eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVIIe siècle

2016
Suzanne Duval
PFSCL XLIII, 85 (2016) L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle S UZANNE D UVAL (U NIVERSITÉ DE P ARIS -S ORBONNE (STIH)) La fiction romanesque constitue, au XVII e siècle, une pratique de la prose en mal de légitimité 1 . Longtemps dépourvues d’un discours théorique qui établisse leur place dans la hiérarchie des genres littéraires, les productions des romanciers sont constamment remises en cause par les représentations caricaturales du parler roman qui érigent les fictions en prose en contremodèle rhétorique 2 . C’est en partie pour répondre à de telles représentations que se constitue, tout au long du XVII e siècle, un discours apologétique en vertu duquel le roman passe pour le vecteur privilégié d’une culture mondaine formant son lecteur au style de la conversation polie 3 . La formule célèbre de Pierre-Daniel Huet, définissant les romans comme des « précepteurs muets » qui enseignent aux jeunes gens « destinés à vivre dans le commerce du grand monde » à « parler et à vivre » 4 résume bien ce rôle 1 Sur le manque de légitimité du roman de l’époque baroque et sa progressive théorisation au XVII e siècle, voir C. Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2008. 2 Sur l’expression parler roman, fréquemment attestée au XVII e siècle pour désigner les traits de style caractéristiques du genre romanesque avec dans la plupart des cas une connotation dévalorisante, voir l’article de référence de C. Esmein : « “Parler roman”. Imaginaire de la langue et traits de style romanesque au XVII e siècle », RHLF, n°109, 2009/ 1, pp. 85-99. 3 Sur le rôle modélisateur du genre romanesque en matière de politesse mondaine, voir M. Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France, au XVII e , de 1600 à 1660, t. 1, Genève, Slatkine, 1979 et E. Bury, Littérature et politesse. L'invention de l'honnête homme, 1580-1750, Paris, PUF, 1996, en particulier p. 91. 4 P-D. Huet, « Traité sur l’origine des romans » [1670], cité dans C. Esmein, Poétiques du roman, Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, H. Champion, 2004, pp. 530-531. Ici et dans l’ensemble des citations de l’article, c’est nous qui soulignons. Suzanne Duval 226 civilisateur attribué à la langue des romans, et les implications sociologiques qu’un tel rôle engage. À une époque où la langue légitime est sur le point de se confondre avec « la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » 5 , il semble que la légitimation du genre romanesque repose en partie dans cette assimilation entre le style des romanciers et la langue de la cour 6 . Dans la présente étude, nous voudrions nous arrêter sur cet aspect sociolinguistique du parler roman. Nous ne nous proposons pas d’établir un lien de causalité entre l’origine sociale des romanciers et leurs pratiques d’écriture, pas plus qu’une homologie entre les structures de la société du XVII e siècle et la forme littéraire du roman 7 . En suivant l’approche bourdieusienne d’une sociologie du champ, dont les travaux d’Alain Viala ont montré la pertinence pour étudier la dynamique des pratiques littéraires du premier XVII e siècle 8 , nous voudrions plutôt analyser la construction d’une valeur symbolique du parler roman, fondée sur la prétendue conformité du langage de ce genre littéraire avec la norme haute du français. On rappellera à ce titre qu’une telle norme, ainsi que les représentations stéréotypées dont elle s’accompagne, ne correspond pas nécessairement à un usage attesté dans la société du XVII e siècle : selon William Labov, un stéréotype langagier se définit comme un faisceau de « marqueurs sociolinguistiques 9 » parvenu à la conscience sociale, et entretenant un rapport plus ou moins lâche avec les pratiques effectives d’un groupe social déterminé. La mise en relation d’un imaginaire de la langue de la cour avec le genre romanesque apparaît alors comme l’indice d’une stratégie de légiti- 5 Selon la formule célèbre de C. F. de Vaugelas, Remarques sur la langue française. Utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire, « Préface », [1647], Paris, Éditions Ivréa, 1996, p. 10. 6 Plusieurs études ont déjà montré que certains romanciers du XVII e siècle revendiquent les normes de la langue de la cour : voir en particulier D. Denis, La Muse galante, poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, 1997, F. Greiner, Les Amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628), Paris, H. Champion, 2008, et A. Petit, « Le Style Nervèze, langue des passions et langue de cour », MSH-M, 2015/ 2, [article paru en ligne]. 7 Cette approche est notamment celle qu’adopte, dans la lignée de G. Lukács, L. Goldmann (Sociologie du Roman, Paris, Gallimard, 1964). 8 L’étude d’A. Viala met en évidence, à travers la constitution d’un réseau académique intégré au milieu social de la cour, la construction d’un « premier champ littéraire français » autour des années 1630 : Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, 1985. 9 W. Labov, Sociolinguistique, trad. A. Kihm, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 337. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 227 mation à double portant, qui affirme la valeur du genre romanesque par rapport à celle d’un groupe socialement dominant, et confirme réciproquement la position dominante de ce groupe. Il convient donc d’analyser les arguments sur lesquels se fonde une telle mise en relation. Il s’agira ainsi, autant que faire se peut dans le cadre de cette brève étude, d’analyser l’interaction d’une certaine réception du roman au XVII e siècle et des procédures formelles de ce dernier. Nous choisirons un corpus de romans publiés entre les années 1600 et 1660 en raison de sa relative cohérence formelle et de celle de sa réception : ils sont en effet reçus dans leur ensemble comme des œuvres fictionnelles arborant un style fleuri, apparenté comme nous allons le montrer aux usages de la cour 10 . Dans un premier temps, nous étudierons les différents arguments critiques en vertu desquels le style du genre romanesque est associé au langage de la cour. Nous analyserons ensuite les traits formels du discours romanesque qui engagent une telle réception. I. Portraits du romancier en homme de cour : la sociologie spontanée des critiques du XVII e siècle Comme l’a montré Camille Esmein, la collocation de parler roman est attestée dès le XVI e siècle, époque où elle possède déjà une connotation sociologique. Dans ses Recherches de la France, Étienne Pasquier donne une explication étymologique du terme de roman qui insiste sur l’appartenance des auteurs de romans de chevalerie à la cour de France : et comme ainsi soit que le Roman fut le langage Courtisan de France, tous ceux qui s’amusoient d’escrire les faicts heroïques de nos Chevaliers, premierement en Vers, puis en Prose appellerent leurs œuvres Romans 11 . Dans la perspective de Pasquier, la langue des romans contribue au trésor de la langue française en ce qu’elle transmet à la postérité le langage des gentilshommes de son temps. Au XVII e siècle, l’ancrage du parler roman dans la société de cour est un trait constitutif de l’imaginaire de la langue romanesque, alors même que les romanciers ne constituent pas un groupe socialement homogène et qu’ils 10 Nous avons montré cette cohérence de forme et de réception dans le cadre de notre thèse de doctorat intitulée « La prose poétique du roman baroque (1571- 1670). Histoire d’un patron stylistique de la première modernité », à paraître en 2017 (Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle »). Nous remercions F. Greiner de nous avoir encouragé à intégrer un angle sociologique à notre approche stylistique. 11 É. Pasquier, Les Recherches de la France [1581], éd. M.-M. Fragonnard et F. Roudault, Paris, H. Champion, 1996, t. III, VIII, 1, p. 1705. Suzanne Duval 228 ne sont pas tous, loin s’en faut, intégrés à la vie de la cour 12 . Publiée en 1663, La Carte de la Cour de Gabriel Guéret montre ainsi comment, à l’aube du triomphe de la nouvelle historique, le genre romanesque fait partie de l’imaginaire de la cour, et qu’il tend même à définir les règles de vie et les pratiques discursives des courtisans. La « Plaine de Romant » est en effet placée au centre de cette carte, et en son sein sont réunis tous les loisirs de la vie curiale, en particulier ceux qui ont trait au langage : Elle est comme un composé précieux des enjoüemens de Petits Vers, de la tendresse de Billets doux, de la surprise des Avantures, de l’expression des beaux sentimens, de la noblesse du Langage, de la richesse de l’Invention, de l’enchaisnement des Intrigues, et de beaucoup d’autres choses que vous découvrirez à loisir dans cette Plaine. […]. Tout à l’entrée de cette Plaine, la divine Sappho (cette merveille de nos jours) se presentera à vostre veuë, et le brillant de son esprit, joint à la solidité de son jugement, emportera vostre admiration qui l’embellit de tous ces agremens qu’on y admire ; et ces Heros qui s’y promenent, sont la pluspart des Heros de sa façon. Ils ne disent pas un mot qu’elle ne leur suggere, ils ne font aucun pas sans son ordre ; s’ils conçoivent quelque grand dessein c’est elle qui le leur inspire ; en un mot elle les mene comme par la main dans tous les endroits où on les rencontre 13 . Le territoire des romans définit les frontières d’un « Nouveau Monde » qui concentre ce qui existe de plus « précieux » au sein de la cour ; Madeleine de Scudéry, sous le pseudonyme transparent à l’époque de « Sappho », en garde l’entrée et inspire à ses héros chacune de leurs paroles. L’ancrage de la culture et du langage romanesques dans l’espace social de la cour assure ainsi une double célébration. Nouvelle Arcadie, la cour passe en effet pour un lieu entièrement consacré aux « délices » de l’amour et de la fiction poétique, tandis que le genre romanesque se voit quant à lui auréolé du prestige social de la cour, dont il rassemble tous les attraits. Loin de faire consensus, cette homologie établie entre la langue des romans et celle de la cour instruit le débat polémique dont le genre romanesque fait l’objet tout au long du XVII e siècle, et peut dans certains cas alimenter la représentation du parler roman comme une corruption de l’éloquence. Dans la Défense de Cléoreste, texte où il entend distinguer les fictions dévotes des romans d’amour qui ont cours à la même époque, Jean- 12 Sur la diversité des situations sociales des romanciers au XVI e et au XVII e siècles, qui appartiennent pour certains aux cercles académiques proches de la cour mais qui peuvent aussi bien être des juristes ou des gentilshommes de province, voir M. Lever, « Romans en quête d’auteur », RHLF, 1973/ 1, pp. 7-21 et H.-J. Martin, Livres, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, Genève, Droz, 1999, vol. 1, p. 293. 13 G. Guéret, La Carte de la Cour, J.-B. Loison, 1663, pp. 40-43. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 229 Pierre Camus blâme le style courtisan des romanciers, pour des raisons qui sont à la fois esthétiques, politiques et morales. Selon lui, les « Escrivains de Romans 14 » sont des « faiseurs de Proses Poëtiques 15 » qui ne songent qu’à flatter les « Grands de ce monde 16 » : entendu ici en mauvaise part, l’adjectif poëtique désigne la rhétorique flatteuse et mensongère du style des romans. En s’attardant ensuite sur le cas particulier de François-Hugues de Molière d’Essertines, auteur d’un roman à succès publié en 1623, Camus s’en prend plus particulièrement au purisme de cet auteur : La façon de parler y est egale, plaine, polie, la glace d’un miroir à mon jugement n’estant point plus terse que ce langage est lissé. Mais après tout c’est de la cresme battuë, qui fait montre d’un grand corps et qui a peu de substance, c’est une eloquence molle et floüette, qui ressemble à une beauté féminine, […] 17 . L’excessive politesse du style ne fait que révéler l’inconsistance du propos du romancier. L’instanciation féminine de ce contre-modèle stylistique dénonce ainsi la vanité d’un discours fictionnel réduit à un pur divertissement mondain. Caractéristique de l’inquiétude que peut susciter, pour les héritiers de l’humanisme, la montée en puissance des « nouveaux doctes 18 » dans le champ littéraire, la critique de Camus analyse la conformité du langage des romans à celui des cercles polis de la cour comme la preuve d’un assujettissement politique de la littérature de fiction. Le propos de Camus, motivé par l’inscription de cet auteur dans la lignée de l’humanisme dévot, reconnaît cependant la valeur esthétique du genre romanesque, tout en reprochant aux romanciers de la considérer comme une fin en soi. Partant d’un constat similaire, Guez de Balzac défend un point de vue inverse puisque selon lui, c’est précisément la beauté d’une écriture acculturée à la politesse mondaine qui permet d’excuser certaines extravagances du parler roman. Loin de considérer comme Camus que la langue des romanciers de son temps est trop polie, ce dernier juge au contraire que la prose des romanciers n’est pas étrangère à certaines licences poétiques. Faisant l’éloge du roman de François de Boisrobert intitulé L’Histoire Indienne et paru en 1629, Balzac souligne en effet 14 J.-P. Camus, « Défense de Cléoreste », Le Cléoreste. Histoire françoise espagnole, t. II, Lyon, A. Chard, 1626 p. 747. 15 Id. 16 Id. 17 J-P. Camus, « Défense de Cléoreste », op. cit., pp. 749-750. 18 Selon l’expression d’A. Viala, qui désigne ainsi les « littérateurs » intégrés aux réseaux académiques, et qui ont supplanté les « lettrés héritiers de l’encyclopédisme humaniste », Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 29. Suzanne Duval 230 l’obédience du romancier aux normes du bel usage, avant de lui pardonner certaines libertés prises à leur égard : Icy, Madame, je vous promets que vous verrez de la nouveauté et trouverez cét air du grand monde, et ces delicatesses d’esprit qui ne sont pas vulgaires en nos Provinces. Je vous avoue bien qu’en certains endroits il y a peut-être je ne sais quoi de trop peint et de trop fleuri, et qui ne doit pas être considéré dans toute la rigueur des préceptes. Mais vous m’avouerez aussi que les Fables cherchent principalement la beauté, quand elle serait même un peu immodeste et que ce genre d’écrire est plutôt une poésie détachée, qu’une prose régulière 19 . La visée esthétique des fables romanesques autorise une marge de liberté au regard des règles de l’usage ; l’air du grand monde garantit cependant la valeur du style de la fiction en prose, et permet de recommander celui-ci au public provincial. Dans une perspective comparable, Charles Sorel justifie les innovations lexicales des romans de Madeleine de Scudéry en attribuant leur invention aux cercles prestigieux que la romancière fréquente : L’Illustre Demoiselle qui les a composez, ayant eu l’amitié et la fréquentation de quantité de Dames de la Cour et de la Ville des plus spiritueles, et qui prenoient plaisir comme elle à enrichir nostre Langue, elle employoit dans ses Ouvrages les termes dont elles se servoient quelquefois dans leurs conversations, et nous ne doutons point que des Hommes de sçavoir et de merite, n’y pûssent avoir quelque part. 20 Madeleine de Scudéry aurait mis à la portée du public les trouvailles des cercles de beaux esprits qu’elle fréquente : ici comme chez Balzac, la caution sociale de la cour permet de justifier les libertés du parler roman. Trait structurant de l’imaginaire du parler roman, la conformité de celuici au langage des beaux-esprits de la cour représente également, d’une manière négative, la tendance stylistique à éviter dès lors qu’on entend démarquer son écriture de celle des faiseurs de romans. Ainsi, les tenants d’une renaissance du genre épique français insistent fortement, dans les années 1650-1660, sur cette différence qui doit séparer le style de l’épopée de celui des romans. Selon Michel de Marolles, le style épique doit s’écarter du « bel esprit 21 » qui prévaut dans les fictions romanesques : 19 J.-L. Guez de Balzac, « A Madame », Les Œuvres de M. de Balzac divisées en deux tomes, publiées par Valentin Conrart, Paris, L. Billaine, 1665, t. 2, 7, VII, p. 276. Cité dans C. Esmein, Poétiques du roman, op. cit., p. 74. 20 Ch. Sorel, « Du nouveau langage françois », De La Connaissance des bons livres, Paris, A. Pralard, 1671, IV , p. 361. 21 M. de Marolles, Traité du poëme épique, Paris, G. de Luynes, 1662, p. 113. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 231 Si j’en suis crû, le Poëte ne fardera point aussi son langage ny le ton de sa voix, pour donner opinion à ceux qui l’écoutent, qu’il entend parfaitement la politesse et la galanterie. Il n’est rien de plus mauvaise grace. Il faut parler uniment, et n’affecter point de gestes particuliers, ny de mots precieux 22 . Pour s’approcher du style sublime qui convient à la veine héroïque, il faut se dépouiller des brillants de la langue de la cour par lesquels le genre romanesque prétend quant à lui se faire valoir. De ces différents points de vue critiques, il ressort que la mise en relation de la langue des romans avec celle de la cour, qu’elle soit prise en bonne ou en mauvaise part, cristallise les enjeux de la polémique opposant les défenseurs et les détracteurs de la valeur du genre romanesque. On en conclut qu’une telle relation constitue, aux yeux de la critique, l’écart distinctif 23 à l’aune duquel il convient d’évaluer le style des romans. Nous verrons maintenant dans quelle mesure les procédures formelles du discours romanesque engagent une telle réception. II. Comment parler roman : une grammaire de la distinction La question que nous posons appellerait une investigation qui excéderait bien sûr largement le cadre de cette étude, et qui devrait rendre compte de la diversité des pratiques du genre romanesque au cours de la période envisagée, ainsi que de leur évolution. Il reste cependant possible de dégager, des années 1600 aux années 1660, une tendance générale à la « parole apprêtée 24 » définissant, d’Antoine de Nervèze à Gauthier de Coste de La Calprenède, la tendance stylistique dominante du genre romanesque. Les ornements du style de la fiction en prose garantissent en effet la distinction de cette pratique d’écriture, pourvu que celle-ci passe pour le produit naturel du bel esprit de leur auteur. La fabrication d’une langue fictionnelle qui se fasse reconnaître comme étant celle des élites de la cour repose sur la mise en œuvre d’un écart stylistique dont le caractère systématique atténue l’artifice : omniprésents, les ornements du parler roman se présentent comme le produit spontané d’une grammaire intrinsèquement 22 Id. 23 Sur la notion d’écart distinctif comme dynamique structurante d’un champ linguistique, voir P. Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime », Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, en particulier p. 41. 24 Selon la formule d’H. Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1968, p. 130. Suzanne Duval 232 distinguée du commun usage. Nous analyserons les procédures formelles selon nos caractéristiques de ce processus de distinction, en montrant que le roman revendique un style moyen régulé par les normes de la conversation polie, et qu’il se démarque du commun usage par son goût pour la métaphore, l’épure du lexique et l’intensification du discours. La catégorie du style moyen constitue un cadre rhétorique adapté à cette recherche de naturel et de distinction. En effet, comme l’a montré Bernard Beugnot 25 , le style moyen, qui trouve dans la conversation sa forme de prédilection, absorbe tous les ornements de l’élocution tout en se tenant à l’écart des artifices ostentatoires du style noble. Dans la préface d’Ibrahim, Georges de Scudéry présente la médiocrité stylistique de la prose fictionnelle comme ce qui garantit la variété de l’énoncé romanesque et la valeur symbolique supérieure de son langage : Le style narratif ne doit pas être trop enflé, non plus que celui des conversations ordinaires […] il doit couler comme les fleuves et non bondir comme les torrents ; je me suis retenu dans la narration, et je me suis laissé libre dans les harangues et dans les passions : et sans parler comme les extravagants, ni comme le peuple, j’ai essayé de parler comme les honnêtes gens 26 . Ni populaire ni extravagante, la langue des romans se maintient dans les bornes que son appartenance au groupe des « honnêtes gens » lui prescrit, bornes relativement souples puisqu’elles autorisent la véhémence des « harangues » et des « passions ». L’art de la conversation, convoqué ici par l’auteur, résume cet idéal d’une spontanéité contrôlée et offre à la scène d’énonciation du texte fictionnel une instance de légitimation. La prégnance, au sein de la diégèse romanesque, de scènes dialoguées ancre en effet le parler roman dans l’espace socialement prestigieux de l’honnête entretien 27 . L’incipit de L’Orphize de Chrysanthe de Charles Sorel est sur ce point particulièrement éclairant. Pressé par ses amis de leur raconter l’histoire de ses amours, Chrysanthe refuse de s’exécuter : Mais pour m’amuser desormais à écrire des amours, c’est une chose que je ne veux pas faire de peur que l’on me mette au rang des conteurs de fable, 25 B. Beugnot, « La précellence du style moyen (1625-1650) », dans M. Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), Paris, PUF, 1999, pp. 539-601. 26 G. de Scudéry, « Préface », Ibrahim ou l’illustre Bassa, [1641]. Cité dans C. Esmein, Poétiques du roman, op. cit., pp. 148-149. 27 Sur le dialogue comme scène d’énonciation légitimante dans la littérature mondaine du XVII e siècle, voir C. Cazanave, Le Dialogue en France à l’âge classique, Paris, H. Champion, 2007. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 233 et que l’on ne croye que je ne me sçaurois eslever à des choses plus sérieuses 28 . Formulant à l’égard des « conteurs de fable » une critique sans appel, Chrysanthe disqualifie, au seuil d’un roman d’amour, ceux qui s’avisent d’en écrire. Son ami Lyzandre propose alors de distinguer un bon et un mauvais usage de la fiction : Pourquoi vous mettez vous toutes ces fausses opinions en l’esprit ? Ne sçaiton pas bien que la Poesie, les discours facetieux et toutes vos autres gentillesses, ne sont en vous que ce que sont les fueilles et les fleurs aux arbres, et que vous produisez des fruits aussi capables de profiter, comme de plaire ? C’est vous qui estes enfant légitime d’Apollon, et pour eux ce ne sont que des Bastards infames. Ils n’ont rien du tout de naturel, et ne vivent que d’empruns et d’artifice 29 . La posture narratoriale de Chrysanthe, et, par son biais, celle de l’instance auctoriale elle-même, est justifiée par la « gentillesse » de sa nature et l’excellence de sa lignée. Élu par Apollon, ce dernier peut entreprendre un récit placé d’emblée sous le signe de la distinction. Chrysanthe finit donc par céder aux instances de ses amis, tout en posant une condition qui parachève de légitimer son action : Je suis prest à faire vostre volonté, mais non pas tout-à-fait comme vous l’entendez. Si vous voulez que les Histoires que je vous raconteray soient mises au jour, il ne faut pas que ce soit moy qui les escrive. La longueur du temps feroit languir mon style, et les discours ne seroient pas si remplis de naturel que ceux que je vous pourray faire de bouche. Que plusieurs m’écoutent seulement avec attention, et se donnent après la peine de recueillir tout ce que j’auray dit et de l’escrire par ordre 30 . Produit d’une conversation familière, la qualité stylistique de l’œuvre écrite est garantie par le « naturel » des discours de Chrysanthe et le contrôle amical que le cercle de ses auditeurs exercera sur sa performance orale. Légitimés par une scène d’énonciation conversationnelle, les écarts stylistiques opérés par le style de la fiction en prose sont marqués par un recours systématique aux figures du bien-dire. La plus saillante d’entre elles est la métaphore. Dans les années 1600-1640, l’essor éditorial des recueils de Marguerites, manuels dans lesquels sont répertoriés les lieux communs et les figures du bel usage, atteste la place centrale de cette figure au sein des 28 Ch. Sorel, L’Orphize de Chrysanthe, Paris, T. du Bray, 1626, p. 4. 29 Ibid., pp. 5-6. 30 Ibid., pp. 8-9. Suzanne Duval 234 agréments du langage 31 . Les métaphores continuées qui fleurissent dans les romans des années 1600-1620 témoignent ainsi d’une recherche d’ingéniosité qui joue avec la lisibilité du texte fictionnel. Conçues, comme l’a bien montré Adrienne Petit, comme des images frappantes susceptibles de toucher l’imagination de leur destinataire 32 , ces métaphores marquent de manière ostentatoire l’écart du discours romanesque par rapport au commun usage, et font valoir l’ingéniosité de celui qui les conçoit ainsi que le bel esprit du lecteur qui sait les décoder. Dans ce compliment amoureux tiré d’un roman anonyme daté de 1602, la comparaison topique de la femme aimée avec le soleil s’inscrit par exemple dans une syntaxe métaphorique dont le déchiffrement implique un véritable effort de lecture : Si jamais un esprit affligé (ma Déesse) donna libre entrée en son ame au désespoir, le mien passant plus outre l’y appelle, sous le point eclyptique de ton luysant soleil, qui commence à rouler un emisphere si malheureux, autour des voutes de mon cœur, où l’ennuy, le souspir, le dueil, le regret, le sanglot, et la tristesse, sont les celestes signes, qu’il court au zodiaque de ta beauté, tournant autour du Polle Arctique de mon malheur, qui traverse le petit monde des désirs amoureux de mon cœur […] 33 . La construction, à partir de la métaphore du soleil, d’un tableau cosmique au sein duquel gravitent les diverses émotions du locuteur détourne le propos de sa visée expressive initiale pour attirer l’attention du lecteur sur sa virtuosité stylistique. Rapidement tournées en dérision par la critique à travers l’expression péjorative de « style Nervèze » ou de « parler Phoebus 34 », ces jeux allégoriques sont considérablement réduits dès les années 1620 35 , à la faveur d’un usage plus modéré. On observe en particulier une tendance à atténuer les 31 Sur les figures de pointes métaphoriques répertoriées dans les recueils de Marguerites, nous nous permettons de renvoyer à notre étude : « De la marguerite aux pièces agréables : les choix de belles proses à l’âge baroque », dans C. Bonhert et F. Gevrey (dir.), L’Anthologie. Histoire et enjeux d’une forme éditoriale du Moyen Âge au XXI e siècle, Reims, Éditions et presses universitaires de Reims, 2014, pp. 249-268. 32 A. Petit, « Le Style Nervèze, langue des passions et langue de Cour », art. cit. 33 An., L’Erocaligenesie ou la naissance d’un bel amour sous les noms de Patrocle et Philomele. Histoire veritable et advenue, Paris, G. Robinot, 1602, p. 165. 34 Voir R. Zuber, « Grandeur et misère du style Nervèze », Les Émerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, pp. 83-98. 35 Sur la réduction progressive des termes métaphoriques dans la prose fictionnelle au XVII e siècle, voir G. Siouffi, « Honoré d’Urfé, artisan précoce de la “démétaphorisation” du français ? », XVII e siècle, n°235, 2007/ 2, pp. 275-293. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 235 tropes métaphoriques en les accompagnant de nombreuses modalisations, comme dans ce portrait extrait d’un roman de Pierre de Caseneuve : Son front dont la peau lissée et bien tendue le rendoit plus uny qu’une piece de marbre artistement polie, sembloit estre soutenu par deux arceaux d’ebene (car ainsi pouvoit-on appeler ses sourcils) à l’abris desquels on voyoit deux beaux yeux ou le ris, l’amour et les blandices estoient logez comme en leur element 36 . La tendance des romanciers de l’époque de Nervèze à amplifier la métaphore en développant des sous-thèmes associés est par ailleurs abandonnée, favorisant ainsi une plus grande cohérence du discours. Dans l’extrait suivant, tiré d’un roman tardif de Georges de Scudéry, la métaphore de la tempête des passions ne retient que le thème de l’orage, dont elle développe les différentes étapes : A ces mots, son esprit agité de ces cruelles pensées, s’enveloppant de vapeurs melancoliques et sombres, demeuroit comme ensevely dans leur obscurité nuisible : de sorte, qu’à force d’avoir souffert, il vint presque à ne souffrir plus. Ensuite, un rayon d’espoir perçant enfin cet épais nuage et luy redonnant quelque vigueur […] 37 . La recherche d’une épure du lexique participe lui aussi de cette grammaire de l’écart, et s’articule au goût du discours romanesque pour l’image. Le resserrement du lexique autour d’un petit nombre de substantifs et d’adjectifs récurrents est caractéristique de cette tendance. Appliquées de manière préférentielle à la thématique des passions amoureuses, quelques substantivations adjectivales signalent ainsi la délicatesse d’un langage qui focalise son attention sur les mouvements subtils du cœur et de l’esprit 38 . En témoignent des expressions telles que « cette belle affligée 39 » ou encore « ces belles melancholiques 40 », qui prêtent à un trait de caractère ou à une 36 P. de Caseneuve, Caritée ou la Cyprienne amoureuse, Toulouse, D. et P. du Bosc, 1621, p. 233. 37 G. de Scudéry, Almahide, ou L’Escave Reyne. Première partie, Paris, A. Courbé, 1660, p. 125. 38 Ce goût pour le substantif et le lexique abstrait constituera un trait récurrent de la littérature galante des années 1650-1670, et sera perçu comme l’un des aspects du parler précieux : voir D. Denis, La Muse galante, op. cit., p. 292 et sq., R. Lathuillière, La Préciosité : étude historique et linguistique, Genève, Droz, 1966, notamment p. 389 et sq. et M. Dufour-Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2008, p. 619. La présente étude pourrait être prolongée par une analyse des points de rencontre entre parler précieux et parler roman. 39 An., Les Amours de Mélite et de Statiphile, Paris, D. Le Clerc, 1609, p. 53. 40 An., Clorinde, op. cit., t. 1, pp. 659-660. Suzanne Duval 236 émotion fugitive la dignité de l’essence. Les noms d’affect assurent quant à eux la mise en relief de l’analyse des passions, en même temps qu’ils équilibrent le rythme de la phrase par des regroupements binaires et ternaires : Ayant ouy que sa mort n’avoit pas esté sans quelque fascherie d’Argenis, il sceust assez d’ou procedoit ce ressentiment de pitié 41 . Les affections et les appréhensions, la joye et la tristesse de l’un et de l’autre luy partageoient l’esprit en opinions diverses, dont l’une effaçeoit l’autre 42 . Le fréquent usage de la synecdoque s’inscrit lui aussi dans cette tendance à l’épurement, dans la mesure où il réduit la description concrète à quelques termes significatifs, formant ainsi une représentation stylisée. On en prendra pour exemple la description de la bataille qui ouvre le premier livre d’Almahide : Le fer et le feu brillaient par toutes les rues, et l’acier bruni des Adargues des Mores (que nous appellons les Boucliers) frappé des rayons du soleil, jettoit un eclat par tout, capable d’esblouir les yeux comme celuy de ce grand astre 43 . Enfin, l’intensification du discours romanesque, marquée à la fois par son lexique, son rythme et sa syntaxe, maintiennent le parler roman à un haut degré d’expressivité qui signale sa distinction 44 . Ce processus est en partie assuré par la caractérisation intensive de l’énoncé. Des épithètes de nature comme les « vertes forêts et campagne 45 », l’ « agréable plaisir 46 » ou la « molle paresse 47 » soulignent rythmiquement le trait qualitatif qu’elles désignent. Vilipendés par les détracteurs du parler roman, les adjectifs et les adverbes en -able et en -ment 48 se situent généralement au plus haut degré d’une échelle évaluative ou affective implicite : 41 P. de Marcassus (trad.), L’Argenis de Jean Barclay, de la traduction nouvelle de M. N. G., Rouen, A. Ouyn, 1632, p. 287. 42 A.-A. Mareschal, La Chrysolite ou le secret des romans [1627], Paris, T. du Bray, 1635, p. 249. 43 G. de Scudéry, Almahide ou l’Esclave Reyne. Première partie, op. cit., p. 2. 44 Ce goût pour l’intensité perdurera sous la plume de Madame de Lafayette. Voir J. Rohou et G. Siouffi, Lectures de Madame de Lafayette, Rennes, PUR, 2015, p. 182-186. 45 An., Les Amours de Mélite et de Statiphile, Paris, D. Le Clerc, 1609, p. 52. 46 An., La Mariane du Filomène, [1596], éd. Nicole Cazauran et Isabelle Pantin, Paris, Klincksieck, 1998, p. 3. 47 An., Les Amours de Mélite et Statiphile, op. cit., p. 21. 48 Voir C. Esmein, « “Parler roman”. Imaginaire de la langue et traits de style romanesque au XVII e siècle », art. cit. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 237 Mais oy-je pas la belle Alixee qui d’accens trop pitoyablement lamentables, me prie de la sauver du naufrage ou son honneur balance miserablement 49 : Les nuages tombez des prochaines montagnes se dissipant au lever du Soleil, luy descouvroient peu à peu des choses merveilleusement effroyables 50 . Certains adverbes intensifs en -ment soulignent le caractère indicible du haut degré : Malaisement auroit on sceu dire quel des deux avoit desrobé le jour, ou l’orage, ou la nuict 51 . les uns disaient que l’amitié devait être préférée à l’amour, parce que les plaisirs en étaient plus tranquilles ; et les autres que l’amour devait être préférée à l’amitié, parce que les douceurs en étaient infiniment plus sensibles 52 . La consécutive d’intensité marque elle aussi la tentative d’exprimer un degré qualitatif à la limite du dicible, bien souvent aidée dans cette voie par la locution je ne sais quoi : Ces objets eurent pour moy je ne sçay quoy de si doux, et de si melancholique, que je me laissay emporter aux réveries qu’ils m’inspiroient 53 . Elle danse si merveilleusement, qu’elle ravit les yeux et le cœur de tous ceux qui la voient, car elle a de la justesse, de la disposition, et de ce je ne sais quoi qu’on ne peut faire entendre 54 . L’ensemble de ces traits - dont nous n’avons retenu que les plus remarquables et fortement restreint l’exemplification - converge vers la représentation idéalisée d’une langue aux tours plus élégants, plus délicats et plus expressifs que ceux du commun usage. Ainsi, en s’appropriant l’imaginaire d’une distinction langagière constitutive du capital symbolique de la société de cour, le genre romanesque se positionne en détenteur légitime des normes du bien-dire 55 . 49 N. Des Escuteaux, Amours diverses, Rouen, J. du Bosc, 1613, p. 608. 50 P. de Marcassus (trad.), L’Argenis, Rouen, A. Ouyn, 1632, p. 354. 51 P. de Marcassus, La Clorymène, Paris, P. Billaine, 1626, p. 8. 52 M. de Scudéry, Clélie. Histoire romaine. Troisième partie [1657], éd. Ch. Morlet- Chantalat, Paris, H. Champion, 2003, III , 1, p. 125. 53 An., Clorinde, Première partie, Paris, A. Courbé, 1654, p. 648. 54 M. de Scudéry, Clélie. Histoire romaine. Quatrième partie [1658], éd. Ch. Morlet- Chantalat, Paris, H. Champion, 2004, p. 459. 55 L’essor, dès les années 1620, du genre de l’histoire comique, et la place importante que ce genre ménage au type du bourgeois gentilhomme, ou encore du pédant gentilhomme, figures ridicules qui singent les hommes de cour en arborant un Suzanne Duval 238 Conclusion L’analyse de la mise en relation, au XVII e siècle, de la langue des romans avec celle de la cour met en lumière une dynamique caractéristique du champ littéraire des années 1600-1660 : celle d’une reconfiguration des valeurs de la langue littéraire autour de celles de la norme haute du français. Dès lors que la langue des honnêtes gens tend à devenir l’ultime étalon du beau langage, la prose fictionnelle, tant par l’apparent naturel de son style conversationnel que par sa recherche omniprésente de distinction, peut se porter candidate pour incarner l’élite de la langue littéraire. Aussi peut-on s’interroger sur les raisons qui expliquent la tombée en désuétude des ornements stylistiques du parler roman dans les années 1660, rapidement remplacés par le style plus sobre de la nouvelle galante 56 . Le bilan que dresse Charles Sorel est à ce titre éclairant : Le Stile fastueux des Romans Heroïques estant un peu radoucy, le premier livre qui a esté écrit d’un Stile digne d’approbation, a esté la petite Nouvelle de la Princesse de Montpensier, ou de vray il n’y a point de ces mots nouveaux dont on se sert en Discours familiers, mais cela est accomodé à l’air d’une personne de qualité qui ecrit de mesme qu’elle parle, et qui parle toûjours fort bien et fort agreablement 57 . Par un retournement du pour et du contre qui est le propre de la dynamique d’un champ linguistique en diachronie 58 , l’écart distinctif qui permettait d’établir la valeur des romans du premier XVII e siècle devient celui-là même qui les disqualifie : désormais considérée comme excessivement « fastueuse » et non plus comme polie, la grammaire de la distinction qui gouverne langage truffé de clichés romanesques, apparaît en ce sens comme l’une des contestations majeures de cette prétention du roman à incarner la norme haute du français. 56 Sur le « tournant » des années 1660, voir C. Esmein, « Le tournant des années 1660, phénomène patent ou théorie qu’une histoire littéraire revisitée vient démonter ? », Fabula Littérature-Histoire-Théorie, n° 1, juin 2005, [article paru en ligne, www.fabula.org/ LHT/ 0/ esmein]. 57 Ch. Sorel, « Du nouveau langage françois », De La Connaissance des bons livres, Paris, op. cit., p. 371. 58 Point sur lequel P. Bourdieu insiste particulièrement : « C’est sans doute la lassitude corrélative de l’exposition répétée qui, associée au sens de la rareté, est au principe des glissements inconscients vers des traits stylistiques plus « classants » ou vers des usages plus rares des traits divulgués. Ainsi les écarts distinctifs sont au principe du mouvement incessant qui, destiné à les annuler, tend en fait à les reproduire (par paradoxe qui ne surprendra que si on ignore que la constance peut supposer le changement) », « La production et la reproduction de la langue légitime », op. cit., p. 56. L’imaginaire sociolinguistique du parler roman au XVII e siècle 239 l’écriture du roman héroïque passe pour une affectation au regard de la distinction supérieure du style de Madame de Lafayette, selon le même processus qui, trente ans auparavant, avait conduit à la défaveur du Style Nervèze. Bibliographie 1. Sources A NONYME , Les Amours de Mélite et Statiphile, Paris, D. Le Clerc, 1609. 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