eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/84

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4384

Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes

2016
François-Xavier de Peretti
PFSCL XLIII 84 (2016) Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes F RANÇOIS -X AVIER DE P ERETTI (I NSTITUT D ’H ISTOIRE DE LA P HILOSOPHIE A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ) Descartes s’est, toute sa vie, déplacé : en France, en Allemagne, en Italie, à l’intérieur des Provinces-Unies, pour finir par rejoindre la Suède où il mourra. Il ne s’est jamais établi de manière fixe et pérenne en aucun lieu. Quelles ont été les raisons de ses déplacements et voyages, et d’une vie passée en majeure partie hors de France ? Faut-il n’y voir qu’une série d’opportunités, de choix personnels strictement contingents et biographiques qui n’engagent en rien le philosophe ? Ou peut-on deviner à travers cette vie, en quelque manière errante, un lien plus profond entre la pensée et la vie de Descartes hors du sol natal ? Autrement dit, trouve-t-on chez lui une pensée explicite, ou implicite, du voyage, de l’errance ou de l’exil qui fasse philosophiquement écho à ses pérégrinations ? Nous partirons, pour essayer de répondre à ces questions, de l’hypothèse qu’une philosophie de la méthode, c’est-à-dire du chemin à suivre, ne saurait être étrangère aux thèmes du voyage, du risque de l’errance, du choix de l’exil. Sur quelles données textuelles notre propos peut-il s’appuyer ? Nous ne disposons pas de récit cartésien de voyages. A défaut de récits, toutefois, les notes, les œuvres et la correspondance de Descartes font plusieurs allusions ou mentions, philosophiques et biographiques, au voyage et à l’extranéité. Nous en retiendrons trois : a) Une promesse de jeunesse d’accomplir un pèlerinage marial à Lorette en Italie, mentionnée dans un recueil de notes de Descartes, intitulé Olympiques, notes recopiées, après la mort de Descartes, par Leibniz et, par ailleurs, reprises par le premier biographe de Descartes, le père Adrien Baillet. b) L’exil volontaire et l’abandon des études et des livres, pour apprendre à lire dans le grand livre du monde et en soi-même, qu’évoque la fin de la première partie du Discours de la méthode où François-Xavier de Peretti 62 le voyage apparaît comme le prolongement, somme toute traditionnel, des années de formation. c) Le voyage métaphorique qu’évoque la comparaison de ceux qui veulent être fermes et résolus dans leurs actions, avec des voyageurs égarés dans une forêt où ils se résoudront à marcher toujours tout droit, après avoir choisit, fût-ce au hasard, une direction. Ils éviteront ainsi, en s’abstenant de changer constamment d’opinion et de cap, le risque d’errer indéfiniment. Cette comparaison est utilisée par Descartes à l’occasion de l’exposition de la seconde maxime de la morale par provision, dans la troisième partie du Discours de la méthode. § 1. Une promesse de pèlerinage Leibniz, qui a pu accéder aux papiers personnels de Descartes en 1676, a recopié ce texte écrit de la main de Descartes : Ante finem novembris Lauretum petam, idque pedes e Ventiis, si commode et moris id fit ; sin minus, faltem quam devotissime ab ullo fieri consuevit. Omnino autem ante Pascha absolvam tractatum meum, et si librariorum mihi sit copia dignusque videatur, emittam, ut hodie promisi, die 23 Febr. 1 ; [Avant la fin de novembre, je gagnerai Lorette, et cela à pied depuis Venise, si je le puis commodément et si tel est l’usage. Si ce n’est pas possible, j’apporterai du moins à ce pèlerinage toute la dévotion que quiconque y put ordinairement apporter. Mais, de toute façon, je terminerai mon traité 2 avant pâques. Si les livres ne me manquent pas, et s’il en paraît digne, je le publierai comme je l’ai promis aujourd’hui, 23 septembre 1620 3 .] 1 Cogitationes privatae, in Descartes, Œuvres de Descartes, Charles Adam et Paul Tannery (éds.), Paris, Léopold-Cerf, 13 vol., 1897-1913 ; rééd. 1964-1974, 11 tomes (en 13 volumes), Paris, Vrin-CNRS ; tirage en format réduit, 1996, X, pp. 217-218. Cette édition, de référence, est mentionnée sous le sigle AT. 2 Peut-être un petit traité de métaphysique ou portant sur la divinité dont Descartes parlera dans une lettre à Mersenne du 25 novembre 1630 (AT, I, p. 182). 3 Descartes, Œuvres philosophiques, t. 1, F. Alquié (éd.), trad. F. Alquié, Paris, Garnier [« Classiques Garnier »], 1963-1973, p. 62. La différence de date entre le texte latin et la traduction de F. Alquié vient de ce que ce dernier a retenu la date que mentionne Foucher de Careil dans les Œuvres inédites de Descartes parue à Paris, chez Auguste Durand, en 1859-1860. En effet, dans cette première édition des copies faites par Leibniz, Foucher de Careil, à la différence de Baillet, imprime « die 23 septembris ». Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 63 L’évocation de cette promesse est reprise par Baillet, biographe de Descartes, de manière plus circonstanciée, dans La vie de Monsieur Descartes : L’embarras où il se trouva, le fit recourir à Dieu pour le prier de lui faire connaître sa volonté, de vouloir l’éclairer et le conduire dans la recherche de la vérité. Il s’adressa ensuite à la sainte vierge pour lui recommander cette affaire qu’il jugeait la plus importante de sa vie 4 . Et pour tâcher d’intéresser cette bienheureuse mère de Dieu d’une manière plus pressante, il prit occasion du voyage qu’il méditait en Italie dans peu de jours, pour former le vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame De Lorette 5 . Son zèle allait encore plus loin, et il lui fit promettre que dés qu’il serait à Venise, il se mettrait en chemin par terre, pour faire le pèlerinage à pied jusqu’à Lorette : que si ses forces ne pouvaient pas fournir à cette fatigue, il prendrait au moins l’extérieur le plus dévot et le plus humilié qu’il lui serait possible pour s’en acquitter. Il prétendait partir avant la fin de novembre pour ce voyage. Mais il paraît que Dieu disposa de ses moyens d’une autre manière qu’il ne les avait proposés. Il fallut remettre l’accomplissement de son vœu à un autre temps, ayant été obligé de différer son voyage d’Italie pour des raisons que l’on n’a point sues, et ne l’ayant entrepris qu’environ quatre ans depuis cette résolution 6 . Cette première référence cartésienne au voyage n’a d’autre intérêt, ici, que ce que nous apprenons sur les circonstances qui ont entouré la promesse de pèlerinage, d’autant que nous n’avons pas de confirmation que ce pèlerinage, même différé, ait bien eu lieu. La mention de ces circonstances par Baillet suggère qu’il s’agissait moins, pour Descartes, de voyager pour accomplir un pèlerinage, que de faire un pèlerinage, à l’occasion d’un projet de voyage déjà médité. Autrement dit, si cela confirme un intérêt de Descartes pour les voyages, cet intérêt ne trouve pas son explication dans sa dévotion religieuse. Descartes n’est pas un pèlerin, sauf peut-être un pèlerin occasionnel et encore n’en sommes-nous pas certains. C’est donc ailleurs que le texte de Baillet nous invite, en quelque manière, à devoir chercher le goût de Descartes pour les voyages. Ce goût n’est certainement pas sans lien avec 4 Il s’agit du choix de sa vocation qui suit une nuit marquée par un état d’agitation et d’enthousiasme qui ne quitta pas Descartes durant quelques jours. 5 Lorette, Loreto en Italien, se trouve dans la province d’Ancône dans les Marches, sur les bords de la Mer adriatique, à presque 400 kilomètres au sud de Venise. Elle est un lieu de pèlerinage depuis la fin du XIII e siècle. Un cortège d’anges est censé y avoir transporté, par dessus les mers, la maison de Jésus et de sa famille, pour la soustraire à un risque de conquête par les Musulmans. 6 Adrien Baillet, La vie de Monsieur Descartes, livre II, chap. 1, t. 1, Paris, Daniel Horthemels, 1691, pp. 85-86. François-Xavier de Peretti 64 la curiosité intellectuelle de Descartes, avec son désir de découverte et avec sa volonté de s’instruire. A ce sujet, le Discours de la méthode sera, pour notre propos, plus éclairant. § 2. Le grand livre du monde Descartes commença sa vie errante, dès la sortie de ses études, en s’engageant successivement dans deux armées, l’une protestante, celle de Maurice de Nassau, en 1618, l’autre catholique, celle du duc Maximilien de Bavière, en 1619. Voici l’esprit dans lequel Baillet nous dit que Descartes aborda ces voyages militaires. Ici encore, comme précédemment pour le projet de pèlerinage à Lorette, nous ne devons pas confondre l’occasion et le but : il s’agit manifestement moins, pour Descartes, de voyager pour servir dans une armée que de servir dans une armée pour voyager : Il songeait donc à se mettre dans les armées du roi sous le Duc De Guise, ou le Comte D’Auvergne, lorsque l’envie de voir les pays étrangers lui inspira le dessein d’aller servir parmi des peuples qui fussent alliez du roi. En quoi il se proposa l’exemple de plusieurs jeunes gentilshommes de la noblesse française, qui allaient alors apprendre le métier de la guerre sous le prince Maurice De Nassau en Hollande 7 […] Il partit pour les Pays-Bas vers le commencement du mois de mai, et il alla droit au Brabant hollandais se mettre dans les troupes du prince Maurice en qualité de volontaire […] Mais il faut avouer que son dessein n’était pas de devenir grand guerrier à son école, quoi qu’il eût cherché cette occasion pour apprendre le métier de la guerre sous lui. En se déterminant à porter les armes, il prit la résolution de ne se rencontrer nulle part comme acteur, mais de se trouver partout comme spectateur des rôles qui se jouent dans toutes sortes d’états sur le grand théâtre de ce monde. Il ne s’était fait soldat que pour étudier les mœurs différentes des hommes plus au naturel : et pour tâcher de se mettre à l’épreuve de tous les accidents de la vie. Afin de n’être gêné par aucune force supérieure, il renonça d’abord à toute charge, et s’entretint toujours à ses dépens 8 . 7 Voir au sujet de la présence de nombreux Français dans les Provinces-Unies du temps de Descartes : Gustave Cohen, Les écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVII e siècle, Paris, Édouard Champion, 1920. 8 Adrien Baillet, La vie de Monsieur Descartes, livre I, chap. 9, t. 1, Paris, Daniel Horthemels, 1691, pp. 40-41. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 65 Puis encore : Il entreprit 9 donc de voyager dans ce qui lui restait à voir des pays du Nord : mais ce n'est pas la peine de dire qu’il fut obligé de changer d’état. Ce qu’il entreprenait n’était dans le fond qu’une continuation de voyages qu’il voulait faire, sans s’assujettir dorénavant à suivre les armées, parce qu’il croyait avoir suffisamment envisagé et découvert le genre humain par l’endroit de ses hostilités. Il avait toujours parlé de sa profession militaire, d’une manière si indifférente et si froide, qu’on jugeait aisément qu’il considérait ses campagnes comme de simples voyages, et qu’il ne se servait de la bandoulière 10 que comme d’un passeport qui lui donnait accès jusqu’au fond des tentes et des tranchées, pour mieux satisfaire sa curiosité 11 . Satisfaire sa curiosité, se mettre à l’épreuve de la vie, être spectateur de tout ce qui se joue sur le vaste théâtre du monde, étudier les mœurs des autres hommes, tels sont les motivations que recense Baillet de ce singulier soldat sans solde qu’est Descartes. Descartes le confirme dans les dernières lignes de la première partie du Discours de la méthode. Le voyage est un exil voulu hors du monde des livres, des précepteurs et des études. Il en poursuit toutefois le même but, à savoir s’instruire, mais par de tout autres moyens. Le voyage est ainsi autant une alternative aux études que leur prolongement : C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres ; et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moimême, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient que j’en pusse tirer quelque profit 12 . Alternative aux études et prolongement des études, le voyage a, aux yeux de Descartes, un avantage, une supériorité sur ces dernières. Car elles lui ont laissé un goût amer de déception en raison de l’état d’incertitude des sciences de son temps qu’elles lui ont fait découvrir. C’est précisément cette 9 En 1621 : « Ce fut immédiatement après la campagne de Hongrie que M. Descartes exécuta la résolution qu'il avait prise depuis longtemps de ne plus porter le mousquet », ibidem. 10 Baudrier servant souvent d'insigne distinctif aux militaires. 11 Adrien Baillet, La vie de Monsieur Descartes, Livre II, chap. 4, t. 1, Paris, Daniel Horthemels, 1691, pp. 98-99. 12 Discours de la méthode, AT, VI, p. 9. François-Xavier de Peretti 66 expérience de la déception qui le confortera dans la nécessité de faire table rase des anciens savoirs pour fonder de nouveau l’édifice de la connaissance. Quelle est donc cette supériorité sur les études que Descartes reconnaît au voyage ? Il s’agit d’une supériorité pédagogique qu’il exprime en ces termes : Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d’autant plus de vanité qu’elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu’il aura dû employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie 13 . Plus sûres que les études seront les expériences de la vie et celles qu’offrent le spectacle du monde, dont nous nous instruirons à l’occasion des voyages. Car la vie ne laisse pas de place à l’erreur, ou, du moins, ne lui en laisse pas sans conséquences préjudiciables pour qui en est l’auteur. Aussi, ce que nous apprendrons dans le grand livre du monde aura plus de chance d’être vrai que les doctrines qui ne sortent que des esprits de savants reclus dans leurs cabinets de travail. Enfin, le voyage est étude des mœurs des autres peuples et groupes humains. Il nous apprend à relativiser ce que la coutume nous inculque : Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n’y trouvais guère de quoi m’assurer, et que j’y remarquais quasi autant de diversité que j’avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j’en retirais était que, voyant plusieurs choses qui, bien qu’elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d’être communément reçues et approuvées par d’autres grands peuples, j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple et par la coutume : et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins capables d’entendre raison 14 . Descartes, comme en bien d’autres passages du Discours de la méthode, semble avoir retenu la leçon de Montaigne qui consiste ici à se déprendre de ses coutumes et à se garder de les confondre avec des vérités : 13 Idem., AT, VI, pp. 9-10. 14 Idem., p. 10. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 67 Pour me sentir engagé à une forme, je n’y oblige pas le monde, comme chacun fait ; et crois et conçois mille contraires façons de vie 15 . Et : Car c’est à la verité une violente et traistresse maistresse d’escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son authorité : mais par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. Nous luy voyons forcer, tous les coups, les reigles de nature 16 . Et encore : Par où il advient que ce qui est hors des gonds de coustume, on le croid hors des gonds de raison : Dieu sçait combien desraisonnablement, le plus souvent 17 . Et aussi : Fiez vous à vostre philosophie ; vantez vous d’avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques ! Le trouble des formes mondaines a gaigné sur moy que les diverses mœurs et fantasies aux miennes ne me desplaisent pas tant comme elles m’instruisent, ne m'enorgueillissent pas tant comme elles m’humilient en les conferant; et tout autre choix que celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative 18 . Enfin : La diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. Soyent des assietes d’estain, de bois, de terre, bouilly ou rosty, beurre ou huyle de nois ou d’olive, chaut ou froit, tout m’est un, et si un que, vieillissant, j’accuse cette genereuse faculté, et auroy besoin que la delicatesse et le chois arrestat l’indiscretion de mon appetit et par fois soulageat mon estomac. Quand j’ay esté ailleurs qu’en France et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je vouloy estre servy à la Françoise, je m’en suis mocqué et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d’étrangers. J’ay honte de voir noz hommes enyvrez de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il 15 Montaigne, Essais, Livre I, chap. 37, édition Pierre Villey-Louis Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965 ; rééd. en 2 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1978 ; rééd., Paris, Presses Universitaires de France (« Quadrige »), 2004, p. 229. 16 Idem., livre I, chap. 23, p. 109. 17 Idem., livre I, chap. 23, p. 116. 18 Idem., livre II, chap. 12, p. 516. François-Xavier de Peretti 68 leur semble estre hors de leur element quand ils sont hors de leur vilage. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent des estrangeres. Retrouvent ils un compatriote en Hongrie, ils festoyent cette avanture : les voylà à se ralier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de meurs barbares qu’ils voient 19 . Laissons-là Montaigne source probable, voire quasi manifeste, de Descartes. La fin de l’évocation par Descartes de son expérience des voyages, dans la première partie du Discours de la méthode, nous oriente dans une nouvelle direction, non plus au-dehors de soi, mais au-dedans, nonobstant qu’il ait fallu commencer par sortir de soi pour mieux revenir à soi dans la quête d’un chemin à suivre : Mais, après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre ; ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres 20 . Cette fin de texte est importante. Après avoir étudié dans le grand livre du monde, c’est en soi qu’il faut revenir pour trouver son chemin à suivre. Les chemins du monde mènent, comme leurs préalables initiatiques, à d’autres chemins, à des chemins intérieurs qui sont ceux de la pensée. Le chemin devient, pour la volonté et pour la raison, l’expression métaphorique de la voie que doit suivre la pensée. § 3. La quête d’un chemin Pour repartir d’une remarque un peu anecdotique sur le lien de Descartes au voyage, l’on notera que Descartes écrit parfois de sa main son nom en deux mots : « Des Cartes ». L’on avouera qu’écrit de surcroît en deux mots, son nom semble singulièrement prédestiné pour celui qui deviendra le philosophe de la méthode, qui signifie en grec « chemin », autrement dit pour celui qui consacrera sa vie à chercher : i) un chemin dans la pensée en s’en tenant aux règles d’une logique élaborée en deux temps, dans les Regulae ad directionem ingenii, texte inachevé de 1628-1629, et dans la seconde partie du Discours de la méthode en 1637, 19 Idem., livre III, chap. 9, p. 985. 20 Discours de la méthode, AT, VI, pp. 10-11. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 69 ii) qui lui ouvrira un chemin en ce monde qui conduise à une science générale de la nature, construite sur une physique nouvelle en mesure de supplanter celle d’Aristote, iii) à l’occasion de quoi il tracera un chemin en cette vie en formant une morale teintée de stoïcisme. En cherchant des chemins et « des cartes », c’est naturellement Descartes, autrement dit lui-même, que Descartes trouvera, dans l’expérience de l’évidence du cogito qui sera le point de départ de la longue chaîne toute droite et ininterrompue des raisons, construite par la puissance des déductions de l’entendement, longue chaîne enveloppant tous les savoirs trop longtemps cloisonnés, longue chaîne sur laquelle doit désormais s’aligner la science régénérée par les exigences et les bénéfices de la méthode. Il y a ainsi, au fond de la philosophie de Descartes, une véritable obstination à chercher et à tracer un chemin net qui parte de soi pour pénétrer avec assurance dans la complexité de nos pensées, du monde et de la vie. Ce voyage intellectuel que retracent les œuvres de Descartes, prend la forme particulière d’un récit, d’une histoire, avec le Discours de la méthode, écrit à la première personne du singulier. Cette autobiographie intellectuelle remonte à la vieille promesse, faite par Descartes, de publier l’histoire - nous insistons sur ce terme - de son esprit. Guez de Balzac la lui rappelle dans une lettre du 30 mars 1628, dans laquelle il utilise un lexique qui conviendrait tout aussi bien à la description d’un voyage, parlant d’aventures, de région, de chemin tenu : Au reste, Monsieur, souvenez-vous, s’il vous plait, de l’histoire de votre Esprit. Elle est attendue de tous vos amis et vous l’avez promise en présence du Père Clitophon, qu’on appelle en langue vulgaire Monsieur de Gersan. Il y aura plaisir à lire vos diverses aventures dans la moyenne et dans la plus haute région de l’air ; à considérer vos prouesses contre les Géants de l’École, le chemin que vous avez tenu, le progrès que vous avez fait dans la vérité des choses 21 . Descartes tiendra sa promesse, tardivement, en 1637, avec la publication du Discours de la méthode, qu’il présentera bien comme un récit, comme une histoire. Ainsi les termes de Descartes pour qualifier le propos du Discours feront-ils écho, comme une réponse longtemps différée et longtemps attendue, à la lettre de Balzac, écrite presque dix ans plus tôt pour exhorter Descartes à rédiger et à publier cette histoire de son esprit : Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle 21 AT, I, pp. 570-571. François-Xavier de Peretti 70 sorte j’ai taché de conduire la mienne. Ceux qui se mêlent de donner des préceptes se doivent estimer plus habiles que ceux auxquels ils les donnent ; et s’ils manquent en la moindre chose, ils en sont blâmables. Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle, parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques uns sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise 22 . L’importance que Descartes accorde à la méthode, c’est-à-dire littéralement au chemin à suivre, répond, comme une parade, à tout risque d’errance. Car Descartes fait le choix de trajets rectilignes que l’on doit obstinément tracer dans une même direction, aussi bien dans l’action fondée sur la constance, comme dans une pensée fondée sur l’ordre irréversible de la déduction. Ainsi, Descartes, dans la vie comme dans la pensée, s’interdit-il tout retour en arrière. Descartes est un philosophe de la méthode, du chemin, or ce chemin n’est pas tracé, mais à tracer. Il sera l’œuvre du sujet. La volonté du sujet exercera sa rectitude dans le jugement comme dans l’action. Il s’agira d’éviter l’errance du jugement qui, dans le domaine théorique de la connaissance, produit l’erreur. Il s’agira encore d’éviter l’errance de la délibération qui, dans le domaine pratique de l’action et de la vie, engendre l’irrésolution. Mais le chemin de la méthode, comme celui de la morale cartésienne se dispense de cartes, il est un chemin tracé à la boussole qui choisit contre toutes les sinuosités, contre toutes les voies courbes ou enroulées sur elles-mêmes, contre toutes les volutes, la ligne droite, objet primordial de la géométrie. Or, n’oublions pas que Descartes est géomètre, et l’un des pères de la géométrie analytique. Rectitude de l’action, rectitude de la chaîne des déductions : Descartes, dans la vie comme dans la pensée, privilégie la trajectoire rectiligne pour s’interdire tout retour en arrière, tout regret sur le plan moral, comme tout risque de circularité sur le plan logique puisque la méthode, fondée sur l’ordre de la déduction, exige que les vérités connues les premières le soient sans l’aide des suivantes, et que les suivantes soient parfaitement connues à partir de celles qui les précèdent. Nous sommes aux antipodes de Montaigne pour qui le chemin négligemment suivi est un chemin déjà tracé, que l’on découvre, et pour qui l’humeur tient lieu et place de volonté pour se guider. Le voyage montaignien est une réplique de l’inconstance, de l’inquiétude, au sens littéral d’une absence de repos, qui se manifestent en toutes choses : 22 Discours de la méthode, AT, VI, p. 4. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 71 Moy, qui le plus souvant voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il faict laid à droicte, je prens à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arreste. Et faisant ainsi, je ne vois à la verité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. […] Ay-je laissé quelque chose à voir derriere moy ? J’y retourne ; c’est tousjours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe 23 . A l’inverse des trajectoires montaigniennes, la seconde maxime de la morale par provision, exposée dans la troisième partie du Discours de la méthode, nous invite à nous comparer, en cette vie et en ce monde, à des voyageurs perdus dans une forêt, et à prendre la décision de marcher toujours tout droit pour en sortir, pour nous en sortir, devrions-nous presque dire : Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt 24 . La validité de cette comparaison, entre notre condition morale et celle des voyageurs perdus au milieu d’une forêt, ne se limite peut-être pas aux seuls cas où, dans la vie, nous devons choisir sans savoir, c’est-à-dire sans pouvoir délibérer en pleine connaissance de cause. Elle a peut-être une valeur plus générale au sens où nous restons, même une fois construit l’édifice des savoirs humains, comme étrangers au monde, incapables d’être assurés que ce que nous en connaissons correspond à ce qui est, réellement, hors de notre pensée. 23 Montaigne, Essais, Livre III, chap. 9, édition Pierre Villey-Louis Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965 ; rééd. en 2 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1978 ; rééd., Paris, Presses Universitaires de France [« Quadrige »], 2004, p. 985. 24 AT, VI, pp. 24-25. François-Xavier de Peretti 72 § 4. L’exil comme condition C’est ici que nous soulignerons l’importance de l’expérience de l’exil, aussi bien dans la vie que dans la pensée de Descartes. Nous suggérons, en effet, que les voyages de Descartes en Europe du nord et en particulier en Hollande - qui commencent avec une mode et un courant bien ancrés dans son temps, entraînant au XVII e siècle de nombreux étudiants et lettrés français vers les universités et les villes des Provinces-Unies - changent de sens en se prolongeant par un exil volontaire, un voyage sans retour et l’errance de toute une vie passée à l’étranger, principalement aux Pays-Bas. Nous suggérons encore que cet exil sans souci, ni souhait de retour et cette errance volontaire peuvent être mis en relation avec deux thèmes de la doctrine cartésienne auxquels ils font, en quelque façon, écho : le souci de la liberté et la fable du monde. Ces deux thématiques nous invitent à prendre le terme de condition pour qualifier l’exil cartésien en deux sens : celui de condition de possibilité d’une certaine liberté, d’une part, et celui de situation de l’esprit dans ce monde, d’autre part. La volonté d’être à soi L’exil de Descartes hors de France ne procède très probablement pas de la crainte de voir censurer sa doctrine, particulièrement sa physique, par l’inquisition romaine et par Richelieu, au motif qu’elle épouserait des thèses communes à la doctrine de Galilée 25 . D’une part, parce que Descartes quitte la France bien avant 1633, année de la condamnation de Galilée. Il arrive en Hollande en octobre 1628. D’autre part, parce qu’il est peu vraisemblable qu’il ait anticipé le risque d’une possible condamnation de sa doctrine au vu de l’étonnement que lui cause l’annonce de la condamnation de Galilée, qu’il apprend en novembre 1633. C’est très probablement ailleurs que dans la prudence ou dans une forme de crainte qu’il faut chercher le choix de son exil et la raison de son errance hors de France. Où donc ? Dans la liberté d’abord. Car sa liberté a une condition aux yeux de Descartes : celle de vivre en étranger là où il se trouve. L’exil qui consiste à ne pas être chez soi, rejoint une volonté d’être à soi. L’exil a étrangement ici un statut protecteur. 25 Sur Descartes et l’exil volontaire, voir les commentaires de Gilson à ce sujet au sujet de Gassendi dans Étienne Gilson, Discours de la méthode, texte et commentaire historique, Paris, Vrin [« Bibliothèque des textes philsophiques »], 6 e édition 1987, pp. 278-280 et « Descartes en Hollande », Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin [« Études de philosophie médiévale » n° 13], 1930, rééd. 1984, pp. 271-272. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 73 Il s’agit de ne plus être chez soi, de ne plus appartenir à un pays, à une communauté, à une coutume, à des lieux, pour mieux s’appartenir à soimême. La liberté et le souci d’être à soi, de librement disposer de soi dans une solitude obstinément préservée, hors de tout lien d’appartenance communautaire, trouvera son point d’orgue dans la doctrine, teintée de néostoïcisme, de la générosité cartésienne. Le traité des Passions de l’âme en donnera une définition et une exposition accomplie en présentant la perspective d’un contentement fondé sur l’estime que chacun peut légitimement s’accorder à soi-même, en vertu de l’usage qu’il fait de son librearbitre. La liberté cartésienne trouve là sa récompense, dans une forme d’ipséité qui redouble, en quelque façon, celle du cogito. La liberté cartésienne consiste aussi, concrètement, à avoir un pied dans chaque pays : la France et les Pays-Bas. Descartes trouve un confort à cet inconfort de l’entre-deux : Mais, en attendant que cela soit, j’eusse bien fait de me tenir au pays où la paix est déjà ; et si ces orages [la fronde parlementaire de 1648 contre l’autorité monarchique] ne se dissipent bientôt, je me propose de retourner vers Egmond dans six semaines ou deux mois et de m’y arrêter jusqu’à ce que le ciel de France soit plus serein. Cependant, me tenant comme je fais, un pied en un pays, et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre 26 . Cela va de pair avec l’absence notable de philosophie politique chez Descartes, de pensée du collectif, de l’appartenance au collectif, à une communauté naturelle ou d’adoption. Rarement un homme aussi sollicité ne fut aussi jaloux de sa manière de vivre, de sa solitude et de sa liberté, ni aussi avare de son temps que ne le fut Descartes. « Car encore que je fuie la multitude à cause de la quantité des impertinents et des importuns qu’on y rencontre […] 27 ». Descartes éprouvera du dégoût à être devenu un objet de curiosité malsaine, que l’on veut « avoir en France comme un éléphant ou une panthère, à cause de la rareté, et non point pour y être utile à quelque chose 28 ». Aussi, il ne cessera de se plaindre de la civilité française et des visites qu’il reçoit durant ses séjours à Paris, si incompatibles avec le repos et la solitude que requièrent ses travaux 29 . 26 A Élisabeth, juin ou juillet 1648, AT, V, p. 198. 27 A Chanut, 6 mars 1646, AT, IV, p. 378. 28 A Chanut, 31 mars 1649, AT, V, pp. 328-329. 29 A Bourdin, 9 février 1645, AT, IV, p. 161. François-Xavier de Peretti 74 Il vantera, en revanche, les mérites des villes hollandaises où l’on croise moins de personnes curieuses des choses qu’on peut y faire, qu’il n’y en a dans la plus petite ville de France 30 . Dans une lettre de mai 1631 31 , Descartes décrit à Balzac tous les charmes d’une solitude inviolée, alliés à une infinité de commodités indispensables à la vie, dont il jouit au milieu de l’affairement et de la confusion du peuple d’Amsterdam, et qu’aucun couvent de Capucins ou de Chartreux, qu’aucune des plus belles demeures de France et d’Italie réunies, ni qu’aucune maison des champs ne saurait jamais si bien lui garantir. Dans cette lettre, qui, à la façon d’un palimpseste, dépeint à travers la description d’Amsterdam sa transcription en univers bucolique, Descartes insiste sur l’entière liberté, le repos, la sécurité et la parfaite quiétude qu’il y a trouvés et que rien au monde ne pourrait le décider à quitter. Il fera de la Hollande et de ses villes ce qu’il appelle lui-même son désert 32 , par référence aux saints ou aux hermites qui, pour méditer dans la solitude, se retirent au désert, à l’instar du Christ. Pour plus de quiétude encore, Descartes veillera à ce que ses adresses hollandaises ne restent connues que d’un très petit cercle d’amis et de correspondants, à commencer par Marin Mersenne qui lui servira de boîte à lettres et d’interface protectrice avec la communauté savante de son temps. Descartes, enfin, avouera craindre jusqu’à jouir d’une quelconque renommée : Je crains plus la réputation que je ne la désire [écrit-il à Mersenne] estimant qu’elle diminue toujours en quelque façon la liberté et le loisir de ceux qui l’acquièrent, lesquelles deux choses je possède si parfaitement, et les estiment de telle sorte, qu’il n’y a point de monarque au monde qui fût assez riche pour les acheter de moi 33 . Ainsi, pour se garder le plus sûrement de tout tracas, Descartes, par exemple, priera le père Mesland d’accepter de garder sous le sceau de l’anonymat son explication de la transsubstantiation dans l’Eucharistie 34 , comme il avouera à Chanut avoir coutume de refuser d’écrire ses pensées touchant la morale pour que personne ne tire d’une matière aussi facilement prétexte à la calomnie, l’occasion de lui causer le moindre ennui, qui viendrait rompre une quiétude et une discrétion si âprement préservées 35 . 30 A Mersenne, 18 mars 1630, AT, I, p. 131. 31 A Balzac, 5 mai 1631, AT, I, pp. 202-204. 32 A Chanut, mai 1648, AT, V, p. 182. 33 A Mersenne, 15 avril 1630, AT, I, p. 136. 34 A Mesland, 9 février 1645, AT, IV, p. 165. 35 A Chanut, 1 er novembre 1646, AT, IV, p. 536 ; A Chanut, 20 novembre 1647, AT, V, pp. 86-87. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 75 L’on retrouve ce désir de discrétion jusque dans l’austérité que voulait donner Descartes, à l’aspect des éditions de ses œuvres qu’il souhaitait dénuées de tout ornement susceptible d’attirer les yeux de la multitude, afin que ceux qui s’arrêtent aux apparences ne les voient point et qu’elles ne soient lues que par quelques personnes de bon esprit, dont la lecture lui serait profitable 36 . C’est ce même désir de discrétion qui lui fait regretter de ne pas être aussi sage que sont ces singes, qui, aux dires des sauvages, pourraient bien parler, mais qui s’en abstiennent pour qu’on les laisse en paix 37 . Il avait déclaré à Mersenne, dès 1634, après la condamnation de Galilée par les inquisiteurs de la foi, avoir pris pour devise le « bene vixit, bene qui latuit » d’Ovide 38 . Il déclarera, en 1646, à Chanut, sa résolution de ne plus étudier que pour s’instruire et de s’en tenir à cette devise de Sénèque le tragique, contenue dans le Corpus poetarum étudié par les élèves du Collège de la Flèche : Illi mors gravis incubat, Qui, notus nimis omnibus, Ignotus moritur sibi 39 . Si rarement un homme ne fut aussi jaloux de son repos et de sa liberté, rarement un philosophe rechercha son repos dans le mouvement, le voyage perpétuel, et l’exil volontaire. La fable du monde Mais cet exil volontaire dans la vie fait, nous semble-t-il, écho à un sentiment d’exil plus étrange et plus profond. Il s’agit d’un sentiment d’exil dans ce monde que suscite volontairement et provisoirement le doute métaphysique et hyperbolique sur les choses matérielles, mais que n’éteindra pas tout à fait l’expérience de la certitude, puisque le monde pour Descartes restera une fable. L’on se souviendra de l’énigmatique portrait de Descartes par Weenix, peint vers 1648, où Descartes, les traits fatigués, tient ouvert entre ses mains un ouvrage où l’on peut lire, sur la page de gauche, l’unique phrase qui l’occupe en presque totalité : « Mundus est fabula ». L’antidote apporté à l’errance par le choix cartésien des trajectoires rectilignes de la 36 A Chanut, 1 er novembre 1646, AT, IV, p. 535. 37 Ibidem. 38 « N’a bien vécu que celui qui a vécu caché » (notre traduction), A Mersenne, avril 1634, AT, I, p. 286. 39 « C’est une mort pénible que se prépare / celui, qui trop connu de tous, / meurt sans même se connaître lui-même » (notre traduction), A Chanut, AT, IV, p. 537. François-Xavier de Peretti 76 méthode et de la morale ne suffira pas à conjurer le sentiment d’exil dans ce monde. Le choix du statut d’éternel étranger semble bien reproduire une extranéité métaphysique. Ce second exil, métaphysique, redouble l’exil physique. Je ne suis pas de ce monde, pourrait dire Descartes, car ce monde, je ne le connais même pas tel qu’il est, ou, du moins, je ne suis pas en mesure de savoir s’il est tel que je le connais. La condition humaine est exil, d’où le projet cartésien de reconquête profane du paradis perdu, l’ambition de nous rendre, à nouveau, comme maîtres et possesseurs de la nature, de reconquérir ce dont la faute originelle et Dieu nous ont privés. Mais le paradis perdu ne nous sera jamais rendu. Nous ne redeviendrons jamais maîtres et possesseurs de la nature comme au premier jour par décret divin. Tout au plus pourrons-nous déployer toute notre industrie pour, peu à peu, nous en rapprocher, mais pour n’être, au mieux, jamais que « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Le thème de l’exil mondain chez Descartes a un relent de la doctrine platonicienne pour laquelle l’âme ne s’éprouve pas comme étant de ce monde, et qui, n’y trouvant pas véritablement sa place, y vit exilée, n’aspirant qu’à regagner son lieu natal qu’est le monde des idées - ou formes éternelles - vers lequel la philosophie à la charge de lui ouvrir la voie et de la reconduire. La réalité nous demeure inaccessible de bien des manières de sorte que l’ambition d’atteindre une vérité absolue est sans objet. Les textes cartésiens laissent apparaître qu’il n’y a pas dans la philosophie de Descartes de possibilité d’accéder à une vérité qui nous permette d’être assurés de connaître les choses telles qu’elles sont réellement : a) Nos sens ne nous permettent pas de disposer d’idées de ce que sont les choses matérielles 40 . b) Je peux, par l’entendement, avoir une idée complète d’une chose, mais sans nécessairement connaître complètement la chose dont elle est l’idée. L’idée complète de la chose n’est peut-être jamais l’idée de la chose complète. Bref, je ne sais jamais si mes idées sont adéquates 41 . 40 Parmi de nombreux textes cartésiens qui traitent de cette question, citons celui-ci : « Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu’à l’évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens : comme encore que nous voyons le soleil très clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu’il ne soit que de la grandeur que nous le voyons […] », Discours de la méthode, AT, VI, pp. 39-40. 41 L’on ne saurait faire un aveu plus clair de la reconnaissance des limites de notre rationalité et de l’impossibilité d’être assurés de la vérité de correspondance entre Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 77 c) L’attribut essentiel n’est pas la chose (substance) et ne donne pas accès à sa connaissance. L’entendement les distingue, mais ne peut avoir l’intuition directe de la substance, qu’il ne connaît qu’à travers son attribut essentiel 42 . d) Nous ne connaissons jamais le point de vue de l’infini et la vérité absolument parlant : Car que nous importe si peut-être quelqu’un peut feindre que cela même de la vérité duquel nous sommes si fortement persuadés paraît faux aux yeux de Dieu ou des anges, et que partant, absolument parlant, il est faux ? Qu’avons-nous à faire de nous mettre en peine de cette fausseté absolue, puisque nous le croyons point du tout, et que nous n’en avons pas même le moindre soupçon 43 ? la raison et le réel : « Hoc nesciamus […]. Ipse etiam auctor nullius rei adaequatam cognitionem sibi trinuit, sed nihilominus certus est se in multis, si non omnibus rebus habere eam cognitionem, et ea fundamina, ex quibus adaequata cognitio deduci posset, et forsan deducta est. Quis enim hoc ferat 41 ? », Responsiones Renati Des cartes ad quasdam difficultates ex Meditationibus ejus, etc, AT, V, pp. 151-152 ; [Nous n’en [de l’adéquation de notre connaissance aux choses] savons rien […] il n’en pas une [chose] dont l’auteur [Descartes] s’attribue à lui-même la connaissance adéquate, et néanmoins il est certain d’avoir sur bien des choses, sinon sur toutes, une connaissance telle, et des fondements tels, que la connaissance adéquate pourrait s’en déduire, et peut-être en a-t-elle été déduite. Mais qui oserait l’assurer ? ], Entretien avec Burman, manuscrit de Göttingen, trad. du latin Ch. Adam, Paris, Vrin [« Bibliothèque des textes philosophiques »], 1975, pp. 22-23. 42 Chez Descartes, avant Kant, la chose en soi est inaccessible à l’esprit de l’homme et la conscience critique de cette limite est affirmée, par Descartes, comme plus tard par Kant, sans ambigüité. L’article 52 de la première partie des Principes de la philosophie apporte sur ce point un éclairage précieux. La substance, l’être tel qu’il existe hors de la pensée, restent inconnus en soi. Nous les connaissons par les manières dont ils nous apparaissent sous la forme d’attributs, propriétés, qualités qui excitent en nous des connaissances, autrement dit, des représentations. Ces attributs, propriétés et qualités sont les effets de la substance. Nous pouvons en déduire que l’être de la chose, la substance existe réellement car rien ne procède de rien, et il ne saurait y avoir d’attributs, propriétés et qualités qui soient ceux d’un pur néant. Il leur faut une cause. Toutefois, et précisément parce que nous la connaissons par ses manifestations et effets que sont ses attributs, la substance, qui est leur cause, n’est pas connue en soi. Quand bien même les effets conservent quelque chose de leur cause, rien ne peut nous assurer que la substance n’excède pas largement ses effets, ni même qu’elle ne contienne pas d’autres attributs, propriétés, qualités dont nous n’avons aucune connaissance. 43 Réponses aux secondes objections, AT, IX, 1, pp. 113-114. François-Xavier de Peretti 78 L’expression « absolument parlant », que l’on trouve, ici, dans les Réponses aux secondes objections, est la même que celle employée à l’article 205 de la quatrième partie des Principes de la philosophie, lorsqu’il s’agit pour Descartes de définir la certitude morale, c’est-à-dire une certitude suffisante pour régler nos mœurs ainsi que notre action sur les choses, que n’atteint pas une forme naturelle et spontanée du doute : Art 205. Que néanmoins on a une certitude morale, que toutes les choses de ce monde sont telles qu’il a été démontré qu’elles peuvent être. Mais néanmoins, afin que je ne fasse point de tort à la vérité, en la supposant moins certaine qu’elle n’est, je distinguerai ici deux sortes de certitudes. La première est appelée morale, c’est-à-dire suffisante pour régler nos mœurs, ou aussi grande que celle des choses dont nous n’avons point coutume de douter touchant la conduite de la vie, bien que nous sachions qu’il se peut faire, absolument parlant, qu’elles soient fausses. Ainsi ceux qui n’ont jamais été à Rome ne doutent point que ce ne soit une ville en Italie, bien qu’il se pourrait faire que tous ceux desquels ils l’ont appris les aient trompés 44 . Or, dans les Réponses aux secondes objections, il ne s’agit évidemment pas d’évoquer l’immunité de l’esprit au doute spontané et naturel qui peut toucher les choses utiles à la conduite de la vie. Il s’agit bien de l’immunité à un tout autre doute, au doute radical et volontaire, qui ne nous affecte précisément pas au sujet des choses utiles à notre conduite. Pourtant, à l’issue même de ce doute, Descartes revient à une forme de certitude morale et d’indifférence à la possibilité de continuer d’entretenir un doute métaphysique et hyperbolique, qui consisterait à feindre que la vérité n’est peutêtre pas la même du point de vue de Dieu ou des anges que du nôtre. e) Selon les articles 200 à 207 de la quatrième partie des Principes de la philosophie, nos explications du monde restent des conjectures : Et si quelqu’un, pour deviner un chiffre écrit avec les lettres ordinaires, s’avise de lire un B partout où il y aura un A, et de lire un C partout où il y aura un B, et ainsi de substituer en la place de chaque lettre celle qui la suit en l’ordre de l’alphabet, et que, le lisant en cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne doutera point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu’il aura ainsi trouvé, bien qu’il se pourrait faire que celui qui l’a écrit y en ait mis un autre tout différent, en donnant une autre signification à chaque lettre : car cela peut si difficilement arriver, principalement lorsque le chiffre contient beaucoup de mots, qu’il n’est pas moralement croyable. Or, si on considère combien de diverses propriétés de l’aimant, du feu, et de toutes les autres choses qui sont au monde, ont été très évidemment déduites d’un fort petit nombre de causes que j’ai proposées au 44 AT, IX, 2, p. 323. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 79 commencement de ce traité, encore même qu’on s’imaginerait que je les ai supposées par hasard et sans que la raison me les ait persuadées, on ne laissera pas d’avoir pour le moins autant de raison de juger qu’elles sont les vraies causes de tout ce que j’en ai déduit, qu’on en a de croire qu’on a trouvé le vrai sens d’un chiffre, lorsqu’on le voit suivre de la signification qu’on a donnée par conjecture à chaque lettre. Car le nombre des lettres de l’alphabet est beaucoup plus grand que celui des premières causes que j’ai supposées, et on n’a pas coutume de mettre tant de mots ni même tant de lettres, dans un chiffre, que j’ai déduit de divers effets de ces causes 45 . Nous construisons, en science, en physique, des mondes possibles à partir d’hypothèses dont nous partons pour rechercher une confirmation et une vraisemblance dans l’expérience du monde réel. En conclusion de cette brève récapitulation des raisons cartésiennes de penser que nous ne sommes jamais assurés de connaître les choses telles qu’elles sont, nous pouvons soutenir que la vérité est toujours, chez Descartes, une vérité à notre mesure, une vérité subjective, qui se limite à la capacité de notre propre raison. C’est cet aspect de la philosophie cartésienne que caricature, endossant un point de vue théologique, un certain Lentulus, critiquant la prétention cartésienne à faire de la certitude de nos évidences la mesure de la vérité : Illud omne verum est, quod valde clare distincte percipio ? Itane veritatis certudinem in tu percipionem collocas ? […] Ergo non Christo, sed cartesio, applicanda sententiam : Ego sum via, veritas et vita 46 ; [Est vrai tout ce que je perçois de manière entièrement claire et distincte. Est-ce que tu n’établis pas ainsi la certitude de la vérité à l’aune de ce que, toi, tu établis ? […] Il faut en conclure que ce n’est plus au Christ, mais à Descartes, qu’il convient d’attribuer la parole : Je suis le chemin, la vérité et la vie (notre traduction)]. Quels que soient l’ironie et le ton polémique utilisés par Lentulus, on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir compris l’ultime ressort de la conception cartésienne de la connaissance et de la vérité, qui tient au caractère subjectif de l’évidence et à l’autonomie de la raison. Nous suggérons, au passage, qu’il convient certainement d’éviter une lecture trop rapide ou partisane des textes des théologiens, enseignants dans les universités néerlandaises et adversaires de Descartes de son vivant. Il n’y a, en effet, pas de raisons de vouloir disqualifier a priori leurs critiques, comme on l’a, par exemple, trop longtemps fait pour les thèses des sophistes à partir de la lecture des dialogues platoniciens. Quelles que soient les outrances, la 45 Art. 205, AT, IX, 2, pp. 323-324. 46 Ciriacus Lentulus, Nova Renati Descartes sapienta, Herbornae Nassoviorum, 1651, p. 55. François-Xavier de Peretti 80 violence, les arrière-pensées des attaques d’un Revius, d’un Lentulus, d’un Voetius ou d’un Schoock, nous ne pouvons exclure qu’ils usent d’arguments qui méritent souvent d’être pris au sérieux. D’ailleurs, il semble bien que Descartes, lui-même, au-delà de la stricte polémique personnelle, des arguments de mauvaise foi, des procès d’intention, des calomnies, de l’hypocrisie agressive de ses délateurs et d’une volonté évidente de lui nuire (dont il ne manque pas de se plaindre), ait bien pris au sérieux, sur le plan de l’argumentation philosophique, certaines de leurs critiques, en particulier celles formulées à l’encontre de son ambition d’établir une science démonstrative et de sa capacité à démontrer ses propres thèses, notamment en physique. Nous en voulons pour indice que les articles 205 et 206 de la quatrième partie des Principes pourraient bien être la véritable réponse de Descartes aux critiques formulées par Schoock dans sa Philosophia cartesiana sive Admiranda methodus novae philosophiae Renati Descartes publiée l’année précédente, en 1643. Martin Schoock reproche, en effet, à la physique et à la physiologie de Descartes de ne pas démontrer absolument parlant les thèses qu’elles soutiennent : Libenter damus Cartesianis ineptiis adesse evidentiam propositionis, sed simul eas gaudere altera evidentia, quae potissimum commendat philosophica dogmata, ipse ut omnia agat, numquam probavit 47 ; [Nous voulons bien que les sottises cartésiennes aient une évidence de présentation mais, quoiqu’il se démène, Descartes ne prouvera jamais qu’elles possèdent en même temps cette autre évidence qui parle surtout en faveur des dogmes philosophiques 48 ]. Quelle est la nature de la réponse faite par Descartes ? Descartes esquive les coups portés en relativisant la force de la critique et en admettant qu’il y a une part non démontrée dans sa physique (ce que lui reproche Schoock) mais parfaitement assumée et revendiquée au nom de la très haute vraisemblance des explications qu’elle avance. Le monde ne restera jamais pour nous qu’une fable, une fable certes vraisemblable. Le monde imaginaire dont Descartes fait l’hypothèse 49 est comme le monde réel, le monde réel est donc comme le monde imaginaire. Notre vie dans ce monde est comme un voyage imaginaire. Si le monde imaginaire se comprend comme étant à l’image du monde réel, le monde réel, du moins 47 Martin Schoock, Philosophia cartesiana sive Admiranda methodus novae philosophiae Renati Descartes, Ultrajecti, Waesbergae, 1643, p. 73. 48 Trad. Théo Verbeeck in Théo Verbeek, René Descartes et Martin Schoock. La querelle d’Utrecht, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1988, p. 217. 49 « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que ferais naître en sa présence dans les espaces imaginaires », Le Monde ou Traité de la Lumière, AT, XI, p. 31. Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes 81 que nous tenons pour réel, ne peut que se comprendre à l’image de son image, sur le modèle d’un monde imaginaire. Le voyage épistémique, le voyage de la pensée qu’accomplit Descartes dans le monde de la physique, dans l’univers représenté, gomme les frontières entre l’imaginaire et le réel pour ramener l’un et l’autre au vraisemblable. S’il n’existe pas de récit de voyage chez Descartes, c’est peut-être parce que la fable du monde qu’il écrit est un voyage par la pensée.