eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

La première décade de sermons de Pierre Du Moulin au prisme de la vanité

2016
Christabelle Thouin-Dieuaide
PFSCL XLIII, 85 (2016) La première décade de sermons de Pierre Du Moulin au prisme de la vanité C HRISTABELLE T HOUIN -D IEUAIDE (U NIVERSITÉ DE L IMOGES ) La prédication protestante du début du XVII e siècle, moins connue que celle de la fin de ce siècle, marquée par des personnalités comme Pierre Jurieu ou Jacques Abbadie, est pourtant remarquable à bien des égards. Elle offre un corpus important de textes riches et vivants, qui ne sont peut-être pas aussi dénués d’intérêt littéraire qu’Alexandre Vinet a pu l’écrire. Dans son Histoire de la prédication parmi les réformés de France au XVII e siècle, ouvrage précieux car consacré à un sujet peu étudié et offrant une suite chronologique de portraits de pasteurs, Pierre Du Moulin occupe la première place 1 . Dans le chapitre qui lui est réservé, Alexandre Vinet s’attache à montrer la force de l’écriture de ce pasteur considéré, remarque-t-il, comme un adversaire redoutable par l’Église catholique. S’il est vrai que le controversiste fut grand, le prédicateur n’est pas à négliger, comme le montre A. Vinet dans son ouvrage. Pierre Du Moulin a publié plus d’une centaine de sermons, dix décades auxquelles il faut ajouter quelques sermons tirés à part, prononcés pour des occasions solennelles. Ces textes ont été relativement peu étudiés jusqu’à présent alors même que plus personne ne conteste l’importance du prédicateur et du théologien. Nous voudrions donc nous intéresser à ce qui constitue déjà un ensemble : la première décade, regroupant des sermons prononcés au début du XVII e siècle, avec un angle d’attaque particulier : celui de la vanité. Ce thème peut apparaître comme très banal dans la 1 Alexandre Vinet, Histoire de la prédication parmi les réformés de France au XVII e siècle, Paris, Chez les Éditeurs, 1860. L’auteur remarque en introduction que le XVII e siècle a produit de très bons prédicateurs protestants. « Mais leur infériorité littéraire est évidente » ajoute-t-il (p. 3). L’avertissement des éditeurs précise que l’ouvrage restitue des cours donnés par A. Vinet dans les années 1840. Le choix des pasteurs qui figurent dans l’ouvrage n’est pas justifié par l’auteur et l’absence de plusieurs grandes figures (Charles Drelincourt, Paul Ferry mais encore ceux cités plus haut : Jurieu et Abbadie) est surprenante. Christabelle Thouin-Dieuaide 262 prédication. En effet, liée à une réflexion sur la mort, la vanité innerve la prédication chrétienne depuis ses origines. Pourtant, le thème est revivifié au XVII e siècle dans le cadre de la coexistence des deux confessions concurrentes que sont le catholicisme et le protestantisme. En suivant le fil directeur que nous offre la vanité, nous espérons pouvoir faire émerger un certain nombre d’orientations, d’implications théologiques, ecclésiologiques, anthropologiques, mais aussi une cohérence dans l’organisation de la décade, cohérence peu apparente au premier abord. Pierre Du Moulin Grand prédicateur, théologien et controversiste français, Pierre Du Moulin est né en 1568 à Buhy-en-Vexin en Normandie dans une famille protestante - son père était pasteur - qui subit les persécutions religieuses. Pierre Du Moulin lui-même aura à souffrir, sa vie durant, d’interdictions, de brimades et de violences 2 le poussant à fuir la France à de nombreuses reprises. Formé au Collège de Sedan où il apprend le latin, le grec et la rhétorique, il s’installe en 1588 à Paris pour poursuivre ses études, - son père le destinait à la magistrature. Mais son séjour à Paris est de courte durée, les persécutions religieuses l’obligeant, par prudence, à quitter le pays pour quelque temps. Pierre Du Moulin part donc pour l’Angleterre. C’est pendant ce séjour de 1588 à 1592 qu’il est amené à prêcher, tandis qu’il étudie à Cambridge pendant trois ans. Attiré par la présence à Leyde de François du Jon (1545-1602), il séjourne ensuite six ans en Hollande, de 1592 à 1598 et devient professeur de philosophie à l’Université de Leyde, où il enseigne Aristote. Durant ces années hollandaises, il acquiert une vaste culture, s’exerce à l’art d’enseigner et s’entraîne à la dispute. Rentré en France, il est ensuite ordonné ministre par le colloque de Gien pour servir l’Église de Blois mais deux mois plus tard, il est appelé à Paris. La période parisienne de Pierre Du Moulin s’étend de 1599 à 1620 ; son fils la décrit comme […] la meilleure partie de sa vie. […] Quand on regarde son ministère public, on voit qu’il a édifié l’Église par de fréquentes prédications qui étaient de véritables démonstrations d’esprit et de puissance, secondées par la première éloquence de son temps et soutenues par la présence et la ferveur d’un auditoire immense 3 . 2 Sa maison fut mise à sac plusieurs fois d’après Eugène et Émile Haag, La France protestante, Paris, 1848-1856, vol. 4, p. 420. 3 Pierre Du Moulin, La Vie de Pierre Du Moulin par son fils aîné Pierre du Moulin, D. D. Chanoine de Cantorbéry l’un des Chapelains de sa Majesté, [publié dans The Novelty La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 263 Le témoignage est, sans surprise, élogieux, mais il semblerait en effet que Du Moulin ait été doué de qualités oratoires. Pierre de l’Estoile, dans son journal, affirme qu’il fit pleurer l’assistance entière lorsqu’il prononça l’oraison funèbre d’Henri IV 4 . La période parisienne est riche en occupations puisque Du Moulin, tout en étant pasteur à Grigny, puis à Ablon, est aumônier de Madame, sœur du roi Henri IV, de 1599 jusqu’à sa mort en 1604, puis premier pasteur de Charenton en 1606, lorsqu’enfin les protestants obtiennent de pouvoir se rapprocher de Paris. Il voyage beaucoup, se rendant de nombreuses fois en Angleterre à la demande de Jacques I er dans l’espoir d’unifier les différentes Églises réformées. Ses biographes ont beaucoup insisté sur le disputeur, le controversiste qu’il était, et certains de ses textes, l’Anti-Coton 5 , le Bouclier de la Foy 6 , furent de véritables bestsellers en leur temps. Ce succès éclipsa ses sermons ; pourtant son œuvre de prédicateur n’est pas négligeable 7 . La publication des sermons s’est effectuée assez tardivement, elle ne semble pas avoir été la priorité de Pierre Du Moulin. Ce n’est qu’une fois réfugié dans la principauté de Sedan auprès du duc de Bouillon, qu’il s’en occupe. En effet, en 1620, il a dû s’enfuir pour échapper à une arrestation et a trouvé refuge auprès d’Henri de La Tour d’Auvergne. Il devient professeur de théologie à l’Académie et continue son œuvre de pasteur. Mais le successeur du duc de Bouillon, Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne 8 , se convertit en 1634 ; s’ouvre alors une période agitée pour Sedan où s’étaient exilés de nombreux protestants. Pierre Du Moulin, affaibli par l’âge et les maladies, n’en bougera plus, mais les persécutions à son encontre reprennent. Il meurt en 1568 à l’âge de 90 ans. Il of Popery, translated out of French by the Author’s eldest Son, Peter du Moulin D.D. Canon of Canterbury, one of His Majesty’s Chaplains, London, Robert White, 1664] in Lucien Rimbault, Pierre Du Moulin (1568-1658). Un pasteur classique à l’âge classique, Paris, Vrin, 1966, p. 221. 4 Cité par Lucien Rimbault, op. cit., p. 54. 5 Anti-Coton ou réfutation de la lettre déclaratoire du P. Coton, Livre où est prouvé que les jésuites sont coupables et auteurs du Parricide exécrable commis en la personne du Roy Tres Chretien Henri IV d’heureuse mémoire par P.D.C., 1610. 6 Bouclier de la Foy ou Défense de la Confession de Foy des Eglises Reformées du Royaume de France, Charenton, 1618. 7 Dix décades de sermons auxquels s’ajoutent des sermons isolés : Sermon de la prière en temps d’affliction, Genève, P. Aubert, 1624 ; Sermons sur quelques textes de l’Écriture sainte (sept sermons), Genève, Aubert, 1625 ; Sermon sur l’image de Dieu en l’homme, Charenton, L. Vendosme, 1647 ; De la mort du fidèle, et de sa résurrection, Sedan, François Chayer, 1640 ; Trois sermons faits en présence des P. Capucins, Genève, Chouët, 1641, ce qui peut, malgré tout, sembler assez maigre pour un homme qui prêcha jusqu’à l’âge de 90 ans. 8 Henri de la Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, meurt en 1623. Christabelle Thouin-Dieuaide 264 laisse une œuvre importante, composée de traités de controverse, de méditation, de lettres, de sermons, de prières. Présentation de la décade 9 La première décade de sermons fait l’objet d’une première publication à Sedan en 1637 10 . Elle s’ouvre sur une épître, datée du 10 novembre 1636, dont le dédicataire est M. de Maupéou. Gilles II de Maupéou (1553-1641) avocat au Parlement, anobli en 1586, fut maître des comptes puis conseiller d’État, enfin intendant et contrôleur général des finances. Catholique converti au protestantisme en 1600, redevenu catholique en 1641 - en fait un mois avant sa mort - M. de Maupéou est le grand-père de Nicolas Fouquet. L’épître date bien sûr du temps protestant de Maupéou mais ne fait pas allusion à sa conversion ; en revanche, elle se réfère aux charges officielles qu'il a occupées, et à sa fréquentation du temple de Charenton. Gilles II de Maupéou meurt à l’âge de 88 ans ; lorsque Du Moulin publie son épître, il a déjà 84 ans, et l’épître rend hommage à sa longévité hors du commun, ainsi qu’à sa vie retirée et pieuse. L’hommage rendu par le pasteur s’appuie sur des propos assez généraux, mais Maupéou peut être considéré comme un bienfaiteur. C’est lui qui avait acheté pour les protestants le terrain sur lequel fut bâti le temple de Charenton 11 . L’ouvrage de Pierre Du Moulin comprend dix sermons plus deux autres textes : une méditation et une prière complètent le premier sermon prononcé un jour de Cène. Ces deux textes supplémentaires sont en réalité très proches, du point de vue du contenu, des sermons. La datation des textes s’avère difficile. Lucien Rimbault écrit : […] il est presque impossible de dater un seul de ses sermons. Les événements marquants n’ont pas fait défaut au cours de ces années tumultueuses, et c’est à peine si on les devine. Jamais le prédicateur ne les dépeint. Il ne vise que leur retentissement spirituel, leur conséquence sur la vie du fidèle […] 12 . 9 L’édition utilisée est celle de 1658, Première décade de sermons, Genève, Pierre Chouët. 10 Brian G. Armstrong, Bibliographia Molinaei, Genève, Droz, Travaux du Grand Siècle, 1997, p. 439. 11 Jacques Pannier, L’Église réformée de Paris sous Henri IV, Paris, Champion, 1911. Dans son ouvrage, l’auteur retrace l’histoire de l’acquisition de ce terrain et le rôle joué par M. de Maupéou dans cette transaction. 12 Lucien Rimbault, op. cit., p. 141. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 265 L’ouvrage contient cependant quelques indices. Outre la référence à la prédication de Charenton dans l’épître dédicatoire, la Méditation qui suit le premier sermon a fait l’objet de publications antérieures séparées, et la plus ancienne retrouvée, la deuxième, date de 1617 13 . Ensuite le quatrième sermon est celui prononcé lors de l’imposition des mains à Jean Mestrezat, et la cérémonie eut lieu le 27 août 1614 14 . On peut donc supposer que la décade contient des sermons de la période parisienne de Pierre Du Moulin, c’est-à-dire prononcés entre 1606 et 1620. Le recueil présente dix sermons ce qui relève d’un choix éditorial, Pierre Du Moulin ayant prêché constamment bien davantage durant cette période. Quels sont les éléments qui ont pu déterminer ce choix ? On peut trouver des réponses partielles dans la progression spirituelle proposée dans la décade, comme nous le montrerons plus loin. En tout cas, du point de vue formel, le pasteur ne pratique pas la lectio continua souvent mise en œuvre par les pasteurs à cette époque. Le texte des sermons de la décade se limite souvent à un verset, comme chez les catholiques. Seul un sermon, le troisième, a pour texte un verset extrait de l’Ancien Testament, un extrait des Proverbes (3, 7). La disproportion entre les deux livres bibliques montre bien la faveur dans laquelle les réformés tiennent le Nouveau Testament et notamment les épîtres pauliniennes, qui occupent, dans la décade, six textes sur dix. Un autre élément d’explication, proposé par Françoise Chevalier, concerne les circonstances des sermons : « La faible part réservée aux sermons de l’Ancien Testament […] s’explique par le fait que les textes publiés sont essentiellement des sermons dominicaux, et qu’il est de tradition de prêcher sur un verset des évangiles ou des épîtres le dimanche matin 15 ». L’Ecclésiaste auquel on pense naturellement quand il s’agit de vanité, n’apparaît que très peu dans les sermons : deux citations seulement, dans le cinquième et le septième. La première concerne l’homme en tant qu’« animal sociable », fait pour le monde et non pour la solitude : nous y reviendrons plus loin. La seconde concerne les morts qui « n’ont nulle part au monde en tout ce qui se fait sous le Soleil 16 ». Nulle référence au vanitas vanitatum (Ecclésiaste, chapitre 1) qui inspirera de nombreux 13 LXXII. F1. Meditation pour se preparer à la Sainte Cene publié dans Sainctes Prieres avec une preparation à la saincte Cene plus un sermon faict à un jour de Cene. Seconde Edition reveuë & / / corrigee, Charenton, Pierre Auvray, MDCXVII. Armstrong n’a pas trouvé la première édition. 14 W.H. Guiton, La Réforme à Paris. XVI e et XVII e siècles, chez l’Auteur, 1931, p. 187. 15 Françoise Chevalier, « Usages de l’Ancien Testament dans la prédication réformée du XVII e siècle », Matthieu Arnold (éd.), Annoncer l’Évangile (XV e -XVII e siècle). Permanences et mutations de la prédication, Paris, Cerf, 2006, p. 117. 16 Ecclésiaste 9, 5. Septième sermon, p. 190. Christabelle Thouin-Dieuaide 266 prédicateurs des deux confessions au XVII e siècle. Mais d’autres textes, qui sont aussi des références et des sources importantes en matière de vanité, sont sollicités, ainsi Job dans le septième sermon, ou encore les Psaumes. Vanité et / ou mépris du monde Que faut-il entendre par « vanité » et par « mépris du monde » ? Si, pour plus de commodité, on peut désigner sous le mot générique de « vanité » les deux expressions, elles ne sont pourtant pas superposables. Le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique 17 souligne la différence entre vanitas et contemptus mundi en mettant en évidence le caractère objectif de l’un et le caractère subjectif de l’autre. La vanité renvoie au sentiment d’inanité que ressent l’homme devant le monde : à quoi bon le pouvoir, le savoir, les richesses si la mort vient tout annuler demain ? L’attitude qui découle donc de ce sentiment de vacuité est le mépris du monde. Si la vanité est un thème exploité de la même manière par les catholiques et les protestants, le mépris du monde n’implique pas exactement la même posture. L’article « monde » de l’Encyclopédie du protestantisme 18 indique que la notion n’est pas péjorative pour les réformés. Le monde est en effet le lieu de la famille, du travail. La vocation chrétienne est bien de s’inscrire dans ces domaines, d’y œuvrer et d’y manifester sa foi. Nous allons montrer que les sermons de Pierre Du Moulin se placent bien dans cette perspective tout en offrant un usage contrasté du sens du mot « monde ». Les expressions « vanité » et « mépris du monde » sont peu utilisées dans les sermons. Le substantif « vanité » est employé cinq fois dans toute la décade - il y a huit occurrences de l’adjectif « vain » -, l’expression « mépris du monde » n’est utilisée que cinq fois. Cependant, ces expressions se trouvent déclinées de multiples façons par la mise en place de réseaux sémantiques et lexicaux. D’abord le thème de la vanité est très présent, ce qui ne saurait surprendre dès lors qu’on prend en considération l’époque - le XVII e siècle - et le genre - le sermon. Le pasteur ne cesse de mettre en garde le chrétien et souligne la vanité du monde et des occupations qui y sont liées : le premier sermon souligne la vanité de l’existence terrestre ; le deuxième sermon, prêché sur Timothée 1, 17 « Or au Roy des siecles immortel, invisible, à Dieu seul sage, soit bonheur & gloire ès siècles des 17 Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. XVI. 18 Encyclopédie du protestantisme, dir. d’éd. Pierre Gisel, Paris : Cerf, Genève : Labor et fides, 1995, article « Monde » de Jean-Louis Leuba, pp. 1012-1013. Il n’y a pas d’article « Vanité ». La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 267 siecles », dénonce la vanité du pouvoir comme le soulignent les propos du prédicateur : « les Empereurs ne ressusciteront pas avec leurs couronnes 19 », constat que l’on retrouve à plusieurs reprises dans l’ensemble des sermons de Du Moulin : « Car au jour du jugement, les Rois comparoistront nuds, & ne resusciteront pas avec leurs couronnes 20 ». Le troisième sermon, quant à lui, porte sur la vanité du savoir. Pierre Du Moulin distingue la vraie connaissance, celle de Dieu 21 , de la fausse connaissance, le savoir humain. Le mot « monde » est souvent associé à des termes connotés négativement, qu’il s’agisse des « soucis », « chagrins », mais aussi des « plaisirs » dont il faut se méfier - le monde, selon Pierre Du Moulin, est le lieu du pouvoir du diable, où l’homme est malheureux, confronté aux vicissitudes de l’existence 22 . D’autres termes appartenant à ce réseau lexical peuvent retenir l’attention. C’est le cas du mot « siècle », souvent associé aux adjectifs « corrompu », « confus » et « ténébreux » quand il est envisagé pour désigner l’époque contemporaine du prédicateur. Les expressions sont, certes, sans originalité, on les retrouve dans tous les sermons, tant catholiques que protestants, au XVII e siècle. Le terme donne lieu néanmoins à un examen plus attentif de la part du prédicateur qui n’hésite pas à interroger les différents sens possibles du mot : N’importe si par les siecles nous entendons le monde, comme au I. chapitre aux Hebreux, où il dit que Dieu par son fils a fait les siecles. Et au chapitre II. il dit que les siecles ont esté ordonnez par la parole de Dieu. Ou si par les siecles est entenduë la duree des choses, & le cours du temps, depuis le commencement du monde, veu qu’en l’une & en l’autre façon Dieu à bon droict est appelé le Roy des siecles. Car Dieu a un empire sur le monde, & sur toute creature : il est le maistre du temps. Il fait courir les annees & la vicissitude des jours, & des nuicts, & des saisons : il meut les Cieux, & le Soleil, afin que son secours soit la mesure du temps & la duree des choses 23 . Deux interprétations sont proposées par le prédicateur : « siècle » peut renvoyer à « monde » et donc être un indicateur de lieu ; mais il peut aussi être 19 Deuxième sermon, p. 46. 20 Sixième décade, sixième sermon, p. 131. 21 Pierre Du Moulin est l’auteur d’un Traité de la connaissance de Dieu, Genève, P. Aubert, 1625. 22 Voir article de Claude Geffré, « Droit au bonheur et radicalisme évangélique », Le Bonheur : deuxième cycle de théologie biblique et systématique, dir. Henri-Jérôme Gagey, Paris, Beauchesne, 1996. C. Geffré mène une petite enquête historique sur le sens du mot « monde » dans la pensée chrétienne et indique que le terme est péjoratif jusqu’à la Renaissance pour ensuite se nuancer. 23 Deuxième sermon, p. 42. Christabelle Thouin-Dieuaide 268 synonyme de « temps ». Lieu et temps sont finalement une seule et même chose au regard de Dieu, créateur suprême, et Pierre Du Moulin conclut à leur convergence. En s’interrogeant sémantiquement sur le mot « siècle », Pierre Du Moulin illustre bien la particularité des sermons réformés toujours attentifs aux questions linguistiques ; en même temps, il pose les fondements de la réflexion à venir. La récurrence du mot « monde » et de ses dérivés est symptomatique de l’intérêt de l’époque pour ce mot, ce dont témoignent, au XVII e siècle, les sermons protestants et catholiques, mais aussi les articles des dictionnaires - pas moins de quinze entrées pour ce substantif dans le Dictionnaire de Furetière. Implications théologique et ecclésiologique Vanité et mépris du monde ne sont pas, en tant que tels, traités de manière importante dans la décade, dans la mesure où aucun sermon n’est entièrement consacré à ces sujets, mais ils innervent complètement la prédication en se manifestant de différentes façons. C’est d’abord sous l’aspect théologique et ecclésiologique que les deux thèmes sont traités avec l’expression d’une ferme condamnation de l’érémitisme. Après avoir souligné le défaut de prédication du pape, des évêques et des prêtres sans cure, Du Moulin ajoute : Ie mets aussi en ce rang les Hermites qui estans Prestres vivent en la solitude sans communication avec le peuple. Ceux-là sont-ils la lumiere du monde ? s’ils ont receu un talent, comme ils estiment, pourquoi l’enfouissent-ils aux champs, au lieu de le multiplier ? pourquoi refusent-ils d’edifier leurs prochains ? pourquoi se retrenchent-ils eux mesmes du corps de la societe humaine comme membres inutiles ? ou s’ils sont ignorans & incapables d’enseigner, pourquoi fuyent ils la societe de ceux desquels ils pourroyent apprendre ? A ce propos sert ce qui est dit au chapit. II. Des Proverbes, Le peuple maudira celui qui retient le froment, mais la benediction sera sur celui qui le debite 24 . Par le biais de références implicites à des chapitres évangéliques - « Vous êtes la lumière du monde », Matthieu 5, 14 et la parabole des talents, dans Matthieu également, chapitre 25 - le prédicateur insiste sur l’engagement du chrétien dans le monde, au sens cette fois positif de création de Dieu et critique le fait de s’en exclure comme c’est le cas chez les catholiques. Ces réflexions sont à rapprocher de ce que Luther écrit dans un commentaire de 24 Sixième sermon, p. 175. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 269 l’Ecclésiaste publié en 1532 25 , ce qui est notable car peu de réformateurs 26 ont proposé un commentaire théologique de ce livre biblique. Dans sa préface, il s’élève contre certaines interprétations du livre, celle des théologiens scolastiques, celle de certains Pères de l’Église - il cite Jérôme -, qui justifient le retrait du chrétien et l’entrée dans la vie monastique. Pour Luther, au contraire, l’Ecclésiaste donne des conseils pour bien mener sa vie en société. Ils [certains Pères et docteurs de l’Eglise] ont esté d’advis que Salomon enseigne en ce livre le mespris du monde, c'est-à-dire des choses créées & ordonnées de Dieu. Entre les autres sainct Hierome a fait un commentaire sur ce livre, par lequel il exhorte Blasille à se rendre moinesse. De là est procedée ceste belle theologie des religieux ou moynes, & a esté espandue comme un deluge par toute l’Eglise 27 . Luther commence par indiquer que le monde en tant que création divine ne peut être l’objet d’un refus. Si Dieu a créé le monde et y a placé l’homme, celui-ci ne saurait chercher à s’en exclure, et il poursuit en insistant ironiquement sur les conséquences de ce contresens. On retrouve ce principe dans les sermons de la première décade de Pierre Du Moulin. Dans le cinquième sermon, sur le verset 16 du chapitre III de l’épître aux Colossiens « Maris, aimez vos femmes, & ne vous enaigrissez point contre elles », le prédicateur commence ainsi son sermon : L’homme est un animal sociable, que Dieu a creé, non pour la solitude, mais pour la compagnie : Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Malheur à celuy qui est seul, car il n’a personne qui le releve quand il est tombé : si deux 25 Le Livre de l’Ecclésiaste autrement dict le Prescheur, familièrement expliqué par M. Luther, avec 2 versions du texte, dont celle qui est en lettre italique est de M. Emmanuel Tremel, Genève, Jean Crespin, 1557. En fait, il ne s’agit pas vraiment d’un commentaire mais plutôt de notes recueillies et éditées en 1532 à partir des cours qu’il donna en 1526. 26 Calvin, par exemple, n’en a pas laissé . Le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, à l’article « Vanité », indique les commentaires de Jean Breuz (1528), de Bucer (1532), de Melanchton (1558) et de Théodore de Bèze (1588). Il existe aussi une traduction de ce livre par Sébastien Castellion. Voir Sébastien Castellion, Les Livres de Salomon (Proverbes, Ecclésiaste, Cantique des cantiques), 1555, édités, introduits et annotés par Nicole Gueunier et Max Engammare, Genève, Droz, 2008. Si Calvin n’a pas commenté l’Ecclésiaste, en revanche, il a écrit des sermons sur Job. Sermons de M. Jean Calvin sur le livre de Job. Recueillis fidelement de sa bouche selon qu'il les preschoit. Avec deux tables : l'une des passages de l'Escriture qui y sont exposez et alleguez : l'autre des principales matieres, Genève, François Perrin, 1569. 27 Martin Luther, Le Livre de l’Ecclésiaste autrement dict le Prescheur …, op. cit., p. 4-5. Christabelle Thouin-Dieuaide 270 dorment ensemble ils auront plus de chaleur, & la corde à trois cordons ne se rompt pas si tost ce dit Salomon au quatriesme chapitre de l’Ecclesiaste. La citation du livre biblique, qui se situe dès l’exorde, est à rapprocher du sermon 8 où Pierre Du Moulin critique la vie religieuse et le célibat : Mais nous ne pouvons passer la superstition tyrannique & la corruption de l’Escriture, par laquelle on marie des filles à Iesus Christ lors qu’on les fait religieuses, en disant qu’ils les presentent comme une Vierge chaste à Iesus Christ, & les approprient à un mari. Nous ne condamnons point la virginité, ains la prisons grandement. Mais par la virginité nous entendons non seulement une intégrité de corps, mais aussi une pureté d’affections, & honnesteté interieure. […] les effets de cette profession de virginité montrent assez ce qu’on doit en penser ; car combien d’ordures sont cachees sous ce vœu de virginité ? Combien de pauvres enfans met-on là dedans, qui devenus grands, & sentans les eguillons de la convoitise, detestent ce joug intolerable ? & se voyent captifs et enveloppés sans remede ? & cuidans estre sortis du monde trouvent qu’ils y sont entrez plus avant ? 28 La charge contre l’Église romaine que Pierre Du Moulin a initiée quelques pages plus haut sur le thème du pape comme « époux de l’Église » finit sur une critique sévère de la vie religieuse et de la soi-disant virginité de ceux et celles qui se vouent à Dieu. Pour le pasteur, l’entrée dans les ordres, les vœux ne sont qu’hypocrisie et « superstition » car le monde ne désigne pas la société des hommes, mais bien les tentations qui habitent chaque homme. Aussi nul besoin de s’en éloigner pour mettre en pratique l’enseignement des Écritures. Implication anthropologique C’est aussi sous l’aspect anthropologique que l’on retrouve le traitement de la vanité et du mépris du monde. Une certaine conception de l’homme émerge à la lecture des sermons. A de nombreuses reprises, le pasteur évoque la dérisoire créature qu’est l’homme. Ainsi dans le premier sermon : Faut considerer que nous sommes creatures infirmes, vaisseaux fragiles, pecheurs, malades spirituels, qui cerchent la guerison, criminels de leze Majesté divine qui demandent la grace du Souverain 29 . L’homme n’est que « poudre et cendre » : « moi qui suis une pauvre creature infirme, chargée de pechés, & qui ne suis que poudre & cendre en sa 28 Huitième sermon, pp. 220-221. 29 Premier sermon, p. 2. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 271 presence 30 », l’esprit de Dieu « nous rabbat comme poudre et cendre 31 », « moi qui ne suis que poudre, & creature infirme et pecheresse 32 ». Même si cette idée de l’homme tiré du néant apparaît nettement moins que dans les sermons catholiques, le prédicateur protestant évoque à plusieurs reprises le poids du péché en insistant sur « notre corruption naturelle » (troisième sermon), « notre naturel corrompu », la « nature infirme et corrompue » de l’homme (septième sermon). Ce sont les mêmes expressions qui sont incessamment répétées : il y a peu de variantes, il s’agit d’expressions figées qui reviennent comme des leitmotive. On peut, dès lors, s’interroger sur l’efficacité d’un discours qui s’appuie sur des expressions et des images récurrentes qui finissent sans doute, à la longue, par perdre de leur effet persuasif. Mais la stratégie argumentative est peut-être justement dans cette démarche répétitive : rendre évidentes certaines idées par la répétition mécanique des mêmes expressions. Le prédicateur n’a pas non plus recours au macabre pour agir sur les émotions. L’expression récurrente « poudre et cendre », pulvis et cinis, n’est d’ailleurs pas propre au sermon protestant : on la trouve aussi chez Saint François de Sales, chez les prédicateurs catholiques de la même époque, elle est topique. Il est intéressant de remarquer que l’absence de macabre, constatée par Karin Becker chez deux poètes protestants baroques 33 qui ont écrit sur la mort et la vanité, lui suggère deux éléments d’explication : l’influence de la position de Philippe Duplessis- Mornay (1549-1623) qui ne voit aucune utilité à l’évocation du « masque horrible » de la mort, mais aussi l’idée que l’efficacité du discours ne passe pas par là. En outre, les biens de l’homme sur terre sont éphémères « nous ne sommes pas proprietaires des biens de ce monde, mais seulement dispensateurs 34 ». Le prédicateur dénonce l’amour des biens terrestres, l’avaritia : C’est aussi ce que fait l’homme craignant Dieu, ayant recogneu que les biens de ce monde sont perissables, & suiets à mille changemens, il travaille à acquerir des biens […] sur lesquels le diable ni le monde ne peuvent mettre la main 35 . 30 Méditation, p. 27. 31 Septième sermon, p. 188. 32 Prière, p. 37. 33 Jean de Sponde et Antoine de Chandieu. Karin Becker, « Résurgences médiévales : la mort et la vanité dans la poésie religieuse baroque », L’Esprit des lettres, mélanges offerts à Jean-Pierre Landry, Cahiers du Gadges n°8, Genève, Droz, 2010, pp. 81- 125. 34 Premier sermon, p. 8. 35 Troisième sermon, p. 86. Christabelle Thouin-Dieuaide 272 L’homme n’est qu’un voyageur sur terre, il passe. Il est aussi un étranger. C’est le thème de la peregrinatio, la vie humaine est réduite à un simple voyage sur terre et son corps est promis à la destruction : […] l’amour corporel a pour son object des biens incertains, et confits en amertume, et s’annule à la beauté du corps laquelle s’efface en peu de temps, n’estant qu’une couleur de peau qui couvre beaucoup d’ordures, et laquelle ne pourroit jamais esmouvoir celui qui pourroit penetrer des yeux jusques au fond des corps et voir ce qui est au dessous 36 . Le corps est mauvais, corrompu, on ne peut faire confiance aux sens corporels, trompeurs ; en revanche, les sens spirituels nous aident. Vue et ouïe se partagent, depuis Origène, la première place dans la hiérarchie des sens au sein de la théologie chrétienne. Mais l’ouïe semble l’emporter chez Pierre Du Moulin : aucun sermon sur Jean 11, 34 « venez et voyez », ni dans cette décade ni dans les neuf autres, mais un sermon sur Matthieu 13, 9 « qui a des oreilles pour ouïr, oye ». Le neuvième sermon de la décade met en évidence la supériorité de l’ouïe : L’ouye est le sens de la discipline, par lequel Dieu verse ordinairement és esprit des hommes la saincte cognoissance, & duquel il se sert pour planter la crainte en nos cœurs 37 . Le prédicateur souligne la supériorité de ce sens, qui fonde pour lui, d’ailleurs, le statut particulier du ministre, et fournit une explication à cette supériorité en s’appuyant sur la Bible : « Il [Dieu] a jugé ce moyen plus convenable, afin que comme par l’oreille la mort est entrée au monde, aussi la vie y entrast par ce mesme chemin 38 ». Autrefois, Adam et Ève ont écouté le serpent, ce qui a eu pour conséquences le péché et la mort. Aujourd’hui, le chrétien doit écouter la parole de Dieu par le biais du prédicateur pour être sauvé et ressuscité. La même idée est exprimée dans le premier sermon : Et certes comme la mort est entree au monde pour avoir adjouté foy à la parole du Diable, aussi est-il convenable que la vie y rentre par la foy en la parole de Dieu 39 . Pourtant, dans les sermons catholiques du XVII e siècle, c’est la vue qui semble l’emporter : l’influence des Jésuites, de la méthode ignacienne, se manifeste dans tous les textes - le tombeau qu’ouvre Bossuet devant la cour, pour paraphraser le début célèbre du Sermon sur la mort dans le Carême du 36 Huitième sermon, p. 214. 37 Neuvième sermon, p. 228. 38 Ibid. 39 Premier sermon, pp. 17-18. La première décade de sermons de Pierre Du Moulin 273 Louvre, en est un bon exemple. Mais au-delà de l’opposition entre une théologie de la parole qui caractériserait le protestantisme et une théologie de l’image qui renverrait au catholicisme, ce que résume fort bien Pierre Du Moulin dans une formule critique et lapidaire : « Ils [les catholiques] ont des images muettes au lieu des livres parlans 40 », il y a une évolution au cours du XVII e siècle, d’ailleurs décelable dans les sermons de carême de Bossuet, notamment dans les sermons sur la prédication évangélique. Privilégiant l’ouïe dans les deux premiers, il met en avant la vue dans le dernier 41 . Du côté protestant, on peut faire la même observation. Charles Drelincourt, le pasteur qui va remplacer Pierre Du Moulin à Charenton en 1620, a recours beaucoup plus souvent que son prédécesseur aux images, aux tableaux, aux invitations à voir et à regarder. Quand l’un s’exclame : « il n’y a que la parole de Dieu qui enseigne à bien mourir, & à recevoir la mort avec Joye 42 », l’autre écrit : « Pour bien mourir, & avec la paix & le repos de la conscience, il faut avoir toujours devant nos yeus la Mort & Passion de notre Seigneur Jesus Christ 43 ». A bien lire la décade, il semblerait qu’il y ait une progression. Elle commence en effet avec un sermon sur la pénitence : l’homme est pécheur et doit se reconnaître pécheur, c’est le constat et l’exhortation que l’on trouve dans le sermon qui prépare à la Cène ; à l’opposé, en position de clôture, le dixième sermon, insiste sur la grandeur de l’être humain, du croyant : « chaque fidele est une petite Eglise 44 ». Dans le traité de méditation Héraclite que Pierre Du Moulin publie en 1609, l’idée est explicite : « Si la repentance nous humilie, la foye nous releve 45 ». Entre les deux, se déploie un discours qui souligne les dangers des vanités terrestres tout en maintenant, face au discours catholique, que le monde n’est pas celui qui nous entoure mais renvoie aux vanités dont l’homme est fait. 40 Sixième sermon, p. 167. 41 « …entre tous les sens que la nature nous a donnés, il a plu à Dieu de choisir l’ouïe pour la consacrer à son service », Sermon sur la soumission due à la parole de Jésus-Christ, Carême des Minimes, 1660, Œuvres Oratoires, t. III, p. 243 ; « écoutons attentivement Jésus-Christ qui parle : Ipsum [audite] », Sermon sur la Parole de Dieu, Carême des Carmélites, 1661, O.O., p. 633 ; « O vérité sainte ! […] illuminez par votre présence ce siècle obscur et ténébreux, brillez aux yeux des fidèles », Sermon sur la Prédication évangélique, Carême du Louvre, 1665, O.O., p. 174. 42 Sixième décade, dixième sermon, p. 223. 43 Charles Drelincourt, Les Consolations de l’ame fidele contre les frayeurs de la mort avec les Dispositions et les Préparations nécessaires pour bien mourir, Charenton, Antoine Cellier, 1951, chapitre XV, p. 428. 44 Dixième sermon, p. 261. 45 Pierre Du Moulin, Héraclite ou de la vanité et misère de la vie Humaine, Queilly, Claude le Villain, 1609, p. 44. Christabelle Thouin-Dieuaide 274 La vanité, dans cette décade, prend la forme d’une réflexion sur l’homme, dont le prédicateur ne cesse de montrer les limites et le caractère dérisoire. Les sens humains sont défaillants, aussi l’homme doit-il se surveiller, s’amender, s’améliorer ; cependant, le Salut est possible, l’homme peut être sauvé, non en s’excluant du monde, mais en y œuvrant en chrétien c’est-à-dire en étant détaché des biens terrestres. Le texte de l’Ecclésiaste est finalement assez peu sollicité dans les sermons mais le thème est important, ce qui n’a rien d’original dans une pensée marquée par l’influence de saint Augustin. Les propos de Pierre Du Moulin concernant la vanité de l’existence humaine sont courants, les images topiques, sans distinction avec celles des prédicateurs catholiques à la même époque, tant qu’il s’agit de s’en tenir à un plan anthropologique. Le discours diffère vigoureusement sur ces les implications théologiques et ecclésiologiques. L’homme protestant 46 ne saurait agir comme le catholique. Dans les sermons de Pierre Du Moulin, la voix du polémiste se fait toujours entendre. Les attaques contre l’Église romaine sont frontales, virulentes : le controversiste n’est jamais loin du prédicateur. Il est un autre indice du traitement de la vanité dans la décade, c’est la récurrence des antithèses orgueil/ humilité, misère/ dignité, qui ne sont pas nouvelles au XVII e : on les trouve présentes dans les écrits ascétiques, les sermons, les poèmes médiévaux qui exploitent la tradition du contemptus mundi. Ce qui est nouveau, peut-être, au début du XVII e siècle, c’est le fait de considérer que la dignité de l’homme consiste justement en sa capacité d’envisager sa misère (le roseau pensant de Pascal mais c’est déjà ce que dit Montaigne dans les Essais). Pierre Du Moulin exprime l’idée en 1609 dans son Héraclite : C’est une haute contemplation que parler de notre petitesse : puis que par icelle l’homme en se mesprisant s’esleve par-dessus soy mesme 47 . Dans le discours de Pierre Du Moulin, on trouve cette idée humaniste que ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est sa capacité à penser, à considérer sa misère. 46 Selon la formule qui sert de titre à l’ouvrage de Janine Garrisson-Estèbe, L’Homme protestant, Paris, Hachette, 1980. 47 Pierre Du Moulin, Héraclite, op. cit., p. n.n.