aucune trace de développement sur la mémoire. Il est vrai qu’Augustin affirme dès le préambule que son objet n’est pas de donner des préceptes de rhétorique 8 . Notons toutefois qu’il admet les principes de cet art et en recommande l’acquisition à l’homme de bien qui pourrait en avoir le temps. Cette leçon est évidemment retenue par les auteurs italiens et espagnols des grands traités sur l’éloquence sacrée publiés dans la seconde moitié du XVI e siècle. Nous en mentionnerons trois. Le premier est l’œuvre d’Agostino Valiero, que Charles Borromée, évêque de Milan, chargea de composer une Rhétorique ecclésiastique (1574), dans la ligne des conclusions dégagées par le concile de Trente. La mémoire en général semble n’y être évoquée 9 avec l’action que comme un passage obligé, par respect pour la division rhétorique traditionnelle. Elle est présentée comme un don de Dieu, mais qui peut être travaillé par l’exercice et l’ordre dans la composition. Dans les premiers temps où l’on paraît en public, il convient d’apprendre mot à mot son sermon, dans la mesure où la beauté du style est la première source de la véritable éloquence. Mais quand on s’entraîne seul, il faut se rendre moins esclave des mots et apprendre à pouvoir en substituer d’autres, comme on doit finalement parvenir à le faire en public. Ces considérations semblent suggérer un critère d’âge pour apprendre ou non par cœur, mais demeurent floues : faut-il à terme abandonner le par cœur ? S’agit-il simplement de s’habituer à remplacer un 7 Quintilien, XI, II.48. 8 Augustin, De doctrina christiana, IV, I.2. 9 Agostino Valiero, De rhetorica ecclesiastica libri III, Venise, 1574, III, chap. 59. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 279 terme par un autre ? Aucune mention n’est en tout cas faite de la mémoire locale. Autre référence essentielle pour les théoriciens du XVII e siècle, la Rhétorique de l’Église (1576) de Luis de Granada. Or, après avoir rappelé la division traditionnelle, ce dernier déclare renoncer à traiter de sa quatrième partie qui « dépend plus de la nature que de l’art » 10 . Cependant, si la mémoire ne fait pas l’objet d’un traitement séparé, elle apparaît dans un chapitre sur la manière de bien composer un sermon 11 . De fait, avant de se demander s’il faut apprendre par cœur, il convient de définir ce qu’il faut retenir. Une évolution est de nouveau dessinée : s’il convient de tout écrire et apprendre dans les premiers temps, il faut viser à gagner une telle aisance qu’il suffise d’apprendre un nombre réduit de passages en se contentant d’une simple trame pour le reste. Finalement, seul le traité de Panigarola (1584) offre un véritable développement séparé sur la question de la mémoire 12 . On y retrouve un exposé consacré à la mémoire artificielle, qui reprend de très nombreux traits à celui de la Rhétorique à Herennius. L’ecclésiastique y expose par ailleurs une proposition personnelle visant à remplacer les lieux architecturaux des modèles antiques par une ronde de personnages provenant de différentes villes, de différents sexes et distribués selon des règles précises. Ce sont ces figures humaines qui servent de lieux et reçoivent les images. Non content de suggérer cette nouvelle méthode, Panigarola offre également la recette d’une huile miraculeuse, dont il vante les effets pour la mémoire. De plus, la traduction française de ce traité est accompagnée dans ses différentes éditions par un Art de mémoire du religieux italien Marafiote, proposant tout un système de mémorisation à partir de signes placés mentalement sur différents endroits des mains. On peut voir que la mémoire est négligée dans un certain nombre des sources essentielles pour la théorie de la prédication. Dès la période classique, Quintilien semble exprimer une certaine méfiance envers la méthode de la mémoire locale, à laquelle il préfère l’ordre et l’exercice. Par ailleurs, le principal auteur cité par nos traités, Augustin, laisse la question de côté. Enfin, en dépit du succès connu des arts de mémoire à la Renaissance, les grands traités d’éloquence ecclésiastique ne font pas 10 Luis de Granada, Rhetorica ecclesiastica, Lisbonne, 1576. Cité dans la traduction française parue à Paris en 1698. Préface non paginée. 11 Ibid., IV, chap. 13. 12 Francesco Panigarola, Modo di comporre una predica, Milan, 1584. La traduction française de Gabriel Chappuis sera éditée à Paris en 1604, 1608 et 1624. Voir les pp. 64 et suivantes dans l’édition de 1604. Pierre Ferrand 280 toujours place à la mémoire. Le manuel de Panigarola fait plutôt figure d’exception par la place qu’il accorde notamment à la mémoire locale. 2 - La mémoire dans les traités du XVII e siècle français Quelle est donc la place de la mémoire dans les textes français ou publiés en France relatifs à la question de l’éloquence sacrée ? Notons tout d’abord qu’un certain nombre de nos sources font entièrement l’économie de cette question, ce qui peut s’expliquer de plusieurs manières. Tout d’abord, nos textes répondent à des projets divers, certains ne s’offrant tout simplement pas comme des traités ou des manuels de rhétorique. La polémique opposant l’académicien Goibaut et Arnaud porte ainsi sur la légitimité de la rhétorique et plus particulièrement de l’appel aux passions et à l’imagination en chaire 13 . Un même auteur, Albert de Paris peut ignorer la mémoire dans un ouvrage de 1685, en déclarant à la façon d’Augustin que les principes de la rhétorique sont tenus pour acquis, et y consacrer quelques réflexions dans un traité de quelques années postérieur 14 . Les théoriciens peuvent également considérer que les préceptes relatifs à la mémoire sont les mêmes pour l’éloquence sacrée et pour la profane, ou encore que la mémoire ne peut pas être guidée par des préceptes. C’est le cas de Simplicien Gody dans son ouvrage latin de 1648 15 . La déclaration peut même être tacite, comme chez l’abbé de Bretteville (1689). Distribuant son traité en cinq parties suivant le modèle traditionnel, il décide, sans expliquer son choix en quelque endroit de l’ouvrage que ce soit, de remplacer son quatrième membre par un « art d’exciter et de rectifier les passions » 16 . D’autres sources offrent un développement autonome à la question de la mémoire. Giulio Mazarini (1618) lui dédie ainsi l’un des cinq « traités » qui composent son ouvrage 17 . Le plus souvent, la discussion se réduit aux 13 Antoine Arnauld, Réflexions sur l’éloquence des prédicateurs (1695). Philippe Goibaut du Bois, Avertissement en tête de sa traduction des sermons de saint Augustin (1694). Voir l’édition de Thomas Carr, Genève, Droz, 1992. 14 Albert de Paris, Réflexions sur la manière de prêcher de ce temps, Toulouse, Boude le Jeune, 1685 ; La Véritable Manière de prêcher selon l’esprit de l’Évangile, Paris, Couterot et Guérin, 1691. 15 Simplicien Gody, Ad eloquentiam christianam via, Paris, Pierre de Brèche, 1648, p. 44. 16 Etienne Dubois de Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau selon les principes les plus solides de la rhétorique sacrée et profane, Paris, Thierry, 1689. 17 Giulio Mazarini, Pratica breve del predicare, Venise, 1615. Traduction française : Pratique pour bien prêcher, Paris, Jean Méjat, 1618, pp. 218-233. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 281 proportions d’un chapitre : c’est par exemple le cas dans Le Parfait orateur (1648) de Guillaume d’Abbes ou La Rhétorique française (1671) de Jacques Le Gras 18 . Mais on aurait tort de ne chercher trace de la mémoire que dans des sections séparées. Il arrive assez souvent de la trouver mentionnée de façon ponctuelle. Elle apparaît ainsi régulièrement comme simple élément parmi d’autres dans la liste des qualités requises ou utiles au prédicateur, par exemple dans les Réflexions sur l’éloquence (1671) de Rapin 19 ou L’Art de prêcher (1682) de Duport 20 . On peut aussi l’évoquer à propos des emprunts, quand on se demande s’il convient au prédicateur de mémoriser les sermons d’autrui, question sur laquelle les avis sont partagés : si certains attaquent la paresse de ceux qui ne composent pas leur propre sermon et ne mettent du leur qu’un peu de mémoire 21 , d’autres justifient la pratique en s’appuyant sur le témoignage des pères, comme c’est le cas de Jean Gaichiès 22 . Il est également question des problèmes de mémoire qui peuvent affecter le prédicateur. Sanlecque (1693) moque ainsi l’orateur qui laisse paraître le travail de sa mémoire 23 . Les trous de mémoire, sujets de crainte et de honte, peuvent devenir l’occasion de montrer sa modestie. Le bénédictin Tachon (1685) recommande ainsi de ne pas craindre le mépris si la mémoire vient à manquer, cette crainte étant contre-productive ; par 18 Georges D’Abbes, Le Parfait orateur, Narbonne, Martel et Besse, 1648, deuxième partie, chapitre « De la mémoire », pp. 333 et suivantes. Jacques Le Gras, Rhétorique française, Paris, 1671, quatrième partie, chapitre 1 « De la mémoire », pp. 264 et suivantes. Voir également : Albert de Paris, La Véritable manière de prêcher ; Dominique de Mongelet, La Science de la chaire évangélique, Paris, Jouvenel, 1687 ; Gilles Duport, Rhétorique française, Paris, Le Monnier, 1673 ; L’Orateur chrétien, Paris, Olivier de Varennes, 1675 ; Jean Gaichiès, Maximes sur le ministère de la chaire, Paris, Le Breton, 1712. 19 René Rapin, Réflexions sur l’usage de l’éloquence de ce temps, Paris, Barbin et Muguet, 1671, p. 3. 20 Gilles Duport, L’Art de prêcher, Paris, Ninville et Sercy, 1682, p. 228. 21 Nicolas Lescalopier, Le Prédicateur chrétien, Paris, Louis Sevestre, 1640, p. 84. 22 Jean Gaichiès, op. cit., p. 81 : « Les Pères n’ont pas improuvé d’apprendre et de prononcer les sermons d’autrui. Le zèle justifie ce vol. Si ces plagiaires pratiquent ce qu’ils enseignent, ils donnent ce qui leur est devenu propre. » 23 Louis de Sanlecque, « L’art de prêcher ou du geste » dans Bouhours, Recueil de vers choisis, Paris, 1693, p. 108 : Gardez-vous bien surtout, mémoires chancelantes, De montrer dans vos yeux deux prunelles roulantes : Quelle pitié de voir l’orateur entrepris, Relire dans la voûte un sermon mal appris. Pierre Ferrand 282 ailleurs il conseille d’avouer ingénument son trou de mémoire et d’en faire une leçon d’humilité pour l’auditoire 24 . À rebours, on critiquera le prédicateur désireux de trop montrer l’excellence de sa mémoire, marque d’un orgueil déplacé en chaire. Se concentrer sur la mémoire peut être le signe d’une mauvaise conception du ministère de la parole. Antoine Sirmond critique ainsi la « leçon apprise mot à mot » remplaçant le « langage du cœur » qui convient à la chaire 25 , dans son portrait de ce prédicateur « à la mode » que nos sources ne cessent d’opposer au modèle du prédicateur « apostolique ». Ici, la question de la mémoire s’associe à celle du style. De manière intéressante, la mémoire apparaît donc dans la discussion d’autres problématiques. Ainsi dans Le Prédicateur apostolique de Jean Eudes (1685), bien qu’aucun chapitre ne prenne pour objet la seule question de la mémoire, elle est abordée à propos de la façon de composer son sermon : on examine plusieurs méthodes allant de la rédaction intégrale suivie d’un apprentissage par cœur à une mise par écrit des seuls éléments principaux, le prédicateur donnant alors libre cours à son zèle en chaire 26 . De même Laurent Juillard évoque la mémoire en passant, à propos de l’action et plus précisément de la prononciation : Il est impossible d’être touché d’un discours que le prédicateur répète plutôt qu’il ne prononce ; sa mémoire chancelante ôte l’onction à la voix et à toute l’action cet air libre et naturel qui est comme l’âme de l’éloquence. Aussi serait-il à souhaiter que les prédicateurs fussent délivrés d’une servitude si incommode et qui les empêche souvent de prendre ces manières vives et touchantes auxquelles ils n’osent s’abandonner. 27 Ainsi, la question de la mémoire ne doit pas être traitée seulement comme celle des moyens dont les prédicateurs peuvent se servir pour les aider dans la mémorisation de leur texte, aspect qui dominait au moins deux de nos sources antiques, mais en rapport direct avec les autres parties de la rhétorique, élocution, disposition, action et même (dans une certaine mesure) invention. 24 Christophe Tachon, De la sainteté et des devoirs du prédicateur évangélique, Paris, Coignard, 1685, p. 152. 25 Antoine Sirmond, Le Prédicateur, Paris, Jean Camusat, 1638, p. 119. 26 Jean Eudes, Le Prédicateur apostolique, Caen, Poisson, 1685. Repris dans le t.4 des Œuvres complètes du vénérable Jean Eudes, Vannes, Lafolye frères, 1907. Chap. XXI. 27 Laurent Juillard, Sentiments sur le ministère évangélique, Paris, Denys Thierry, 1689, p. 388. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 283 3 - Mémoire artificielle et naturelle Il n’est pas aisé de mesurer exactement l’influence que la mémoire artificielle a pu conserver chez les prédicateurs dans la première moitié du XVII e siècle. Il serait excessif de schématiser les pratiques en affirmant que l’art de mémoire, en usage dans la première partie du siècle, laisserait la place à des conceptions plus simples. Le fait est que nous possédons peu de traités français avant 1650. C’est après cette date que les ouvrages théoriques et pratiques sur la prédication se multiplient. Mais à ne considérer que nos sources, la mémoire artificielle, au sens de mémoire locale, semble peu présente. On peut certes mentionner la traduction française du traité de Panigarola, plusieurs fois éditée dans les deux premières décennies du siècle et toujours accompagnée du traité de Marafiote. Comme on l’a vu, ils promeuvent l’emploi de la mémoire locale, en suggérant des méthodes alternatives à celle du palais de mémoire : ronde humaine chez Panigarole, usage de signes sur les mains pour Marafiote. Mais quand l’oratorien Jean Gaichiès mentionne la mémoire locale, en évoquant la possibilité d’associer certains points de repère visibles depuis la chaire à certaines parties du discours, il précise bien que l’art tient peu de place dans cette faculté et considère l’exercice comme le seul moyen de l’améliorer 28 . Enfin, pour Jacques Le Gras, s’il existe un art qui peut servir à fortifier et augmenter la mémoire, c’est le même que celui qui sert à bien inventer et disposer. Bien qu’il mentionne la mémoire artificielle par les lieux et les images, il rappelle les réserves de Quintilien sur ce point. Tout le passage 29 semble d’ailleurs inspiré directement du développement de L’Institution oratoire. Ailleurs, le rejet de la mémoire artificielle est clairement énoncé. C’est le cas pour Albert de Paris qui déclare ne pas y croire. Pour lui, seuls deux conseils peuvent être donnés pour fortifier la mémoire, méthode et exercice 30 . Ces deux éléments montrent que la mémoire artificielle est synonyme de mémoire locale. Guillaume d’Abbes estime inutile de discourir sur la mémoire artificielle dont les préceptes sont qualifiés de « vaines chimères » 31 . L’auteur anonyme de L’Orateur chrétien (1675) déconseille de recourir à « ces nouveaux maîtres, qui par leurs emblèmes et leurs notes ridicules qu’ils multiplient jusqu’à l’infini, sont plus capables de donner de 28 Jean Gaichiès, op. cit., p. 79 : « L’on peut se faire une mémoire locale, fixant à des tableaux, à des autels, à des piliers, chacune des parties, dont un point est composé, et les unissant toujours à ces objets durant l’étude. » 29 Jacques Le Gras, op. cit., pp. 264-268. 30 Albert de Paris, La Véritable Manière de prêcher, p. 295. 31 Guillaume D’Abbes, op. cit., pp. 338-339. Pierre Ferrand 284 la frénésie à leurs disciples que de la mémoire » 32 . Loin de faciliter les choses, cette méthode réclame elle-même une grande mémoire. Moquant également les conseils de type alimentaire, cet auteur affirme que c’est l’ordre qui conduit et appuie la mémoire. La plupart de nos sources adoptent une vision plus simple du développement de la mémoire, à la façon de Quintilien. Elles réduisent le recours au médium visuel et insistent principalement sur le besoin de s’exercer et de composer avec ordre. D’Abbes recommande ainsi trois formes d’exercices : apprendre de la prose ou des vers tous les jours ; étudier avec modération, attention, ordre et sans interruption, plutôt le matin ; méditer et répéter fréquemment les choses apprises 33 . La recommandation de l’ordre se fonde quant à elle sur l’idée assez simple qu’une matière bien arrangée facilite la mémorisation. 4 - Le par cœur : mémoire, composition et action Si nos auteurs discutent parfois de la possibilité de mémoriser des sermons écrits par autrui, il ne sera ici question que du cas où le prédicateur prépare son propre sermon : lui faut-il apprendre mot pour mot le sermon qu’il a composé ? La chose est moins anodine qu’il n’y paraît car une autre question s’impose : dans quelle mesure faut-il écrire son sermon ? On sait que les pratiques varient, comme le rappelle Isabelle Brian 34 : quand le dernier Bossuet prêche à partir de simples canevas, parfois rédigés en latin, on sait que Bourdaloue apprenait scrupuleusement ses sermons. Certains types de discours sont habituellement mémorisés textuellement, comme les oraisons funèbres qui sont souvent de véritables discours d’apparat. Dans nos traités, la question du par cœur ne fait pas consensus. La position la plus tranchée en faveur de cet apprentissage est celle de l’oratorien Jean Gaichiès dans ses Maximes sur le ministère de la chaire 35 . À ses yeux, une mémoire hésitante empêche non seulement de penser à ce qu’on dit mais affecte également l’action au sens large, en ôtant la liberté au geste et l’inflexion à la voix. Bien que cet apprentissage soit une servitude, la chaire ne peut s’en affranchir, au contraire du barreau 36 . Par ailleurs, refuser le par cœur en comptant sur ses facilités revient à s’exposer à être 32 L’Orateur chrétien, Paris, Olivier de Varennes, 1675, p. 106. 33 Guillaume D’Abbes, op. cit., p. 335. 34 Isabelle Brian, op. cit., p. 312. 35 Jean Gaichiès, op. cit., pp. 71-81. 36 Ibid., pp. 72-73 : « Heureux celui qui, affranchi de cette servitude, pourrait s’abandonner aux vivacités de son zèle et parler toujours avec dignité. La liberté du barreau reproche cette contrainte à la chaire. » La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 285 inégal, irrégulier. Cet idéal de régularité, qui semble plutôt faire signe vers le caractère esthétique du sermon ne s’oppose pas à l’animation spirituelle (le « zèle ») du discours. On a dit à tort qu’apprendre par cœur ralentit le zèle ; mieux on possède sa matière, plus on est en état de l’animer. On est plus court, plus juste, plus pressant. La prononciation d’un discours bien appris est insinuante ; elle cache mieux l’art et fait croire la composition plus naturelle. 37 On trouve dans l’étude des expressions « serrées et énergiques » qu’on ne trouverait pas dans la chaleur du discours. Elle permet également plus de recul sur ce qu’on fait, est source de concision : Ne pas se gêner à composer et à apprendre par cœur, c’est se résoudre à être diffus, languissant, sujet aux redites, à se perdre en digressions. 38 Cette mémorisation complète du discours n’est d’ailleurs pas synonyme d’attachement servile aux expressions, Gaichiès conseillant au contraire d’être hardi à en substituer d’autres. La recommandation du par cœur est ici la conséquence d’une exigence esthétique, la dignité du prédicateur lui imposant de parler avec régularité et égalité de style. Il faut également répondre aux attentes du public, tant en termes d’action que d’élocution. Le par cœur a également ses partisans dans le domaine protestant. L’auteur anonyme de L’Orateur chrétien explique la manière dont lui-même procédait pour apprendre ses discours, associant composition et mémorisation. Posant d’abord son sujet en petits sommaires (en laissant de la place pour y ajouter les matières que pouvait fournir la méditation), il mettait ensuite en ordre ses matériaux et formait son discours, avant de passer un troisième et dernier coup de pinceau. Ce procédé lui permettait de mémoriser insensiblement son texte, si bien qu’il pouvait se faire fort de le réciter mot pour mot en chaire 39 . S’il reconnaît que l’on peut simplement mettre les principaux points sur une ou deux feuilles, l’auteur suggère cependant de plutôt tout écrire : La force de l’éloquence dépend principalement de la force du langage, et la force du langage de celle des termes et de l’agencement des périodes, qui ne veulent pas, sans blesser l’oreille, une syllabe de plus ou de moins. 40 Trois raisons supplémentaires justifient encore de tout écrire. C’est d’abord un moyen de se posséder entièrement, de dire exactement ce que l’on veut, ce qui favorise la brièveté. On évite ensuite des redites qui peuvent impa- 37 Ibid., pp. 74-75. 38 Ibid., p. 76. 39 L’Orateur chrétien, pp. 111-112. 40 Ibid., p. 113. Pierre Ferrand 286 tienter l’auditeur. Enfin, certaines personnes sont capables et susceptibles de recopier tout un discours mot pour mot : il convient à l’orateur de veiller à sa réputation, ce qui n’est pas vaine gloire. Il est possible que notre auteur pense ici à des auditeurs malveillants, venus guetter une faute de la part du ministre réformé. Il précise de fait que certains pères comme Augustin ou Chrysostome écrivaient soigneusement (ou dictaient) leurs sermons pour éviter toute occasion de censure aux païens et aux hérétiques. L’auteur critique également la paresse de ceux qui ne se préparent pas, au motif que Dieu leur leur soufflera ce qu’ils doivent dire. Pour lui, la saison des miracles est passée et « l’expérience nous fait voir assez souvent que ceux qui n’ont pas bien pensé auparavant à ce qu’ils avaient à dire se trouvent embarrassés quand ils sont en chaire » 41 , chose toujours pénible à l’auditeur. Mais généralement, même quand on recommande le par cœur, c’est en début de carrière, le conseil s’adressant souvent aux jeunes prédicateurs. Duport (1673) déclare d’abord impossible de « prêcher d’une manière agréable et propre à persuader » sans se souvenir non seulement des choses mais « des paroles qu’on doit dire pour instruire et toucher ». Il demande de « retenir fortement les mots et les choses » et pour ce faire de « les apprendre peu à peu, un jour un certain nombre de lignes, et un autre autant ou un peu plus, et répéter les lignes tant de fois qu’on les récite avec grâce et sans hésiter. » Pour Duport, il est clair qu’on « ne peut mieux faire que d’apprendre exactement les discours qu’on fait », mais il ajoute aussitôt : On doit apprendre ses sermons durant les cinq ou six premières années qu’on prêche ; mais quand on a la facilité de parler sur le champ, et qu’on est pressé de parler en public, ou que la mémoire n’est pas tout à fait heureuse, il n’est point nécessaire alors de s’attacher aux paroles : puisque cela ne servirait qu’à faire hésiter. 42 Il suffit alors de retenir choses et ordre. Sans remettre en question la primauté du par cœur, on envisage une plus grande souplesse avec l’expérience. Chose similaire chez Mazarini, mais le par cœur semble limité aux premières années en chaire : Il me semble être à propos que ceux qui ne sont encore bien versés en cet exercice écrivent particulièrement tout le sermon et de point en point, de même qu’ils le doivent dire ; mais pour les autres, qui jà de long temps y sont exercés, qu’il leur suffise de laisser à part les paroles et d’écrire seulement les choses avec la doctrine. 43 41 Ibid., p. 117. 42 Gilles Duport, Rhétorique française, pp. 330-331. 43 Giulio Mazarini, op. cit., p. 225. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 287 Plutôt que de tout mettre par écrit, Mazarini conseille à ceux qui sont exercés de mettre les principaux points en langue latine, pour être plus bref et se libérer de la servitude des paroles 44 . S’il faut apprendre certains passages par cœur, comme les descriptions, on doit toujours considérer l’action qui y convient. La délectation venant surtout de la prononciation et de l’action, le sermon manquera de grâce si le prédicateur prête seulement attention à restituer son texte mot à mot. On est donc passé de la contrainte du par cœur à une recommandation limitée aux jeunes prédicateurs. Pour notre dernier auteur, la primauté revient à l’action et cette dernière demande de ne pas se concentrer sur les mots. À terme, on n’écrit la totalité de son discours mais seulement une ébauche ou un canevas et dans une langue autre que celle du sermon. Mais d’autres auteurs n’admettent pas même la condition d’âge et désapprouvent entièrement le par cœur. C’est le cas du jésuite Robert Guyart 45 dont l’opposition est d’abord motivée par des raisons pratiques : il est impossible de parler longtemps par cœur et le travail de la mémoire est ingrat pour la vieillesse, qui est l’âge le plus propre à prêcher, sans parler des diverses disgrâces causées par les trous de mémoire. À l’appui de sa démonstration, Guyart cite la circulaire émise en 1613 par l’ancien général des Jésuites, Claudio Acquaviva, qui fait état de raisons supplémentaires : il faut inculquer par redites ce que le peuple n’a manifestement pas compris ; le par cœur empêche de parler avec efficacité et vigueur ; quand le public s’en aperçoit, il prend le sermon pour une déclamation, une pièce d’école, ce qui attire son mépris ; le par cœur prend le temps de l’étude ; et pour finir, il épuise l’esprit et le corps, tout en refroidissant le cœur, la voix et l’action 46 . 44 Cf. Règles de la bonne et solide prédication, Paris, Osmont, 1701, pp. 448-450. Il est plus sûr d’écrire ses sermons, mais trois méthodes sont possibles : écrire uniquement les principaux chefs du sermon (il faut être pressé ou avoir une grande facilité à parler) ; écrire tout au long (c’est la manière habituelle de certains et celle conseillée pour les jeunes) ; adopter un juste milieu en composant entièrement l’exorde, puis en écrivant quelques lignes pour chaque point, qu’on amplifiera en chaire. 45 Robert Guyart, Le Saint Caractère de l’éloquence sacrée, La Flèche, Griveau, 1638. 46 Cf. Fénelon, Dialogues sur l’éloquence. Publiés pour la première fois en 1718 mais écrits entre 1677 et 1681. Tous les renvois sont à l’édition de Jacques Le Brun dans la collection de la Pléiade, Œuvres de Fénelon, Paris, Gallimard, 1983, vol. 1. Voir la position du personnage A, pp. 44-48 : le par cœur donne toujours un air de récitation, de contrainte, d’artifice, qui laisse l’auditeur froid ; le fait de ne pas se tenir au mot à mot donne au contraire une certaine négligence naturelle au sermon ; ce qu’on dit dans la chaleur de l’action ne sent pas l’art comme les choses Pierre Ferrand 288 Guyart précise que cet avis porte sur le fait de tout écrire et d’apprendre mot à mot. « Car l’écrire, sans l’apprendre, de mot à mot, est un moyen aussi nécessaire à l’éloquence sacrée, comme à la séculière, ce me semble. » Il voudrait qu’on compose très exactement ses sermons, quand on le peut, puis qu’on les apprenne à moitié (« les passages de l’Écriture et des pères, et les meilleurs traits, même du langage et du style, tout cela de mot-à-mot, avec les raisons et leur suite, quant à la substance et à leurs nerfs ») à la conditions de ne s’y lier qu’autant que la mémoire et la diligence le permettent sans ralentir l’action ou brider la vivacité. Cependant des raisons spirituelles sont aussi mises en avant. Même si le temps et la mémoire du prédicateur lui permettaient un apprentissage par cœur, deux éléments l’obligeraient à ne pas trop se contraindre : outre qu’il faut une certaine liberté dans la prononciation (point déjà rencontré), il doit demeurer en état d’accueillir les faveurs de l’Esprit. Guyart recourt à deux anecdotes pour appuyer son propos. La première met en scène François d’Assise, qui demeure court un jour où, contre son habitude, il a appris son sermon par cœur pour prêcher devant le pape. Mais après avoir fait amende honorable et s’en être remis au saint Esprit, comme à son ordinaire, il dit des merveilles. Ce cas illustre l’importance de ne pas « fermer tout à fait la porte aux inspirations, qui peuvent venir en chaire » 47 . La seconde histoire nous montre Augustin quittant son sujet en cours de sermon (sans l’avoir prévu) et convertissant un manichéen, présent sans qu’il le sache. Dieu s’est servi d’Augustin pour opérer cette conversion. Il faut donc laisser « la porte ouverte au saint Esprit » 48 . Le prédicateur doit avoir bien préparé et bien étudié son sermon, mais apprendre par cœur sent le bateleur. Or le prédicateur ne doit ni composer, ni apprendre, ni dire ses sermons comme une comédie, mais comme une prophétie. Il ne doit pas les apprendre comme un enfant son personnage d’une comédie, de syllabe à syllabe, qui n’entrent qu’en la mémoire, sans aucunement toucher la volonté ; mais comme un prophète, les tenir au moins en partie de l’enthousiasme de l’esprit de Dieu, qu’il aura reçu en abondance pendant son oraison, digéré par ses études et sa composition, qui doivent toujours laisser quelque place d’attente, quoiqu’inconnue aux mouvements secrets et soudains du saint Esprit, qui peuvent et qui d’ordinaire ne manquent guère de survenir au prédicateur, pendant même qu’il prononce son sermon. 49 composées à loisir dans le cabinet ; le prédicateur libéré du par cœur a l’occasion de s’ajuster aux réactions de l’auditoire, de faire des répétitions utiles. 47 Guyart, op. cit., p. 461. 48 Ibid., p. 456. 49 Ibid., pp. 453-454. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 289 Cet avis est partagé par l’auteur anonyme des Règles (1701) qui veut qu’on apprenne non par cœur, mais par jugement, en lisant deux ou trois fois le sermon pour s’en imprimer la structure générale. Cette méthode est plus sûre car le jugement est plus ferme que la mémoire. Elle est également plus facile car le prédicateur y rencontre moins de gêne, de contrainte et de fatigue. Dieu ne demande d’ailleurs pas un soin aussi excessif mais que la prédication soit libre, noble, affranchie des lois de l’éloquence humaine. La mode du par cœur est la conséquence d’un excès de délicatesse. Enfin, cette méthode est plus utile et efficace car le prédicateur attentif à restituer exactement parle froidement sans toucher, quand celui qui s’attache aux choses touche les fidèles : Et après s’être légitimement préparé à la prédication, s’abandonnant aux mouvements du saint Esprit, il prêche non seulement d’une manière plus forte et plus remplie d’onction, mais même plus éloquente, plus agréable et avec plus de fruit. 50 Il est en effet plus libre de s’étendre là où cela est nécessaire. Le prédicateur doit en conséquence éviter deux excès, celui de négliger sa préparation et celui de mettre un soin excessif à écrire. 5 - Mémoire et style : un idéal d’innutrition biblique On voit que pour Guyart et l’auteur des Règles, laisser place à l’Esprit ne revient pas à promouvoir un « inspirationnisme » qui inviterait le prédicateur à s’en remettre entièrement aux dictées du Ciel. Comme eux, Fénelon rappelle le caractère indispensable du travail préalable au sermon. Le personnage A remarque que la plupart de ceux qui rejettent le par cœur ne se préparent pas assez. Il faut méditer, préparer les mouvements et donner de l’ordre au sermon. Le ministre de la parole doit certes prier et tout attendre du Ciel, mais n’est pas dispensé de toute action. En effet, les successeurs des apôtres « n’étant pas inspirés miraculeusement comme eux, ont besoin de se préparer et de se remplir de la doctrine et de l’esprit des Écritures pour former leurs discours » 51 . De même, Guyart, rapportant l’anecdote de François d’Assise, qualifiait sa soudaine inspiration de miracle et précisait qu’il serait téméraire (et même orgueilleux) d’espérer pareille visite de l’Esprit. Ce passage sur la mémoire s’inscrit d’ailleurs dans un chapitre sur les études du bon prédicateur, sur la préparation attendue de lui. Or la préparation peut s’entendre dans un temps plus ou moins long et 50 Règles de la bonne et solide prédication, p. 456. 51 Fénelon, op. cit., p. 66. Pierre Ferrand 290 désigner la préparation d’un sermon ponctuel ou la formation globale et jamais interrompue de celui qui se destine à la chaire. La préparation précédant immédiatement le sermon peut porter sur le texte à prononcer en chaire et sur des éléments autres. Nous avons vu un certain nombre de positions sur la question de la préparation du texte, la position minoritaire dans nos traités étant de tout écrire puis de tout apprendre, la position majoritaire tendant à recommander (au moins à terme sinon en début de carrière) de rédiger un simple canevas ou un nombre limité de passages importants, comme l’exorde. Tous les auteurs insistent par ailleurs sur le besoin de travailler en vue de son sermon, de revoir les matières que l’on doit traiter, de penser la structure du sermon. Ils sont également unanimes sur la nécessité de la prière, le besoin de s’en remettre à Dieu à chaque étape de la préparation, de lui demander de bien nous animer et de bien nous pénétrer des vérités à prêcher. L’un des principaux motifs à cela, c’est que le cœur parle au cœur : ce n’est qu’en parlant avec conviction, en s’introduisant les matières dont on traite non seulement dans l’esprit mais aussi dans le cœur que l’on peut toucher le public. Dans les Dialogues de Fénelon, le personnage de C veut que le prédicateur ait acquis de bonne heure liberté et facilité de parler, en délivrant des instructions familières et des conférences. Pour lui, il est indigne du prédicateur de passer à polir son discours ou apprendre par cœur des sermons trop étudiés un temps qui serait mieux employé dans les autres occupations de son ministère. Idéalement, il faudrait parler par abondance du cœur 52 . L’idéal promu par nombre de théoriciens du XVII e siècle est donc celui d’un sermon libéré du par cœur, où le prédicateur parle avec zèle de matières dont il est bien rempli. Ce n’est pas dire que tout impératif de style doit être rejeté. Si le prédicateur peut se permettre d’oublier le mot à mot de son sermon, ce n’est pas seulement parce qu’il parle du cœur, ou parce que Dieu lui inspirerait directement ses paroles, mais parce qu’il s’est formé un style plein d’onction par une lecture suivie des Écritures. La mémoire directe est chargée de retenir le plan du sermon et ses principales étapes ; pour le reste, le prédicateur s’en remet en quelque sorte à une mémoire indirecte, une capacité à discourir dans un style nourri par une lecture continue de l’Écriture et des Pères. Cette innutrition permet à l’orateur sacré de discourir avec « onction » après avoir soigneusement médité la trame générale de son discours. Cette position découle de la conception prédominante de l’éloquence sacrée, qui demande un effacement maximal de 52 Ibid., p. 74. La mémoire dans les traités sur l’éloquence sacrée 291 l’orateur, simple support ou canal à travers lequel Dieu est supposé parler, sans que cette représentation remette en question la préparation à laquelle il est tenu. Cette vision, déjà présente chez Granada, est largement partagée par nos auteurs. Laurent Juillard demandait ainsi aux prédicateurs de se pénétrer du style de l’Écriture de sorte : que ce langage divin leur fût familier ; qu’ils le parlassent même sans s’en apercevoir ; et qu’au lieu de se remplir la mémoire de citations, qui ne font que rompre la force de l’éloquence quand elles ne sont pas nécessaires pour établir la vérité, leur style fût comme tout pénétré et pour ainsi dire tout imbu de cette précieuse et céleste rosée répandue dans les livres canoniques. 53 De même pour Blaise Gisbert : Ce n’est pas seulement lorsqu’on cite l’Écriture ou les pères qu’on doit parler leur langage. Je prétends que vous le parliez lors même que vous ne les citerez pas. Chaque art a son langage. La chaire a le sien. Un langage tout composé de termes, d’expressions, de tours, de figures, d’images tirées de l’Écriture et des pères, c’est là justement le langage de la chaire. 54 Ces deux citations peuvent certes s’appliquer à un sermon écrit et appris par cœur, ce langage nourri par les Écritures pouvant venir sous la plume du prédicateur. Elles ne sont pas tirées de passages où l’on traite de la mémoire. Mais elles montrent ce qui doit permettre à l’orateur sacré de parler en chaire sans se préoccuper des termes exacts qu’il emploiera : c’est un idéal à atteindre. Conclusion Si Quintilien évoquait déjà la question du par cœur en lien avec l’action et la composition, en recommandant à l’orateur de développer une capacité d’improvisation, les débats sur cette question prennent une dimension spirituelle chez nos auteurs. De fait, réciter mot à mot son sermon semble difficilement conciliable avec l’idée d’un discours inspiré, d’un prédicateur simple canal de la parole divine. Pour beaucoup de nos auteurs, l’orateur sacré doit apprendre à désapprendre son sermon : méditant sa trame et ses principaux, il doit en faire passer les matières de l’esprit au cœur, ce qui lui permettra de parler par zèle, avec onction. Mais le rejet du par cœur n’est 53 Laurent Juillard, op. cit., pp. 268-269. 54 Blaise Gisbert, Le Bon Goût de l’éloquence chrétienne, Lyon, Antoine Boudet, 1702, p. 203. Pierre Ferrand 292 pas simple remise aux inspirations de l’Esprit : le temps des miracles est passé. Il serait orgueilleux d’attendre les mêmes faveurs que les apôtres. Le prédicateur doit préparer sa montée en chaire et non seulement dans les jours qui précèdent immédiatement son sermon mais en nourrissant son style de celui de l’Écriture et des Pères durant de longues années. À la mémoire directe d’un texte composé avec soin, le prédicateur doit ainsi préférer la mémoire indirecte et longue d’une innutrition biblique.