eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

L’éloquence silencieuse de l’horreur: le portrait de Mandrague dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé

2016
Roberto Romagnino
PFSCL XLIII, 85 (2016) L’éloquence silencieuse de l’horreur : le portrait de Mandrague dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé R OBERTO R OMAGNINO (U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE , EA 4509 STIH) Les bergers qui peuplent les contrées de L’Astrée, ainsi que les nymphes et les chevaliers qui les côtoient, ne semblent connaître la laideur que d’une manière anecdotique. Ils ont une expérience relativement faible de l’horreur. De ce fait, la description de Mandrague dans les tableaux de l’histoire de Damon et de Fortune est suffisamment exceptionnelle pour retenir notre attention. Par une micro-lecture de cette séquence, nous voudrions ici nous pencher sur la manière dont l’auteur de ce roman fondateur envisage la représentation de la laideur pour susciter un sentiment d’horreur. Nous essayerons ensuite de donner une interprétation possible du portrait de la Magicienne, en le replaçant dans le contexte didactique de l’exégèse du cycle figuratif. Sous la plume d’Honoré d’Urfé, la plaine du Forez est peuplée de figures féminines qui se signalent par leur beauté. Aux deux côtés du Lignon, nymphes et bergères rivalisent en grâce et en perfection, leur charme étant constamment souligné. Dans la fiction narrative du XVII e siècle, l’idéal aristocratique de la kalokagathia paraît encore opératoire : d’une manière générale les personnages nobles et ceux « positifs » sont le plus souvent caractérisés par quelques traits, plus ou moins développés, identifiés comme beaux. La représentation de la femme dans L’Astrée a déjà suscité des études ponctuelles 1 , alors que les portraits masculins, certes développés d’une manière moins soignée, souffrent d’un intérêt plus faible chez les chercheurs. Pareillement, la présence relativement discrète de la laideur dans les contrées foréziennes a peu intéressé les critiques. Pourtant, il y a bien d’autres « serpents dans la bergerie ». À la différence de la beauté, pratiquement omniprésente dans le roman pastoral, la laideur semble reléguée à quelques situations narratives particulières et associée à quelques personnages qui tendent à devenir des 1 Voir par exemple M. Gaume, « Portraits de femmes dans la première partie de L’Astrée », dans Études Foreziennes, n o 1, 1968, pp. 15-25 ; J. Serroy, « Portraits de femmes. La beauté féminine dans L’Astrée », dans Études sur Étienne Dolet. Le Théâtre au XVI e siècle. Le Forez, le Lyonnais et l’histoire du livre, dir. Gabriel-André Pérouse, Genève, Droz, 1993, pp. 239-247. Roberto Romagnino 194 « types » sinon des topoï fictionnels, tels la vieille femme objet de vitupération 2 , la sorcière 3 , l’étranger 4 . Dans l’ensemble, la présence de la laideur dans l’univers romanesque peut être envisagée sous deux angles de vue bien définis. D’une part elle fait l’objet d’un discours ou d’une réflexion, d’autre part elle est représentée et offerte à la vue du lecteur. Dans le premier cas, la laideur peut tantôt constituer le prétexte à une réflexion morale ou à une casuistique, tantôt s’inscrire dans un discours que nous qualifierions de sophistique, notamment dans la forme des dissoi logoi (par exemple « pour et contre la laideur ») ainsi que d’un éloge paradoxal ou d’une comparaison avec la beauté 5 . Dans le deuxième cas, une séquence descriptive montre la laideur physique d’un personnage, souvent envisagée comme le signe extérieur d’une dégradation morale qui, pour ainsi dire, affleure à la surface du corps 6 . Cette sorte d’interférence entre l’aspect physique et la nature d’un homme constitue le fondement de l’interprétation physiognomonique du corps et en particulier du visage, dont on compte de nombreux exemples romanesques jusque pour le moins aux années 1630 7 . Ici, nous proposons précisément d’envisager la seule description évidente de la laideur, et plus en particulier de mettre en lumière la façon dont cette « mise sous les yeux » se définit par rapport à la représentation, plus fréquente, de la beauté. Nous entendons de fait la description au sens où on 2 Sur le développement de ce topos, voir P. Bettella, The Ugly Woman : Transgressive Aesthetic Models in Italian Poetry from the Middle Ages to the Baroque, Toronto- Buffalo, University of Toronto Press, 2005, en particulier pp. 10-40. 3 Voir N. Courtès, L’Écriture de l’enchantement. Magie et magiciens dans la littérature française du XVII e siècle, Paris, H. Champion, « Lumière classique », 2004. 4 Le Maure frappé d’une passion soudaine pour Diane (L’Astrée, I, 6), dans son aspect « monstrueux », en constitue un exemple. 5 Voir par exemple N. de Cholières, Les Neuf Matinées du seigneur de Cholières, Paris, J. Richer, 1585 (en particulier la « Matinée V. Des Laides et Belles Femmes. S’il vaut mieux prendre à femme une laide qu’une belle », pp. 162-199). 6 Voir U. Eco (dir.), Histoire de la laideur [ trad. M. Bouzaher ] , Paris, Flammarion, 2007 ; K. S ZUHAJ , Le Portrait satirique baroque. L’œuvre de Charles-Timoleon de Sigogne dans le reflet d’une analyse comparée de l’art et de la peinture, Thèse Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III / Eötvös Loránd tudományegyetem (Budapest), 2009, dir. M.-M. Fragonard et Z. Jeney. 7 Voir J.-J. Courtine et C. Haroche, Historie du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVI e -début XIX e siècles), Paris, Éditions Payot et Rivages, 2007 [ 1988 ] ; J.-J. Courtine, « Le miroir de l’âme », dans Histoire du corps, dir. G. Vigarello, vol. 1. (De la Renaissance aux Lumières), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2011 [ 2005 ] , pp. 319-325. Voir aussi L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie dans les théories et les pratiques artistiques de la Renaissance à l’Âge classique », Nouvelle revue d’Esthétique, PUF, n o 15, 2015, pp. 123-133. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 195 l’entendait dans la réflexion rhétorique de l’Antiquité et de la première modernité, à savoir celui d’un discours doté d’enargeia/ évidence, mettant son objet sous les yeux du lecteur/ auditeur (hyp’opsin/ sub oculos). Ainsi la séquence que nous avons retenue se signale-t-elle par une remarquable visée énargique et pathétique. Un « spectacle d’horreur » Dans le livre XI de la Première partie de L’Astrée, le druide Adamas, sollicité par la curiosité de Céladon et cédant à la demande de Galathée, livre - à l’attention d’une assistance où figurent aussi Léonide et Sylvie - une description commentée des tableaux composant l’« Histoire de Damon et de Fortune ». Il s’agit d’une véritable histoire intercalée, se déroulant par étapes sur six bas-reliefs dont le sage explique le fond narratif et décrypte les éléments codés. Cette « galerie de peintures » sui generis représente les amours tragiques des jeunes bergers Damon et Fortune. Victime du caprice d’Amour, la vieille magicienne Mandrague tombe amoureuse de Damon. Face à l’impossibilité de satisfaire à cette passion inconsidérée, elle envoie des songes pernicieux aux deux bergers et altère - à l’aide de la magie - les eaux de la Fontaine de la Vérité d’Amour. Ainsi trompés, Damon et Fortune meurent de chagrin. Regrettant l’épilogue pitoyable de l’histoire, Mandrague ne peut enfin que maudire ses propres arts. À la magicienne est d’abord consacrée une première description, longue et minutieuse, dans le troisième tableau, présentée tout après une description du beau Damon, dont elle constitue le pendant antiphrastique : Or jettez l’œil de l’autre côté du rivage si vous ne craignez d’y voir le laid en sa perfection, comme en la sienne vous avez veu le beau, car entre ces ronces effroyables, vous verrez la magicienne Mandrague contemplant le Berger en son bain. La voicy vestuë presque en despit de ceux qui la regardent, eschevelée, un bras nud, & la robbe d’un costé retroussée plus haut que le genoüil. Je croy qu’elle vient de faire quelque sortilege ; mais jugez icy l’effet d’une beauté. Ceste vieille que vous voyez si ridée, qu’il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage, maigre, petite, toute chenuë, les cheveux à moitié tondus, toute accrouppie, & selon son âge plus propre pour le cercueil que pour la vie, n’a honte de s’esprendre de ce jeune Berger : Si “l’Amour vient de la simpathie”, comme on dit, je ne sçay pas bien où l’on la pourra trouver entre Damon & elle. Voyez quelle mine elle fait en son extaze. Elle estend la teste, allonge le col, serre les espaules, tient les bras joints le long des costez, & les mains assemblées en son gyron ; & le meilleur est, que pensant sousrire, elle fait la Roberto Romagnino 196 mouë. Si est-ce que telle qu’elle est, elle ne laisse de rechercher l’amour du beau Berger. 8 Ce passage s’inscrit, à l’instar du troisième volet d’un polyptique, dans une séquence plus ample constituée de quatre éléments. Le premier consiste en une topographie représentant le Lignon, ses sources et le bois qui le côtoie. Le deuxième montre le beau berger Damon. Après la description de Mandrague, la mention de Vénus et de Cupidon se moquant de Mandrague vient enfin renseigner le lecteur sur l’origine de la passion de la magicienne pour le berger : Que si ce n’est par gageure, c’est pour faire voir en ceste vieille, que le bois sec brusle mieux, & plus aisément que le verd, ou bien que pour monstrer sa puissance sur ceste vieille hostesse des tombeaux, il luy plaist de faire preuve de l’ardeur de son flambeau, avec lequel il semble qu’il luy redonne une nouvelle ame ; & pour dire en un mot, qu’il la fasse ressusciter, & sortir du cercueil. 9 Ainsi toute l’histoire serait-elle la représentation « en acte » d’une sentence : « le bois sec brusle mieux, & plus aisément que le verd ». Cette histoire, par ailleurs, offre de nombreux memorabilia qui en dénoncent la visée pédagogique et morale. On peut dès lors se demander quelle est la principale leçon que le lecteur, de même que le curieux Céladon, spectateur/ auditeur intra-fictionnel, doit retenir de ces « infortunées & fidelles Amours ». Quelques détails de la description ci-dessus nous offriront une réponse probablement inattendue. Cette séquence comporte plusieurs traits qui caractérisent maintes descriptions de la vieille femme, laide et hideuse. Cette dernière s’affirme comme un motif recourant depuis l’Antiquité, et en particulier au XVI e siècle où la dépréciation esthétique de la vieillesse fait l’objet de nombreux ouvrages satiriques, parfois teintés d’une touche misogyne plus ou moins foncée 10 . Si l’on songe aux descriptions brutales d’un Du Bellay ou d’un 8 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée [1607-1612], dir. Delphine Denis, Paris, Champion Classiques, série « Littératures », 2011, l. 11, p. 642. Les extraits de la première partie de L’Astrée seront tous cités d’après cette édition. 9 Ibid. 10 Voir J. Bailbé, « Le thème de la vieille femme dans la poésie satirique du seizième et du début du dix-septième siècles », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 26, n o 1, 1964, pp. 98-119 ; J.-P. Cavaillé, « L’Éloge de la laideur dans la littérature antipétrarquiste », dans « La Querelle des corps. Acceptions et pratiques dans la formation des sociétés européennes », L’Atelier du centre de recherches historiques [ en ligne ] , n o 11, 2013, mis en ligne le 8 juillet 2013, consulté la dernière fois le 29 mars 2016, URL : http: / / acrh.revues.org/ 5234. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 197 Ronsard 11 , on ne peut que s’étonner à l’égard du caractère certes macabre mais somme toute relativement discret du portrait proprement physique de Mandrague. Ce dernier, par ailleurs, ne semble pas relever d’une visée satirique. Il ne s’agit aucunement d’une caricature. À y regarder de près, les quelques lignes de la prosopographie de la magicienne nous offrent une déclinaison en quelque sorte déconcertante du portrait de la vieille femme. D’abord, la description repose manifestement sur le renversement complet du paradigme de la descriptio puellae 12 . Ce dernier est largement illustré dans la fiction narrative en prose et dans la pastorale entre le XVI e et XVII e siècles, où abondent les descriptions physiques de bergères et nymphes, aussi bien que de nobles femmes. Souvent, ces portraits se fondent sur l’étalement des parties du corps, que l’emploi massif de la comparaison voire de la métaphore finit par assimiler aussitôt à une liste plus ou moins longue de comparants qui tendent à devenir topiques. L’héroïne éponyme des Bergeries de Julliette de Nicolas de Montreux en offre un excellent exemple, que nous nous permettons de citer in extenso : Elle avoit les cheveux à couleur de chastain, longs, & fort desliez, qu’elle emprisonnoit par filets, souz un beau voyle de lin, ou de toille d’Hollande, son front estoit large, sans marques ou rides, estendu, polly, & un peu brun, ses sourcils noirs et desliez, comme floccons de fine soye, un peu abaissez sur la voulte des yeux, qui estoient brunetz et fort clairs, voire estoient vives flammes pour embrazer les cœurs non encores passionnez, de tous ceux qui les regardoyent, ils n’estoyent point enfoncez dans la teste, ny trop grands, ny trop petits, ains esgallement mesurez et proportionnez : ses jouës un peu grassettes & non plattes ny creuses, portoient la couleur d’une roze de May, sans fard ny vermillon, ses levres ressembloyent aux oeuillets d’Esté, & encores elles estoyent plus douces & vermeilles, son nez un peu 11 Voir J. Bailbé, « Le thème de la vieille femme dans la poésie satirique », art. cit.. 12 Voir en particulier Les Arts poétiques du XII e et du XIII e siècle, éd. E. Faral, Paris, Honoré Champion, 1924 ; E. Cropper, « On beautiful women, Parmigianino, “Petrarchismo”, and the vernacular style », Art Bulletin, n o VII, 1976, pp. 374-393 ; G. P OZZI , « Il ritratto della donna nella poesia d’inizio Cinquecento e la pittura di Giorgione », Lettere italiane, n o 1, 1979, pp. 309-341 ; Id., « Temi, τοποι , stereotipi », dans Letteratura italiana, dir. A. Asor Rosa, III e partie : Le forme del testo, t. I : teoria e poesia, Turin, Einaudi, 1984, pp. 391-436. Voir aussi M. de las Nieves Muñiz Muñiz, « Sulla tradizione della descriptio puellae e sull’Amaranta di Sannazaro », Rinascimento meridionale, n o 2, 2011, pp. 21-57 ; I D ., « La descriptio puellae : tradición y reescritura », dans El Texto infinito. Tradición y reescritura en la edad media y el Renacimiento, éd. C. Esteve, Salamanque, Seminario de Estudios Medievales y Renacentistas ; Sociedad de Estudios Medievales y Renacentistas, 2014, pp. 151-189. Roberto Romagnino 198 aquillin, sa gorge grassette, & blanche comme albastre, son sein pareil en couleur au laict pressé, où deux petits montz d’yvoire distantz de trois doigts l’un de l’autre, durs comme pierre, & blancs comme neige, traçoyent & ouvroyent mignonnement un petit chemin par où glissoit une chaisne de perles d [ e ] voirre qui cedoient à sa divine blancheur naturelle, ses mains estoient longues, grassettes & serrées à les manier, l’on eust cuidé toucher du cotton, ou de la soye : & bref jamais la miserable Oenonne encore bergere de la forest d’Ida, ne fut si belle alors que Paris la prit à femme. 13 Se formant par « concrétion » d’éléments de nature minérale et végétale, l’image de la femme ainsi décrite n’a donc plus rien de proprement humain. De surcroît, il est paradoxalement difficile, voire impossible, de se forger une image mentale d’un corps ainsi représenté 14 . On le voit, ce type de représentation repose sur un code poétique fortement connoté, relevant de l’idéal esthétique pétrarquiste, développé ensuite dans le sens de la profusion des détails et, par là, des matériaux convoqués en tant que parangons des « vertus » esthétiques de la femme décrite, entre autres la blancheur et la douceur. Ailleurs, le corps ainsi constitué est de surcroît revêtu de robes très riches, qui finissent parfois par l’écraser sous le poids de leurs tissus finement brodés. La femme, objet de la description, disparaît alors en tant que figure « humaine » : elle devient, pour ainsi dire, un pur support, un monument sur lequel se greffe une floraison d’éléments hétérogènes. Ce type de description fait bientôt l’objet de critiques violentes, voire de satires, visant à la fois la dimension topique des portraits physiques et, plus en particulier, le caractère outré et invraisemblable de l’appareil comparatif, que Rebreviettes tourne par exemple au ridicule quelques ans après la parution de la Première partie de L’Astrée : Apres m’estre amusé à la contemplation de toutes ces choses, je rejettay ma veuë su la parure des Demoiselles qui estoient à la table, non sans admirer leur folle vanité tant en façons de faire, qu’en habits & autres ornemens. L’une avoit une escharpe au travers le corps comme une Bellonne, l’autre un pannache sur la perruque comme une furie de Mars, l’autre le sein 13 N. de Montreux, Le Premier Livre des Bergeries de Julliette, Lyon, J. Veyrat, 1592 [ 1585 ] , pp. 1-3. 14 Le portrait grotesque de « la belle Charité » dans le livre 2 du Berger extravagant de Sorel, concrètement illustré par une gravure, montre clairement l’impossibilité d’une lecture au premier degré de ce type de description. Voir par exemple L. Desjardins, « De la “surface trompeuse” à l’agréable mensonge. Le visage au XVII e siècle », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality : History and Theory of the Arts, Literatures and Technologies, n o 8, 2006, pp. 53-66. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 199 descouvert comme une Cyprinne ; l’autre les cheveux flottans sur la face, comme une Meduse : brief elles estoient toutes si bigarrées, desguisées, cordelées, huppées, frisées, gauffrées, enchainées, tortillées, godronnées, & contrefaites que l’on eust dit qu’elles eussent fait complot de donner un prix de gloire & d’honneur, à celle qui auroit le plus de folie & de vanité. Je passois aucunement toutes ces choses, comme artifices pour se montrer plus galantes & plus belles (but principal après lequel ce sexe descoche ordinairement les trais de sa vanité) mais rien ne me donna tant d’estonnement que leurs cheveux, que elles avoient poudrez d’une certaine poudre menuë & deliée, assez aprochante à la blancheur de la fleur d’amande lors qu’elle est bien pulverisée. C’estoit l’encens de Cypre dont elles parfumoient leurs testes autels de la fausse Déesse de ceste isle-là. A la première veuë que j’en fis, je pensay qu’elles venoient de cribler la farine, ou qu’elles avoient eu le buleteau en main dans quelque moulin au bled, mais les ayant regardées de plus près, je vy bien que ceste poudrure y estoit de guet à pent, car leurs robbes n’estoient en rien farinées, & il n’y avoit que leurs cheveux ainsy blanchis, & accommodez. Je cognu lors que c’estoit un pur aveuglement dont Dieu les avoit bandées, affin que pensant s’embellir per tels moyens, elles se rendissent laides & difformes, s’exposant à la risée de ceux de qui elles pensent estre cheries & courtisées. 15 Or il paraît manifeste que la description de Mandrague ne relève pas de la même intention. Le texte d’Urfé semble vouloir atteindre un effet purement esthétique, en l’occurrence l’horreur. Celui-ci repose sur une sorte de dépouillement progressif des moyens expressifs. En effet, par rapport à la description de la beauté, la « mise sous les yeux » de la laideur se définit par privation ou par négation. À ce propos, il est significatif que déjà la représentation de la bergère Fortune dans le deuxième tableau, qui pourtant s’inscrit encore en partie dans la tradition du portrait « comparatif » ou métaphorique, se concentre sur quelques éléments, à savoir les cheveux et surtout les sourcils de la bergère. Par un procédé de thématisation du détail, Urfé déplace alors le regard du spectateur sur l’action des petits Amours qui façonnent les sourcils en jouant avec leurs arcs 16 . La métaphore, mise en scène et non énoncée, n’est donc que le point d’appui d’une description enchâssée ou, pour mieux dire, juxtaposée. Le portrait de Fortune 15 G. de Rebreviettes, Le Philaret, divisé en deux parties, Erres et Ombre, Arras, G. de La Rivière, 1611, pp. 57-59. 16 La multiplication de détails « signifiants » entraîne, il est vrai, le risque de la dispersion dans la lecture. En ce sens, le développement de l’action des Amours forgeant leur arc sur le modèle du sourcil de Fortune - ce qui, de surcroît, inverse le rapport comparatif traditionnel - est davantage envisageable en tant que particolare que comme dettaglio (voir D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996 [ 1992 ] , en particulier p. 223 et sq.). Roberto Romagnino 200 proprement dit se voit par conséquent soustrait au surplus potentiel d’éléments figuratifs invraisemblables, ceux-ci étant déplacés à côté du sujet principal qui se voit comme « épuré ». À y regarder de près, en effet, les tableaux illustrant cette histoire tragique témoignent d’un changement de perspective. Délaissant les conventions de la description traditionnelle, Urfé semble regarder davantage à des modèles figuratifs que langagiers. Ce paradigme pictural se traduit alors en une remarquable économie des moyens convoqués pour peindre les scènes principales de l’histoire, alors que ce sont les détails les plus décoratifs qui s’avèrent développés plus librement, et comme « mis à l’écart » de la figure principale. Dans le portrait de Mandrague, le romancier-peintre convoque quelques éléments topiques de la descriptio puellae, en en renversant complètement la connotation. Si les portraits des jeunes femmes se rapprochent parfois des représentations allégoriques de l’abondance, et si, en effet, le lourd appareil comparatif en réduit sensiblement la lisibilité, la description de Mandrague donne bel et bien à voir, et ce d’une manière concrète et impressive. La liste conventionnelle des comparants topiques de la beauté et de la jeunesse est dès lors remplacée par de simples adjectifs, prégnants voire répugnants, et par des similitudes suggérant des images dysphoriques non pas abstraites mais ancrées elles aussi dans l’expérience réelle des lecteurs, tels la grimace de la vieille magicienne et la précision que son âge est « plus propre pour le cercueil que pour la vie ». Apparemment hyperbolique, cette amplification adjectivale n’en suggère pas moins l’aspect tangible d’un corps dégradé par le temps, tout en introduisant l’image du cercueil - effrayante s’il en est - qui contribue à susciter une certaine gêne chez l’auditeur. À une première lecture, la description de Mandrague respecte les consignes des traités de rhétorique. D’abord Adamas, s’adressant à ses auditeurs, les engage directement dans le procédé d’exégèse ecphrastique. Il dirige le regard des spectateurs qui, restant muets pendant toute la description 17 , apprennent à la fois une leçon esthétique (par la vue de modèles de beauté et de laideur), une leçon technique (la meilleure façon de peindre et de décrire), et une leçon éthique (la redoutable puissance d’Amour et le danger que l’on court en s’abandonnant à une passion). Ensuite, un élément plus général (« la voicy vestuë presque en despit de ceux qui la regardent ») précède les quelques détails convoqués pour mettre sous les yeux l’image de la vieillesse et de la laideur : échevelée, Mandrague 17 On se souvient en revanche que Philostrate - dont les descriptions commentées des Images constituent l’un des modèles des ecphraseis des tableaux de Damon et de Fortune - encourageait ses jeunes auditeurs à l’interrompre et à lui poser des questions. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 201 est présentée comme un emblème de la répugnance 18 . Sa décrépitude exige l’emploi d’une image hyperbolique (« il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage »), mais ce qui déconcerte est surtout la passion inouïe d’une femme aussi âgée pour un jeune berger. Le caractère extraordinaire de cet amour est par ailleurs mis en lumière par la nymphe Galathée, qui le distingue de celui de Fortune, défini comme « chose ordinaire » : Voulez vous, Berger, voir une des plus grandes preuves qu’Amour ayt fait de sa puissance il y a long temps ? Et quelle est-elle ? respondit le Berger : C’est, dit la Nymphe, les Amours de Mandrague, & de Damon : car pour la Bergere Fortune, c’est chose ordinaire. 19 Les actions nerveuses qu’accomplit la magicienne donnent encore l’image d’une personne « possédée » : en les décrivant, Adamas recourt précisément au terme « extaze ». La femme paraît alors complètement défigurée, désormais incapable de renoncer à l’amour de Damon, qui pourtant lui est refusé. L’importance de ce dense passage se signale d’emblée par le soin de sa composition. Plusieurs allitérations - particulièrement efficaces si l’on admet la pratique de la lecture à haute voix de certaines séquences romanesques, pratique qui nous paraît convenir sensiblement aux descriptions - soulignent par exemple le poids de termes tels « la voicy vestuë », « robbe [ … ] retroussée », « vieille que vous voyez », et en général des mots de voir, dont le passage paraît saturé. L’insistance sur les r (« autre côté du rivage », « ronces effroyables ») oblige également le lecteur à s’arrêter sur quelques syntagmes censés suggérer des images saillantes. Il se figure alors le lieu de cette contemplation dérobée, ainsi que certains détails du corps de la magicienne, desséchée par le temps et proprement répugnante. La puissance de ces images se fonde à la fois sur le caractère réel et concret des éléments évoqués et sur un dépouillement visant l’intensité plutôt que la quantité des détails. Ainsi le portrait relève-t-il davantage de l’hypotypose - figure d’emphase reposant sur la mise en lumière de quelques détails particulièrement expressifs - que de la description proprement dite - figure de la profusion visant à donner une image le plus possible complète de son objet. Parmi les nombreuses représentations de vieilles sorcières proposées par la fiction narrative européenne depuis l’Antiquité, deux figures semblent avoir pu inspirer Honoré d’Urfé dans la peinture de Mandrague. D’abord le portrait ariostesque d’Alcina, dont la suggestion est doublement présente 18 J. Serroy, « Portraits de femmes. La beauté féminine dans L’Astrée », art. cit., p. 241, parle bien à propos d’« anti-appas » et d’« érotisme dévoyé ». 19 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, p. 632. Roberto Romagnino 202 dans les tableaux de Damon et de Fortune. D’une part, elle témoigne du topos de l’assimilation du sourcil à un arc 20 , mobilisée - de façon originale comme on l’a vu - dans le portrait de Fortune. D’autre part - dans son affreux état naturel qu’elle s’adonne à dissimuler par ses arts magiques - Alcina semble précisément avoir marqué la représentation de Mandrague : Dame tant laide, & telle, que la terre Une plus vieille & difforme n’en serre. Alcine avoit face ridée, & palle, Maigre, & le poil rare, gris, & chenu, Et à six pieds n’avoit haulteur egale, Et moins en bouche avoit dent retenu : Car plus qu’Hecube, ou Cumée fatale Avoit de temps, en vieillesse venu : Mais tant cest art use à nous incognue, Qu’elle est pour belle, & pour jeune tenue. 21 Alcina constitue à la fois un modèle sur le plan proprement esthétique et un contre-modèle sur le plan fictionnel, l’art de Mandrague ne lui permettant ni de camoufler son aspect affreux, ni d’obtenir l’amour de Damon, ne fût-ce que pour un temps déterminé. Un deuxième modèle, romanesque cette fois et très proche chronologiquement de L’Astrée, est la redoutable Diadelle des Bergeries de Julliette : une femme qui avoit les bras nuds, jusqu’aux coudes, les cheveux espars tout du long de ses espaules, les pieds nuds, & les mains toutes noircies de fumée, dans l’une desquelles elle tenoit une fiole, & dans l’autre une verge d’osier. 22 Par rapport à ces modèles plutôt conventionnels, cependant, la magicienne de L’Astrée est envisagée d’une manière beaucoup plus efficace et, dirionsnous, dramatique. Mandrague est littéralement mise en scène et présentée en acte. Anticipée par le commentaire de l’exégète Adamas dans le troisième tableau (« je croy qu’elle vient de faire quelque sortilege »), en effet, l’action de la magicienne est décrite minutieusement dans le quatrième : Or considerons l’histoire de ce Tableau, voicy Mandrague au milieu d’un cerne, une baguette en la main droitte, un livre tout crasseux en l’autre, avec une chandelle de cire vierge, des lunettes fort troubles au nez, voyez 20 L’Arioste, Le Premier volume de Roland furieux [ trad. J. Fornier ] , Anvers, G. Spelman, 1555, VII, 12, 1-2 : « Soubs deux arcs noirs, de lignes tressubtiles / Sont deux beaux yeulx, ains deux soleils luysans ». 21 Ibid., VII, 72-73. 22 N. de Montreux, Le Premier Livre des Bergeries de Julliette, op. cit., II e journée, p. 145. Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 203 comme il semble qu’elle marmotte, & comme elle tient les yeux tournez d’une estrange façon, la bouche demy ouverte, & faisant une mine si estrange des sourcils, & du reste du visage, qu’elle monstre bien de travailler d’affection. Mais prenez garde comme elle a le pied, le côté, le bras, & l’espaule gauche nuds, c’est pour estre le costé du cœur : ces fantosmes que vous luy voyez autour, sont demons qu’elle a contraint venir à elle par la force de ses charmes, pour sçavoir comme elle pourra estre aimée de Damon [ … ] . 23 L’accumulation des éléments dérangeants vise à susciter la répulsion du lecteur/ spectateur. La sorcière, dont l’image est encore une fois morcelée et représentée par la mise en lumière de quelques disjecta membra dont l’ordre paraît de surcroît aléatoire (du bas en haut dans les dernières lignes citées ci-dessus, c’est-à-dire l’inverse de ce que préconisent les traités). Le lecteur averti aura reconnu dans ces détails - à la fois « étranges » (adjectif employé à plusieurs reprises) et effrayants - la représentation de gestes et attitudes signifiant, comme le suggère l’exégète lui-même, la passion violente qui agite Mandrague 24 . Plus exactement, la passion est montrée par ses effets, sur et par le corps de la magicienne. C’est une véritable peinture qu’Urfé nous met sous les yeux. Ainsi l’inspiration picturale de cette séquence paraît-elle manifeste dans ce passage ultérieur : Avant que passer plus outre, considerez un peu l’artifice de ceste peinture, voyons les effets de la chandelle de Mandrague, entre les obscuritez de la nuit. Elle a tout le costé gauche du visage fort clair, & le reste tellement obscur qu’il semble d’un visage different, la bouche entre-ouverte paroist par le dedans claire, autant que l’ouverture peut permettre à la clairté d’y entrer, & le bras qui tient la chandelle, vous le voyez aupres de la main fort obscur, à cause que le livre qu’elle tient y fait ombre, & le reste est si clair par le dessus, qu’il fait plus paroistre la noirceur du dessous. Et de mesme avec combien de consideration ont esté observez les effets que ceste chandelle fait en ces demons ; car les uns & les autres selon qu’ils sont tournez sont esclairez ou obscourcis. 25 23 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, p. 643. Sur le portrait de Mandrague, voir aussi M. Gaume, Les Inspirations et les sources de l’œuvre d’Honoré d’Urfé, Saint-Étienne, Centre d’Études foréziennes, 1977, pp. 28-39 et passim ; N. Courtès, L’Écriture de l’enchantement, op. cit., pp. 363-367. 24 Sur cet aspect, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Lire les gestes, voir les passions : gestes et attitudes dans la fiction narrative française du XVII e siècle », dans Interpretation in/ of the Seventeenth Century, dir. P. Zoberman, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015, pp. 217-232, en particulier p. 226 sq. 25 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, pp. 643-644. Roberto Romagnino 204 En plus de sa remarquable compétence technique, le romancier fait ici preuve d’une virtuosité hors pair. Il réussit le pari épineux - dont l’échec est lourdement sanctionné par les contempteurs de la description - de revêtir le langage spécialisé et la méticulosité de l’ecphrasis d’une incontestable grâce stylistique, tout en montrant des objets proprement horribles. Le style coulant et la douceur de la composition véhiculent dans ce passage un coup d’œil repoussant. En délaissant le souvenir maniériste des portraits de l’école de Fontainebleau - dont ailleurs il fait preuve d’une maîtrise parfaite - Urfé puise dans des modèles complétement différents, que nous définirions « caravagesques », qui retiennent également la leçon de certaines peintres « réalistes » des écoles du Nord. Les jeux de lumière, le détail de la bouche entre-ouverte, le clair-obscur observé avec une précision déconcertante, voici autant d’éléments apparemment nouveaux dans une description fictionnelle. Ce qui caractérise cette séquence est son caractère « réaliste » et fortement concret, qui ne relève pas pour autant d’une visée satirique, ni d’une esthétique de l’excès ou grand-guignolesque. De ce fait, c’est précisément l’expérience directe et concrète des détails représentés qui suscite chez le lecteur le sentiment de l’horreur. Urfé lui met sous les yeux ce qu’il connaît ou ce qu’il craint. Il lui montre ses cauchemars. Les effets d’une passion Le soin extrême par lequel le romancier soustrait le portrait de Mandrague au topos de la femme laide et exécrable - voire hideuse et donc affreuse - nous invite à nous interroger sur la fonction de cette longue description morcelée en plusieurs passages. D’une part il y a certes une intention esthétique, le cycle des tableaux de Damon et de Fortune visant à séduire le lecteur par la virtuosité de l’écriture et l’abondance des images. Les amateurs de peinture auront aussi apprécié les renvois aux détails techniques. En ce sens, l’expansion narrative de l’histoire insérée s’accompagne de la fonction ornementale de la description visant à susciter le plaisir du lecteur. D’autre part, cependant, une lecture plus attentive montre que ce plaisir de la description s’accompagne à la fois d’un sujet déplorable et d’images répugnantes. À y regarder de près, en effet, ces tableaux visent davantage à enseigner quelque chose qu’à la délectation : la fascination esthétique véhicule un contenu moral. Plusieurs éléments témoignent de telle vocation pédagogique. D’abord, comme nous l’avons anticipé, les nombreuses sentences dont la séquence est émaillée dénoncent sa visée didactique. Le premier exemple, énoncé par Adamas en guise de prologue à la description des tableaux, constitue aussi la signification de l’histoire, aussitôt présentée comme exemplaire : Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 205 Tout ainsi que l’ouvrier se joüe de son œuvre, & en fait comme il luy plaist : de mesme les grands Dieux, de la main desquels nous sommes formez, prennent plaisir à nous faire joüer sur le theatre du monde, le personnage qu’ils nous ont esleu. Mais entre tous, il n’y en a point qui ait des imaginations si bigearres qu’Amour, car il rajeunit les vieux, & envieillit les jeunes, en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel œil. 26 L’histoire qui va commencer est donc la représentation « en acte » de la puissance d’Amour, illustrée par le destin malheureux des hommes dont il dispose à son gré. Du coup, l’adjectif « bigearres » et l’hyperbole - ou plutôt l’adynaton - « il rajeunit les vieux, & envieillit les jeunes, en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel œil » - suggèrent que cette histoire présentera des éléments inattendus voire surprenants. Cette suggestion est confirmée dans le troisième tableau, où une autre sentence est inscrite dans un commentaire d’Adamas : « Si “l’Amour vient de la simpathie”, comme on dit, je ne sçay pas bien où l’on la pourra trouver entre Damon & elle ». L’amour de Mandrague pour le berger est donc impossible et destiné à une issue malheureuse. De surcroît, il est déroutant et inconcevable. Et pourtant, victime d’une passion plus forte qu’elle - une troisième sentence, quoiqu’elle ne se réfère pas spécialement à Mandrague, souligne que « les charmes de la magie ne puissent rien sur les charmes d’Amour » 27 - la magicienne ne cesse de chercher l’amour de Damon. Ensuite, à coté de ces sentences, les commentaires d’Adamas, derrière lesquels se cache vraisemblablement le je du romancier, insistent sur le fait que Mandrague, qui pourtant est « une des plus grandes magiciennes de la Gaule » 28 , est agitée par une passion sur laquelle elle n’a aucun contrôle : « voyez quelle mine elle fait en son extaze », « elle monstre bien de travailler d’affection ». Autrement dit, elle se trouve hors d’elle-même, dans une sorte d’enthousiasme érotique, brûlant d’un amour proprement déconcertant pour un jeune berger. Voilà donc que le portrait apparemment impitoyable de la magicienne peut paraître sous un nouveau jour. L’horreur que le peintre s’est donné à éveiller, qui à une première lecture pourrait suggérer la nature méchante de Mandrague, ne relève pas, à y regarder de près, du corps à proprement parler. Il est vrai que, dépourvue de fonction fictionnelle - à la différence par exemple de la laideur, induite et momentanée, de Célidée - la laideur de Mandrague ne sert qu’à susciter la répulsion du lecteur. Mais l’accent ne paraît pas être placé sur cette caractéristique en tant que telle. Si Mandrague est laide, elle l’est parce que la vieillesse l’a rendue ainsi. Ce qui 26 Ibid., pp. 636-637. 27 Ibid., p. 644. 28 Ibid., p. 632. Roberto Romagnino 206 paraît dérangeant, dans l’ensemble de sa figure, c’est plutôt la défiguration dont elle est victime. Possédée, elle expose son corps aux coups d’une « affection » qui l’agite de l’intérieur. Ses actes et ses pensées elles-mêmes, cependant, nous sont livrés par le seul biais de l’interprétation d’Adamas, qui semble en quelque sorte vouloir l’absoudre. Aucune apostrophe, aucune harangue ne vient nous éclairer sur sa véritable nature 29 . Mandrague ne s’exprime que par cette difformité « induite ». Privée ainsi de sa propre parole, la magicienne ne montre aucunement son propre caractère. Sa description, autrement dit, ne constitue pas une éthopée. Sous un angle strictement rhétorique, par ailleurs, l’insistance sur la laideur - loin de dénoncer la dépravation morale de la déplorable femme - s’identifie plus simplement à l’amplification d’une circonstance, à savoir son âge. Tel procédé d’amplification présente une double intention, à la fois esthétique et argumentative. D’une part la description de la sénescence suscite forcément des images dysphoriques. D’autre part, l’insistance sur la vieillesse souligne l’impossibilité de l’amour de Mandrague, qui brise la bienséance. L’appréhension de la laideur relevant de la vieillesse se colore d’une sanction morale. Ainsi l’expérience de la laideur devient-elle une véritable expérience d’horreur. Au demeurant, la prosopographie de Mandrague ne constitue pas un portrait dans l’acception traditionnelle. La métamorphose de la magicienne en une sorte de ménade n’est pas le noyau proprement dit de la description. À y regarder de près, si l’on replace le cycle peint tout entier dans la perspective annoncée par la sentence liminaire, telle description paraîtra manifestement comme la représentation d’une passion par ses effets. Or on sait que parmi les objets de la description - dont la liste varie selon les auteurs - certains rhéteurs insèrent, sans pourtant s’y attarder, les affects : La description [ … ] est un discours qui représente une chose, un fait, un dit, une personne, un affect, des mœurs et des circonstances, d’une façon tellement manifeste et riche qu’elle se trouve sous les yeux du lecteur comme une peinture de ce qui est décrit [ … ] . 30 29 Dans L’Astrée, la description de l’èthos des personnages est souvent confiée à un acte de parole attribué aux personnages eux-mêmes. Plusieurs genres discursifs insérés constituent en effet de véritables éthopées : voir D. Denis, « Urfé “peintre de l’âme” », à paraître dans Enjeux, formes et motifs du portrait dans les récits de fiction et dans les récits historiques de l’époque classique (XVII e -XVIII e siècles), dir. M. Hersant et C. Ramond, Leiden/ Boston, Brill/ Rodopi, 2016. 30 M. de la Cerda (S. J.), Apparatus Latini sermonis per topographiam, Chronographiam, & Prosopographiam, perque locos communes, ad Ciceronis normam exactus, t. I, Séville, R. Cabrera, 1598, « Prooemium ad lectorem », p. 5 (nous traduisons). Le portrait de Mandrague dans L’Astrée 207 Mandrague porte inscrite sur elle-même la puissance d’Amour, dont elle se fait, pour ainsi dire, l’emblème. Elle en est donc à la fois une preuve et un exemple. Urfé nous propose dès lors la réalisation parfaite de la description d’une passion. Le dernier tableau, par ailleurs, semble confirmer une telle interprétation. Mandrague, désormais ravagée par cette sorte de possession démoniaque, apprend l’issue tragique de ses enchantements, et la mort des deux bergers : Ceste vieille eschevelée qui leur est aupres : c’est Mandrague la Magicienne, qui les trouvant morts, maudit son art, déteste ses demons, s’arrache les cheveux, & se meurtrit la poitrine de coups. Ce geste d’eslever les bras en haut par dessus la teste, y tenant les mains jointes, & au contraire de baisser le col, & se cacher presque le menton dans le sein, pliant & s’amoncelant le corps dans son gyron, sont signes de son violent desplaisir, & du regret qu’elle a de la perte de deux si fideles & parfaicts Amants, outre celle de tout son contentement. Le visage de ceste vieille est caché, mais considerez l’effect que font ses cheveux, ils retombent en bas, & au droit de la nucque, d’autant qu’ils y sont plus courts, ils semblent se relever en haut. 31 L’action de Cupidon ayant désormais cessé (comme il paraîtra clairement quelques lignes plus bas, ses armes sont symboliquement cassées), Mandrague maudit alors ses propres arts non parce qu’ils aient été inefficaces, mais précisément parce qu’ils ont provoqué la mort de Damon et de Fortune 32 . La description des tableaux, et par là de l’histoire elle-même, vient ainsi se clore sur un dernier détail, qui représente significativement Cupidon, lui aussi déplorant l’issue malheureuse de son jeu : Voila un peu plus esloigné Cupidon, qui pleure, voicy son arc & ses flesches rompuës, son flambeau esteint, & son bandeau tout moüillé de larmes, pour la perte de deux si fideles Amants. 33 La déplorable magicienne paraît alors manifestement comme une victime. Les commentaires d’Adamas/ Urfé le suggèrent tout au long des tableaux, alors que le point de vue le plus brutal (« ceste vieille hostesse des tombeaux ») est rapporté comme étant le fait de Cupidon, qui enfin, dans cette sorte de tombée du rideau, semble accuser sa propre action. Témoin direct de ces faits pitoyables, le lecteur aura donc appris les conséquences redoutables d’une passion déréglée. De ce fait, concrètement plongé dans une histoire que le romancier-peintre lui a mise sous les yeux, il aura appris 31 H. d’Urfé, Première partie de L’Astrée, éd. cit., l. 11, p. 649. 32 N. Courtès, L’Écriture de l’enchantement, op. cit., p. 367, affirme au contraire que « Mandrague exprime son profond regret d’une issue contraire à ses désirs ». 33 Ibid. Roberto Romagnino 208 par la souffrance (pathei mathos 34 ). La vocation pédagogique de la description repose précisément sur la transmission d’un enseignement par la voie esthétique et pathétique. En ce sens, le cycle peint de Damon et de Fortune se présente comme une véritable leçon sur les périls des « dérèglements de l’amour ». Certes, l’échange qui suit la description de cette histoire tragique - où Galathée questionne Céladon sur le sujet des effets d’Amour - ne tranche pas, mais face à la réticence du berger qui semble méconnaître le pouvoir du petit dieu, Sylvie lui rappelle qu’il n’est pas à l’abri de ses flèches. Le sort de la malheureuse Mandrague, par ailleurs, et cette grotte qu’elle a voulu léguer comme témoignage, nous rappellent qu’il y a bien des « serpents dans la bergerie ». 34 Eschyle, Agamemnon, 177.