eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/84

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4384

Guillaume Pereux: La Muse satyrique (1600-1622). Genève: Librairie Droz, 2015 («Les Seuils de la modernité»). 205 p. + Bibliographie et Index

2016
Jean Leclerc
PFSCL XLIII, 84 (2016) 122 Cette anthologie de traités sur l’histoire enrichit beaucoup notre connaissance du monde littéraire du XVII e siècle. Aucun critique qui s’occupe de la poétique du XVII e siècle, ne pourra plus contourner la problématique littéraire de ce genre. Son étude devient passionnante dès qu’on l’aborde en incluant les aspects épistémologiques et anthropologiques. Il faut donc féliciter les éditeurs du présent volume de rappeler aux spécialistes de la théorie littéraire l’impact des « historiologues » sur la théorie poétique et rhétorique de cette époque. Volker Kapp Guillaume Peureux : La Muse satyrique (1600-1622). Genève : Librairie Droz, 2015 (« Les Seuils de la modernité »). 205 p. + Bibliographie et Index. L’ouvrage de Guillaume Peureux ne se laisse pas aisément recenser. L’objet dont il traite est si déroutant et sa manière de l’aborder si nuancée, que toute tentative de le résumer ou de le synthétiser court le risque de tomber dans la simplification outrancière et surtout de perdre une bonne partie des liens minutieux qu’il tisse d’un chapitre à l’autre. Les recueils satyriques (l’emploi du y n’est pas anodin) constituent un objet difficile, rarement appréhendé par la critique littéraire malgré son évident succès éditorial pendant les vingt premières années du XVII e siècle, et en dépit du catalogue dressé par Frédéric Lachèvre au début du XX e siècle qui en facilite l’approche. L’histoire littéraire ne fait guère de place à ces publications qui cadrent mal avec les critères usuels de canonisation : pas ou peu d’auteurs connus, beaucoup de poèmes anonymes, une immoralité affichée, des formes variées et une versification parfois fautive, une langue riche et expressive mais souvent familière qui ne recule pas devant le mot bas ou vulgaire. À cela s’ajoutent la rareté des exemplaires conservés, le casse-tête des rééditions et des variantes, le manque de connaissance sur le contexte de création et les réseaux d’auteurs, une ignorance des motifs secondaires des imprimeurs et des libraires impliqués dans cette vogue, et enfin d’importantes lacunes quant aux données qui permettraient de reconstituer la réception de tels recueils. Comment donner du sens à cet ensemble déroutant ? Guillaume Peureux ne se contente pas des jugements péjoratifs de Lachèvre, il prend ses distances vis-à-vis de tout compromis ou de toute solution de facilité. Il évite de tomber dans la psychologie des éditeurs et des auteurs dont on Comptes rendus 123 ignore tout, et laisse de côté la question de l’intention. Il refuse d’envisager les recueils comme la simple réitération d’une gauloiserie immémoriale, même s’il possède une connaissance profonde de la tradition comique et satirique des siècles précédents. Il replace ces recueils dans le contexte précis qui les a vus naître, ces deux premières décennies du siècle marquées autant par des renversements sociaux qu’idéologiques : de l’édit de Nantes au procès de Théophile de Viau en passant par l’assassinat d’Henri IV. Le livre de Guillaume Peureux s’avère le meilleur guide de lecture écrit jusqu’à maintenant sur ces textes, dessinant un trajet minutieux à travers les méandres de la poésie satyrique, un parcours raisonné qui sait contourner les pièges dans lesquels ne manquerait pas de tomber un lecteur non-initié. Les cinq chapitres portent successivement sur le « Phénomène satyrique », le « Trouble satyrique », les « Poètes et lecteurs satyriques », la « Double obscénité satyrique » et la « Politique de l’événement satyrique ». L’auteur y entrecroise trois axes principaux par lesquels son argumentation atteint une densité et une subtilité remarquables. Le premier axe consiste à étudier l’aspect éditorial des recueils, l’ampleur de la vogue et les enjeux de ce type de publication sur l’auteur, la circulation des œuvres et l’effet sur le lecteur. Guillaume Peureux réussit à restituer la spécificité des recueils satyriques en les comparant avec les autres recueils de poésie de la même époque, en s’attardant sur le format matériel et en étudiant la rhétorique équivoque des paratextes, ce qui l’amène à émettre l’hypothèse d’un usage libertin du langage par la déstabilisation des choix interprétatifs imposés au lecteur. La notion la plus convaincante de cette argumentation est celle d’« effet de recueil », grâce à laquelle la pluralité des voix auctoriales, des motifs, des thèmes et des genres sollicités trouve sa cohérence, une sorte d’unification artificielle, susceptible d’opérer un « travail » sur le lecteur. L’effet de recueil traduit une efficacité du texte, qu’oriente la poétique du genre satyrique. Cette poétique constitue le second axe de recherche, qui examine l’articulation entre la satire traditionnelle héritée des poètes romains et le genre nouveau de la « satyre », rattaché à la créature mythologique et, par extension, au drame satyrique grec pressenti par les poéticiens de l’époque comme l’origine de la satire romaine. L’un des coups de force de ces auteurs serait de faire une poésie de la révolte et de la grossièreté sous couvert d’une écriture prenant l’éthos et les prérogatives morales de la satire lucilienne, où la condamnation des mœurs déréglées fait simultanément la promotion, entre autres, de pratiques sexuelles variées. L’ouvrage analyse les composantes stylistiques et thématiques, linguistiques et rhétoriques des poèmes, mais ce qui retient l’attention c’est la présence d’un « je » présenté comme authentique - et libre des contraintes habituelles de la domesticité PFSCL XLIII, 84 (2016) 124 ou du mécénat - racontant des événements vraisemblables, donc orientés vers un pacte autobiographique. Ce « je » permet en retour l’identification du lecteur au narrateur ainsi que son investissement émotif dans ce qui lui est raconté. Les poèmes satyriques invitent à une lecture engagée qui donne à voir et à vivre le désir et le plaisir sexuel, lecture qui trouve sa limite et son échec dans le procès de Théophile de Viau. Le dernier axe, de loin le plus riche et dont les ramifications vont au cœur de la culture du XVII e siècle, s’intéresse aux idées que provoque la lecture des recueils et les phénomènes sociaux qu’ils impliquent. Dans le contexte général du « processus de civilisation » observé par Norbert Elias, les recueils illustrent ce que l’on pourrait percevoir comme une parenthèse, une régression passagère vers une sorte de « brutalisation » des mœurs, où les pulsions et les désirs reprennent leur priorité devant les codes policés du comportement, que ce soit la politesse ou une certaine urbanitas. Le discours des recueils satyriques est clairement en rupture avec les discours de l’époque, donnant à entendre une subversion libertine du langage, des valeurs et des rôles attribués aux hommes et aux femmes, observable dans la distance parodique vis-à-vis de la galanterie. Les poèmes satyriques tendent à révéler l’artifice des codes sociaux, à dévoiler l’envers du décor et l’imposture du pouvoir, ce que Guillaume Peureux décrit comme la « double obscénité satyrique ». Cette obscénité souligne une « mise en crise de représentations dominantes » et consiste d’une part à faire étalage des pratiques sexuelles de toutes sortes et à exhiber divers sujets répugnants, d’autre part à révéler la nature mensongère des représentations à la base des structures sociales, surtout à travers le portrait du courtisan ridicule, dépourvu d’honneur et d’honnêteté. En dernière instance, les recueils pointent vers une crise de la masculinité relevant d’une anxiété face à la modernité inquiétante parce que changeante, faisant de cette poésie ce que Guillaume Peureux nomme une « révolte conservatrice », par laquelle s’effectue une « politique satyrique » portant un « regard critique et agissant » sur la société. Il s’agit ainsi d’un cas assez unique à l’époque où la poésie joue un rôle de contestation et de dissidence. Sans prétendre à l’exhaustivité, le livre de Guillaume Peureux a l’avantage d’envisager le phénomène satyrique dans son ensemble et d’établir un cadre interprétatif infaillible. Il pose de manière éloquente les fondements de toute réflexion à venir sur ces recueils par son travail sur les aspects éditoriaux, génériques, sociologiques et idéologiques. Cet ouvrage rénove complètement notre manière d’aborder cette poésie, et ne manquera sans doute pas d’inspirer de nouvelles études sur d’autres facettes, qu’on pense au comique des poèmes, évoqué mais peu développé par l’auteur, la langue et les formes employées, les comparaisons avec d’autres tendances poétiques Comptes rendus 125 des mêmes années, etc. Reste enfin la question de l’accessibilité des recueils : le livre de Guillaume Peureux pourra servir d’introduction générale à toute réédition future des recueils. Cette vaste entreprise d’édition et de diffusion du corpus serait souhaitable afin qu’une communauté plus large de chercheurs puisse collaborer à l’étude de ce massif tout aussi déroutant que stimulant. Jean Leclerc