eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/85

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4385

Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière: décor, entrées et sorties, et division en scènes

2016
Michael Hawcroft
PFSCL XLIII, 85 (2016) Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière : décor, entrées et sorties, et division en scènes M ICHAEL H AWCROFT (K EBLE C OLLEGE , O XFORD ) Les pièces de théâtre sont sans doute faites, pour la plupart, pour être représentées plutôt que pour être lues. Molière l’a dit à plusieurs reprises. 1 Cependant, il s’intéressait beaucoup à la publication de ses pièces. Il faisait constamment bataille à ses éditeurs et il ménageait avec soin ses relations avec ses lecteurs, en leur proposant des préfaces polémiques, explicatives et spirituelles. 2 Pourtant, faire d'un manuscrit théâtral destiné à des acteurs un livre imprimé destiné à des lecteurs n'est pas chose évidente. 3 En particulier, deux difficultés en particulier s'entrecroisent. D’une part, celle de rendre lisible sur la page imprimée ce qui était à l’origine scénique (c’est la difficulté à laquelle se trouvent confrontés le dramaturge et l’imprimeur); d’autre part, celle d’envisager la dimension scénique à partir de l’imprimé 1 « Je ne voulais pas que [ mes Précieuses ridicules ] sautassent du Théâtre de Bourbon, dans la Galerie du Palais » (Préface, Les Précieuses ridicules) ; « On sait que les comédies ne sont faites que pour être jouées » (Préface, L’Amour médecin). Voir Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, 2 vol., Paris, Gallimard, 2010, I, p. 3, 603. Sauf indication contraire, je cite cette édition (OC). Pourtant, mes analyses des divisions scéniques se fondent sur la consultation des éditions originales du Tartuffe et du Misanthrope, comme de l’édition 1734 des Œuvres, qu’il m’arrive de citer explicitement : Le Misantrope (sic), Paris, Jean Ribou, 1667 (Bibliothèque nationale de France : RES-YF-4188) ; Tartuffe ou l’imposteur, Paris, Jean Ribou, 1669 (BnF : RES-YF-4209) ; Œuvres de Molière, 5 vol., Paris, [ David ? ] , 1734 (BnF : RES-M-YF-45 (1-5)). Ces éditions ont été consultées sur le site Gallica de la BnF. Précisons dès le début que l’importante première édition posthume (Les Œuvres de Monsieur de Molière, 8 vol., Paris, Denys Thierry, Claude Barbin, Pierre Trabouillet, 1682 (Bodleian Library, Oxford, Lister G 41-48) n’est pas citée dans cet article parce que sa consultation ne m’a pas amené à des conclusions différentes de celles résultant de la consultation des éditions originales. 2 Sur ce sujet, voir C. Edric J. Caldicott, La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Atlanta, Rodopi, 1998. 3 C’est le sujet de l’ouvrage de Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle. Les didascalies dans le théâtre européen aux XVI e et XVII e siècles, Genève, Droz, 2009. Michael Hawcroft 140 (c’est le défi lancé à tout lecteur). Retenant cette double perspective, cet article a pour objet d'aborder la pratique de la division en scènes, notamment dans Le Tartuffe. La division scénique est un phénomène qui est censé aller de soi. Étudiée de près, cependant, c’est une convention s’avérant problématique et exigeant du lecteur une participation active. 4 Commençons par quelques remarques d’ordre théorique susceptibles de nous orienter ; passons ensuite à des observations sur le décor de Tartuffe, étape essentielle pour toute interprétation de la division scénique ; abordons enfin les divisions scéniques dans la double perspective déjà annoncée. Théorie Diviser une pièce en actes et en scènes est une manière de rendre plus lisible un texte structurellement plus compliqué que, par exemple, un texte purement narratif. A l’origine, les pièces de l’Antiquité n’avaient pas de divisions numérotées en actes et en scènes, celles-ci s’étant développées au fur et à mesure qu’on a voulu créer des textes lisibles. Or, pour les pièces de théâtre du dix-septième siècle du moins, il y a une grande différence entre la division en scènes et la division en actes. Si le but de ces divisions est d’aider le lecteur à mieux envisager une représentation de la pièce, la division en actes marque très clairement, sur la page imprimée, une rupture équivalente à l’interruption de la représentation effectuée par l’entracte. Dans l’édition originale de Tartuffe, la phrase, en italique, « Fin du [ X e ] Acte » figure à la fin des quatre premiers actes. A chaque fois, il y a un saut de page, et la mention du nouvel acte (en grands caractères majuscules) est précédée par une large frise géométrique. Exceptionnellement (pour remplir un espace vide), en bas de la dernière page du quatrième acte, il y a aussi un dessin : une corbeille de fleurs et de légumes. 5 Si j’insiste sur ces éléments indicateurs de changement d’acte, c’est qu’ils ne sont typiquement pas tous présents dans les éditions modernes. Au dix-septième siècle, cependant, les éditions utilisaient une variété de stratégies typographiques pour évoquer l’entracte. Contrairement à la division en actes, la division en scènes n’a rien à voir avec une rupture de représentation. Suite à l’établissement d’un théâtre régulier à partir des années 1630, toutes les scènes devaient, théoriquement, être liées. Dans la représentation, l’action, à l’intérieur de chaque acte, devait être continue. Et pourtant le lecteur voit, sur la page, des divisions apparemment très nettes entre les différentes scènes (il n’y a tout de même 4 Voir Lochert, pp. 439-66. 5 Molière, Tartuffe, 1669, pp. 78-79. Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 141 pas de saut de page pour le début d’une nouvelle scène). 6 Si la division en actes représente une véritable division, une discontinuité (pour ainsi dire), la division en scènes a été créée pour aider le lecteur à mieux saisir les développements dans la continuité de l’action. Mais comment ? L’abbé d’Aubignac définit la scène en ces termes : « cette partie d’un Acte qui apporte quelque changement au Théâtre par le changement des Acteurs ». 7 Il explique que la division scénique fut conceptualisée par Donat, grammairien romain du quatrième siècle, dans ses commentaires sur Térence. Donat présente le problème auquel les lecteurs de Térence étaient confrontés : « Confundit saepe lectorem id, quod persona in superiori scena desinens, & in proxima incipiens loqui, non intelligitur ingressa » ; c’est-àdire que le lecteur d’une pièce se retrouve dans la confusion, parce qu’il ne comprend pas qu’un personnage est entré qui était absent dans la scène précédente et qui commence à parler dans la suivante. 8 Cette inquiétude de la part de Donat est à la base de toute théorie ultérieure de division scénique. Pour le dix-septième siècle français, Jacques Scherer résume la théorie en deux mots : « il y a changement de scène, à partir de 1650, chaque fois qu’un personnage entre ou sort ». 9 Plus récemment, Véronique Lochert a exprimé plus spécifiquement ce que la division scénique peut apporter au lecteur : « si on considère [ … ] que le découpage en scènes reflète les déplacements des acteurs sur la scène, la présence de la division dans les éditions permet aussi de restituer au lecteur certains aspects de l’expérience du spectateur ». 10 Pourtant, entre théorie et pratique il y a de vastes écarts que le lecteur doit savoir négocier. Si la division scénique a pour objet de restituer au lecteur l’expérience du spectateur qui voit les acteurs se déplacer sur la scène, nous verrons à la fois les problèmes posés par cette convention et les compétences que celle-ci exige du lecteur essayant de s’orienter dans la version imprimée d’une pièce. 6 Cependant, un saut de page entre deux scènes peut arriver par hasard, comme dans Tartuffe, 1669, pp. 68-69 (entre IV, 3 et IV, 4). 7 L’abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 358. 8 Terence, Terentius, in quem triplex edita est P. Antesignani Rapistagnensis Commentatio, Lyon, M. Bonhomme, 1560, f. ***1 r . 9 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950, p. 218. 10 Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle, p. 462. Michael Hawcroft 142 Décor Un défi capital auquel le lecteur se trouve confronté est celui du décor. On ne peut envisager les entrées et les sorties des personnages sans avoir une idée du décor dans lequel ceux-ci se déplacent. Or, il faut avouer qu’on est moins bien renseigné qu’on ne le voudrait sur le décor scénique du dixseptième siècle et que, en général, les dramaturges semblent se soucier relativement peu d’indications scéniques explicites ou même implicites qui pourraient aider le lecteur. Cependant, le lecteur attentif peut rassembler et interpréter certains indices dont Molière a parsemé le texte de Tartuffe et qui permettent d’envisager le décor scénique et même les voies d’accès à la scène. 11 Or, dans un célèbre article sur le décor scénique de Molière, Roger Herzel, se basant sur les quelques gravures accompagnant certaines premières éditions aussi bien que sur l’ensemble des gravures de Brissart embellissant la grande édition posthume de 1682, a voulu nous persuader que ces gravures représentent non pas une scène idéalisée, mais le décor scénique de Molière tel que les spectateurs du dix-septième siècle auraient pu le voir. 12 Roger Herzel a conclu que, pour certaines pièces, dont Tartuffe, le décor de Molière se composait de deux panneaux angulaires de chaque côté de la scène assortis soit d’une toile de fond, soit d’un panneau au fond de la scène. On verrait même quelques éléments de ce décor dans la gravure de Tartuffe attribuée à Chauveau et publiée dans la seconde édition de 1669. 13 Les conclusions de Roger Herzel pour ce qui concerne la représentation des entrées et des sorties des personnages sont étonnantes : « Cette disposition [ scénique ] fournissait quatre voies d’accès à l’espace où les acteurs jouaient, deux de chaque côté de la scène, deux vers le devant de la scène juste devant les panneaux angulaires et deux vers le fond entre les panneaux angulaires et la toile ou le panneau de fond » (p. 936, ma 11 Voir Philippe Cornuaille, Les Décors de Molière 1658-1674, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2015, pp. 150-53. Mes conclusions rejoignent les siennes. 12 Roger Herzel, « The Décor of Molière’s Stage : The Testimony of Brissart and Chauveau », Publications of the Modern Language Association of America, 93 (1978), pp. 925-54. Sur le symbolisme de l’espace dans Tartuffe, voir Quentin M. Hope, « Place and Setting in Tartuffe », Publications of the Modern Language Association of America, 89-1 (1974), pp. 42-49. 13 Cette gravure, attribuée à Pierre Chauveau, est reproduite dans Molière, OC, II, p. 2000. Philippe Cornuaille remet vigoureusement en question la fidélité présumée des gravures au véritable décor scénique et s’oppose explicitement aux conclusions de Roger Herzel (Les Décors de Molière, pp. 11-14). Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 143 traduction). Il précise que si l’action de la pièce se déroule à l’extérieur, les panneaux pouvaient comporter des portes ou des fenêtres praticables ; mais que, en général, pour les pièces où l’action se déroule à l’intérieur, les portes praticables n’étaient pas nécessaires, les panneaux sans portes praticables coûtant moins cher (p. 936). Il est étonnant que cette analyse suppose, pour Tartuffe, quatre voies d’accès sans qu’aucune porte soit représentée, ainsi que des entrées et des sorties s’effectuant de manière tout à fait antiillusionniste entre les coins de deux murs. Or, cette évocation du décor original de Tartuffe n’a rien à voir avec ce que le lecteur peut envisager en lisant le texte de la pièce, comme nous le verrons. En fait, Jacques Scherer avait déjà compris que le lecteur de la pièce devait envisager, et le spectateur devait voir, un cabinet où Damis se retire et d’où il sort au troisième acte, sans pourtant nous donner plus de précisions sur ce cabinet. 14 Il avait compris aussi qu’une porte est essentielle à la représentation de Tartuffe, mais il n’y voit qu’une seule porte : « une porte » (p. 217), « Molière n’a pas voulu que cette porte serve ici seulement à entrer et à sortir [ … ] c’est une porte qui joue » (p. 221). Or, en repérant toutes les mentions de portes dans le texte de la pièce (même les plus fugaces), on verra bien que Molière a envisagé une action dramatique se déroulant dans un décor à trois portes. Et ce sont des portes qui s’ouvrent et qui se ferment et qui ont chacune des significations différentes pour les entrées et les sorties des personnages. Le lecteur qui n’est pas sensible à la présence de ces portes ne comprendra pas tout ce qui se passe lors des divisions scéniques. L’action se déroule dans la « Salle basse » de la maison d’Orgon (III, 2, 873), donc une grande pièce au rez-de-chaussée. Selon Furetière, la salle basse est « la premiere partie d’un apartement dans un logis ». 15 Cette définition nous aide à comprendre en quoi cet endroit sert si bien l’action de la pièce. Cette salle est la première pièce qu’il faut traverser pour pénétrer dans la maison d’Orgon. Il faut donc qu’il y ait une porte qui donne accès à l’extérieur. En effet, plusieurs personnages arrivent de l’extérieur ou quittent la maison (Madame Pernelle quitte la maison à la fin de la première scène, l’Exempt arrive de l’extérieur dans la toute dernière scène), et ces personnages sont obligés de traverser la salle basse. Cette porte ne donne pas forcément un accès direct à l’extérieur ; il faut peut-être imaginer quelque autre espace avant d’atteindre la porte principale. Mais l’essentiel, c’est que tout personnage voulant passer dans les autres pièces du rez-de-chaussée ou monter à l’étage est obligé de passer par cette salle. 14 Jacques Scherer, Structures de Tartuffe, 2 ème éd., Paris, SEDES, 1974, pp. 220-21. 15 Furetière, art. « salle ». Michael Hawcroft 144 D’autres espaces sont évoqués. Renvoyé momentanément sous prétexte de vérifier que personne n’est là pour les surprendre, Tartuffe revient vers Elmire, disant, « J’ai visité de l’œil tout cet appartement » (IV, 7, 1540). Selon Furetière, un appartement est la « Portion d’un grand logis où une personne loge, ou peut loger separément » ; « le bel apartement, le premier apartement, est celui du premier étage ». 16 Tartuffe dit ici qu’il a jeté un coup d’œil dans un ensemble de pièces au rez-de-chaussée, qui, avec cette salle, constituent un appartement. Nous savons qu’un des espaces qu’il a visité de l’œil est une galerie, et qu’une porte de la salle basse donne un accès direct à la galerie. Elmire lui avait précisément conseillé : « Ouvrez un peu la Porte, et voyez, je vous prie, / Si mon Mari n’est point dans cette Galerie » (IV, 6, vv. 1521-22). Or, pour le mot « galerie », on a deux options, selon Furetière. C’est un « lieu couvert d’une maison plus long que large, qui est ordinairement sur les ailes ou l’on se promene ». Ou bien c’est « une petite allée ou corridor qui sert de degagement pour aller en plusieurs chambres de suitte » (Furetière, art. « galerie »). Quoi qu’il en soit ici, Tartuffe jette un coup d’œil non seulement dans la galerie mais aussi dans les autres pièces de cet appartement inférieur, sauf dans une : le cabinet où se cache Damis à l’acte III (j’y reviendrai). On a donc, dans cette salle basse, une porte par laquelle il faut passer pour sortir de la maison et une autre porte qui donne accès au reste de l’appartement inférieur et à l’étage. L’étage est évoqué à plusieurs reprises dans le texte. Évidemment, les résidents de la maison passent la plupart de leur temps à l’étage. Elmire préfère recevoir son mari à l’étage : « Je veux aller là-haut attendre sa venue » (I, 3, 214). Tartuffe descend de l’étage pour sortir de la maison : « ce Valet m’a dit qu’il s’en alloit descendre » (III, 1, 845). Or, le fait qu’Elmire demande à Tartuffe d’ouvrir un peu la porte pour vérifier que personne ne serait là pour les surprendre est un détail important pour comprendre le nombre de portes dans la salle. A part la porte qui mène à l’extérieur, il ne peut vraisemblablement y avoir qu’une seule porte menant à l’intérieur ; autrement, il serait invraisemblable qu’Elmire se soucie de celle-ci tout en négligeant d’autres portes. C’est donc bien la même porte qui donne accès à la galerie et à l’étage. Deux portes, donc, auxquelles il faut ajouter une troisième, qui, elle, donne accès au cabinet. Le cabinet est, selon Furetière, « le lieu le plus retiré dans le plus bel apartement des Palais, des grandes maisons » (Furetière, art. « cabinet »). Les autres espaces communiquent entre eux, mais le cabinet, lieu intime, n’est accessible que par cette seule porte. Orgon se méfie de ce cabinet quand il veut parler en secret à Mariane : « Je vois / 16 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 3 vol., La Haye et Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1701, art. « apartement ». Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 145 Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre ; / Car ce petit endroit est propre pour surprendre » (II, 1, 428-32). Le lecteur et le spectateur sont donc avertis que c’est le parfait endroit pour que Damis s’y cache. Il faut donc que le lecteur retienne l’existence de ces trois portes chaque fois qu’a lieu une entrée et une sortie. Pour bien suivre l’action, il faut que le lecteur envisage par quelle porte un personnage sort ou entre. Le spectateur, en revanche, n’est pas obligé d’y réfléchir. Il n’a qu’à regarder se déplacer les acteurs. C’est donc une des différences fondamentales entre voir et lire une pièce de théâtre, et un des grands défis lancés aux lecteurs de pièces de théâtre. Pour Roger Herzel, Molière montait Tartuffe sans portes praticables. Cependant, celles-ci sont vigoureusement évoquées dans plusieurs détails textuels. Damis fait irruption sur la scène pour surprendre Tartuffe et Elmire en plein entretien, « sortant du petit cabinet où il s’était retiré » (III, 4, 1021). Cette irruption n’a pas de sens s’il ne passe pas par une porte. Elmire ne demande pas seulement à Tartuffe d’aller jeter un coup d’œil dans la galerie ; elle lui demande très précisément d’ « [ ouvrir ] un peu la porte » (IV, 6, 1521). Ce qui n’aurait pas de sens non plus s’il n’y avait pas de porte ouvrable. A la fin de V, 3, Orgon interrompt Elmire pour demander : « Que veut cet Homme ? » (V, 3, 1715). Le lecteur découvrira la réponse en lisant la liste des personnages en tête de la scène suivante : l’homme est Monsieur Loyal. Cependant, un petit détail dans la Lettre sur la comédie de l’Imposteur indique un jeu de scène que le lecteur, n’ayant sous les yeux que le texte seul, ne peut envisager. La Lettre nous dit qu’Orgon n’en aurait pas fini de convaincre sa mère de la criminalité de Tartuffe « si quelqu’un n’heurtait à la porte » (OC, II, p. 1186). Dans la représentation, ce n’est donc pas Orgon qui interrompt le discours d’Elmire pour parler lui-même, ce que la version imprimée pourrait nous faire croire (points de suspension à la fin du discours d’Elmire suivis de la question posée par Orgon). Au contraire, le fait que quelqu’un frappe à la porte et entre, fait qu’Elmire s’interrompt (d’où les points de suspension) et qu’ensuite Orgon pose sa question. Frapper et entrer : encore un détail, même s’il se trouve dans la Lettre, qui suggère fortement la présence d’une porte. Trois portes au total, que le lecteur ne doit pas négliger en envisageant les divisions scéniques. Listes des personnages La convention veut que, à chaque division scénique, paraisse la liste des noms des personnages figurant dans la nouvelle scène. Il se peut que le lecteur ne fasse pas très attention à ces listes. Ce serait une erreur. Les listes comportent souvent des renseignements cruciaux pour comprendre ce qui se Michael Hawcroft 146 passe à la jonction de deux scènes. Et ceci malgré un manque de conventions fixes gouvernant leur opération, et malgré un certain manque de clarté dans leur utilisation. Quelle signification attacher à l’ordre des noms dans ces listes ? D’abord, l’ordre a peu de rapport avec la hiérarchie sociale des personnages. Il n’indique pas systématiquement non plus l’ordre dans lequel les personnages prennent la parole. Pour les deux dernières scènes de la pièce, les listes sont inachevées et terminent par un etcetera, comme si le dramaturge ou l’imprimeur se sont lassés de listes trop longues. En revanche, ce qui est systématique dans Tartuffe (mais non pas dans toutes les pièces), c’est que chaque nouveau personnage entrant en scène est indiqué en tête de la liste ; ceux qui étaient déjà présents sont nommés après. Cette convention peut éventuellement aider le lecteur à envisager des éléments de mise en scène. Malgré leurs insuffisances, ces listes orientent mieux le lecteur qu’une absence totale d’indications. Elles sont même, parfois, indispensables. C’est seulement grâce à la liste des personnages en tête de III, 6 (« Orgon, Damis, Tartuffe ») que le lecteur se rend compte qu’Elmire vient de sortir. Rien d’autre ne l’indique. Entrées et sorties Malgré l’utilité (du moins partielle) de ces listes, d’autres problèmes guettent le lecteur voulant interpréter les divisions scéniques. Ce qui, sur la page, peut sembler parfaitement clair (passage d’une configuration de personnages à une autre, indiqué typographiquement par une frise décorative, le numéro de la nouvelle scène et la liste des personnages) ne l’est pourtant pas dans la majorité des cas. Il est vrai que, parfois, la théorie et la pratique se complètent admirablement. Dans I, 2, Dorine est en train de raconter des anecdotes sur Tartuffe à Cléante. A la fin d’une réplique de Dorine, une nouvelle scène est annoncée typographiquement (p. 10). La liste des personnages qui suit donne en tête, avant Cléante et Dorine déjà présents, ‘Elmire, Mariane, Damis’. Elmire prend immédiatement la parole dans la nouvelle scène, mettant ainsi fin à la conversation entre Dorine et Cléante. La division scénique fonctionne ici comme, selon la théorie, elle devrait fonctionner. Elle aide le lecteur à envisager l’entrée de trois personnages à un moment précis et l’inauguration d’une nouvelle situation de discours, sans poser aucun problème de compréhension. Cependant, ce mode de fonctionnement est rare. La plupart du temps, la division scénique indique aux lecteurs qu’ils ont du travail à faire pour savoir qui sort ou qui entre, quand, et par où, et pour comprendre précisé- Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 147 ment comment se modifie la configuration des personnages qui parlent entre eux. 17 En explorant chacune de ces questions, je propose l’analyse d’un exemple pour montrer tout ce qui est exigé du lecteur s’efforçant d’interpréter les divisions scéniques. Je ferai parfois appel à l’édition des œuvres de Molière publiée en 1734, dont l’éditeur est particulièrement sensible aux problèmes posés par la lecture d’un texte théâtral : « L’objet principal, dans l’impression de pièces de théâtre, doit être de mettre sous les yeux du lecteur tout ce qui se passe dans la représentation » (I, p. ix). Nous verrons que cette édition résout certains problèmes posés par les éditions précédentes, mais non pas tous. Qui sort ? (I, 1-2) Pour comprendre la fin de la toute première scène de Tartuffe (p. 8), le lecteur est obligé de lire non seulement la liste des personnages en tête de la deuxième scène, mais aussi le premier discours de Cléante dans cette scène. Le texte montre au lecteur qu’en prononçant les derniers vers de la première scène, Madame Pernelle, avec Flipote, est en train de sortir de la salle basse pour quitter la maison : Allons, vous ; vous rêvez, et bayez aux Corneilles ; Jour de Dieu, je saurai vous frotter les oreilles ; Marchons, gaupe, marchons. (I, 1, 169-71) La sortie de Madame Pernelle et Flipote est donc évoquée par cette indication implicite et confirmée par la division scénique qui suit. Ce n’est qu’en lisant la liste des personnages de la scène suivante (« Cléante, Dorine ») que le lecteur se rendra compte qu’Elmire, Mariane et Damis, tous présents dans la scène précédente, sont sortis en même temps que Mme Pernelle. Et ce n’est qu’en lisant les vers de Cléante que le lecteur comprend vraiment ce qui vient de se passer : « Je n’y veux point aller, / De peur qu’elle ne vînt encore me quereller » (I, 2, 171-2). Les autres personnages ont accompagné Madame Pernelle à la sortie par obligation familiale. Dorine n’y est pas obligée, mais Cléante aurait dû normalement l’accompagner aussi. Il lui explique, par contre, la raison pour laquelle il s’en est abstenu. On peut même imaginer, dans la représentation, un petit jeu de scène où Cléante fait voir, par un geste ou un regard, sa décision de 17 Il est à noter que j’emploie systématiquement le verbe « entrer » pour dire « entrer en scène » et le verbe « sortir » pour dire « quitter la scène ». Il arrive, dans certaines éditions de pièces de théâtre du dix-septième siècle, que ces verbes soient utilisés de façon ambiguë, « sortir » voulant dire « quitter les coulisses pour entrer en scène ». Michael Hawcroft 148 ne pas aller lui dire « au revoir ». Mais le lecteur ne peut voir ce qui s’est passé qu’après coup. Quand sort-on ? (I, 3-4) La convention de la division scénique n’étant souvent pas appliquée très rigoureusement, il peut être autrement difficile pour le lecteur de comprendre quel personnage est sorti, et quand. Dans la troisième scène de la pièce, Elmire, Mariane et Damis rejoignent Cléante et Dorine : donc cinq personnages dans cette scène. Mais la liste des personnages en tête de la quatrième scène indique au lecteur une nouvelle configuration de personnages (p. 11). Elmire, Mariane, et Damis n’y sont plus ; mais Cléante et Dorine y sont toujours, avec Orgon, nouvellement entré. Le lecteur prend conscience de l’entrée d’Orgon même avant la division scénique, puisqu’il est brièvement annoncé par Dorine : « Il entre » (I, 3, 223). Mais comment trois personnages peuvent-ils sortir en même temps qu’un autre personnage entre, d’autant que ces trois personnages sont la mère et les enfants du père qui rentre à la maison après deux jours d’absence ? Comment visualiser cette entrée et ces sorties apparemment simultanées ? Évidemment, ce n’est pas tout à fait ce qui se passe. L’entrée d’Orgon et les sorties des autres personnages ne sont pas simultanées, mais ce n’est pas la division scénique qui aide le lecteur à comprendre quand les personnages sortent. Le cas de Damis est le plus simple. Il est en train de persuader Cléante d’intervenir auprès d’Orgon pour le mariage de Mariane et de Valère. Il est interrompu au milieu d’une phrase par Dorine qui annonce l’entrée d’Orgon. Il faut donc présumer qu’il sort rapidement pour qu’Orgon ne le voie pas, et il doit obligatoirement sortir par la porte qui n’est pas celle par laquelle Orgon entre. Rentrant de l’extérieur, Orgon entre obligatoirement par la même porte par laquelle Madame Pernelle est sortie. Le lecteur doit donc déduire que Damis sort immédiatement avant qu’Orgon entre. La division scénique sert à rappeler au lecteur qu’il y a un changement de personnages sur la scène, mais ce n’est qu’en interprétant ce qui est implicite que le lecteur pourra envisager les mouvements non-simultanés de Damis et ceux d’Orgon. La sortie d’Elmire et de Mariane est encore moins évidente pour le lecteur. Elles ne sortent pas aussi rapidement que Damis, ni en même temps que lui. Une indication implicite suggère qu’Elmire sort dès qu’elle entre en scène. Elle explique qu’elle a aperçu son mari à l’extérieur alors qu’il disait au revoir à Madame Pernelle : « Mais j’ai vu mon Mari ; comme il ne m’a point vue, / Je veux aller là-haut attendre sa venue « (I, 3, 213-24). En réponse, Cléante dit qu’il préfère saluer Orgon en bas parce qu’il ne va pas Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 149 tarder à partir (« je vais lui donner le bonjour seulement » (216)). Il me semble que le lecteur doit envisager la sortie d’Elmire à ce moment-là ; elle sort par la porte qui lui permettra de monter à l’étage. Il faut croire aussi que Mariane sort en même temps qu’Elmire, parce que Damis commence tout de suite après à parler à Cléante pour le mariage de Mariane. Il dit toujours « ma Sœur », jamais son nom, s’exprimant comme si elle n’était pas présente. Deux sorties, donc, celles d’Elmire et de Mariane, qui restent extrêmement implicites dans le texte. La théorie de la division scénique est laissée de côté. Il est intéressant de noter que l’éditeur de l’édition de 1734 supplée à cette lacune en introduisant une nouvelle scène numérotée après que Cléante a dit : « Et je vais lui donner le bonjour seulement » (IV, p. 202). Dans cette édition la quatrième scène commence ici avec, pour tout personnel, Cléante, Damis et Dorine. Orgon entrera dans la cinquième scène. En revanche, l’édition de 1734 n’ajoute rien pour expliquer au lecteur la sortie de Damis et l’entrée d’Orgon non-simultanées. Il y a donc, chez Molière, plus de va-et-vient que les divisions scéniques dans les éditions conventionnelles ne nous laissent supposer. Ce n’est qu’en interprétant ce qui est implicite que le lecteur a la possibilité d’envisager ce qui est transparent pour le spectateur. Par où sort-on ? (III,1-2) La convention de la division scénique ne permet malheureusement pas d’indiquer par où entre ou sort un personnage. Or, on peut imaginer des pièces où le dramaturge n’ait rien précisé quant aux éléments de décor permettant les entrées et les sorties. On a vu que, pour Tartuffe, ce n’est pas le cas. Molière a bien envisagé des portes différentes, même si le lecteur est obligé de faire un effort pour les repérer dans le texte. Tout spectateur de Tartuffe sait qu’à l’acte III Damis se cache derrière la porte du cabinet pour surprendre Tartuffe quand il fait sa déclaration galante à Elmire. Mais comment les lecteurs le sauraient-ils ? Revoyons exactement ce qu’en savent les lecteurs. Dans III, 1 Dorine explique à Damis que Tartuffe va descendre, qu’elle va lui demander de parler à Elmire qui, elle, va chercher à savoir ce qu’il en est du mariage de Mariane. Damis tient à rester pour « être présent à tout cet entretien », mais Dorine insiste à trois reprises pour qu’il sorte : « Que vous êtes fâcheux ! Il vient, retirez-vous » (III, 1, 852). C’est le dernier vers de la scène. Le lecteur est obligé de croire que Damis sort, sa sortie étant confirmée par la liste des personnages en tête de la scène suivante : « Tartuffe, Laurent, Dorine ». Encore une fois nous avons une sortie et une entrée apparemment simultanées, mais qui ne Michael Hawcroft 150 peuvent vraisemblablement pas l’être. Or, Tartuffe entre forcément par la porte donnant accès à l’étage, parce que Dorine a dit qu’il allait descendre. Mais par où sort Damis ? La vérité, c’est que le lecteur reste dans la confusion et ne saura la réponse qu’au bout de presque deux cents vers. Une indication scénique au début de III, 4 décrit l’entrée en scène de Damis : « sortant du petit cabinet où il s’était retiré » (III, 4, 1021). Ce n’est donc que rétrospectivement que le lecteur apprend que Damis est sorti à la fin de la première scène par la porte du cabinet. Le spectateur, en revanche, le sait tout de suite. De plus, le spectateur sait quelle signification s’attache à ce cabinet. Déjà au début du deuxième acte, quand Orgon veut parler en secret à Mariane, il vérifie qu’il n’y a personne dans le cabinet. « Il regarde dans un petit cabinet » dit la didascalie (II, 1, 428). Orgon lui-même rend explicite le sens de son geste : « Je vois / Si quelqu’un n’est point là, qui pourrait nous entendre ; / Car ce petit endroit est propre pour surprendre » (II, 1, 428-30). Voyant Damis entrer dans un lieu « propre pour surprendre », le spectateur peut apprécier le fait que tout ce que Tartuffe dit d’abord à Dorine et ensuite à Elmire soit entendu par Damis. Le lecteur, en revanche, ne sachant pas par où Damis est sorti et ne le découvrant qu’après coup est privé de cette ironie dramatique. C’est sans doute la raison pour laquelle l’éditeur de l’édition de 1734 a voulu y faire un ajout. A la fin de III.1, il ajoute la didascalie : « Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre » (IV, p. 243), ce qui, d’un coup, transforme complètement l’expérience du lecteur et la rapproche de celle du spectateur. Par où entre-t-on ? Le lecteur risque également de ne pas savoir par où un personnage entre, même si cette connaissance aurait une certaine importance pour la compréhension de l’action dramatique. C’est le cas pour une entrée surprenante, celle de Damis, dans V, 2. L’entrée est surprenante parce que Damis a semblé faire une sortie définitive vers la fin du troisième acte, maudit et déshérité par son père. Dans V, 1, tandis qu’Orgon s’inquiète de son introuvable cassette compromettante et que Cléante essaie de le calmer, aucune mention n’est faite de Damis. Le spectateur le croit forcément parti pour toujours. Mais quand celui-ci fait irruption sur la scène, enragé d’avoir découvert les menaces lancées par Tartuffe contre son père, d’où vient-il ? Toute mise en scène donne nécessairement une réponse au spectateur, mais le lecteur est obligé de fournir sa propre réponse. Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 151 Deux possibilités se présentent. La première, c’est que ce serait ici sa première apparition dans la maison depuis son expulsion au troisième acte et qu’il entre donc de l’extérieur. Ceci suppose qu’il a entendu parler des menaces de Tartuffe pendant qu’il se trouvait hors de la maison. La deuxième possibilité est plus spécifique et peut-être plus probable. Pour la comprendre, il faut comparer le début de cette scène et le début de la scène suivante. Dans la deuxième scène, il y a une seule entrée, celle de Damis. Damis, Orgon et Cléante prononcent seulement treize vers avant une nouvelle irruption sur scène - le début d’une nouvelle scène, qui présente quatre entrées simultanées : Madame Pernelle, Mariane, Elmire et Dorine. Dans le cas des deux irruptions, le premier vers de la scène est prononcé par le personnage qui s’est trouvé récemment hors de la maison, respectivement Damis et Madame Pernelle. Il est à présumer qu’on a dû aller les chercher pour leur dire les graves nouvelles sur la dépossession d’Orgon. Dans les deux cas, c’est un sentiment comparable qui s’exprime, la confusion devant les nouvelles que ces personnages viennent d’apprendre : « Quoi, mon Père, est-il vrai qu’un Coquin vous menace ? » (V, 2, 1629), « Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères » (V, 3, 1642). Or, on peut supposer que Madame Pernelle et Damis ont été convoqués pour qu’on leur révèle la situation à laquelle la famille est confrontée. Elmire leur a peut-être tout expliqué ; ils ont peut-être voulu chercher Orgon pour qu’il confirme ce qu’ils viennent d’apprendre ; mais Damis, impétueux comme on le sait déjà, y arrive le premier et Madame Pernelle, qui marche lentement, y arrive juste après, accompagnée par les autres femmes. Selon cette deuxième possibilité, Damis serait déjà dans la maison et son entrée s’effectuerait donc par la même porte que celle de Madame Pernelle dans la scène suivante. C’est un détail que l’on peut deviner quand on lit ensemble les deux débuts de scène, mais qui échappe au lecteur qui lit isolément le début de la deuxième scène. Et c’est un détail qui exige la participation active du lecteur. Est-on sorti ? Il arrive qu’il y ait des sorties qui resteraient presque complètement invisibles au lecteur, si l’on ne disposait, exceptionnellement, de textes paratextuels qui nous les signalent. C’est le cas pour la sortie de Dorine vers la fin de II, 2. On sait qu’il y a trois personnages présents dans cette scène. La liste en tête de scène nous le dit : « Dorine, Orgon, Mariane ». On sait qu’il n’en reste que deux dans la scène suivante : « Dorine, Mariane ». Le lecteur en déduit donc la sortie d’Orgon à la fin de la scène, ce qui s’accomplit sans ambiguïté pour le lecteur et le spectateur, étant donné le Michael Hawcroft 152 dernier vers prononcé par Orgon : « Et je vais prendre l’air, pour me rasseoir un peu » (II, 2, 584). A moins d’être très perspicace, le lecteur ne sait pas que Dorine a déjà quitté la scène et qu’elle rentre au début de la scène suivante une fois qu’elle s’est aperçue de la sortie d’Orgon. La Lettre sur la comédie de l’Imposteur nous le dit : « comme elle s’en va, lui s’en va aussi. Elle revient » (OC, II, p. 1175). Il est vrai que le dernier vers qu’elle lance à Orgon (« Je me moquerais fort de prendre un tel Epoux » (II, 2, 579) s’accompagne, sur la page, de la didascalie « en s’enfuyant », celle-ci suivie d’une autre : « Il veut lui donner un soufflet, et la manque ». L’édition de 1734 qui, parfois, ajoute des divisions scéniques pour indiquer clairement au lecteur des entrées et des sorties qui autrement seraient restées cachées ne le fait pas ici. 18 Il n’est pourtant pas évident que Dorine soit bel et bien sortie plutôt que d’avoir tout simplement évité d’être giflée. On peut se demander combien de jeux de scène de cette sorte nous restent cachés en l’absence de précieux documents paratextuels capables de nous les signaler. Qui parle à qui ? Nous avons vu que la définition fondamentale de la scène est une conversation entre un groupe de personnages ; il y a, en théorie, nouvelle scène chaque fois qu’une entrée ou une sortie modifie la configuration des personnages. Cependant, le lecteur doit surtout éviter d’en conclure que dans chaque scène il y a une seule conversation entre tous les personnages figurant dans la liste en tête de la scène. Tout lecteur de pièces de théâtre doit être très attentif pour ne pas se tromper de situation de discours. En effet, la liste des personnages en tête de chaque scène est souvent un guide peu fiable à la situation de discours à laquelle on est confronté - surtout en début de scène. Il y a un cas connu : après que Damis s’est retiré dans le cabinet juste avant la première entrée en scène de Tartuffe, il ne s’établit pas immédiatement une conversation entre Tartuffe, Laurent, et Dorine, les trois personnages mentionnés dans la liste en début de III, 2. Spectateurs et lecteurs savent déjà d’abord que Tartuffe va paraître parce que Dorine a dit à Damis que le valet de Tartuffe l’a informée que son maître allait « descendre » (III, 1, 845), et ensuite que Dorine va donc le voir avant qu’il 18 La sortie de Dorine vers la fin de cette scène n’est pas signalée au lecteur dans l’édition de 1734, même si l’éditeur se targue dans son « Avertissement » d’indiquer chaque entrée et sortie : « on a marqué avec précaution & exactitude, l’instant où les acteurs entrent sur le théatre, & celui où ils en sortent » (I, p. x). Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 153 ne quitte la maison. Tartuffe entre sur scène, avec Laurent, pour traverser la salle basse et partir. Cependant, il ne semble pas qu’il parle à Dorine. Les quatre premiers vers qu’il prononce s’adressent à Laurent : Laurent, serrez ma Haire, avec ma Discipline, Et priez que toujours le Ciel vous illumine. Si l’on vient pour me voir, je vais aux Prisonniers, Des aumônes que j’ai, partager les deniers. (III, 2, 853-56) La didascalie « apercevant Dorine » placée en tête de ce discours est sans doute là pour suggérer au lecteur toute la complexité des paroles de Tartuffe. Adressées explicitement à Laurent, elles s’adressent implicitement à Dorine. Ce sont des paroles qui créent l’impression d’un homme dévot - impression déstabilisée par le fait qu’elles ne sont dites qu’après qu’il a vu Dorine et dans le seul but de l’impressionner. Pour le spectateur (qui n’a pas l’avantage de la didascalie « apercevant Dorine »), l’acteur qui joue le rôle de Tartuffe doit bien faire voir, par un jeu de regards, que ses paroles sont prononcées uniquement parce que Dorine est là pour les entendre. Aucune nouveauté dans cette interprétation. Cependant, un petit détail vient la conforter. Il faut, à la fin de ce quatrain, que le lecteur infère la sortie de Laurent. Encore une sortie que le texte n’indique ni par une division scénique ni par une didascalie. Or, il est possible d’imaginer une mise en scène qui se passe du rôle de Laurent, qui ne parle pas et qui n’est là que pour entendre les paroles de Tartuffe, qu’il pourrait très bien entendre sans être présent dans la salle basse. Une mise en scène se passant de Laurent aurait même certains avantages. D’abord, le metteur en scène ferait une économie. Ensuite, et surtout, il mettrait en valeur l’hypocrisie de Tartuffe, parce que, ne voyant pas Laurent, le spectateur aurait tout droit d’imaginer que Tartuffe parle au vide - pour impressionner Dorine. Et cependant, le lecteur ne peut pas se permettre ce genre d’interprétation. Le texte de Molière est formel. Laurent paraît au début de cette scène. Quels seraient donc pour Molière les avantages de cette apparition fugitive ? Ils résident, me semble-t-il, précisément dans son incommodité. Le fait même que Laurent descende pour recevoir devant Dorine (que Tartuffe savait être là) un ordre qu’il aurait pu recevoir à l’étage est encore un indice au spectateur que c’est une scène délibérément montée par Tartuffe. Le lecteur de l’édition de 1734, en revanche, lirait ce début de scène différemment du lecteur des éditions précédentes. L’éditeur supprime la didascalie « apercevant Dorine » pour la remplacer par une indication plus étoffée : « parlant haut à son valet qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine » (IV, p. 244). Non seulement l’éditeur explique plus clairement le Michael Hawcroft 154 jeu de Tartuffe, mais aussi il invite le lecteur à imaginer que Laurent n’est pas présent dans la salle basse, qu’il est quelque part dans la maison. Que Laurent soit présent sur scène ou non, Dorine comprend tout de suite le jeu de Tartuffe et le dit dans un aparté : « Que d’affectation et de forfanterie ! » (III, 2, 857). Ce n’est qu’après les quatre vers adressés apparemment à Laurent et après l’aparté de Dorine que s’établit un véritable dialogue entre Tartuffe et Dorine, Laurent étant sorti (s’il avait été là). Il y a donc d’abord un échange entre Tartuffe et Laurent duquel Dorine est témoin, et ensuite, après le départ de Laurent, un échange entre Tartuffe et Dorine. La liste des personnages en tête de la scène n’indique pas les deux situations de discours successives, mais le lecteur doit forcément s’en accommoder. Conclusion Un écart existe donc entre la théorie de la division scénique et la pratique. Prétendre que la division scénique marque les entrées et les sorties des personnages et aide donc le lecteur à envisager ce qui se passe sur la scène est trop simpliste. La division scénique ne dit souvent pas au lecteur précisément quand un personnage entre ou sort, et ne dit jamais par où. La division scénique est un artifice graphique qui ne fonctionne que très approximativement, mais qui a le potentiel d’avertir le lecteur de lire attentivement. Elle ne saurait capturer, dans son geste graphique, ni la fluidité du mouvement scénique ni le dialogue théâtral en pleine évolution. D’Aubignac avait bien compris tous les problèmes associés à l’interprétation des didascalies et des divisions scéniques. Sa lecture de pièces anciennes dans des éditions où les éditeurs avaient imposé ce genre de support lui avait appris à s’en méfier. Il nous conseille de ne « pas prendre la connaissance exacte des pièces anciennes par les notes et par les distinctions apparentes qui sont dans nos imprimés, mais par une lecture exacte de ces excellents Ouvrages » (La Pratique, p. 394). Le même conseil vaut pour la lecture des pièces du dix-septième siècle. La division scénique ne dispense absolument pas d’une lecture exacte des pièces. Au contraire, elle exige que le lecteur fasse précisément ce genre de lecture. Terminons par un exemple curieux, qui montre qu’un autre lecteur, en l’occurrence Lekain, célèbre acteur du dix-huitième siècle, a fait des lectures exactes des divisions scéniques des pièces dans lesquelles il jouait. Il apprenait ses rôles en les recopiant lui-même, et un grand nombre de ses manuscrits sont conservés dans les archives de la Comédie-Française. Il est intéressant d’observer la manière dont il présente la division scénique. Mise en scène et mise en page du Tartuffe de Molière 155 Il a joué (et recopié) le rôle de Clitandre dans Le Misanthrope. 19 Dans III, 3 Arsinoé est annoncée par Basque ; dans III, 4 elle arrive sur la scène quand Célimène est en train de brosser un portrait dévastateur de sa rivale. Sont présents dans III, 3 Célimène, Basque, Acaste et Clitandre. Or, la liste des personnages en tête de III, 4 ne mentionne qu’Arsinoé et Célimène, ce qui risque d’amener le lecteur à croire que les trois hommes partent en voyant Arsinoé entrer. Cependant, il est à présumer que Basque sort (sans qu’une division scénique l’indique) tout de suite après avoir annoncé Arsinoé dans III, 3. Quant à Acaste et Clitandre, Arsinoé fait allusion à leur départ au cinquième vers de la scène 4 : « Leur départ ne pouvait plus à propos se faire » (III, 4, 877). Mais le lecteur ne peut pas savoir avec certitude le moment du départ des deux marquis. Le texte, tel qu’il est imprimé, laisse au lecteur le soin d’envisager la manière dont l’entrée d’Arsinoé et la sortie des marquis s’enchaînent. Le texte paraît tout autre dans le manuscrit de Lekain (p. 3) : [ filet ] Scène 4 eme Arsinoë, Célimène, Clitandre, Acaste, Basque. ------ Celimène, a Arsinoë. ah ! mon Dieu, Que je suis contente de vous voir ! (Clitandre et Acaste sortent en riant). [ filet ] Lekain a identifié le moment précis où Acaste et Clitandre sortent et la manière dont ils sortent - avec des rires provoqués par les ironies de Célimène prononcées aux dépens d’Arsinoé. Lekain respecte la division scénique en indiquant le début de la quatrième scène, mais, point crucial, il est obligé de dresser une liste de personnages différente de celle de l’édition imprimée. Les marquis restent présents sur la scène pendant les quatre premiers vers. En comparant le manuscrit de Lekain et l’édition imprimée, nous voyons toute l’artificialité, voire tout l’arbitraire, de la division scénique. Ce n’est qu’une convention qui, pour faire sens, doit engager la participation du lecteur, comme elle a engagé celle de Lekain, et comme elle doit obligatoirement engager celle de tout metteur en scène. 19 Henri-Louis Lekain, « Rôle de Clitandre dans Le Misanthrope », Archives de la Comédie-Française, Ms 20014 (rôle 25).