eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

Bords de ruisseaux, rivages heureux: les métamorphoses de l’idéal pastoral dans la poésie française de la seconde moitié du XVIIe siècle

2016
Sophie Tonolo
PFSCL XLIII, 85 (2016) Bords de ruisseaux, rivages heureux : les métamorphoses de l’idéal pastoral dans la poésie française de la seconde moitié du XVII e siècle S OPHIE T ONOLO (U NIVERSITÉ DE V ERSAILLES S AINT -Q UENTIN - EN -Y VELINES ) La vie pastorale, au XVII e siècle, a constitué un horizon dont l’attraction était puissante. Jean-Pierre Van Elslande 1 a montré comment, nourris de néo-ficinisme, les jeux de bergers de L’Astrée ont offert aux gens de cour d’autres habits pour explorer le théâtre du monde. Bernard Beugnot 2 a souligné comme « loin du monde et du bruit », l’entrée dans la solitude, variante de cet idéal pastoral, correspondait à un véritable choix de vie. Et, récemment, Claudine Poulouin et Philippe Chométy 3 ont défendu la vision d’un « siècle pastoral », tendu vers l’horizon Fontenelle, dans lequel se jouerait « le rapport de la société moderne à la nature, aux valeurs qu’elle entend promouvoir, à de nouveaux choix esthétiques ». Quelque cent ans plus tard, comme le remarque Jean-Louis Hacquette 4 , on est définitivement passé de la pastorale à l’idylle : la bergerie et le hameau constituent une illusoire consolation à la violence politique ; l’Arcadie est devenue, selon la formule de Pierre Brunel 5 , une « Arcadie blessée ». En réalité, d’un siècle à l’autre, l’idéal pastoral n’a cessé d’innerver la littérature et d’inspirer les poètes, même s’il connaît de nombreuses métamorphoses. Entre 1650, date de la parution de La Grande Chartreuse de Godeau, et les années 1690, qui 1 L’Imaginaire pastoral du XVII e siècle. 1600-1650, Paris, P.U.F., 1999. 2 Le Discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit, Paris, P.U.F., 1996. 3 Revue Fontenelle n° 10, « Le Siècle pastoral », Presses universitaires du Rouen et du Havre, 2013 ; citation ci-après dans l’introduction de l’ouvrage, « Pour un siècle pastoral », p. 8. 4 Échos d’Arcadie. Les transformations de la tradition littéraire pastorale des Lumières au Romantisme, Paris, Garnier, 2009. 5 L’Arcadie blessée. Le monde de l’idylle dans la littérature et les arts de 1870 à nos jours, Paris, Eurédit, 2005. Sophie Tonolo 250 voient s’imposer la nouvelle forme de l’idylle grâce à Fontenelle et à Mme Deshoulières, les poètes ne cessent d’accorder leur lyre au bord des ruisseaux ; mais leur chant dessine de nouveaux paysages - montagnes, vallées, sources, bords de fleuve qui existent vraiment ; l’idéal s’incarne diversement et devient porteur d’autres valeurs. Il est bientôt question de bonheur individuel, de modèle social collectif quand le sujet n’est pas, simplement, l’homme et sa condition. Ainsi verrons-nous, après avoir observé les métamorphoses de l’idéal pastoral dans la poésie française après 1650, quels en sont les enjeux, humains et esthétiques. I. Les métamorphoses de l’idéal pastoral entre 1650 et 1690 Qu’appelons-nous « idéal pastoral » ? Il n’est d’idéal que si, comme l’a montré Jean-Pierre Van Elslande, la vie des bergers constitue un envers du monde de cour, un divertissement du monde réel qui permet à chacun de rejouer, en mieux, la vraie vie et d’essayer des valeurs différentes. Nous en trouvons encore un exemple en 1662, dans les cinq églogues de Mlle Desjardins, future Mme de Villedieu 6 . Dans la pure tradition virgilienne et en faisant résonner les souvenirs de L’Astrée, la poétesse donne cinq grandes pièces en alexandrins et en vers suivis, qui font l’éloge de la vie rustique, d’une simple cabane, lieu dévolu au repos, de l’amour et de la musique, par opposition à la vie de cour et à ses « lambris dorés ». Selon une description conventionnelle, le havre de paix que les bergers font miroiter à Clidamis est parcouru de « clairs ruisseaux » ; il est boisé de « pins, de cèdres et de sapins », apaisé de « doux zéphirs » et accueille des rossignols dont le « doux chant » se mêle aux voix humaines. Synthèse du paysage idéal, un tel lieu appelle des vers tout aussi attendus : ainsi la poétesse chante-t-elle « Loin du monde et du bruit, sans nulle inquiétude », cette « charmante solitude » ou ce « charmant pays éloigné de la Cour ». Ces topiques meurent-elles jamais ? On les retrouve à la fin du siècle dans les églogues de Fontenelle ainsi que dans la Solitude de Mme Deshoulières, certes empreintes de nouveaux enjeux. Cependant, les vers de Mlle Desjardins ne sont pas si bornés dans leur modèle puisque les traditionnelles conversations de ses bergers se transforment en monologues élégiaques dans lesquels se fait entendre une voix unique, subjective, qui exprimerait la quête du véritable amour, le désir de bonheur et la recherche d’un lieu propice à celui-ci. Ce lieu, Mlle 6 Recüeil de Poësies de Mademoiselle Desjardins, Paris, C. Barbin, 1662. Bords de ruisseaux, rivages heureux 251 Desjardins l’esquisse dans son églogue IV 7 , et il est appelé à une certaine gloire : il s’agit de la vallée de la Seine. À la fin du siècle, Fontenelle le consacre dans son églogue Dans un bois qu’arrose la Seine 8 , après surtout que Boileau l’a immortalisé comme lieu idéal de villégiature et de l’amitié savante, dans l’épître VI à Lamoignon, composée en 1677. De l’idéal au lieu réel, le chemin est alors accompli, puisque Boileau chante la rusticité de la propriété de Lamoignon, le village de Hautisle, près de La Roche-Guyon. Dans ce « vallon bornant tous [ses] désirs » 9 , Boileau, car le poète s’exprime désormais en son nom propre et non plus par le truchement de bergers, trouve son bonheur dans la pêche et des repas rustiques, qui le contentent plus que les apprêts d’un traiteur, nommé Bergeret. Le méandre du fleuve isole les amis de la Cour, de ses rivalités, de ses ambitions, et des chagrins qu’elle procure ; l’idéal pastoral prend la forme d’un « hameau », exposé au sud, dont les habitations sont creusées directement dans la roche : l’homme se fond dans la nature et trouve un lieu simple qui lui correspond exactement. Un idéal d’existence se dessine. En prenant pour cadre la vallée de la Seine, l’idéal pastoral connaît une métamorphose profonde ; il s’élargit et est vite assimilé à une notion plus vaste, qui a un franc succès en cette seconde moitié du siècle, la campagne, par opposition à la ville. Nous n’approfondirons pas cette transformation, dont Sylvain Menant 10 a examiné la portée au siècle suivant. Car nous voudrions considérer trois autres avatars de l’idéal pastoral, la Fontaine de Vaucluse, en Provence, la grande Chartreuse, sise dans les montagnes du Dauphiné, et le vallon de Port-Royal, qui ont été chantés par Scudéry, Godeau, Perrin et Racine et sont porteurs de nouvelles valeurs, tant esthétiques que morales. En 1649, Scudéry fait paraître La Description de la fameuse Fontaine de Vaucluse ; remarquons au passage que, comme Mlle Desjardins, Perrin ou Racine, il présente son œuvre sous la forme d’une série de poèmes constituant une unité ambitieuse, en l’occurrence douze sonnets, 7 « Dans un lieu que la Seine embellit de son cours/ Dans de plaisants hameaux où l’on voit tous les jours,/ Cent fidelles Bergers au pied de leurs Bergeres », op. cit., p. 21. 8 « A madame la Dauphine. Eglogue. », Poesies pastorales de M.D.F. Avec un Traité sur la Nature de l’Eglogue et une Digression sur les Anciens et les Modernes, Paris, chez Michel Guérout, 1688, pièce liminaire n. p. 9 « À M. de Lamoignon », Boileau. Satires. Epîtres. Art poétique, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p. 190, v. 23. 10 La Chute d’Icare. La Crise de la poésie française dans la première moitié du XVIII e siècle, Genève, Droz, 1981. Sur ce sujet de la villégiature campagnarde, on lira également Fabrice Moulin, « Bâtir aux champs : la figure du propriétaire dans l’épître champêtre à l’époque des Lumières », Revue Fontenelle, op. cit., pp. 297- 312. Sophie Tonolo 252 preuve qu’un enjeu certain lui est attaché. Ce déploiement a des conséquences esthétiques : jadis tableau figé, la poésie pastorale devient une suite de tableaux où le poète rivalise avec le peintre, et qui se constitue ellemême en promenade. L’idéal pastoral est encore très présent dans la scène rustique du sonnet V, dans l’évocation du paysage (ruisseau, bois, rochers…) du sonnet VI ainsi que dans ce seul vers, qui dit, à propos des amours de Laure et de Pétrarque : « Mille innocens Bergers racontent cette histoire » 11 . C’est aussi par ce vers que Scudéry fait entrer les amours de Laure et Pétrarque dans la légende. Rencontrant un autre idéal, celui de l’amour parfait incarné par un couple très humain, l’idéal pastoral se transforme en mythe passé. Scudéry sacralise un lieu, en l’occurrence - et ce n’est pas anodin - une source ou plus exactement une résurgence, qui ne cessera d’inspirer les poètes : à la fin du siècle, à son tour, Mme Deshoulières se fait la première d’une longue lignée de pèlerins de la poésie et de l’amour, qui défileront en Provence jusqu’au XIX e siècle 12 . Entre 1656 et 1658, Racine compose les sept odes à la louange de Port- Royal 13 : passée la première pièce, qui fustige, en suivant le modèle de La Grande Chartreuse de Godeau, la vanité des grands édifices, le jeune poète présente, comme il le dit lui-même, le « paysage en gros » ; l’exclamation lyrique première (« Que je me plais sur ces montagnes » 14 ), écho des ouvertures des Solitudes de Saint-Amant ou Théophile, laisse bientôt la place à une anaphore signifiante : « je vois » : là encore, le lieu idéal s’est incarné. Proche de Paris mais à mille lieues de la Cour, le vallon des solitaires offre une variation de l’idéal pastoral intéressante. Racine en fait un lieu de collusion entre différents idéaux. Le paysage paisible de la pastorale est présent, par l’évocation des animaux innocents, des agréables ruisseaux et autres « charmants attraits rustiques ». Mais il est doublé par le modèle de l’hortus conclusus, héritage médiéval, lieu clos et silencieux, jardin éternellement abondant administré par la main de l’homme. En outre, 11 Scudéry, Description de la fameuse fontaine de Vaucluse. En douze sonnets, in Poésies diverses, A. Courbé, 1649, Sonnet VII, p. 7, v. 9 ; le vers est amené par le quatrain suivant : « Ouy, tout semble nous dire en ce charmant sejour,/ Que Laure fut modeste, & non pas inhumaine: / Et que Pétrarque aimant sa beauté souveraine,/ Fit voir que la Vertu, peut estre avec l’Amour ». 12 En particulier dans son épître à Mlle de La Charce, Sur La Fontaine de Vaucluse, Madame Deshoulières, Poésies, Paris, Classiques Garnier, éd. S. Tonolo, p. 120. Sur le sujet, voir Ève Duperray, L’or des Mots. Une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XX e siècle. Histoire du pétrarquisme en France, Publications de la Sorbonne, 1997, en particulier pp. 25-45 et pp. 91-109. 13 Racine, Le Paysage ou Promenade de Port-Royal-des Champs, in Œuvres complètes, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999, t. I, « Théâtre-Poésie », p. 3. 14 Ode II, op. cit., p. 5, v. 1. Bords de ruisseaux, rivages heureux 253 le discours de Solitude, par sa forme et son contenu, imprègne ces vers. Enfin, comme on l’a vu, le modèle de Godeau est très prégnant, jusqu’à cet éloge des montagnes, calqué sur celui de son aîné : en réalité, cette incongruité, qui fait se dresser des montagnes au sud de Paris, révèle la naissance d’un nouveau lieu idéal, le paysage grandiose de montagnes, qui déjà exerce sur les poètes une grande fascination : celle-ci conduira naturellement, au siècle suivant, à la consécration de la Suisse comme nouvelle Arcadie. L’autre trait marquant tient à la composition de l’œuvre qui, contrairement au schéma en continuum (une seule ode) proposé par Godeau, sépare le discours en six tableaux, du paysage large jusqu’au jardin, en passant par l’évocation des bois, celle de l’étang et celle de la prairie : ainsi le regard semble-t-il à la fois errer, se poser et se resserrer progressivement par cercles concentriques. Là encore, émergent la forme de la promenade ainsi que l’esthétique du tableau, qui seront caractéristiques de l’églogue à la fin du siècle. Notons que Perrin, auteur trois ans plus tard de dix odes également dédiées à la Chartreuse 15 , est influencé par cette métamorphose du discours, qui constitue une étape cruciale dans l’évolution de la poésie pastorale. En effet, sans recourir aux artifices d’un titre, ses odes sont composées comme des tableaux descriptifs successifs ou des stations contemplatives, qui forment un chemin vers Dieu : depuis le tableau général des cimes pelées ou enneigées jusqu’à celui des hommes qui habitent le lieu, les cinq premières odes préparent une méditation sur le temps et le bonheur, développée dans les cinq odes suivantes. Perrin va néanmoins plus loin que Racine : il passe d’une rêverie de paysage à une méditation intime. Il faut souligner l’originalité du poète qui, pour affirmer la prééminence de ce nouveau lieu, s’affranchit ostensiblement de l’idéal pastoral. En effet, bien que cette solitude s’affirme comme l’exact contraire de la Cour, Perrin n’en renie pas moins le modèle de L’Astrée 16 . Il porte un jugement moral critique et sur l’idéal pastoral, et sur la société de cour, endroit et envers de la même médaille ; l’ancien idéal pastoral devient un emblème de la décadence, de l’asservissement et du faux amour. Signe fort qui sera un motif des idylles à la fin du siècle, la société animale, qu’il observe avant de décrire la petite cité humaine qui vit dans son monastère perché, est au contraire innocente et libre. En prenant ses distances avec le modèle pastoral tel que la littérature l’a exalté dans la première moitié du siècle, en particulier dans L’Astrée, Perrin 15 La Chartreuse ou la Saincte Solitude, in Les Œuvres de poésie de Mr Perrin, Paris, E. Loyson, 1661, p. 365. 16 « Les arbres n’y sont point gravez. / De ces profanes characteres/ Qu’impriment les cœurs depravez/ Sur les ecorces solitaires », op. cit., 6 e dizain, p. 369. Sophie Tonolo 254 s’inscrit dans une ligne poétique qui va de La Fontaine à Mme Deshoulières. Est-il besoin de rappeler que l’idéal pastoral, chez ces deux auteurs familiers l’un de l’autre, est un idéal détruit ? On pense, à la fable Le Berger et son troupeau de La Fontaine 17 , véritable oraison funèbre du monde parfait de la bergerie, qui signe la victoire de la lâcheté collective et de la cruauté politique, ou celle, plus explicite encore, du Berger et du Roi 18 , qui, en opposant les deux personnages, consacre l’antinomie entre la politique, par essence trahison, et l’amour, par essence confiance : la voie est ouverte à l’idylle désenchantée et sérieuse de Mme Deshoulières. Paradoxalement, ce sentiment de perte et de blessure va permettre la construction d’un nouveau modèle : encore simple renoncement au monde chez La Fontaine comme dans la fable Le Juge arbitre, l’hospitalier et le solitaire 19 , il devient discours utopique chez Mme Deshoulières, conception progressiste de l’histoire humaine, chez Fontenelle. II. Enjeux humains, enjeux esthétiques : les valeurs en question Les transformations poétiques de l’idéal pastoral cachent donc des enjeux humains et esthétiques ; de nouvelles valeurs, concernant l’individu et la collectivité, émergent. Le choix de la vallée, à l’écart de la ville, exprime d’abord une préoccupation hygiénique : il n’est pas anodin que le fleuve vienne laver les falaises chez Boileau, et que Perrin, Scudéry ou Godeau insistent sur la pureté de l’air froid des montagnes. Les poètes consacrent là une réflexion qui court de Guez de Balzac à La Mothe le Vayer, et prend racine dans la tradition cicéronienne. Le glissement de la forme de la poésie pastorale vers la promenade poétique est tout aussi symbolique : les poètes tentent peut-être ainsi de rivaliser avec la véritable promenade, double exercice du corps et de l’esprit, dont La Mothe Le Vayer dit dans L’Hexaméron rustique : « On peut soutenir […] que ceux qui ne se promènent que pour dégourdir leurs membres, et pour tenir leur corps en haleine, commettent une autre faute répréhensible, s’ils ne font faire au même temps à leur âme des promenades spirituelles, qui joignent l’utilité au plaisir qu’elle y peut prendre » 20 . Cette association du plaisir sensuel et intellectuel constitue bien un idéal de vie pour les hommes de lettres de l’époque, idéal qu’incarne Boileau, dans son épître à Lamoignon, « errant dans les prairies » 17 La Fontaine, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1965, éd. P. Clarac, p. 146. 18 Ibid., p. 152. 19 Ibid., p. 173. 20 La Mothe Le Vayer, L’Hexaméron rustique, ou les six journées passées à la campagne entre des personnes studieuses, Paris, chez L. Billaine, 1670, p. 5. Bords de ruisseaux, rivages heureux 255 et occupant sa raison « d’utiles rêveries » 21 . L’éloge de la promenade s’accompagne chez ces poètes, y compris les deux ennemis Boileau et Mme Deshoulières, d’une réticence à l’égard de la raison, plus exactement de la raison orgueilleuse qui supplante le cœur, étouffe toute sensibilité et opprime la nature. Elle prend différentes formes : formulation explicite, chez Scudéry, d’une suspension de la raison dans le sonnet IV de La Fontaine de Vaucluse ; expression d’un certain sensualisme et rejet des dogmes des gens des villes, chez Boileau ; éloge de l’instinct et de la liberté de l’animal dans les odes de Perrin, le Saint-Malc de La Fontaine ou Les Moutons de Mme Deshoulières. Emblème de la pastorale, le ruisseau devient support à une réflexion sur l’art et la nature, qui prolonge le rejet de la raison : en effet, ces poètes s’élèvent contre la canalisation forcée que les hommes impriment à l’eau (naguère signe de magnificence exalté par les poètes courtisans et précieux, ou, pour des raisons idéologiques, par les libertins), et plus généralement contre les artifices par lesquels ils forcent les éléments naturels. A contrario, Scudéry met en valeur les « Mille et mille surgeons, et fiers, et courroussez » 22 de la fontaine de Vaucluse, Godeau retrace le trajet de cette eau vive depuis la montagne jusqu’à la plaine, Mme Deshoulières et Fontenelle, dans Le Ruisseau et Le Ruisseau amant de la prairie, décrivent l’irréversible mouvement d’expansion de l’eau qui suit sa pente naturelle, jusqu’à la mer. Citons, enfin, les vers de Fontenelle dans son églogue Tirsis et Iris : Un clair ruisseau tombant d’une colline Roule entre les fleurs qu’il y vient abreuver, Et quoy qu’il soit encor près de son origine Déjà ses petits flots peuvent faire rêver ; La beauté de ces lieux toute inculte et champestre Ne permet point que l’Art ose y paroistre. 23 Ainsi, la beauté du lieu se suffit à elle-même ; bien plus, si l’art existe, il se trouve dans la seule nature et le poète n’a plus qu’à le recueillir dans ses vers : dans certains de ces textes, comme on le verra plus loin, s’esquisse une vision de la nature comme lieu sublime ainsi qu’une théorie du génie du lieu. En cette seconde moitié du siècle, la poésie pastorale est porteuse d’un double enjeu, esthétique et moral. « Dans ce lieu seul on pourroit estre heureux » 24 , écrit Mlle Desjardins. Ce que ces auteurs esquissent, dans les métamorphoses de l’idéal pastoral, 21 Boileau, op. cit., p. 191, v. 25-26. 22 Scudéry, op. cit., p. 2, sonnet II, v. 5. 23 Eglogue IX, Œuvres de Fontenelle, Paris, A. Salmon, 1825, t. V, p. 70. 24 Eglogue II, Recuëil de Poësies, op. cit., 1662, p. 10. Sophie Tonolo 256 c’est la rencontre entre un lieu et une âme. Ils expriment l’espoir d’une coïncidence avec soi, qui serait l’antinomie des dédoublements et de l’extériorisation que connaît le moi à la Cour ou à la ville. Le bonheur n’est plus seulement la tranquillité d’âme que concevait le sage antique ; il est une adéquation avec soi et se trouve dans un lieu modeste, à sa mesure, un lieu refuge et miroir de soi. Très nettement, les poètes lient la notion de bonheur à la forme de l’églogue ou de l’idylle ; bien plus, ils explicitent ce que pourrait être le bonheur individuel. Ainsi, dans La Grande Chartreuse, Godeau décrit l’art de vivre des moines, véritable exemple à suivre : Un stupide repos n’abat point leurs esprits, Ils ne font point des arts un stupide mépris, Ils ayment la science, et dans leur solitude, Ils goustent sagement les plaisirs de l’estude. Mais ils n’estallent point leur curieux sçavoir. […] Et leur ame innocente, en cét auguste livre, Apprend un art nouveau de mourir et de vivre. 25 Le bonheur dont il est question n’est pas seulement une praxis individuelle ; il se présente aussi comme un enjeu collectif. Le poète est un pragmatique doublé d’un utopiste. On vient de le voir, Godeau est un pragmatique qui livre, avant l’oraison finale émouvante qui le montre rejoignant ce mode d’existence (« Avec vous, je travaille, avec vous je sommeille »), les clés du bonheur. Mais son pragmatisme s’enracine dans le sentiment plus fictif d’un lointain âge d’or, évoqué sur le mode de la perte : Les biens qu’avoient produits une innocence austère, Comme des fils ingrats ont étouffé leur mere ; Le luxe, les plaisirs, l’orgueil, l’ambition, Ont dans ces lieux si purs mis la corruption. 26 Le poète exalte ainsi l’opposition entre l’innocence primitive et la civilisation mercantile, motif que ressassera Mme Deshoulières, et que mettra en forme Fontenelle dans la querelle de l’églogue en 1688, comme nous allons le voir ci-après. Perrin et Racine 27 , quant à eux, penchent du côté de l’utopie : île ou enclave presque inaccessible, le couvent qu’ils décrivent offre l’exemple d’une petite communauté égalitaire et solidaire, qui tire 25 La Grande Chartreuse par Messire Antoine Godeau, Evesque de Grasse, Paris, Vve J. Camusat et P. le Petit, 1650, p. 12. 26 Op. cit., p. 11. 27 Paradoxalement, ces poètes, souvent issus de la Cour et des salons, par définition lieux de la civilité, poursuivent une vie naturelle et sauvage ; encore celle-ci estelle pour eux moins un retour à un paradis perdu, comme chez Godeau, qu’un nouvel ordre conquis. Bords de ruisseaux, rivages heureux 257 sagement de la nature de quoi pourvoir à ses propres besoins ; la paix, la paix politique notamment, à l’heure où les appétits guerriers de Louis XIV s’expriment, y est une puissante valeur. Tel est le sens du tableau terrifiant des combats de taureaux, symbole repoussoir que Perrin insère au cœur de son poème. Ne revenons par sur le détail de la querelle de l’églogue qui se joue entre 1687 et 1690 et oppose Fontenelle et Longepierre 28 , mais allons à sa signification. En valorisant les idylles antiques de Moschus et Bion au détriment de celles de Théocrite, Longepierre défendait une vision très classique de l’églogue, tableau de la vie rustique, des amours et des peines des bergers. Dès le Discours sur la nature de l’Eglogue qu’il inséra dans ses Poésies pastorales, en 1688, Fontenelle, en revanche, dégageait l’essence de la poésie pastorale : le poète, selon lui, ne doit ni décrire telle quelle, dans sa grossièreté et dans sa bassesse, la vie des bergers comme le faisaient Moschus et Bion 29 , ni tomber dans le ridicule d’un libertinage brillant, importé de la Cour à la campagne, comme dans L’Astrée. La question cruciale de l’églogue, selon Fontenelle, est de faire apparaître le sens de la vie pastorale, ce qu’il résume d’une formule merveilleuse de simplicité et d’ambition : « car les hommes veulent être heureux, et ils voudroient l’être à peu de frais » 30 . Dès lors, la forme poétique qui porte cet idéal n’est plus l’églogue mais l’idylle. Pour Fontenelle, en tant que première forme poétique évoquant la plus ancienne condition des hommes, le temps où les bergers étaient rois de leurs troupeaux, la poésie pastorale est légitime dans la réflexion qu’elle conduit sur le bonheur. Il est lourd de sens que le Discours sur l’églogue se transforme en un tableau évolutif de la société humaine : « La société se perfectionna, ou peut-être, se corrompit […] mais enfin les hommes passèrent à des occupations qui leur parurent plus importantes » 31 . Fontenelle tente de saisir ce qui a échappé à l’homme, alors même que la grossièreté de la vie des pasteurs s’était polie à la ville 32 . Néanmoins, il dégage une vision nettement positive de l’histoire humaine puisque, toujours selon lui, « les Modernes enchérissent sur les Anciens », 28 On lira sur le sujet Christophe Marin, « De l’origine de la pastorale : Fontenelle et le Discours sur la nature de l’églogue » et Aurélia Gaillard, « Fontenelle : pour une pastorale moderne », Revue Fontenelle, op. cit., pp. 103-114 et pp. 131-144. 29 C’est la fameuse formule : « Ce qui plaît, c’est l’idée de tranquillité attachée à la vie de ceux qui prennent soin des Brebis et des Chèvres », Poesies pastorales, op. cit., « Discours sur la nature de l’Eglogue », p. 139, citation p. 159. 30 Ibid., p. 160 ; nous soulignons. 31 Ibid., p. 144. 32 L’une des raisons de cette évolution étant selon lui que les habitants des campagnes sont devenus des esclaves de ceux des villes. Sophie Tonolo 258 « la raison se perfectionne » 33 et que, si le progrès linéaire n’existe pas, son existence ne peut être mise en doute. Pour Fontenelle, le progrès de l’éloquence se superpose au progrès des civilisations : le vieil idéal pastoral se transforme en une vision positive de l’histoire et une croyance dans les pouvoirs de la raison, qui le détachent définitivement des autres poètes. Il se démarque en cela de Mme Deshoulières dont la mélancolie s’enracine précisément dans le sentiment d’un écart entre la décadence des mœurs et la toute puissance des poètes. Dans la dizaine d’idylles qu’elle publie entre 1677 et 1695, Mme Deshoulières dessine également un modèle de vie collectif : elle invoque les images antiques de la ruche, puis celle de la cohabitation heureuse des espèces, pour valoriser, en contrepoint de la barbarie des mœurs humaines, le modèle social des animaux. En réalité, l’idéal pastoral comme la figure animale ne sont, chez la poétesse, que des cadres, utopiques ou satiriques, qui lui permettent de développer une réflexion sur la condition humaine, bornée dès la naissance par la mort, ainsi que sur les pouvoirs de la parole poétique. Cette réflexion n’est pas neuve : Godeau, Racine et Perrin ponctuaient déjà leur description de la Chartreuse et de Port-Royal de motifs temporels 34 . Mais c’est surtout Scudéry, dans La Fontaine de Vaucluse, qui a pu inspirer la poétesse. Dans le sonnet VI, le poète introduit un symbole temporel frappant, celui des ruines, repris par Mme Deshoulières, notamment dans l’idylle « Tombeau dont la vue empoisonne » 35 : il s’attarde à décrire le vieux château qui a abrité les amours de Pétrarque et de Laure, débris somptueux s’élevant dans une nature dont il s’est efforcé de montrer le caractère sublime, dans les premiers sonnets 36 . L’introduction dans le paysage idéal de pastorale de ce motif est complexe à interpréter : rappel que la nature est l’envers de la civilisation, la ruine peut aussi être lue comme un signe de néant ou de mort, qui sert d’aiguillon pour aller à l’essence des choses. Elle marque surtout une évolution esthétique, qui voit naître la notion de « paysage sublime ». En effet, signe de présence humaine, la ruine transforme la nature en paysage. Par ailleurs, à la fin du sonnet X, Scudéry opère une transformation encore plus lourde de sens : le poète devient, sous sa plume, réceptacle des voix de la nature : Ces rochers en pleuroient ; ils en pleurent encore ; 33 Voir sa Digression sur les Anciens et les Modernes, p. 233. 34 On y retrouvait notamment le temps suspendu de l’otium, seul modèle humain de maîtrise du temps, et le tempus fugit qui apparaissait dans l’évocation des fondateurs de l’abbaye. 35 Poésies, op. cit., p. 368. 36 Voir le sonnet I, op. cit., p. 1 : « ravi », « l’âme enchantée », « l’esprit étonné », « théâtres sublimes » etc. Bords de ruisseaux, rivages heureux 259 Ils ne font ces ruisseaux que pour la mort de Laure, Et les pleurs de Pétrarque arrivent jusqu’à nous. 37 Pour lui, et tel est le sens des trois derniers sonnets de son œuvre, le poète incarne la continuité temporelle ; mais il tient cette puissance orphique de la nature, lieu du sublime, gage de son inspiration inépuisable. Ainsi le poète n’a-t-il plus qu’à décrire ce qu’il voit (sonnet IX « Il me semble la voir… »), s’inscrivant ainsi dans une lignée de chantres inspirés par le génie et la puissance du lieu : Beaux lieux consacrez par la plume immortelle […] Puisse malgré le temps, et tous ses vains efforts, Votre gloire estre extrême, et durer toujours telle. […] Puissent de temps en temps, cent fameux escrivains, Par les doctes labeurs de leurs sçavantes mains, Chanter vostre Grandeur, et que je sois le moindre. 38 Nous avons voulu montrer qu’en s’incarnant dans des lieux bien réels aussi différents que le jardin de Port-Royal, la grande Chartreuse, la vallée de la Seine ou La Fontaine de Vaucluse, l’idéal pastoral avait connu des métamorphoses révélatrices de l’évolution des valeurs, dans cette seconde moitié du XVII e siècle : dans ces transformations s’exprimait une défiance à l’égard de la civilisation de cour et de ses principes - action, ambition, conquête guerrière, gloire, libertinage de mœurs -, qui allait même jusqu’à la remise en cause des pouvoirs de la raison, tandis que s’épanouissaient d’autres aspirations comme le bonheur, individuel et collectif, la préservation de la liberté, la recherche d’une vie plus simple, d’un temps plus maîtrisé. Accompagnant les métamorphoses de l’idéal pastoral, les transformations de la poésie pastorale sont importantes. Jadis conversation entre bergers, chant alterné et parole déléguée, la poésie pastorale devient parole subjective assumée, succession de tableaux descriptifs et méditatifs ; elle glisse vers la forme de la promenade spirituelle. Concrètement, l’églogue est supplantée par l’idylle. Enfin, hantée par les forces infinies de la nature, la nouvelle poésie pastorale permet au poète d’effleurer le rêve, à la gloire d’Orphée, d’une parole inépuisable : son horizon s’élargit, le paysage devient sublime, la prairie champêtre se fait vallée profonde ou montagne grandiose, le ruisseau grossit et court par des bras multiples jusqu’à la mer, et le poète, tel Desforges-Maillard 39 au siècle suivant, peut écouter les chants mystérieux de la nature dans un simple coquillage. 37 Op. cit., p. 10, v. 12-14. 38 Op. cit., sonnet XII, p. 12. 39 Poésies diverses, Paris, A. Quantin, 1880, p. 54. Notons que le poème « Les Tourterelles », p. 45, est dédié à madame Deshoulières.