eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 43/84

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2016
4384

Corneille: «Les sujets viennent de la fortune»

2016
François Lasserre
PFSCL XLIII, 84 (2016) Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 1 F RANÇOIS L ASSERRE 1 Les ouvrages de discussion ou de protestation Publiant la Veuve, en mars 1634, Corneille avertit son lecteur qu’il « trouvera [dans cette pièce] trois sortes d’amour, aussi extraordinaires au théâtre qu’ordinaires dans le monde ». Cette formulation, qu’il applique aux silences calculés de Philiste, aux feintes mutuelles de Doris et Alcidon, et aux marchandages dont est l’objet la même Doris, mérite d’être étendue aux autres ouvrages qu’il a produits récemment à cette date. Extraordinaires au théâtre et ordinaires dans le monde étaient, dans la Galerie du Palais, l’intérêt de Dorimant pour Hippolyte (intérêt qui n’existe que par les obstacles qu’il rencontre), dans la Suivante, les frustrations d’Amarante (une fille non dépourvue de « mérite », mais sans le sou), dans la Place Royale, les maquignonnages d’Alidor aux dépens d’Angélique, et la révolte finale de celle-ci. Sous l’anecdote qui le revêt de pittoresque, et le déguise avec artifice, un esprit de satire, virulent (le plus souvent), ou très finement malicieux, animait ces diverses descriptions. Ce que nous voulons préciser ici, c’est que lesdites « descriptions », qui, sans conteste, sont pittoresques et amusantes, participent néanmoins d’une intention militante, et que cette intention, même si elle se veut discrète, constitue le germe de la pensée cornélienne future. Il s’agit bien, pour le poète, par le moyen de communication que lui offre l’art dramatique, de porter un jugement sur ce qui se passe dans la société. L’aspect pittoresque de ses ouvrages, qui est très riche, a tendance généralement à occulter cette fermentation engagée. On admire le portrait sensuel de Clarice, la veuve, et on se livre à la délectation qu’il procure. Ceci, depuis l’origine, comme le montrent les éloges confraternels qui accompagnèrent la publication de la pièce. Mais dès lors qu’on rêve sur ce 1 Phrase d’Aristote, citée par Corneille, dans ses Discours sur le Poème Dramatique. François Lasserre 34 portrait, les pensées qu’il suggère ne peuvent pas s’arrêter au sort de la seule Clarice, car on observe immanquablement que ce sort est exceptionnel. Combien de jeunes femmes, dans la vie réelle, peuvent en bénéficier ? C’est un ilot de jouissance, dont le plaisir et la satisfaction sont proportionnels à la rareté. Voilà bien la manière dont toutes les jeunes femmes aimeraient vivre l’amour… Et les observations qui s’ensuivent n’ont rien de fortuit. Elles sont nécessaires, et c’est le poète lui-même qui nous en a tracé le chemin, car, à côté de Clarice, il a placé une jeune femme, Doris, infiniment plus « réelle », conforme au modèle, non du théâtre, mais du « monde ». Ah ! Quel déplaisant retour, que la réflexion qui s’attarde sur cette Doris ! Grâce à Dieu, elle ne manque pas d’un peu de piquant, mais tout de même, il sera difficile d’oublier son tragique monologue qui clôt l’acte IV. Au moment où, après la péripétie, tout le monde respire, Doris se noie : Il faut que mes désirs, toujours indifférents Aillent sans résistance au gré de mes parents Qui m’apprêtent peut-être un brutal, un sauvage… … Il y va cependant du reste de ma vie (vv. 1589-91 & 1587) Ceci ne relève plus du pittoresque. Ce serait sous-estimer Corneille, d’en juger ainsi. Sa pièce est construite. Il nous parle. Le germe de réflexion satirique (à propos, ici, de la coutume sociale qui fait de la fille à marier une marchandise) est la leçon profonde de son art. Les jugements habituellement portés sur la Place Royale, ou, si l’on préfère, les impressions recueillies à propos de cette pièce dans le commentaire cornélien, sont encore plus déviants que ceux qui touchent la Veuve. C’est la force de volonté d’Alidor qui retient pratiquement toute l’attention. On en oublie même, le plus souvent, de s’interroger sur les carences psychologiques et intellectuelles qui pourraient sous-tendre cette force prétendue 2 . Mais si l’on s’en tient à l’action de la pièce, en tenant compte, en particulier, de son très significatif dénouement, la situation de base, tout autant que dans la Veuve (sous la pression de l’autorité), ou dans la Suivante (sous celle de l’intérêt pécuniaire), est le tissu sociologique de la condition des filles, exposée d’ailleurs avec une piquante originalité dans la très 2 La force d’Alidor se ramène simplement à une impressionnante faconde dialectique. En cela, la peinture du personnage est subtile. L’amplification de cette donnée en force de caractère, généralement admise n’est pas judicieuse. On prend pour point de départ, très anachroniquement, la connaissance que l’on a, après un parcours complexe, des tragédies de la maturité. On oublie de considérer que la conduite d’Alidor n’a jamais été conçue en prévision de celle des futurs héros, mais en continuation des personnages des comédies toutes proches. Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 35 longue et très ingénieuse première scène de l’ouvrage. La satire va s’exercer avec férocité contre la conduite d’un Alidor, dont la muflerie n’est pas malaisée à percevoir. Au lieu de s’en indigner, les commentateurs, avec une désarmante naïveté, portent aux nues les arguments clinquants de cette muflerie. Il y a, dans cette pièce deux monologues d’Alidor, auxquels, par coutume, on a octroyé une étrange faculté d’escamotage. Le premier ouvre l’acte IV, contient 67 vers, dont une très large moitié (38 vers) exprime le remords et le doute. Le deuxième (V 3) serait décisif, si Angélique manquait tant soit peu de bon sens : Alidor, au long de 58 vers, se soumet à la force de l’amour, il capitule, ouvrant son cœur à cette faiblesse bénie, qu’Angélique vient enfin de lui apprendre : « Que j’eus de perfidie, et que je vis d’amour ! ». Heureusement pour ce qu’aurait été l’avenir du couple, ce repentir vient trop tard. Si l’on considère ces réalités simples, qui sont des évidences inscrites dans la construction de la pièce, il n’est plus question de prendre l’épilogue du même Alidor pour autre chose qu’une Bérésina, habillée de belle et bonne rhétorique, ni ses arguments divers énumérés depuis le premier acte, que pour d’astucieuses hésitations et dérobades face au saut dans l’inconnu qu’aurait constitué l’engagement amoureux. On pourra interpréter cet épilogue et ces arguments selon des psychologies, psychanalyses, blocages, que l’on voudra plus ou moins raffinés. Ce ne sont pas ces tours de passepasse qui font le sens de la pièce. Le sens de l’action, c’est un regard lucide du poète sur cette règle de fer qui dépossède les filles de leur spontanéité amoureuse. Phylis en a aimablement fait son deuil. Angélique, qui s’y est emprisonnée, qui s’oublie jusqu’à s’y donner éperdument, n’est plus qu’un meuble entre les mains d’Alidor. Celui-ci la livre, l’insulte, la chahute comme un paquet. Corneille a redupliqué l’odieuse manœuvre, s’est donné bien du mal pour que son spectateur ne s’y trompe pas… Les commentateurs, eux, ont tenu bon contre sa radicale offensive féministe. Tel est le germe de réflexion personnelle qui anime ces comédies. Dans la suite de l’œuvre, l’inspiration poétique et dramatique trouve plusieurs visages. Ce sont fréquemment des désagréments divers, personnellement blessants, qui présidèrent de manière décisive aux renouvellements de technique et de pensée de Corneille. Avant d’énumérer succinctement ceux qui marquèrent ses grandes étapes, rappelons d’ailleurs que déjà, l’intrigue de Mélite était une fervente revendication professionnelle. On peut y reconnaître en effet la version revue et considérablement améliorée du François Lasserre 36 troisième acte de la Sylvie, pièce à succès du dramaturge facile qu’était Mairet 3 . L’Illusion comique est issue en partie de l’opposition de Corneille aux intrigues formalistes et exsangues de Chapelain, tendance à laquelle il s’était heurté (maladroitement peut-être) dans l’équipe des Cinq Auteurs. J’ai noté cette circonstance dans l’introduction aux pièces des Cinq Auteurs. Il en profite, en outre, pour imager dans la fiction anecdotique de l’Illusion, la relation qui s’établit entre le spectateur et les évènements représentés, relation qui n’est pas univoque, comme l’a soutenu naïvement (dans une lettre fameuse) le même Chapelain, mais réfléchie et distanciée. Tout le mystère, en somme, de l’art théâtral. Par un autre aspect de la même pièce (le personnage de Matamore), il manifestait son indignation devant la prétention et l’incompétence de Scudéry, qui avait brigué de damer le pion à la haute philosophie théâtrale de Gougenot. De cette réaction indignée contre l’envahissant collègue, j’ai parlé dans la troisième Partie de mon Inspiration de Corneille. Horace, Cinna et Polyeucte, tout d’un bloc, sont nés (comme l’exposait mon Corneille de 1638 à 1642) du traumatisme subi dans la querelle du Cid. Richelieu avait l’outrecuidante cruauté de prendre parti dans une jalousie privée. Et dans ce cas, l’intensité du scandale éleva la fureur du poète jusqu’à une sublimité créatrice qu’ont égalée bien peu d’œuvres de la langue française. Ainsi que le dit clairement la dédicace d’Horace, la pensée est tendue vers l’exaltation des « grandes Idées » que « Son Éminence inspire » au poète « quand elle daigne souffrir » sa présence. Tension volontaire, artificieuse. Ce n’est pas là le cœur de la réflexion spontanée de Corneille. Nicomède, en 1651, est encore la conséquence d’un tracas arbitraire. Condé a pris une superbe colère contre Don Sanche d’Aragon, pièce très innocente, que le contexte dévergondé de la Fronde lui fit imaginer écrite en faveur de Mazarin. Qu’à cela ne tienne, Condé va avoir sa pièce, comme 3 Dans sa succession d’épisodes décousus, la Sylvie accueille, au troisième acte une courte intrigue qui n’est pas malhabile, avec tromperie et brouille, mais trop vite dissipée. Dans l’examen de Mélite, Corneille se félicitera d’avoir formé un seul nœud, qui couvre à peu près la durée des cinq actes, et implique les cinq principaux acteurs ensemble. La conduite des incidents rappelle ceux de la Sylvie, mais avec une rigueur soigneusement affinée. La rivalité Philène-Thélame, qui n’était qu’un hasard, découlera d’une maladresse initiale de l’amoureux rebuté Éraste ; le dévoilement du fin mot de la tromperie sera, comme chez Mairet, le fruit de l’imprudence, mais son environnement psychologique ne sera plus un simple effet du hasard, etc. Il n’est pas nécessaire d’invoquer des analogies lointaines pour comprendre la genèse de Mélite. Il suffit de détecter chez le jeune auteur une réflexion acérée contre les insuffisances de la Sylvie. Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 37 Richelieu a eu la sienne avec la Clémence d’Auguste. Dans Nicomède, donc, le rôle du grand guerrier turbulent et généreux, serviteur libre d’un roi affaibli, est analysé d’une manière idéale, plus pénétrante, certes, que ne savait le faire le Prince lui-même. Au sujet de ce nouvel « incident », ainsi que du suivant, on trouvera quelques notations dans la première partie de mon Inspiration de Corneille. En 1662, la tragédie de Manlius de M.-C. Desjardins (Mme de Villedieu), venant après certaine prise de position adroitement glissée par d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre (II, 1) en faveur des déformations de la vérité historique, dont la Sophonisbe un peu ancienne de Mairet demeurait le modèle, dénie ouvertement la fidélité à l’histoire. Le docte abbé, on le sait, est derrière Marie-Catherine. C’est encore un élan d’indignation professionnelle, violemment fécond, qui donne naissance à une Sophonisbe cornélienne, dans laquelle Massinisse, bien qu’il soit amant désespéré, ne se suicide pas, se dérobe à la galanterie de commande, et lui préfère la leçon transmise par Tite Live. Corneille tient pour une « règle » cette fidélité au sujet, qui d’ailleurs relève aussi de la simple logique 4 . Mentionnons enfin un incident de 1666, fort animé lui aussi, dont on trouvera l’analyse dans mon article « Corneille et l’Alexandre de Racine ». 5 Le Racine débutant, le rival, qui entreprenait alors de se hisser dans la Tragédie, a choisi de faire du jeune Louis XIV un portrait sous les traits d’Alexandre, démesurément flatté, explicitement dédicacé. Cette lourde manœuvre offusque l’honnêteté professionnelle de Corneille qui, s’enflamme une fois de plus. Selon lui, le poète peut, certes, s’autoriser quelques flatteries, mais il ne doit en aucun cas sacrifier à cet artifice l’action entière d’un ouvrage dramatique. Cette action a pour vocation la marche du monde. À un roi, dans un de ses semblables, elle montrera plutôt les méfaits de la barbarie et de l’abus du pouvoir, pour qu’il apprenne à les éviter. Et ce sera Attila. 4 On sait que l’abbé entame, à propos de la Sophonisbe de Corneille, une violente polémique. Le point de départ remonte plus haut qu’on ne le dit généralement, comme le prouve le fait que Mme de Villedieu, débutante, recourait aux conseils de d’Aubignac. Celui-ci a montré qu’il approuve les déformations historiques naguère incluses dans sa Sophonisbe par Mairet. Par ailleurs, le sujet de Manlius Torquatus venait d’être traité par un certain Favre, personnage obscur. Marie- Catherine le reprend dans son Manlius, mais, à la différence de celui de Favre, elle corrige le dénouement, le père épargnant son fils. (Supprimant le cognomen de Torquatus, elle « tord » néanmoins l’authenticité historique ! ). C’est cette double attaque qui déclenche, de la part de Corneille, une Sophonisbe dont le sujet n’est nullement fortuit, mais riposte aux théories de d’Aubignac. 5 Voir dans PFSCL, vol. XXVII, n° 52 (2000), pp. 45-55. François Lasserre 38 (On connaît l’aigreur des relations entre les deux poètes. Racine, piqué, prouvera aussitôt, qu’il sait, lui aussi, crayonner un potentat monstrueux : Néron. Chef d’œuvre, on ne le nie pas, d’inspiration fataliste, toutefois, ce qui déplace le problème, avec trop d’adresse). Une dernière réminiscence (assagie) de la même rivalité, renvoyant à Mithridate, se trouvera dans Suréna. Nous en dirons un mot plus loin. À ces mésaventures assez fréquentes, qui jalonnent les reprises de l’imagination créatrice, on pourra ajouter quantité d’occasions plus modestement significatives, faisant vibrer l’indignation et l’intelligence de Corneille. Prenons à titre d’unique exemple (parmi beaucoup d’autres) la psychologie de son Ẻmilie. Scudéry tonnait contre la juvénile « prostituée » du Cid, qui demeurait acquise à son amour, bien que le meurtre de son père désavouât désormais irrévocablement cette fidélité. C’est donc que, selon la saine morale, la mort du père, tant qu’on ne l’a pas vengée, rend la fille inapte à dénouer sa ceinture. Qu’à cela ne tienne ! Tout le caractère d’Émilie va être fondé sur ce principe. Beaucoup plus puissant que n’eût jamais songé à l’illustrer Scudéry lui-même. 2 Les ouvrages « de commande », ou assimilés Nous pouvons tracer une autre série de jalons de l’inspiration de Corneille. Ceux-ci consisteront dans les engagements qui relèvent, de près ou de loin, de l’œuvre de commande. Notons d’abord, à ce titre, l’affaire de la Suivante. Elle pourrait, certes, s’inscrire dans la série des indignations, que nous venons d’esquisser. Mais on préfèrera la retenir ici, pour son caractère concerté. Rotrou entreprit d’adapter la Villageoise de Getafé de Lope de Vega. Chapelain, complaisamment, façonna pour lui le canevas de la Diane. Mais son intention n’est pas innocente. Chez l’Espagnol, le coureur de dot était puni, et contraint d’épouser une fille pauvre. Chapelain transforme ceci en un conte à l’eau de rose : la fille hérite inopinément. Le centre d’intérêt satirique est évacué. C’est pour venger Lope de Vega, et sauver, par la même occasion les destinées de l’art dramatique, que Corneille s’oblige à écrire la Suivante, comédie authentiquement satirique, dénonciatrice, dans laquelle le jeu cruel de l’argent tiendra la place centrale. Il faut aussi mentionner de nouveau sous cette seconde rubrique Horace, Cinna et Polyeucte. Richelieu, certes, n’a rien commandé. Pensera-t-on qu’il surveillait son poète ? Ce serait peut-être excessif. Mais le poète, lui, se sentait surveillé. Il se croyait dans l’impérative nécessité de produire les ouvrages qui marqueraient son absolue soumission. La pensée exprimée dans ces trois tragédies est une pensée « de commande », vertueuse, em- Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 39 preinte de stoïcisme, évitant avec soin la satire, préférant l’amour conjugal aux émois juvéniles 6 . Et, disons-le par parenthèse, ou plutôt répétons-le, il s’en est suivi, concernant la mentalité de notre « Père du théâtre », trois siècles de méprises. On a voulu interpréter tout son parcours à l’aune de ces trois chefs d’œuvre, qui ne représentent sa pensée qu’à travers certains filtres. Un peu plus tard 7 , on doit encore supposer que Théodore vierge et martyre est, en quelque sorte, une pièce de commande. Il s’agit, en effet, d’un redressement doctrinal apporté à une subreptice hérésie à laquelle Corneille s’était laissé aller dans Polyeucte. Assiégé par Pauline, Polyeucte redevenait un amoureux épris, dans le temps où il était tout entier tourné vers le Ciel. Ceci devait sembler inconciliable avec le principe chrétien (affirmé encore de nos jours) de la supériorité de l’abstinence sexuelle, et on était dans un siècle qui ne plaisantait pas avec l’orthodoxie religieuse. Je reconnais volontiers que cette objection n’a jamais été soulevée à propos de la pièce 8 . Mais le choix du sujet de Théodore, précisément, ne peut résulter que de la conscience qu’en prit le poète, probablement à la suite de quelque remarque privée. Je vais plus loin, et pense pouvoir identifier, grâce à la dédicace, l’auteur de la remarque. Après l’étude des relations de Corneille 6 La très étroite cohérence des thèmes de pensée, la distribution d’un groupe préétabli de rôles à portée allégorique, et la polarisation technique sur une interprétation poétique des exigences d’« unités » (au nombre de trois, comme chacun sait), fait de ces trois tragédies une incontestable « trilogie ». Parler de « tétralogie », en y ajoutant le Cid, pièce antérieure à la crise, est un abus futile, les commentateurs qui utilisent cette notion se référant à des « valeurs » inconsistantes, et méconnaissant les cohérences bien circonscrites des trois tragédies Richelieu. 7 En 1644 ou 46. Le fait que Théodore, représentée après Rodogune, figure néanmoins avant cette dernière dans les éditions, pose un petit problème. Je n’épouse pas les arguments de Picot et G. Couton, que contredit l’habitude de Corneille de ranger ses pièces « dans l’ordre qu’[il] les [a] composées ». Demeurée maladroite, et n’étant même pas parvenue à se doter d’une forme tout à fait satisfaisante, on peut penser que Théodore fut mise au point laborieusement, ce qui obligerait d’en situer le projet, et les premières rédactions, avant Rodogune. L’ordre éditorial serait donc bien celui de la conception des ouvrages. 8 Cependant l’article de Joseph Pineau, la Seconde conversion de Polyeucte (que je ne connaissais pas encore lorsque j’ai développé une idée analogue dans mon Corneille de 1638 à 1642) pose bien la question, avec le recul des siècles et l’évolution de la conscience catholique. Ce que nous admirons dans le retour de Polyeucte vers Pauline, à l’acte IV, recélait une grande audace cryptée, un véritable amalgame d’amour de Dieu et de sensualité, que la pensée de l’Astrée aurait cautionnée peut-être (Adamas est marié), mais que même le bienveillant François de Sales n’aurait pu que rejeter résolument. François Lasserre 40 avec les frères Campion, je crois que les quatre lettres L. P. C. B. désignent comme dédicataire, Nicolas, le plus jeune, « Le Prieur de Campion » [« Bénédictin »] 9 . Ce serait ce jeune ami du poète, alors âgé de vingt-sept ans, très scrupuleux responsable religieux, à proximité de Dreux, qui aurait formulé la critique. En cas d’erreur sur la personne, cela ne change pas le raisonnement concernant les circonstances : Théodore était, sans doute, une pièce impérée. À propos d’Andromède - 1647-9 - (et encore de la Toison d’or - 1656- 60), Corneille avoue que ces deux pièces, commandées, ne sont « que pour les yeux ». L’action d’ensemble en est, croyons-nous, plutôt indifférente, même si l’imagination poétique a su mettre à profit certains détours pour s’épancher curieusement. Ainsi que je l’ai dit dans un appendice de mon Inspiration de Corneille concernant Andromède, je supposerais qu’il ait mis dans la justification du « change » de la jeune victime une nostalgique ironie très secrète. Espérée pendant plus de dix années 10 , Andromède était sa première commande officielle. Reconnaissance de son génie, certes, mais terriblement tardive. Or, quinze ans plus tôt, obscur débutant, et jeune amoureux, il avait, été évincé des faveurs de sa bien-aimée, au profit de quelque prétendant ayant qualité de fils de Jupiter (c’est-à-dire, riche). À l’occasion de sa grande machine (« un des plus beaux spectacles que la France ait vus »), il absout la jeune femme. Comme il le dira un petit peu plus tard, dans Don Sanche d’Aragon, « l’avantage du change en ôt[ait] l’infamie ». Œdipe - 1658-9 - est une commande de Fouquet. La conception de l’ouvrage, heureuse à l’époque, se trouve, aux yeux de la postérité, difficile à comprendre, et même à justifier. Heureuse, car l’enrichissement politique attaché au personnage de Dircé, indispensable pour distancer le contexte culturel et religieux antique, n’y est pas maladroit. Le poète tire en outre quelque fierté de l’ingéniosité avec laquelle il a su multiplier les étapes de l’éclaircissement du mystère. Mais nous voyons, dans cette ingéniosité même, trop d’artifice. L’intensité dramatique se dissipe, surtout lorsque Thésée se mêle de vouloir servir de bouc émissaire. Que l’erreur soit 9 L’obédience religieuse à laquelle appartenait Nicolas de Campion est difficile à identifier. « Bénédictin » est une conjecture vraisemblable. 10 Il faut se souvenir de l’intention qu’il avait su donner, en 1634, à la banale poésie latine de louange écrite pour Richelieu et Louis XIII (Excusatio ~ dans Pléiade I, p. 463). Alors qu’il n’était pas encore pensionné par le premier, il se vantait que sa Melpomène était « curis apta levandis » (vv. 67-8), c’est-à-dire, comme il le répètera dans la dédicace d’Horace, qu’elle ne demandait qu’à contribuer à la bonne santé des responsables nationaux. L’appel à des commandes officielles était transparent. Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 41 excusable, n’y change peut-être pas grand-chose. Mais on en discerne bien la nature. Précisons, en sens inverse qu’il n’est pas impossible d’éveiller, avec cet Œdipe, l’intérêt du spectateur, comme l’a prouvé une mise en scène de Sylvain Ledda, à la charnière de ce siècle. Adjoignons à la liste des « commandes » l’espèce de mission que se donne le poète lui-même, désapprouvant les faiblesses amoureuses du jeune Louis XIV. Agésilas conclut, dans ce domaine, à la nécessité politique d’une auto-surveillance, Tite et Bérénice met en garde contre les maîtresses qui ne seraient pas désintéressées. Enfin la partie de Psyché rimée par Corneille pour assister Molière, en 1670, est, elle aussi, une commande. La qualité d’émotion en est délicate. 3 Les autres inspirations Après avoir énuméré les principaux sursauts et les stimulations qui constituèrent des jalons de l’inspiration, il sera plus facile de tenter de comprendre ce qui put se passer entre ces jalons de nature diverse. Au début de la période qui va de Pompée à Don Sanche d’Aragon (sans revenir sur Théodore, vierge et martyre, dont je viens de parler), se laisse percevoir une circonstance majeure. La tutelle de Richelieu (ainsi que, d’ailleurs, sa pension) se dissipe. Libre, Corneille revient à ses premières amours, non sans tirer les conséquences de la cruelle épreuve politique qu’il vient de vivre. Pompée et les deux comédies du Menteur forment un groupe s’écartant notablement de la moralisation publique qui avait été cultivée d’Horace à Polyeucte. Pompée accuse le désespérant désordre de la politique, en général : celleci est asservie à l’ambition et, en dernière analyse (dans le cas particulier) aux pulsions sexuelles d’un grand homme. La splendeur poétique est une grandiose tromperie. L’action de la pièce est noirceur en plénitude. Le Menteur exalte le plaisir amoral du jeu comique ; la Suite du Menteur, l’ivresse amoureuse dans son élan le plus nu. Ce triple ressourcement offre un retour explicite à la vocation de base du poète dramatique, l’observation (la dénonciation pour Pompée) de la vie (du désordre) du monde. Il est peut-être plus difficile de deviner comment Rodogune et Héraclius relèvent de l’inspiration spontanée. L’influence des horreurs tragiques, d’outre-Manche en particulier 11 , est perceptible dans Rodogune. Si l’on se souvient à quelle profondeur Corneille 11 L’invention de Rodogune dérive, sans doute, de celle de la tragédie de Beaumont et Fletcher, Thierry & Theodoret, dont Corneille avait déjà utilisé un court extrait dans François Lasserre 42 a pu être affecté par la crise politique de la querelle du Cid, on comprend l’étendue de l’interrogation qui le tarauda à propos de la nature du genre tragique. De là son recours aux modèles les plus éloignés, qui se combine avec sa mémoire sénéquienne. La reine de Syrie est sa « seconde Médée » (il la nomme ainsi dans un texte liminaire). Tandis que la première avait été purement épouse bafouée, celle-ci est possédée d’une frénésie de domination. Inspiration magnifiquement aboutie (influant marginalement sur la Marcelle de Théodore), qui fait comprendre que Rodogune ait été une des pièces chéries du poète. Définition du genre tragique moderne, autant que construction souverainement fascinante. Et l’esprit tragique sera poussé, dans Héraclius, au point que la terreur et la pitié s’attaquent (surtout la pitié ! ) à la propre faculté intellectuelle du spectateur. On ne retrouvera de telles tortures que dans les intrigues policières du XX e siècle. Un peu plus tard, Don Sanche d’Aragon exorcise l’amertume distillée à l’occasion de la commande qui l’a précédé, Andromède. Malgré sa volonté de classicisme, Corneille a parfois effleuré, et, cette fois-ci, exploité, l’autobiographie. Avec, comme nous venons de le dire, le bonheur enfin expérimenté de la grande commande officielle, il avait conçu la fierté de celui qui, tel un soldat de fortune, « a fait beaucoup de rien » (v. 1656). À cette fierté il associe maintenant un souvenir vain et romanesque de l’ancien amour, ou, si l’on préfère, la fabrication des aimables illusions que sait produire son art. On voit donc, dans Don Sanche d’Aragon, un amour contrarié par la disparité des conditions, mais la dame est constante, et c’est là le chaînon régénérateur. Accessoirement, par la grâce de la fiction, les amants seront unis. Contrairement à ce que semblent avoir espéré quelques commentateurs, aucune pièce jusqu’à l’issue de la période Richelieu n’offre la matière possible d’un systématique système éthique. De la Veuve à la Place Royale, il ne s’agit que d’une observation très critique des comportements amoureux, tirée du spectacle de la société. Médée transpose sur le mode tragique la même consternante réalité. Si le Cid ne va pas jusqu’à exalter inconditionnellement l’abandon à la passion la plus folle, on ne peut pas y voir non plus une pensée structurée, mais seulement le renversement utopique de la veine contestataire qui l’a longuement précédé. Quant aux trois très grandes tragédies, leur « philosophie » est sous contrôle. Assortie, certes, de doutes son Clitandre. Quelques vers, parmi les derniers sont traduits d’une autre tragédie des co-auteurs anglais, Cupid’s Revenge. On sait par ailleurs comment l’originalité de l’action d’Héraclius a donné lieu à des débats franco-espagnols, plus nationalistes qu’érudits, entre partisans de Calderon et de Corneille. Je me borne, dans les notations succinctes ci-dessus, à évoquer une influence anglaise avérée sur Rodogune. Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 43 qui la complexifient, elle ne se dote pas néanmoins d’une liberté de réflexion qui ferait de Corneille l’un de nos penseurs politiques. Fidèle, d’ailleurs, à sa méthode, ce n’est jamais chez les philosophes ou dans quelques théories qu’il cherche son inspiration, mais, concrètement, dans les ingéniosités professionnelles de l’art dramatique qu’ont expérimentées ses collègues, tant proches, qu’espagnols ou anglais. Les échappées vers la conceptualisation - pensons à l’usage des sentences - ne sont pas rares, mais, sauf à découvrir des secrets psychologiques bien cachés (Émilie ne serait pas amoureuse de Cinna, Polyeucte, bien loin d’être un chrétien, ne serait qu’un sculpteur de sa propre statue, Mélite aurait manqué sottement l’avantageuse union avec Éraste,…), on ne trouve nulle part avant Rodogune la construction d’une vision morale. Même Pompée, qui éclôt librement, certes, après la disparition de la tutelle ministérielle, ne nous dément pas sur ce point. Répétons-le, le spectacle des grandioses gesticulations d’un César qui explique très clairement ne travailler qu’à gagner les faveurs de Cléopâtre, royale intrigante, et s’établit dans l’optimisme évasif d’un dénouement de pacotille, relève, plus que jamais, de la satire. La pièce déploie l’inanité de son décorum autour d’un gouffre de désenchantement, dans lequel s’engloutit le destin des peuples. On le notera, en effet : tandis que dans Cinna, s’agitait un conglomérat d’intérêts partisans, drapés dans une idéologie abstraite, Pompée offre une très importante nouveauté dans la description politique : des peuples prêts à l’action se profilent en fond de tableau. Dans la République, la « jeunesse romaine » (vv. 1700-52 & 1161-64), comme, à Alexandrie, les « farouches regards étincela[n]ts de rage » du peuple égyptien (vv. 1153-60). C’est dans Rodogune, dans Héraclius, que se coordonne enfin une philosophie de l’action tragique. La méchanceté s’impose, et s’élucide. Elle dérive radicalement de la peur éperdue d’autrui : le jugement de Rodogune envers la reine de Syrie explique en son tréfonds tout un monde de haine : « Elle a lieu de me craindre, et je crains cette crainte » (v. 316). Mais aussi, et seulement dans les marges, les élans juvéniles des désirs, des connivences fraternelles et des amitiés, tous instincts confondus, offrent l’unique perspective d’harmonie et de salut. Un espace est ainsi réservé, afin de servir de refuge contre le mal, et ceci s’exprime dans Héraclius, plus que dans aucune autre tragédie. Corneille ne renoncera jamais à l’utopie, ni du Cid, ni de la Suite du Menteur. C’est la raison ultime du massif de résistance formé par les jeunes princes et princesses. Tel se révèle l’équilibrage d’une « doctrine » morale de référence. Il reste à considérer deux périodes : premièrement, à la suite de Nicomède, celle qui contient Pertharite, suivi d’un méditatif retrait qui dura sept François Lasserre 44 ans, et à laquelle se rattacheraient encore Sertorius et Othon ; et deuxièmement, la conclusion, l’adieu, par Pulchérie et Suréna. Pertharite est « la pièce qui a échoué ». Si l’on s’en tient au commentaire d’érudition, elle n’est pas autre chose que cela 12 . Le jugement du public de 1651 s’est pétrifié. Mais ne fut-elle pas plutôt, quelque part au milieu des contraires possibles de cet évènement peut-être fortuit, auquel on emboîte le pas, une expérience inédite et incomprise ? Elle suivait de près la magistrale relance opérée dans Nicomède, et méditait inévitablement les premières formulations globales que nous venons de signaler. Le paradoxe, cause de l’incompréhension qui frappe Pertharite, c’est que dans cette tragédie, il est question de sortir de la bulle tragique. Si tel est le cas, le projet était ambitieux. L’action se découd, au dénouement, par un simple retour à l’évidence. Et, parallèlement, le jeu scénique est organisé de manière à anticiper les investigations du spectateur. Pour ce qui concerne le premier point, Grimoald rappelle sa « vertu », il se trouve débarrassé de Garibalde, qui était son mauvais génie, il reconnaît en Pertharite de retour, un obstacle à ses projets d’ascension. Bref, on a vécu un mauvais rêve. Ce « changement de volonté » n’encourt pas néanmoins le reproche d’invraisemblance, puisqu’on a pu comprendre que Grimoald était dès le début embarrassé par ses aspirations tyranniques. Si le « genre » de l’ouvrage demeure tragique, il exclut ici les effets systématiquement cruels. Quant au deuxième point, nombreuses sont les circonstances où les choses se passent comme si les acteurs en savaient, sur l’action globale, autant que les spectateurs. Eduige, non seulement surgit au moment même où sa présence va faire exploser les tensions, mais son approche est si brusque, qu’elle paraît écouter aux portes (I, 2 ; III, 2 ; IV, 2). Lors du retour de Pertharite (sc. 4 de l’acte III), Unulphe et lui-même s’intègrent à l’action sur scène comme s’ils étaient au courant de tout le détail qui vient de s’y passer en leur absence. Les personnages sortent de l’ombre véritablement sur injonction implicite du spectateur. C’est là un aménagement de la liaison des scènes, mécanisme auquel Corneille fut très attentif dès ses débuts. Il n’en refera pas d’expérience aussi voyante que dans Pertharite. Mais dans cette pièce, on voit qu’il remet sur le métier l’une des découvertes raffinées 12 André Stegmann, dans le second tome de l’Héroïsme cornélien (pp. 507-13) propose néanmoins une description scrupuleuse de Pertharite. Par ailleurs, les systématisations chères à S. Doubrovsky trouvent une belle expression à propos de cette pièce : « Pertharite, en somme, c’est la solution de Nicomède appliquée à Don Sanche » (p. 334). Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 45 de ses débuts, à savoir l’expressivité de ces liaisons 13 : Éduige, notamment, traduit par là sa vigilante jalousie. L’opposition entre la vocifération tragique 14 , et un fond de réflexion qui est partout raisonnable (sans attendre le dénouement), est, sans aucun doute, un très périlleux exercice de mise en scène. Il semble que Corneille ait perçu ce hiatus d’interprétation, puisqu’on croit, d’après l’information transmise par Voltaire, qu’il retira sa pièce très brusquement. Hiatus qui, toutefois, ne serait peut-être pas insurmontable pour d’habiles comédiens, qui auraient l’idée (faut-il la dire courageuse ? ) de réhabiliter la pièce. En Chimène, déjà, les mœurs « inégalement égales » avaient réclamé une gamme de diction très étendue, et ici, la scène la plus sereine, la plus dénuée d’éclat, celle de la discussion conjugale, est d’une beauté qui mérite, sans contredit, de suspendre le souffle dans un théâtre. C’est en effet à une perception nouvelle de l’amour au théâtre, - l’amour d’époux fidèles, qui est parfois « ordinaire dans le monde », encore qu’il soit l’apanage des silencieux - que Pertharite convie le spectateur. Cette pièce témoigne contre l’idée simpliste qui voudrait que l’amour ait été aux yeux de Corneille une passion secondaire. Mais la tragédie demeure tragique. Elle est seulement moins expressionniste que dans les paroxysmes de Rodogune ou d’Héraclius. Aux déchaînements de violence et de cruauté succèdent, à partir de Pertharite, les haines négociées et les hostilités tactiques. Les jeux de l’intrigue ont toujours été le domaine de prédilection de Corneille. Il compte sur eux pour tenir le spectateur. Sous leur maîtrise néanmoins, les mêmes menaces que précédemment pèsent sur le salut ou sur la vie de l’adversaire. Les tragédies de Sertorius et d’Othon montrent, chacune à sa manière, une très lourde complexité des combinaisons du pouvoir. Ce n’est plus par les passions exacerbées, mais par l’ambition politique, que le champ de conscience des personnages est envahi. La conférence du troisième acte de Sertorius est célèbre. On en oublie qu’elle se conclut de manière déplorable. 13 Exemples, dans la Place Royale I, 4, III, 4, et II, 5 : en chacune de ces occurrences, Alidor vient interpeller Cléandre par surprise. Plus significatives, les brusqueries de la Suivante : ouvrant la scène II 4, où Daphnis se débarrasse d’Amarante, puis cette dernière surgissant à trois reprises au milieu de l’entretien de Daphnis et Florame (II, 6, 8 et 11). Elle interrompt brusquement Géraste, en IV, 3 ; enfin, c’est au tour de Célie, en V, 6, d’écouter aux portes, comme le fera Éduige dans Pertharite. 14 L’usage de cette vocifération, dans le contexte théâtral d’origine, est explicitement programmé : « Avec tant de faiblesse il faut la voix plus basse » (I, 4) ; « bouillants transports » (II, 1) ; « ces fureurs » (III, 3) ; « Paraître avec éclat mère dénaturée, / Sortir hors de vous-même… » (III, 3) ; etc. François Lasserre 46 Le vieux lutteur décrypte la proposition que lui fait Pompée de n’être que son second : « De pareils lieutenants n’ont de chefs qu’en idée ». Le prix à payer pour un dénouement qui est splendide (et dans lequel même l’amour retrouve sa place…), c’est qu’un criminel se soit trouvé là pour éliminer l’un des deux incompatibles. Avec Othon, les valeurs que le poète souhaitait faire triompher dans Pertharite, sont renversées. Le personnage en vue ne parvient pas à être autre chose que l’instrument d’une faction. Et, cette fois-ci, c’est l’amour qui est tué par la politique. Aussi elliptique que soit l’expression de cette catastrophe, annoncée par Plautine : « C’est à moi de gémir… Ne pressez point un trouble qui s’augmente… Répondez-vous pour moi ? » (vv. 1814, 1818, 1820). Ci-dessus, nous avons situé (ou tenté de le faire) les inspirations accidentelles d’Agésilas, Attila, Tite et Bérénice 15 . Pulchérie, non sans se souvenir de ces détours, renoue vraisemblablement avec la pensée d’Othon. C’est toutefois une « comédie ». Accolé à cette désignation, l’adjectif « héroïque » exprime un simple scrupule : on fait parler d’intérêts d’amour les rois et leurs semblables, en seraient-ils d’accord ? Par le calcul, Pulchérie fait triompher, cette fois, l’amour. Ce triomphe renonce, assurément à la satisfaction immédiate, mais il relègue superbement dans les ténèbres de la réprobation, les empêchements politiques. La mélancolie n’est pas tragique. Suréna est une pièce conclusive en plénitude. L’action présente deux volets qui, pour être liés et simultanés, n’en sont pas moins distants l’un de l’autre. D’une part, le thème du jeu de balance entre le « héros et le roi » 16 , émergeant depuis Horace, épanoui magnifiquement en Nicomède, et ici exactement redessiné. Le fait qu’il se conclut maintenant par un crime anonyme (ou presque) en dit long sur le désespoir du poète, mais ne modifie pas les données. D’autre part, en codicille aux comédies de jeunesse (et ceci est très nouveau), le viol de la conscience de la jeune fille qui va être mariée malgré 15 L’anecdote d’une compétition entre les deux poètes, pilotée par Madame, a des adeptes, encore aujourd’hui. J’avoue qu’elle ne me paraît pas raisonnable, et bien que Voltaire ne soit pas un témoin négligeable, je trouve plus probable la mise en chantier du sujet par Corneille (comme pédagogie à l’adresse du jeune roi), et l’intrusion concurrentielle de Racine, de sa propre initiative. Si je me trompe sur ce point, l’intention pédagogique de Corneille peut néanmoins être retenue. 16 Suivant le titre du livre récent d’Emmanuel Minel. Comme je l’ai dit ailleurs, le fait qu’il s’agisse d’une balance dramatique entre deux personnages, approche, plus qu’aucune étude psychologique, la pensée même du poète. Corneille : « Les sujets viennent de la fortune » 47 elle. Dans les situations anciennes du même type, la contrainte était pesante ou terrible, mais on n’assistait pas, comme ici, à une insidieuse persécution. Où nous retrouvons Racine. Un peu plus d’un an avant Suréna, celui-ci a donné un Mithridate, émule de Nicomède, qui, comme l’a indiqué Noémi Hepp, se veut une « leçon de tragédie » 17 . Parmi d’autres intérêts, au troisième acte, Mithridate torture la tendre Monime. Pacorus, quoique moins terrible, est sans doute inspiré par cette expérience. Oublions un instant l’habileté de Racine, et sans entrer dans le détail d’une comparaison délicate, remarquons que Corneille s’autorise à critiquer l’ambivalence du caractère de Mithridate. Comment admirer un héros (comment son bon fils Xipharès, imperturbablement, peut-il continuer à l’admirer ? ), alors qu’il est capable de pareilles bassesses ? Pacorus, lui, en sera également capable, mais on ne demande à personne de l’admirer. Racine toutefois, opportunément en somme, fait sortir de l’ombre ces bassesses : elles existent. Dans l’univers cornélien, Pacorus est le premier névrosé. Il fait plus qu’opprimer, il torture moralement, impose le désordre de son vil caractère. La perspicacité tragique de Corneille s’accentue d’une ouverture imprévue : on ne sortira jamais de la tragédie. On a beaucoup parlé de « héros cornélien ». Mais on peut se souvenir aussi (l’idée en a été proposée, sans plus) qu’il existe, dans la période qui fait suite à nos guerres civiles, une mode confuse et générale de l’héroïsme, avatar dès longtemps affaibli de l’idéal chevaleresque que l’on prête aux fantômes du Moyen-âge. Par ailleurs, dans un théâtre qui hérite d’habitudes oratoires, qui, comme les prédicateurs, parle avec emphase (peut-être faute de sono), le « genre » héroïque grandit les personnages. Mais il n’y a pas de valeurs morales derrière cet agrandissement. Dans leur magnificence, et c’est Corneille qui l’écrit (au début du deuxième Discours), les rois et les héros « sont hommes comme les auditeurs, et tombent dans [les] malheurs par l’emportement des passions dont les auditeurs sont capables ». L’héroïsme, chez Corneille comme chez Du Ryer, mérite d’être analysé, non comme un principe de signification éthique, mais comme un habillage d’époque. L’interprétation de son œuvre, au niveau du sens, devrait, semble-t-il, renoncer à courir après un idéalisme occasionnel, méconnaissable d’une opportunité à l’autre. Elle devrait s’épurer, en considérant, en dehors des éléments décoratifs de toute sorte, notamment imaginaires, rhétoriques et stylistiques, la structure, les résultats, ou, pour le dire de façon schématique, 17 Noémi Hepp, « Perspectives cornélienne et racinienne sur Rome ennemie : autour de Nicomède et de Mithridate », dans PFSCL, vol. XXVII, n° 52 (2000), pp. 143-151. François Lasserre 48 le dénouement de l’action dramatique. Non sans tenir compte, scrupuleusement, pour ce qui concerne les « commandes », des contraintes et circonstances. C’est l’action qui est le message. Corneille ne pose pas le problème d’une conscience héroïque. On lui a bien trouvé l’air trop bourgeois, mais on s’est borné à voir là une « contradiction », et on a maintenu, envers et contre tout, le prétendu panache à la Cyrano. En réalité, ce clinquant n’existe pas. Corneille a vécu, en revanche, le problème du vivre ensemble, de la complexité sociale, des redoutables embûches ou inextricables embarras que chacun perçoit dans la sphère publique, des échanges et compétitions amoureuses, de la fusion affective, de la recherche du bonheur. Dans toutes ces circonvolutions, il faisait le partage entre les lâchetés et peurs, d’un côté, et, de l’autre, les lucidités courageuses. Ouvrages et articles cités Corneille, Pierre. Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Pléiade », 3 vol. 1980, 84, 87. Aubignac, François Hédelin, abbé d’. La Pratique du Théâtre, éd. H Baby, Paris, H. Champion, 2001. Doubrovsky, Serge. Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, « Tel », 1963. Favre. Manlius Torquatus, Paris, chez l’auteur, 1662. Hepp, Noémi. « Perspectives cornélienne et racinienne sur Rome ennemie : autour de Nicomède et de Mithridate », dans PFSCL, vol. XXVII, n° 52 (2000), pp. 143- 151. Lasserre, François, éd. La Comédie des Tuileries et l’Aveugle de Smyrne. Edition des Cinq Auteurs, Paris, H. Champion, 2008. ___________. Corneille de 1638 à 1642, Tübingen, PFSCL, « Biblio 17 », 1990. ___________. L’Inspiration de Corneille, Paris, l’Harmattan, 2014. ___________. « Corneille et l’Alexandre de Racine », dans PFSCL, vol. XXVII, n° 52 (2000), pp. 45-55. __________. « Le Canevas de la Diane de Rotrou, retrouvé », dans PFSCL, vol. XXXVII, n° 72 (2010), pp. 147-172. Mairet, Jean. Sylvie, dans Théâtre du XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1975, T. I. Minel, Emmanuel. Pierre Corneille, le Héros et le Roi, Paris, Eurédit, 2010. Strachey, J. St. Loe, éd. The Best Plays of the Dramatists Beaumont & Fletcher, London, T. Fisher Unwin, « Mermaid Series », 1887. Stegmann, André. L’Héroïsme cornélien, Genèse et Signification, Paris, Armand Colin, 1968. Pineau, Joseph. « La seconde conversion de Polyeucte », dans RHLF, 1975, n° 4. Villedieu, Marie-Catherine de, Manlius, dans Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, T. 2, Université de St Étienne, 2008.