eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

La Gloire du Val-deGrâce ou l’artiste en héros chez Molière et Pierre Mignand

2015
Christina Posselt-Kuhli
Jakob Willis
PFSCL XLII, 83 (2015) La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros chez Molière et Pierre Mignard C HRISTINA P OSSELT -K UHLI / J AKOB W ILLIS 1 (U NIVERSITÉ DE F RIBOURG EN B RISGAU ) 1. Introduction La fresque de l’église parisienne du Val-de-Grâce, réalisée par Pierre Mignard entre 1663 et 1666, a donné son nom au poème de Molière La Gloire du Val-de-Grâce (1669) et rappelle les peintures baroques des coupoles d’églises romaines peintes par le Corrège, Lanfranco et Pietro da Cortona 2 . Cette fresque que Charles Perrault qualifiera quelques années plus tard de : « plus grand morceau de peinture à fresque qui soit » 3 incite le spectateur à regarder vers le ciel [ill. 1]. Des cohortes de saints, de martyrs, d’apôtres et de prophètes, situés en cercles concentriques, forment le cortège que mènent les personnages centraux, peints au plus haut de la coupole. C’est à cet endroit que la Sainte Trinité vient couronner cette ronde 1 Le travail coordonné des deux auteurs pour cet article a été mené au sein du centre de recherches interdisciplinaires Sonderforschungsbereich 948 - Helden, Heroisierungen, Heroismen. Transformationen und Konjunkturen von der Antike bis zur Moderne de l’Université de Fribourg en Brisgau, soutenu par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). Nous remercions Romain Kerrien pour son aide avec la traduction. 2 L’illusionisme de la structure spiralaire reflétant l’infini divin fut réalisé pour la première fois en 1530 dans l’Assomption du Corrège dans la cathédrale de Parme. Lanfranco réalisa également une fresque de structure identique dans l’église Sant’Andrea della Valle à Rome, à laquelle succéda la Trinité de Cortona (1647- 51), puis l’Assomption (1659-60) dans la Chiesa Nova (Santa Maria in Vallicella). 3 Charles Perrault, Les Hommes illustres, éd. D. J. Culpin (Tübingen : Narr, 2003), p. 476. Nous devons les renseignements sur la réception de l’œuvre, tout comme sur celle de Perrault, à la Notice de Jacqueline Lichtenstein dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade. Cf. Molière, Œuvres complètes, t. 2, éd. Georges Forestier (Paris : Gallimard, 2010), p. 1347. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 410 céleste (le Christ, Dieu le Père et le Saint Esprit représenté par une colombe auréolée de lumière) et Anne d’Autriche, en prière, lui adresse son vœu le plus cher : la naissance d’un descendant au trône de France. Fondatrice de l’abbaye 4 , la reine de France, reconnaissable à l’église miniature qu’elle tient entre les mains, occupe une place privilégiée grâce à sa proximité avec les personnages divins 5 . Elle est représentée à la fois en tant que reine, reine mère et régente 6 et, tout comme le roi très chrétien, souverain par la Grâce de Dieu, en l’occurence Saint Louis (Louis IX), elle porte le manteau royal des Bourbons et est située à proximité de Dieu : entourée par les Saints, Anne d’Autriche, à genoux et suppliante, ressemble à la Vierge Marie, située au-dessus d’elle sur un tapis de nuages. La vierge, honorée par les Bénédictines du Val-de-Grâce, soutient la volonté de la reine d’être mère. Si la naissance du fils tant désiré, garant de la dynastie, n’est encore qu’un souhait sur la fresque, elle est déjà une réalité historique quand l’artiste commence son travail. La fresque est donc l’expression de l’aide divine accordée à la reine. Dans le poème de Molière, un élément paratextuel fait référence à cette relation entre le pouvoir royal et Dieu : au début du livre, on trouve une vignette sur laquelle est représenté l’atelier d’un peintre (ill. 2). Cette illustration, élaborée par Mignard en personne et exécutée par François Chaveau, évoque les conditions artisanales et intellectuelles des productions d’œuvres d’art et, comme les autres gravures, elle s’inscrit sciemment dans un rapport texte/ image esquissé par Molière que nous verrons plus loin. À l’intérieur de la lettre ‹ D ›, première lettre du poème, on trouve Anne d’Autriche en manteau d’hermine, agenouillée devant un autel sur lequel sont déposés une couronne et un livre. Ici aussi, elle tient une maquette de l’église du Val-de-Grâce entre les mains et lève les yeux vers la lumière divine. 4 L’abbaye fut fondée en 1621 par Anne d’Autriche. Louis XIV posa la première pierre de la nouvelle église en 1645. La construction commença sous la direction de François Mansart, puis, interrompue à cause de la Fronde, elle fut achevée par Jacques Mercier, Pierre Le Muet et Gabriel Le Duc. 5 C’est le seul endroit dans l’église où elle est représentée en figure entière, autrement que par ses armoiries ou son monogramme. 6 Cf. Jennifer Germann, « The Val-de-Grâce as a Portrait of Anne of Austria. Queen, Queen Regent, Queen Mother », Architecture and the Politics of Gender in Early Modern Europe, éd. Helen Hills (Aldershot : Ashgate, 2003), pp. 47-61 et Lisa A. Rotmil, « Understanding Piety and Religious Patronage. The Case of Anne of Austria and the Val-de-Grâce », Art in Spain and the Hispanic World. Essays in Honor of Jonathan Brown, éd. Sarah Schroth (Londres : Holberton et al., 2010), pp. 267- 281. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 411 Le poème de Molière, publié en 1669 à l’occasion de la fresque de son ami 7 , s’inscrit dans la série de textes panégyriques réalisés sur la fresque de Mignard par certains contemporains comme Perrault. Il met en valeur la relation étroite entre poésie et peinture, désignées dans la tradition de l’ut pictura poiesis comme deux arts jumeaux. Ce poème devient ainsi un vecteur de l’héroïsation du peintre et de l’écrivain dans un contexte de création complexe. Alors que Mignard déifie dans sa fresque Anne d’Autriche en la rapprochant de la sphère divine, Molière, dans son poème, fait de Mignard un artiste-héros tout en valorisant également son art, la poésie. Nous allons exposer dans un premier temps quelques réflexions théoriques permettant de comprendre les différentes stratégies d’héroïsation, avant de procéder dans un second temps à une analyse du poème qui tiendra compte des contextes politique et théorique entourant la création artistique. Parallèlement aux analyses littéraires et celles relatives à l’histoire de l’art, nous nous intéresserons de plus près aux gravures des deux premières éditions du poème en les intégrant à l’interprétation des motifs héroïques que l’on retrouve dans une relation interréférentielle entre les différentes formes d’expression artistique 8 . 7 Le privilège de la première édition publiée à Paris en 1669 par Jean Ribou est daté du 5 décembre 1668. Peu de temps avant, Molière a probablement fait des lectures dans le salon de Mlle de Bussy. Cf. Molière, Œuvres complètes, p. 1346. Sur l’amitié des deux artistes cf. ibid. et René Bray, « Les principes de l'art de Mignard confrontés avec la poétique classique : le poème de Molière sur La Gloire du Valde-Grâce », Actes du cinquième Congrès international des langues et littératures modernes (Rome : 1955), p. 194. 8 On peut supposer que Molière a convenu avec Mignard, qui a dessiné les modèles, de l’emplacement et de la forme des gravures. L’illustration d’œuvres littéraires était courante au XVIIe siècle. Elle prit au fil du temps, en plus de la fonction décorative, un rôle explicatif et complémentaire. Certes, l’éditeur avait un intérêt commercial sur la composition de l’œuvre imprimée, mais les reproductions dans les poèmes de Molière sont si recherchées qu’elles ne peuvent être que le résultat d’une collaboration entre l’écrivain et l’artiste. Le graveur, François Chaveau, a illustré plusieurs œuvres de Molière, de La Fontaine et de Racine. Cf. Fritz Funke, Buchkunde. Ein Überblick über die Geschichte des Buches (Munich : Saur, 1999), p. 291. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 412 2. Stratégies d’héroïsation - quelques points de réflexion On entend communément par héroïsations des procédés de communication par lesquels un personnage est qualifié de héros 9 . Toutefois, si l’on veut décrire avec plus de précision lesdits processus, ce qui a rarement été le cas jusqu’à présent 10 , il est d’emblée nécessaire de clarifier le sens des mots ‹ héros ›, ‹ héroïne › ou encore ‹ personnage héroïque ›. Qu’entendons-nous exactement par ces termes ? Le héros, « l’homme actif par excellence » selon Maurice Blanchot 11 , est la plupart du temps représenté par un personnage masculin qui contribue par des actes extraordinairement courageux à la défense ou à l’acquisition d’un bien défini comme tel selon un contexte culturel et un système de valeurs précis. Parallèlement aux dieux, les héros font indéniablement partie de l’imaginaire de toutes les cultures, de l’Antiquité à nos jours. En regardant le panthéon de l’histoire culturelle de la civilisation chrétienne occidentale, il faut constater, que des personnages mythologiques, par exemple Hercule, Achille et Persée, se retrouvent à côté de personnages historiques tels Alexandre le Grand, Luther et Napoléon. En outre, les héros ne sont considérés comme tels qu’au sein d’un groupe social précis pour lequel ils remplissent - en tant que figures de projection et d’identification - des fonctions sociales, politiques et éthiques. Il est nécessaire de différencier deux usages du terme ‹ héros ›. Du point de vue sémantique, le mot ‹ héros › vient du grec HEROS ( ἥ ως ) désignant un demi-dieu à l’exemple de personnages courageux, tels que Persée ou Achille. À ce sens premier est venu s’ajouter un second, auquel nous ne ferons pas référence dans notre analyse : celui de personnage principal d’une œuvre littéraire ou cinématographique. À partir d’une certaine époque, il importe peu de savoir si le personnage principal est un héros au 9 Le Grand Robert définit le terme concisement comme « Action d'héroïser (qqn) ». Cf. Paul Robert, Le grand Robert de la langue française, t. 3, (Paris : Dictionnaires Le Robert, 2001), p. 1785. 10 Dans la plupart des domaines liés aux sciences humaines et sociales, il est d’usage d’employer les termes ‹ héros ›, ‹ héroïque ›, ‹ héroïsation › et leurs dérivés sans les définir théoriquement et systématiquement ni les situer dans leurs configurations sociales, culturelles et médiales respectives. Le Sonderforschungsbereich 948 - Helden, Heroisierungen, Heroismen s’est fixé comme objectif de combler cette lacune. L’actuelle publication accorde d’une part aux phénomènes d’héroïsation une attention résolument théorique et d’autre part, elle concrétise cette théorie en la confrontant à des écrits et à des œuvres picturales. 11 Maurice Blanchot, « Le Héros », Nouvelle Revue Française, 145 (1965), p. 94. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 413 premier sens du terme ou non 12 . Afin d’obtenir une définition minimale et systématique ne dépassant cependant pas le cadre d’une heuristique, nous caractériserons les héros, dont il est question ici, à l’aide des attributs suivants : ‹ autonomie ›, ‹ transgressivité ›, ‹ agonalité › et ‹ charisme › 13 . Le héros est donc une figure dont le caractère exceptionnel s’accomplit dans la convergence de ces caractéristiques. C’est dans ce contexte que l’on peut définir les héroïsations comme étant les procédés par lesquels un personnage se voit imputer des attributs héroïques. Celles-ci « se réalisent et se stabilisent [...] dans des processus sociaux et communicatifs nécessitant une présentation médiale et chargés affectivement et normativement » 14 . Parallèlement aux acteurs de la création comme les poètes, les peintres et, depuis la modernité, les journalistes, les différents publics participent aux processus d’héroïsation en reconnaissant un personnage en tant que héros et en l’honorant comme tel. Les mises en scène des héros sont de natures diverses de sorte qu’elles ne peuvent être évoquées ici que sommairement : La désignation d’un personnage par les termes ‹ héros ›, ‹ Held ›, ‹ hero ›, ‹ eroe ›, etc., qui, qu’elle soit orale ou écrite, s’effectue toujours linguistiquement, est la plus simple forme d’héroïsation. À cela peut venir s’ajouter, et nous le verrons dans cette étude, le classement de l’individu dans une généalogie héroïque. En comparant le personnage concerné avec des héros du répertoire culturel déjà connus, on projette sur celui-ci les attributs héroïques du personnage de référence. La peinture connaît la fusion figurative 12 En France l’élargissement sémantique du mot ‹ héros › s’effectue environ au milieu du XVIIème siècle. Herbert Kolb s’intéresse à la congruence et à la différence des concepts de héros « moraux » et « littéraires » dans une analyse fort bien documentée. Cependant, il indique un document primaire érroné quant aux usages du terme ‹ héros › en tant que personnage principal : Il se réfère à l’Examen du Polyeucte de Corneille en oubliant que ce dernier à été ajouté seulement à l’édition de 1660 et non comme il l’indique, à la première édition de 1643. Cf. Herbert Kolb, « Der Name des ‚Helden‘ : Betrachtungen zur Geltung und Geschichte eines Wortes », Zeiten und Formen in Sprache und Dichtung, éd. Karl-Heinz Schirmer et al. (Vienne et al. : Böhlau, 1972), pp. 384-406. 13 Ces concepts seront expliqués en détails en 3.3.6. Cf. le texte programmatique du Sonderforschungsbereich 948 - Helden, Heroisierungen, Heroismen, dans lequel ces quatre attributs sont abordés dans le sens d’une « ressemblance de famille », pour reprendre les termes de Wittgenstein, en vue d’une définition heuristique du héros : Ralf von den Hoff et al., « Helden - Heroisierungen - Heroismen. Transformationen und Konjunkturen von der Antike bis zur Moderne. Konzeptionelle Ausgangpunkte des Sonderforschungsbereichs 948 », helden.heroes.héros. E-Journal zu Kulturen des Heroischen 1 (2013), pp. 7-14. 14 Ibid., p. 8 [Trad. Romain Kerrien]. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 414 d’un modèle avec un personnage historique ou mythologique, un procédé où les qualités et les vertus d’un héros sont par exemple transposées sur un souverain. La littérature, quant à elle, a recours à des allégories, des symboles, des métaphores et des comparaisons. Ainsi Jean Racine se sert-il de la comparaison dans l’épître au Roi de sa tragédie Alexandre le Grand en écrivant d’une manière paradigmatique pour son époque et pour le genre de texte : Il faut auparavant m’essayer encore sur quelques autres Héros de l’Antiquité : Et je prévois qu’à mesure que je prendrai de nouvelles forces, V. M. se couvrira Elle-même d’une gloire toute nouvelle ; que nous la reverrons peut-être, à la tête d’une Armée, achever la comparaison qu’on peut faire d’Elle et d’Alexandre, et ajouter le titre de Conquérant à celui du plus sage Roi de la Terre 15 . Il faut également citer, en plus de la désignation et de l’insertion des personnages dans une généalogie connue, deux autres procédés ; premièrement, la mise en valeur du personnage grâce à sa place dans l’œuvre, aux couleurs choisies et deuxièmement, sa représentation par des symboles. Les héros sont souvent caractérisés par leur taille extraordinaire ; les diverses représentations équestres et les statues monumentales telles que le David de Michel-Ange en sont de parfaits exemples 16 . De même, la grande dimension des tableaux tels que l’Enlèvement des Sabines 17 de Poussin ou l’Entrée d’Alexandre le Grand dans Babylone 18 de LeBrun fait ressortir le caractère exceptionnel des héros représentés. La mise en valeur des personnages peut être également réalisée par les jeux de lumière, les héros devenant alors de véritables « porteur[s] d’une clarté » (Blanchot 19 ), à la source ou au cœur de rayons lumineux 20 . Tandis que l’éclat du héros peut être considéré comme signe indexical, comme indice de l’aura et du charisme du héros, d’autres représentations ont pour objectif de faire du personnage un héros ou une 15 Jean Racine, Œuvres complètes, t.1, éd. Georges Forestier (Paris : Gallimard, 1999), p. 124. 16 En ce qui concerne l’héroïsation de la statue du David de Michel-Ange cf. Hans W. Hubert, « Gestalten des Heroischen in den Florentiner David-Plastiken », Heroen und Heroisierungen in der Renaissance, éd. Achim Aurnhammer et al. (Wiesbaden : Harrassowitz, 2013), pp. 181-218. 17 Vers 1637-38, huile sur toile, 159 × 206 cm, Paris, Musée du Louvre ; une seconde version à New York, Metropolitan Museum of Art. 18 1661-65, huile sur toile, 707 × 450 cm, Paris, Musée du Louvre. 19 Maurice Blanchot, Le Héros, p. 92. 20 Andreas Gelz et Jakob Willis traitent de la question des formes de la représentation de l’aura du héros en France du XVII e au XIX e siècle dans un projet du Sonderforschungsbereich 948. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 415 héroïne à l’aide de symboles. Ces derniers procédés sont largement répandus dans les arts plastiques où les héros sont illustrés en proximité avec le divin et à l’aide des personnifications et des allégories telles que la Gloire et la Renommée 21 . Tout comme certains ornements architecturaux, des attributs tels que la peau de lion, la massue d’Hercule, l’anastole d’Alexandre le Grand 22 , le lance-pierre de David et la couronne de lauriers des héros victorieux sont autant de symboles servant l’héroïsation des personnages. Parallèlement à ces procédés, il faut évoquer les stratégies d’héroïsation par lesquelles certains personnages à l’aide des attributs évoquées supra : ‹ autonomie ›, ‹ transgressivité ›, ‹ agonalité › et ‹ charisme ›, sont représentés en personnages exceptionnels sans être explicitement qualifiés de ‹ héros › ou d’‹ héroïnes ›. On peut observer tout un ensemble de ces stratégies dans le poème encomiastique de Molière. 3. Stratégies d’héroïsation dans La Gloire du Val-de-Grâce Le long poème de Molière La Gloire du Val-de-Grâce (1669) est écrit à une époque où le dramaturge qui dirige depuis 1665 la Troupe du Roi et se trouve ainsi sous la protection de Louis XIV, a déjà connu de grands succès avec des pièces comme Le Misanthrope (1666), Amphytrion (1668) et L’Avare (1668). À cette époque, le protégé du roi, même s’il a des détracteurs, est arrivé à l’apogée de sa gloire. Si l’on reconnaît d’emblée que Molière use de son prestige et de sa position pour faire d’un ami un artiste-héros (et faire ainsi de la création artistique de Mignard un acte héroïque) 23 , on voit 21 Héroïsation et divinisation disposent ainsi d’un panel de procédés comparables et sont souvent difficiles à dissocier à cause, notamment, de l’origine antique des héros, mi-hommes, mi-dieux. Le caractère héroïque peut apparaître sous le signe du religieux, tout comme le religieux sous le signe du caractère héroïque, de sorte qu’il est difficile, voire impossible de considérer un phénomène tel que la splendeur du héros sans considérer ses implications religieuses. 22 Sur l’imitation d’Alexandre le Grand dans les tableaux romains et sur le rôle de la coiffure cf. Klaus Fittschen, « Barbaren-Köpfe : Zur Imitation Alexanders des Großen in der mittleren Kaiserzeit », The Greeks Renaissance in the Roman Empire, éd. Susan Walker et al. (Londres : University of London Institute of Classical studies, 1989), pp. 108-113. 23 La glorification d’artistes a une longue tradition : Michel-Ange par exemple est le « divin artiste » ; Rubens se représente en prince des artistes. Ses œuvres connotées politiquement et intellectuellement seront utilisées lors de négociations diplomatiques (cf. Holger Jacob-Friesen, « Malender Philosoph, gelehrter Edelmann und Diplomat. Zu Rubens’ Selbstverständnis und Selbstdarstellung », Peter Paul Rubens, Catalogue de l’exposition à Wuppertal (2012-2013), éd. Gerhard Finckh et al. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 416 également qu’il s’agit aussi pour lui d’élaborer une théorie de l’art [cf. 3.3.1.] reposant avant tout sur le coloris, et renvoyant à sa propre création théâtrale 24 . Par ce biais, il parvient également à faire de lui-même un héros. 3.1. Analyse du poème Le poème composé de 366 alexandrins aux rimes suivies se divise en 15 unités thématiques. Dans la première partie (V. 1-18) le poète, ou plutôt le sujet de l’énonciation lyrique, s’adresse à l’église du Val-de-Grâce dont il souhaite accroître la gloire grâce à son poème. Dès les premiers vers, il fait l’éloge du « chef-d’œuvre fameux » (V. 14) à savoir de la fresque de Pierre Mignard et il le désigne comme étant le « plus bel effet des grands soins » (V. 17) de la fondatrice de l’abbaye, Anne d’Autriche. Dans la deuxième partie (V. 19-38), il adresse directement la parole à Mignard en soulignant d’une part le génie du peintre (« Toi qui dans cette coupe à ton vaste génie / Comme un ample théâtre, heureusement fournie », V. 19-20) et en cherchant d’autre part à savoir quelle capacité, quel « feu divin » (V. 27) rend possible cette œuvre géniale : « dis nous », exige Molière, « quel est ce pouvoir, qu’au bout des doigts tu portes » (V. 27-31). Comme le peintre reste muet et ne souhaite pas livrer son précieux secret, le poète s’adresse dans la troisième partie (V. 39-50) directement à la fresque qui, en tant qu’« école ouverte » (V. 44) brise le silence : « [T]on pinceau s’explique, et trahit ton silence » (V. 39). Ce motif est repris dans la vignette déjà évoquée au début du poème [ill. 2]. Alors que Molière ouvre une ‹ école du regard › en décrivant tous les composants de l’art d’après les théories de l’époque, les putti de la gravure se trouvent, quant à eux, dans ‹ l’école de l’art ›, à savoir dans l’atelier du peintre. À l’inspiration des arcanae des muses succède la production pratique des œuvres. Sous l’égide de Minerve dont le buste trône au milieu de (Wuppertal : Von der Heydt-Museum, 2012), pp. 128-145. Poussin dépasse les limites, entre les arts italiens et français et de fait, les barrières nationales. C’est en particulier le genre biographique avec ses stratégies d’idéalisation qui participe à l’héroïsation des artistes. Cf. le recueil de Katharina Helm et al. (éd.), Künstlerhelden ? Heroisierung und mediale Inszenierungen von Malern, Bildhauern und Architekten (Merzhausen : ad picturam, 2015). 24 Le fait que Molière ait été confronté à une critique parfois acharnée de sa pièce Tartuffe, représentée dans sa version finale en février 1669 (jouée pour la première fois 1664), au moment où paraît La Gloire du Val-de-Grâce, nous éclaire sur la volonté de Molière de parler pour sa propre cause. Nous retrouvons cette thèse aussi chez Emmanuelle Hénin, « Du portrait à la fresque, ou du Sicilien au Val-de- Grâce. Molière et la peinture », Œuvres et Critiques, XXIX, 1 (2004), p. 44. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 417 la pièce, les putti s’excercent à la perspective en dessinant d’après des modèles antiques dont Minerve en est l’exemple (le putto de gauche semble broyer les pigments pour obtenir des couleurs). Palette, bâton d’appui de peintre, instruments de mesure, globe terrestre et livres, tous ces objets situés à l’arrière-plan renvoient à la relation entre l'artisanat et la science. Art de l’imitatio mais aussi de la dissimulatio, la peinture est présente sous la forme de deux masques situés près de la cheminée. Dans les trois parties suivantes, Molière décrit avec beaucoup de détails et un grand nombre de références à des thèmes extraits de la théorie de l’art, dans quelle mesure la fresque enseigne au spectateur les principes de perfection d’une œuvre d’art, à savoir l’invention (V. 51-104), le dessein (V. 105-152) et la couleur (V. 153-186). Après avoir décrit les principes de l’art idéal maîtrisés par Mignard et avoir ainsi livré au lecteur la clé de la création de cet « éclatant morceau de savante peinture » (V. 15), Molière souligne dans une septième partie (V. 187-206) qu’une œuvre d’art réalisée avec autant de génie ne pourrait être imitée, même si l’on décrivait jusqu’au moindre détail son essence, comme s’y exerce Molière en fin connaisseur. L’artiste de génie dispose de talents que l’on ne peut tout simplement acquérir : « Il y faut des talents que ton mérite joint ; / Et ce sont des secrets qui ne s’apprennent point » (V. 194-195). Dans le passage suivant, Molière s’adresse aux Bénédictines de l’église du Val-de-Grâce qu’il qualifie de manière hyperbolique et non sans une pointe d’ironie de « [p]urs esprits » (V. 211) et de « [b]eaux temples des vertus » tout en soulignant qu’elles peuvent sentir, grâce à la fresque, l’« ardeur de [leurs] désirs » (V. 211). Après ces allusions d’ordre sexuel 25 qui, dans le contexte de critique cléricale après la sortie du Tartuffe, peuvent passer pour une légère provocation de la part de l’auteur, Molière, plein de reconnaissance, s’adresse à la ville de Rome (V. 227-236). Non seulement cette dernière a toujours été un modèle pour les artistes, mais elle a aussi contribué à ce que Mignard, « devenu tout Romain » (V. 237-279) pendant son séjour à Rome, confère à la France un nouvel éclat. Dans la partie suivante (V. 237-279), le poète se consacre à la technique de la fresque et déclare que sa supériorité sur la peinture à l’huile doit être davantage affirmée : immédiatement après la représentation héroïque du peintre dont la « main prompte » (V. 267) montre le « grand génie » (V. 242), le poète rapporte en quelques mots la réception de l’œuvre à la cour et en ville (V. 280-289). Il souligne ainsi l’engouement pour la fresque car, « belle inconnue » (V. 282), elle a repré- 25 On retrouve d’autres termes du champ lexical de la passion (« brûlent » (V. 220), « soupirs » (V. 222), « embrasser » (V. 223)) qui contribuent à mettre en doute l’accord entre la sensualité de l’œuvre et la chasteté du lieu. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 418 senté quelque chose de nouveau dans Paris : « Jamais rien de pareil n’a paru dans ces lieux » (V. 281) 26 . Les deux parties suivantes traitent du bon accueil fait à l’œuvre de Mignard par le roi (V. 291-303) et par son Surintendant des Bâtiments, Arts et Manufactures, Jean-Baptiste Colbert (V. 304-312). D’une part, Molière souligne élogieusement que ce sont « l’éclatante visite » (V. 292) du « roi judicieux » (V. 301) et son « éloge glorieux » qui mettent la fresque en valeur. D’autre part, il déclare que le bon goût de Colbert « suit celui de son maître » (V. 303) et que, bien évidemment, il « [a] senti même charme » (V. 304). Immédiatement après, Molière met de nouveau en évidence le génie de Mignard en vivifiant déictiquement la description (V. 313- 326). La situation est rendue comme si par miracle le peintre travaillait sous les yeux du lecteur même : « La voilà, cette main, qui se met en chaleur : / Elle prend les pinceaux, trace, étend la couleur [...] » (V. 313-314). Après ce second éloge nettement plus impressionnant dans sa rhétorique que celui du début du poème, Molière s’adresse dans la dernière partie à Colbert pour lui rappeler que le génie artistique et la sollicitation courtisane s’excluent mutuellement (« Qui se donne à sa cour, se dérobe à son art » (V. 346)) et qu’il est dans son propre intérêt de tout tenter pour promouvoir l’art et les artistes dignes de ce nom : « C’est ainsi que des arts la renaissante gloire / De tes illustres soins ornera la mémoire » (V. 263-264). Molière ne doute pas que la fama héroïque des puissants dépend inéxorablement des performances des artistes. Seul l’artiste inscrit à jamais dans ses œuvres leur engagement pour les arts et ceux-là pourront ainsi s’assurer une place d’honneur dans la mémoire collective de l’humanité. Le fait que l’artiste prend part à la memoria des héros, qu’il leur érige un monumentum aere perennius (Horace), est une conception dans laquelle s’inscrivent Molière et Mignard en tant qu’artistes-héros. 3.2. Contextes académiques et intertextualité Avant d’aborder les différentes stratégies d’héroïsation que Molière utilise dans son poème encomiastique, il est nécessaire d’expliquer l’arrière-plan politico-artistique et d’évoquer les relations d’intertextualité sans lesquels le poème de Molière ne peut être compris dans son intégralité. En 1665, Pierre Mignard, qui a vécu et travaillé à Rome pendant plus de 20 ans, se rend à Paris, une ville dominée dans le monde des arts par l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Sous la direction de Charles LeBrun, cette prestigieuse institution fixe les bases et les règles de la pein- 26 La technique de la fresque n’était pas nouvelle en France comme l’affirme Molière, mais elle atteint un nouvel apogée avec Mignard. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 419 ture qui, dans la France de la monarchie absolue, est au service du souverain et de sa gloire. L’artiste doit choisir une thématique héroïque dont l’agencement, aussi claire que possible, témoignera au mieux des vertus du roi Louis XIV. Les personnages et les effets de couleurs empruntés par Mignard à ses modèles italiens, semblent ne pas correspondre aux canons de l’Académie. En effet, Mignard était directement en concurrence avec Le Brun : les deux artistes espéraient tous les deux remporter les commandes du roi, notamment les portraits de la famille royale 27 . De plus, ils étaient rivaux pour la direction de l’Académie. Mignard refusa d’y entrer car il ne souhaitait pas tomber sous la coupe de LeBrun, de sept ans son cadet. Finalement, en 1690, après la mort du Premier Peintre du Roi, il en devint directeur. Leur rivalité ne s’exprima pas seulement dans le domaine de la peinture, mais également au niveau des institutions de l’Académie au sein de laquelle deux genres nouveaux s’imposèrent dans les années 1660 : la critique et la théorie artistiques. Molière se réfère dans son poème à une série d’auteurs et d’écrits qui rivalisèrent sur le plan esthétique et théorique. Toutefois, le texte principal sur lequel s’appuie son argumentation est le De arte graphica de Charles-Alphonse Dufresnoy. Cet artiste, ami de Mignard depuis un séjour commun à Rome, qui a participé à la réalisation de la fresque du Val-de-Grâce, rédigea entre 1635 et 1656 un poème en latin dans lequel il exposa une théorie sur la peinture de Mignard. C’est l’écrivain de l’art Roger de Piles qui, en 1668, publie une traduction française sous le titre L’Art de Peinture. Ce texte est finalement devenu le reflet de l’art académique étant donné le grand nombre d’annotations, de modifications et la présence d’une table de préceptes correspondant aux règles définies par l’Académie elle-même. Cette prise de position sur le rôle de l’art français représente le texte à partir duquel Molière fonde l’argumentation de son poème. Il reprend ainsi le discours de l’Académie tout en réalisant une description élogieuse des principes artistiques de Mignard. 27 Molière évoque dans son poème les travaux de Mignard dans le château de Saint- Cloud où il réalisa pour le frère du roi des toiles peintes dans le stuc des plafonds. De la galerie d’Apollon détruite en 1870, du salon de Mars et du cabinet de Diane, il ne reste que des dessins, des gravures, des tapisseries et des photographies. Cf. Heinz Widauer, Die französischen Handzeichnungen der Albertina. Vom Barock bis zum beginnenden Rokoko, éd. Klaus Albrecht Schröder (Vienne et al. : Böhlau, 2004), pp. 42-43. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 420 3.3. Stratégies d’héroïsation Nous allons maintenant examiner dans quelle mesure les procédés d’héroïsation s’opèrent dans ce discours élogieux. Si l’on se réfère aux réflexions formulées dans la partie théorique, on peut observer six stratégies différentes dans une interaction entre le texte et le dessin. Les cinq premières utilisent des arguments en rapport avec la théorie de l’art, la sixième, quant à elle, met clairement en valeur les attributs formels de l’héroïsme. 3.3.1. Stratégie d’héroïsation I - le coloris Molière met en valeur dans l’œuvre de Mignard la variété et la vitalité, deux catégories qui s’inscrivent dans une longue tradition d’influence italienne dans la théorie de l’art. La triade invention, dessein et couleur, telle qu’elle fut établie d’abord par Leon Battista Alberti, puis par Paolo Pino et Lodovico Dolce en référence à la classification rhétorique de Quintilian, n’a cessé de connaître des modifications. Molière souligne avant tout que le coloris, c’est-à-dire le choix, l’harmonie, la nuance et l’agencement des couleurs, provoque l’effet du rilievo (Dufresnoy V. 267-301, De Piles V. XXXI). La comparaison qui en résulte entre les sculpteurs et l’effet de relief des sculptures est déjà présente chez Baldassare Castiglione, Giorgio Vasari, Leonardo da Vinci, Giovanni Battista Armenini et jusque chez André Félibien. D’une part, l’utilisation magistrale du chiaroscuro, c’est-à-dire de la couleur, de la lumière et de l’ombre est mise en concurrence avec la sculpture et d’autre part, elle permet d’expliquer l’émergence d’une nouvelle tendance plus noble de la peinture. D’après Molière, le traitement du coloris par Mignard est un véritable « achèvement de l’art » (V. 160), qui le place sur un pied d’égalité avec Apelle, un des plus grands artiste-héros de l’Antiquité (V. 156). Le vocabulaire martial et pathétique utilisé par Molière pour décrire le dynamisme provoqué par le rilievo, place l’art de Mignard dans la sphère de l’héroïsme : La fierté de l’obscur sur la douceur du clair Triomphant de la toile, en tire avec puissance Les figures que veut garder sa résistance, Et malgré tout l’effort qu’elle oppose à ses coups, Les détache du fond, et les amène à nous (V. 182-186). Quand le poète parle de façon métaphorique d’un « combat » entre les couleurs sombres et les couleurs claires, on pourrait croire, au vu des termes « fierté », « Triomphant », « puissance », « résistance », « effort » et « coup », La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 421 que l’on assiste à une scène de combat, comme on en trouve dans les nombreuses tragédies héroïques de l’époque. 3.3.2. Stratégie d’héroïsation II - la fresque La technique de la fresque est un argument supplémentaire pour le statut héroïque de Mignard. Selon Molière, ce dernier surpasse LeBrun avec cette technique qui nécessite une grande force manuelle et spirituelle, et qui ne permet aucune correction une fois la peinture appliquée : « Avec elle il n’est point de retour à tenter ; Et tout au premier coup se doit exécuter » (V. 261- 262). Présence d’esprit, capacité de décision et réactivité, toutes ces qualités caractéristiques des personnages héroïques sont décrites comme étant des vertus de l’auteur de la fresque. Dans la description de Molière, la performance de l’artiste-héros qui sait saisir le moment opportun, le kairos, et le mettre à profit pour son œuvre, ressemble trait pour trait à un acte héroïque : [L]a fresque est pressante, et veut sans complaisance Qu’un peintre s’accomode à son impatience La traite a sa manière, et d’un travail soudain Saisisse le moment qu’elle donne à sa main (V. 255-258). Vasari avait déjà introduit la qualité de ‹ virilité › dans la théorie de la peinture en considérant le rythme soutenu exigé par la réalisation d’une fresque. Molière reprend ainsi ce topos quand il parle des « mâles appas » (V. 274) de la fresque qui « emporte la victoire » (V. 272) sur les peintures à l’huile, plus communes. La peinture à l’huile, pour laquelle on a fait l’éloge de LeBrun, est par conséquent reléguée à l’arrière-plan dans la hiérarchie des arts picturaux, considérée comme un art ‹ féminin › réservé aux « peintres chancelants » (V. 253). Dans la fresque, en revanche, « se rencontre unie / La pleine connaissance avec le grand génie » (V. 263-264). 3.3.3. Stratégie d’héroïsation III - le génie Molière vante également la « beauté parfaite » (V. 111) de la fresque - une beauté idéale qui, dans sa conception esthétique, se dresse au-dessus du modèle de la nature. Comme celle-ci n’est pas parfaite, l’artiste ne peut prendre pour modèle de beauté absolue que plusieurs exemples et les assembler en une varietà afin de s’approcher au plus près de la représen- Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 422 tation idéale 28 . En revanche, le peintre commun dont se distancie le génial Mignard, s’adonne à la répétition lassante des mêmes formes : « De redites sans nombre il fatigue les yeux » (V. 137). À la capacité à choisir le meilleur de la nature, s’ajoute le génie de l’artiste qui est autant force divine (furor divinus, « feu divin » (V. 27)) que qualité intellectuelle (« nobles pensées » (V. 24)) 29 et celles-ci ne sont accordées qu’aux personnes d’exception. Molière souligne encore que le génie ne s’apprend pas - qu’il est « pouvoir » (V. 31), « largesse » (V. 131), « présents du ciel » (V. 199) et qu’il ne peut être acquis malgré toute la meilleure volonté du monde. Bien avant que l’esthétique du génie ne devienne dominante aux XVIII e et XIX e siècles, on reconnait dans le poème de Molière la stratégie de faire de Mignard un « génie » (V. 19, V. 62, V. 242, V. 305), un « grand homme » vertueux (V. 234, V. 332, V. 341) et de le glorifier en tant qu’artiste-héros 30 . En faisant l’éloge de l’harmonie, de l’illusionisme, de la grâce ainsi que de la cohérence dans la fresque de Mignard, Molière met en avant l’artiste et ce, au mépris des règles définies par LeBrun. Le Premier Peintre du Roi plaida en effet pour une centralisation des éléments composant le tableau. Une seule action principale avec un nombre restreint de personnages devait être mise en scène, et le tout, en accord avec la politique artistique de Colbert, devait soutenir esthétiquement la Monarchie absolue en plaçant le roi au centre de l’œuvre 31 . Le tourbillon de personnages peint par Mignard ne correspond 28 Pour ce procédé, le topos de Zeuxis et les filles de Crotone s’est imposé dans la littérature de l’art. D’après Pline, Zeuxis choisit les plus belles femmes de l’île comme modèles pour sa statue d’Hélène à la beauté idéale (Pline, Naturalis Historia, XXXV : 64). 29 « Geniumque scientia complet » (V. 65) ; « Haud quiscumque uiris divina haec munera dantur » (V. 91) ; chez De Piles XIX. « Qu’il ne faut pas trop d’attacher à la nature, mais l’accomoder à son génie ». Charles-Alphonse Dufresnoy, De arte graphica (Paris : 1668), éd. Christopher Allen et al. (Genève : Droz, 2005), pp. 468-487. La conception néoplatonique de la furor divinus qui, en tant qu’inspiration, est à la base de la poésie, fut élargie par Lomazzo aux arts figuratifs. Gian Paolo Lomazzo, Scritti sulle arti I, éd. Roberto Paolo Ciardi (Florence : Marchi & Bertoldi, 1973 : LXXVII). 30 Sur l’histoire des concepts de ‹ génie › et ‹ grand homme › ainsi que leurs interférences avec le concept de ‹ hèros › cf. Thomas W. Gaehtgens (éd.), Le culte des grands hommes (Paris : Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009) ; Pierre-Jean Dufief et al. (éd.), L’écrivain et le grand homme (Genève : Droz, 2005) ; Georges Minois, Le culte des grands hommes. Des héros homériques au star system (Paris : Audibert, 2005). 31 Cf. Jutta Held, « Die Pariser Académie royale de Peinture et de Sculpture von ihrer Gründung bis zum Tode Colberts », Europäische Sozietätsbewegungen und demokratische Tradition. Die europäischen Akademien der Frühen Neuzeit zwischen La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 423 donc nullement à la directive de l’Académie. Néanmoins, Mignard parvient lui aussi à représenter les personnages les plus importants en entier, sans qu’ils soient cachés par d’autres personnages, de manière anatomiquement parfaite. D’après la théorie italienne de l’art qui inclut des réflexions sur la littérature, la peinture et la vie à la cour, le peintre doit procéder avec rapidité et sprezzatura, célèbre concept associé à Baldassare Castiglione se référant à l’apparence idéale du courtisan 32 , et qui consiste chez le peintre à faire croire que les parties les plus difficiles de son tableau ont été réalisées avec facilité 33 . Avec la mise en valeur de ce paradoxe, Molière dessine en fin de compte l’image d’un artiste génial correspondant à l’idéal de l’honnête homme, tel qu’il a été décrit en France dès les années 1630 par Nicolas Faret et d’autres auteurs. Dans le rapport entre force et facilité caractérisant le poème de Molière, s’exprime une forme d’héroïsme qui se trouve en harmonie avec les idéaux esthétiques mondains des élites contemporaines 34 . 3.3.4. Stratégie d’héroïsation IV - la construction historique Dans son poème, Molière évoque en arrière-plan historique un Moyen-Âge sombre et inculte (« fade goût des ornements gothiques » (V. 84), « siècles ignorants » (V. 85)), pendant lequel les acquis de l’Antiquité ont disparu. Ces derniers furent dans un premier temps redécouverts avec la Renaissance et ont retrouvé leur éclat au fil des ans. Considérant le renouveau de l’art et de la littérature française pendant l’époque baroque, Molière et De Piles Frührenaissance und Spätaufklärung, t. 2, éd. Klaus Garber (Tübingen : Niemeyer, 1996), p. 1779. 32 Cf. Peter Burke, The Fortunes of the « Courtier ». The European Reception of Castiglione’s Cortegiano (Cambridge : Polity Press, 1995). 33 Sur la relation entre ingenium, imitatio, aemulatio, sprezzatura en rapport au talent, virtuosité et génie. Cf. Patricia A. Emmison, « Creating the „Divine“ Artist. From Dante to Michelangelo », Cultures, Beliefs and Traditions, 19 (Leyde et al. : Brill, 2004), pp. 19-58 et Verena Krieger, Was ist ein Künstler ? Genie - Heilsbringer - Antikünstler. Eine Ideen- und Kunstgeschichte des Schöpferischen (Cologne : Deubner, 2007), pp. 19-21 et 35-39. 34 Cette forme d’héroïsme mondain et galant a pu être constatée dans le genre du roman héroïque avec lequel des auteurs comme Gautier de Costes de La Calprenède et Madelaine de Scudéry connurent un franc succès entre 1630 et 1660. Cf. Mark Bannister, Privileged Mortals : French Heroic Novel, 1630-60 (Oxford : Oxford Univ. Press, 1983). Sur l’héroïsme dans le roman héroïco-galant de Madelaine de Scudéry cf. : Isabelle Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme (Paris : Classiques Garnier, 2011), pp. 132-144. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 424 sont d’avis que l’on atteindrait un nouvel apogée 35 . Si pour Dufresnoy il était inimaginable que des artistes modernes atteignent encore une fois le niveau d’un Zeuxis ou d’un Apelle 36 , Molière voit en Mignard un tempérament artistique comparable à l’un de ces modèles antiques. Artiste égal d’Apelle, il devient la figure de proue de son époque et est comparé à des artistes-héros de renom : Giulio Romano, Annibale Carraci, Raphaël et Michel-Ange sont même appelés les « Mignards de leur siècle » (V. 277) 37 . Ce n’est donc pas Mignard qui est appelé le nouveau Raphaël, mais bien Raphaël qui est présenté comme une préfiguration du célèbre peintre baroque français. À côté de Raphaël (pour l’invention), Michel-Ange (composition, forme), Romano et Carracci, Molière cite également le Corrège (lumière et ombre) et le Titien (harmonie du coloris) comme étant des prédécesseurs dans la généalogie de ces incarnations héroïco-divines du tempérament artistique. Tout comme Zeuxis « fit aller du pair avec le grand Apelle » (V. 155), Mignard se révèle être l’égal de son modèle antique par la qualité de sa peinture 38 . En outre, dans le poème de Molière, Mignard est appelé le « Romain » (V. 534), ce qui, dans le système de références culturelles de l’époque, le rapproche d’autres héros romains que l’on retrouve 35 Cf. Charles-Alphonse Dufresnoy, De arte graphica (commentaire), pp. 308-309. 36 « Nec qui Chromatices nobis hoc tempore partes / Restituat, quales Zeuxis tractauerat olim, / Huius quando maga uelut arte aequauit Apellam / [...] meruitque coloribus altam / Nominis aeterni famam toto orbe sonantem » (V. 256- 260) ; « aussi ne voit-on personne qui rétablisse la « cromatique », et qui la remette en vigueur au point que la porta Zeuxis [...] et qui sait si admirablement tromper la vue, il se rendit égal au fameux Apelle [...], et qui mérita pour toujours la réputation qu’il s’est établie par tout le monde. » (De Piles, cit. d’après Dufresnoy, pp. 471-472). 37 Paul Mignard, le neveu de l’artiste, fait l’éloge de LeBrun, le rival de son oncle, dans une ode qui est consacrée à l’Académie et le qualifie de « l’Apelle de notre âge par Apollon », cf. Werner Willi Ekkehard Mai, « Le portrait du roi » : Staatsporträt und Kunsttheorie in der Epoche Ludwigs XIV. Zur Gestaltikonographie des spätbarocken Herrscherporträts in Frankreich, (Diss. Phil. Université de Bonn, 1975), p. 235. 38 Le premier historiographe de l’Académie, Guillet de Saint-Georges, confirme cette réception de Mignard en se référant à Molière et à LeBrun : « Hé quoi! Disait-on à Le Brun, croyez-vous que M. Mignard ait besoin d’un Molière pour publier que Jules, Annibal et Michel-Ange ont été les Mignards de leur siècle ? Ce qu’il a fait depuis la mort de Molière confirme ce que cet auteur a dit de lui. On désire partout de ses ouvrages [...]. Vos patrons mêmes en veulent dans leurs cabinets. Il est estimé en France aussi bien qu’ailleurs par tout ce qu’il y a de grand. », (Cit. d’après André Fontaine, Académiciens d’autrefois. Le Brun Mignard Les Champaigne - Bosse - Jaillot - Bourdon - Arcis - Paillet - etc. (Paris : Laurens, 1914), p. 167). - - La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 425 par exemple dans les nombreuses pièces cornéliennes à sujet romain jouées alors : Horace (1641), Cinna ou la clémence d’Auguste (1643), La mort de Pompée (1644), Sertorius (1662) ou encore Othon (1665). 3.3.5. Stratégie d’héroïsation V - la gravure sur cuivre La Peinture peignant d’après la Vérité, qui lui est montrée par le Tems - cette allégorie décrite par Simon-Philippe Mazières de Monville dans sa biographie sur Pierre Mignard de 1730 39 met un point final programmatique pictural sans cesse utilisé depuis la première édition de 1669 et complète par d’autres formes médiales les stratégies d’héroïsation du texte de Molière. On peut voir sur cette gravure la personnification de la peinture, tournant le dos au spectateur et à qui Chronos indique un modèle : la Vérité [ill. 3]. Mignard évoque ainsi des références artistiques 40 tout en jouant avec les superpositions de plusieurs scènes topiques. À première vue, la beauté de la nature est la beauté idéale à laquelle aspire l’art. Le paysage, à l’arrièreplan, souligne le rôle de la nature et la Vérité, aux traits de Vénus, se tient sur un sol quadrillé, prête à être immortalisée sur la toile. Le couple formé par Chronos et la Vérité est reconnaissable non seulement grâce à la gestuelle de Chronos et au sablier que la Vérité tient dans sa main, mais aussi grâce à l’allégorie de la Veritas filia Temporis (la vérité fille du temps) dont la référence n’échappe pas au lecteur avisé de l’époque. De plus, la peinture élargit les références avec l’évocation de la scène entre Apelle et Campaspe rapportée par Pline. En effet, le peintre antique que Molière compare à Mignard dans son poème, bénéficie selon Pline du privilège de peindre Alexandre le Grand et obtint également l’autorisation de faire le portrait de Campaspe, sa maîtresse. Lors d’une visite dans l’atelier d’Apelle, Alexandre se rendit compte que le peintre était tombé amoureux de son 39 Simon Philippe Mazière de Monville, La Vie der Pierre Mignard Premier Peintre du Roy, Par M. l’Abbé de Monville avec Le Poëme de Moliere sur les Peintures du Val-de- Grace (Paris : Jean Boudot et al., 1730). Cette biographie contient également sept gravures décrivant la coupole du Val-de-Grâce. La fresque fut toujours considérée comme une de ses œuvres majeures, même 35 ans après sa mort. 40 Le personnage de Chronos est dessiné d’après l’Hercule Farnese, l’allégorie de la peinture rappelle la Sybille de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine et le personnage féminin peut être comparé à la Vénus de Rubens du Jugement de Pâris ou avec une Vénus de Hans Baldung Grien dont le propriétaire était le duc de Richelieu et que l’on retrouve dans de nombreuses gravures ; cf. Annegret Hoberg, Zeit, Kunst und Geschichtsbewusstsein. Studien zur Ikonographie des Chronos in der französischen Kunst des 17. Jahrhunderts (Diss. Phil. Université de Tübingen, 2007), ressource en ligne, p. 90. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 426 modèle. Dans un élan de générosité, Alexandre lui offrit sa maîtresse. Le motif qui a pour sujet la relation entre le souverain et l’artiste ainsi que leur valorisation réciproque, profite avant tout à l’héroïsation de Mignard, comparé à l’exceptionnel peintre de l’Antiquité. De plus, Louis XIV devient l’égal d’Alexandre le Grand grâce à la relation entre l’artiste et son mécène. Le roi apparaît en effet dans le rôle d’une divinité, de Chronos ou de Saturne, dont il reprend le rôle de bienfaiteur des arts. En fait, ce n’est pas seulement le temps destructeur qui est représentée avec Chronos, mais c’est également le début d’une ère nouvelle dans laquelle l’art connaîtra une autre réussite et rayonnera d’un nouvel éclat 41 . En outre, le personnage de Saturne est associé à une représentation positive du temps. Celle-ci l’emporte sur les Mensonges et l’Envie et met ainsi au jour la Vérité que l’on retrouve dans l’art et la science 42 . La peinture de Mignard passe ainsi pour le véritable art, son génie et son talent présents dans les trois parties (idée, composition/ dessin et coloris) apparaissent personnifiés aux côtés de l’allégorie de la peinture. La construction de l’histoire du poème de Molière, qui va de l’obscur Moyen-Âge au présent flamboyant, s’épanouit pleinement dans l’iconographie de Chronos, nouveau bienfaiteur des arts et figure allégorique du mécénat royal, et trouve son apogée dans le culte de Louis XIV. Mais la gloire immortelle dont est gratifiée Mignard et qui l’élève au-dessus de Chronos, repose aussi sur le texte de Molière dont les dernières lignes se trouvent sur la même page que la gravure. Ainsi, ce sont deux œuvres d’art (la fresque de Mignard et le poème de Molière) et deux arts à part entière, qui sont protégés de Chronos et favorisés par Louis XIV : la peinture et la poésie. 41 Sur les différentes significations de l’iconographie du dieu Chronos dans l’art français du XVII e siècle, cf. Annegret Hoberg, Zeit, Kunst und Geschichtsbewusstsein. Studien zur Ikonographie des Chronos in der französischen Kunst des 17. Jahrhunderts, p. 34. 42 Cf. la contribution de Andreas Schumacher, « Nicolaes Verkolje : Die Künste und die Wissenschaften besiegen die Zeit », Wettstreit der Künste. Malerei und Skulptur von Dürer bis Daumier, éd. Ekkehard Mai et al., Catalogue d’exposition, Haus der Kunst München et al. (Wolfratshausen : Ed. Minerva et al., 2002), p. 274. Anna Schreurs a mis en exergue le rôle de Chronos en tant que protecteur des arts dans l’iconographie à l’aide du tableau Minerve et Saturne protecteurs des arts de Joachim von Sandrart ; cf. Anna Schreurs, « Der „Teutsche Apelles“ malt die Götter Minerva und Saturn. Joachim von Sandrarts ikonographische Spielereien », Joachim von Sandrart : ein europäischer Künstler und Theoretiker zwischen Italien und Deutschland, éd. Sybille Ebert-Schifferer et al. (Munich : Hirmer, 2009), pp. 51-67. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 427 3.3.6. Stratégie d’héroïsation VI - les attributs formels du héros Parallèlement à ces stratégies d’héroïsation, on trouve aussi dans le texte des exemples montrant que Mignard est qualifié de héros par Molière à un niveau plus abstrait, à l’aide des quatre attributs formels de l’héroïsme cités plus haut, à savoir : l’‹ autonomie ›, la ‹ transgressivité ›, l’‹ agonalité › et le ‹ charisme ›. L’‹ autonomie › de Mignard, c’est-à-dire sa capacité à agir selon sa propre volonté, est sans cesse mise en exergue : il est par exemple décrit comme un peintre qui « traite à sa manière » (V. 257) la fresque, et qui s’adonne entièrement à ses « emplois de feu » (V. 348). Alors que les peintres ordinaires choisissent habituellement des techniques telles que la peinture à l’huile qui leur permettent de corriger leurs hésitations, Mignard, lui, applique ses couleurs sur la coupole du Val-de-Grâce avec des « coups de pinceau » (V. 177) vifs, précis et définitifs. Dans ce contexte, la force d’action du peintre-héros est répétée et devient même métonymiquement la main rapide et impatiente. Tantôt elle est la « main prompte à suivre un beau feu qui la guide » (V. 267), tantôt elle est la « main qui se met en chaleur » (V. 313). La ‹ transgressivité ›, c’est-à-dire le dépassement des normes, la rupture avec les conventions et la découverte de nouveaux modes d’action et de valeurs, est également attribuée à Mignard par Molière. Ce dernier déclare par exemple que Mignard se distingue dans toutes les situations du « peintre commun » (V. 135) et qu’en tant que « grand peintre », il prend ses distances avec l’ordinaire. Le coloris particulièrement prononcé de la fresque qui, comme nous l’avons déjà expliqué, s’oppose aux règles imposées par l’Académie, fait de Mignard un artiste novateur cherchant délibérément la confrontation avec les autorités institutionnelles. Molière n’a de cesse de souligner, (à tort du point de vue de l’histoire de l’art) qu’une fresque comme celle de Mignard est une innovation marquante (« Cette belle peinture inconnue en ces lieux », (V. 238), « Jamais rien de pareil n’a paru dans ces lieux » (V. 281)), qui enthousiasme et séduit le public : « Et la belle inconnue a frappé tous les yeux » (V. 282). Molière aborde ici une catégorie importante de l’esthétique de la réception : l’étonnement. Ce dernier repose sur la surprise provoquée par l’œuvre d’art et la compétence artistique de son auteur, et fut décrit - souvent en compa- Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 428 raison avec la poésie - par Lomazzo, Armenini, Comanini et Zuccari comme étant une émotion esthétique essentielle 43 . L’‹ agonalité › de Mignard, à savoir sa combativité, son engagement passionné et son amour de la compétition, est également un point qui a son importance pour l’héroïsation du peintre dans le poème. D’une part, il est sans cesse question des énormes « travaux » (V. 37, V. 236, V. 331) et de l’« effort » (V. 41) de l’artiste qui est entièrement au service de son œuvre. D’autre part, Molière décrit la confrontation entre les différents styles de peinture pour en faire une compétition dans laquelle la technique de la fresque de Mignard « [s]ur les honneurs de l’autre emporte la victoire » (V. 272.). Dans ce contexte, le poète utilise des concepts tels que « fierté », « puissance », « résistance », « effort » et « coup » empruntés au champ sémantique de la guerre, comme nous l’avons vu supra. Enfin, le ‹ charisme ›, c’est-à-dire le don de Dieu, l’aura et la force d’attraction, accordé à Mignard ou plutôt à son œuvre, est le dernier attribut de l’héroïsme que Molière utilise en combination avec l’‹ autonomie ›, la ‹ transgressivité › et l’‹ agonalité › pour faire de son ami un héros. En désignant Mignard peintre de génie au « pouvoir » divin (V. 31), aux talents qualifiés de « largesse » (V. 131) et « présents du Ciel » (V. 199), Molière le distingue de la masse des peintres ordinaires et en fait un être choisi par Dieu. Il ne tarit pas d’éloges sur la magie qui entoure ses œuvres (« merveille » (V. 204) ; « miracles » (V. 286)) qui, en tant que phénomène de l’incommensurable, finit par se soustraire à toutes tentatives d’explication rationnelle. Les œuvres de Mignard « font voir / Ce que l’esprit de l’homme a peine de concevoir » (V. 325-326). On trouve toute une série de concepts évoquant la force d’attraction qu’elles exercent sur les spectateurs. Il est en effet question de « charme » (V. 29), puis de « force » (V. 30) et après qu’il fut dit de l’œuvre qu’elle « [a]ttirera les pas des savants curieux » (V. 206), la description culmine avec l’évocation de l’effet charismatique que le créateur et son œuvre ont sur les courtisans. La fresque a « pour quelque temps fixé l’inquiétude ; / Arrêté leur esprit ; attaché leurs regards » (V. 288-289). Par son « brillant de grandeur » (V. 93), sa double impression visuelle, l’œuvre attire les spectateurs. Cet effet est propre au héros rayonnant, à « cette nature plus grande que nature, ce type d’homme plus qu’homme », pour reprendre un mot de Paul Bénichou 44 . 43 Cf. Cornelia Logemann, « Neugierde und Staunen », Metzler Lexikon Kunstwissenschaft. Idee, Methoden, Begriffe, éd. Ulrich Pfisterer (Stuttgart et al. : Metzler, 2011), pp. 305-309. 44 Paul Bénichou, Morales du grand siècle (Paris : Gallimard, 1963), p. 155. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 429 4. Ut pictura poiesis Dans son poème, Molière ne se consacre pas seulement à faire l’éloge de Mignard et de son œuvre, mais il réussit également de manière subtile à faire de lui-même un héros tout en héroïsant son ami. Avant d’aborder ce sujet, nous allons montrer comment, en ayant recours à des topoï des théories artistique et littéraire, il se met en scène en tant qu’amateur d’art. Il devient ainsi l’égal du roi, lui-même décrit comme un homme au « goût délicat des savantes beautés [...] qui [d]écide sans erreur, et loue avec prudence » (V. 294-296). 4.1. L’amateur d’art Nous avons vu plus haut que Molière faisait de sa description de la fresque une ‹ école du regard ›. Dans la définition paradoxale de l’œuvre d’art vue comme une « école ouverte » (V. 44) et un mystère, Molière n’a pas seulement une haute estime du talent de l’artiste qui se départit de toute règle, mais il se déclare lui-même amateur et fin connaisseur d’art. Bien qu’il ne soit pas membre de l’Académie, il dispose néanmoins des connaissances théoriques suffisantes pour se présenter en tant qu’amateur d’art des plus qualifiés, possédant en outre la capacité de rendre l’œuvre accessible au public grâce à son talent littéraire. Le topos de l’ut pictura poiesis qui remonte à l’Ars Poetica d’Horace et que Molière utilise pour souligner la proximité entre la poésie et la peinture, deux arts unis par des liens fraternels (« la Poésie, et sa sœur la Peinture », (V. 63)) est récurrent dans les écrits sur la théorie de l’art au XVII e siècle. Il est présent dans le texte de Molière dans l’expression de Simonide citée par Plutarque, selon laquelle la peinture est poésie muette et la poésie, peinture qui parle : « ces deux sœurs si pareilles / Charment, l’une les yeux, et l’autre les oreilles » (V. 67-68). En outre, Molière entretient la tradition de la théorie de l’art en conseillant de suivre, en peinture, la gestuelle des personnes sourdes (Alberti, Leonardo) 45 . La relation entre tous les arts a souvent été représentée comme une relation modèle ou de concurrence et de rivalité, que ce soit au niveau de l’effet ou des moyens. Cette opinion a été défendue entre autres par Claude Perrault, secrétaire de la Petite Académie 46 et plus tard membre de l’Académie Royale de Peinture et de 45 Cf. Charles-Alphonse Dufresnoy, De arte graphica, V. 9-10, 12-13, 128. 46 La Petite Académie, fondée en 1663, était au départ responsable de toutes les affaires littéraires et artistiques. Plus tard elle s’est consacrée au travail de l’Histoire métallique, la vie de Louis XIV en médailles. (Cf. Josèphe Jacquiot, « Ce Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 430 Sculpture, organisateur des conférences 47 . Jean de La Fontaine exprime cette rivalité en osant la provocation dans son poème resté à l’état de fragment Le Songe de Vaux de 1671 où il déclare : « Enfin, j’imite tout par mon savoir suprême ; / je peins, quand il me plaît, la peinture elle-même » 48 . Cependant, pour Molière, peinture et poésie sont deux moyens d’expression de même valeur, ce qu’il met d’ailleurs en lumière en utilisant des métaphores issues du domaine théâtral pour décrire la fresque de Mignard. Comme l’ont déjà montré René Bray, Emmanuelle Hénin et Jacqueline Lichtenstein, il ne s’agit pas dans la description de Molière d’une ekphrasis 49 , mais davantage d’une « théorie enveloppée de fiction dramatique » 50 ou d’une « véritable théorie coloriste de la peinture » 51 qui peut être comprise aussi bien comme une apologie de la peinture de Mignard que comme celle de son propre art dramatique. Cette argumentation, nullement explicitée dans le poème, apparaît clairement quand l’on considère, d’une part, la présence dans tout le texte d’une certaine proximité substancielle entre les deux artistes et d’autre part, quand on compare la caractérisation de l’art de Mignard avec les fondements de la poétologie de Molière 52 . C’est ainsi que la coupole que l’Académie royale des inscriptions et médailles a fait pour la ville de Lyon », Actes du congrès nationale des sociétés savantes d’Archéologie (Paris : Impr. Nat., 1965), p. 263. Sur le rôle de Perrault dans l’organisation de la politique artistique à la gloire de Louis XIV cf. Werner Willi Ekkehard Mai, « Le portrait du roi » : Staatsporträt und Kunsttheorie in der Epoche Ludwigs XIV. Zur Gestaltikonographie des spätbarocken Herrscherporträts in Frankreich, p. 143. 47 Partant de ce principe, Charles Perrault adresse son poème La Peinture (1668) à LeBrun dont il fait un peintre modèle, et avec lequel il partage le sens de l’esthétique. Le texte a souvent été interprété comme modèle opposé au poème de Molière. 48 Jean de La Fontaine, Le Songe de Vaux, éd. Eleanor Titcomb (Genève : Droz, 1967), p. 108. 49 « Le poème [...] ne décrit point l’œuvre qui lui donne son titre. », René Bray, « Les principes de l’art de Mignard confrontés avec la poétique classique : le poème de Molière sur La Gloire du Val-de-Grâce », p. 194. 50 Emmanuelle Hénin, « Du portrait à la fresque, ou du Sicilien au Val-de-Grâce. Molière et la peinture », p. 34. L’auteur indique dans son article que déjà Boileau aurait qualifié le poème de « traité complet de peinture », cf. ibid., p. 30. 51 Molière, Œuvres complètes (notice), p. 1349. 52 Emmanuelle Hénin a remarquablement défendu cette thèse et elle a pu montrer comment la comédie-ballet Le Sicilien de 1667 ainsi que La Gloire du Val-de-Grâce peuvent être considérés comme une « clef de l’esthétique de Molière, formulée en termes picturaux » (Emmanuelle Hénin, « Du portrait à la fresque, ou du Sicilien au Val-de-Grâce. Molière et la peinture », p. 43). René Bray parle même d’une « conformité avec la poétique classique » (René Bray, « Les principes de l’art de Mignard confrontés avec la poétique classique : le poème de Molière sur La Gloire La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 431 ornée de la fresque devient un « ample théâtre » (V. 20) et un « spectacle » dans lequel la « première figure » ou plutôt le « héros » occupe le « rôle » particulier de « plus beau personnage » face au « spectateur » (V. 92-98). Le théâtre et la peinture, c’est ce que Molière nous fait comprendre, se servent des mêmes moyens ou du moins de moyens de même valeur pour réaliser l’« achèvement de l’art » (V. 160). C’est pour cette raison que Molière voit dans la fresque de Mignard le « reflet de sa propre pratique » selon les mots de Hénin 53 . En décrivant les qualités de la peinture, l’homme de lettres réussit ainsi à valoriser ses propres capacités. Seul un poète et amateur d’art comme lui peut comprendre et transmettre la qualité extraordinaire de la création de Mignard. 4.2. Mignard et Molière en héros Au-delà du rapprochement topique des deux formes artistiques, on peut également montrer que l’héroïsation de Mignard implique l’héroïsation de Molière. La mise en valeur des spécificités des deux formes artistiques permet de mettre en avant les deux artistes-héros. La vive diversité des formes, des couleurs et des personnages (V. 133) qui permet à la fresque de Mignard de rendre fidèlement la réalité, est une caractéristique essentielle attribuée aux grandes comédies de mœurs de Molière. Dans ces pièces de théâtre conçues comme de véritables « miroirs publics » 54 des personnages représentatifs de leur époque sont interprétés avec leurs vices et leurs faiblesses. L’accent est mis sur la « peinture de leurs défauts » 55 sans que celle-ci ne se focalise sur des types, elle laisse davantage percevoir la diversité des traits de caractères de personnages individuels. Georges Forestier et Claude Bourqui ont récemment souligné à propos de ce « programme de peinture de mœurs », que Molière s’est explicitement confronté à la multitude de valeurs et de comportements de son public hétérogène 56 . Molière attribue un effet identique à l’art de Mignard et à son propore théâtre. La fresque de Mignard a « touché de la cour le beau monde savant » et a même un effet conséquent sur les quelques courtisans de peu de culture. du Val-de-Grâce », p. 196) et cite, sans plus s’expliquer, différents auteurs comme Malherbe, Boileau et Corneille. 53 Emmanuelle Hénin, « Du portrait à la fresque, ou du Sicilien au Val-de-Grâce. Molière et la peinture », p. 41. 54 Uranie utilise cette expression dans la pièce riche en autoréférences poétologiques La critique de l’Ecole des femmes (1663). Molière, Œuvres complètes, pp. 502-503. 55 Extrait de l’avant-propos de la version du Tartuffe de 1669, ibid., p. 93. 56 Cf. ibid., p. 30. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 432 Elle a « fixé l’inquiétude ; / Arrêté leur esprit ; attaché leurs regards » (V. 285-289). Dans La critique de l’Ecole des femmes, Uranie explique une compréhension de la comédie qui est celle de Molière quand elle dit : « Pour moi, quand je vois une Comédie, je regarde seulement si les choses me touchent » 57 . Même si dans sa pièce aux fortes connotations poétologiques Molière se distingue clairement de la poétique d’Aristote, il souligne néanmoins l’effet affectif qui constitue une valeur centrale de l’art dramatique. En effet, si chez le Stagirite, l’effet cathartique des affects phobos et eleos est au cœur de l’art tragique, l’effet esthétique de Molière concerne davantage les concepts de toucher et plaire - un effet que selon lui l’on retrouve également en regardant la fresque de Mignard. L’héroïsation implicite de Molière est d’autant plus évidente quand on évoque le principe de rapidité dans l’acte de création, que nous avons déjà abordé lors de notre analyse de l’héroïsation de Mignard. La « justesse rapide » (V. 268) avec laquelle celui-ci réalise la fresque, peut aisément être rapprochée du processus de création de Molière. En effet, dans sa pièce autoréférentielle L’Impromptu de Versailles, jouée pour la première fois en 1663 mais publiée seulement à titre posthume en 1682, Molière donne la parole à son personnage homonyme qui fait l’éloge du travail rapide : Molière : Mon Dieu, Mademoiselle, les Rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance [...]. Ils veulent des plaisirs qui ne fassent point attendre [...] et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements 58 . Les pièces commandées par Louis XIV devaient souvent être écrites dans un laps de temps relativement court et il n’est pas surprenant que Molière évoque à un endroit central du poème la capacité exceptionnelle à réaliser des œuvres avec rapidité et habileté pour faire indirectement de sa propre personne un héros de l’art littéraire. 4.3. Les artistes sur le Parnasse La gravure Minerve conduisant la Peinture sur le Parnasse, en exergue du poème dans l’édition de Le Petit [ill. 4], reprend la thématique de l’héroïsation. Elle montre l’allégorie de la peinture menée par Minerve, déesse protectrice de la peinture, sur le Parnasse où les Muses se reposent aux 57 Ibid., p. 507. 58 Ibid., p. 823. La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 433 pieds de leur Dieu, Apollon 59 . Celui-ci, couronné de lauriers et la lyre à la main, peut être associé à Louis XIV grâce aux emblèmes dessinés sur le cadre, un soleil éclatant et une autre lyre flanquée de deux aigles 60 . Le roi offre donc un asile aux arts et aux sciences, et son succès politique va de pair avec l’ascension et le développement des arts français, symboles de son pouvoir : « et même à mesure que les Armes de sa majesté faisoient de nouvelles conquêtes, ils faisoient aussi de nouveaux progrez pour rendre plus mémorable le règne de ce puissant Monarque » 61 . Même si Apollon est davantage associé à la poésie qu’à la peinture (la lyre qu’il tient en est le symbole), il peut toutefois évoquer les arts figuratifs grâce à la symbolique du soleil en référence à Louis XIV. En effet, selon l’histoire mythique de la création de la peinture de Perrault, c’est le soleil, représentant Louis- Apollon, qui donne « par ses rayons les couleurs à chaque chose tout comme le pinceau » 62 . Grâce à la superposition avec Apollon, le souverain apparaît comme le créateur héroïque - c’est ainsi que l’on désignait l’artiste depuis la Renaissance, soulignant de ce fait ses qualités intellectuelles et spirituelles. Le soutien du roi Louis-Apollon, à la fois héros et créateur, permet à la 59 Le dessin utilisé sur la page de garde - une croix éclairée par le soleil avec des putti et l’inscription « In hoc signo vinces » inclut le Roi soleil en tant qu’autorité et destinataire. Pourtant, comme il s’agit du cachet du libraire de l’Académie française, il ne renvoie pas au contenu du poème de Molière ou aux représentations allégoriques de Mignard. 60 Louis XIV, mécène, fut aussi bien comparé à Alexandre le Grand qu’à Apollon. C’est ainsi que Martin de Charmois fait l’éloge du Roi soleil qui a fait la gloire de la France et a donné aux arts la première place parmi les artes liberales ayant ainsi élevé Paris au rang du Parnasse : « die Accademia als neuer Parnass der Künste und an seiner Spitze Ludwig als Apollon Musagetes. » Cf. Birte Frenssen, « ...des großen Alexanders weltliches Königsscepter mit des Apelles Pinsel vereinigt. » Ikonographische Studien zur „Künstler-Herrscher-Darstellung“ (Diss. Phil. Université de Cologne, 1995), p. 67. 61 André Félibien, Conférences de l’académie royale de l’année 1667 (Paris : Leonard, 1669), p. 7, cit. d’après Hans Fegers, Das politische Bewusstsein in der französischen Kunstlehre des 17. Jahrhunderts (Diss. Phil. Université de Heidelberg, 1943), p. 7. Le texte de Dufresnoy se termine par l’évocation de l’Hercule gaulois qui combat par le feu et l’épée le lion espagnol (V. 548-549). Les faits littéraires de l’écrivain d’art sont comparés aux actions heroïques militaires du roi (on ne sait pas s’il s’agit ici de Louis XIII ou de Louis XIV, cf. Charles-Alphonse Dufresnoy, De arte graphica, p. 398). Les principes artistiques imaginés à Rome sont mis en parallèle avec les vertus du souverain du nord des Alpes. 62 Parallèle des Anciens et des Modernes, cit. d’après Wolfang Brassat, Das Historienbild im Zeitalter der Eloquenz. Von Raffael bis Le Brun (Berlin : Akademie-Verlag, 2003), p. 360. Christina Posselt-Kuhli/ Jakob Willis 434 Peinture d’accéder au royaume des muses ce qui la rend, telle les héros accueillis dans l’Olympe, elle-même une héroïne - et Mignard un héros. La poésie est également mise en valeur dans la gravure par l’intermédiaire de l’héroïsation de la peinture : le fameux jeu de mot entre Apollon, dieu avant tout de la poésie, et Apelle, évoque de nouveau la comparaison entre la peinture et la poésie comme deux arts jumeaux, topos déjà traité dans le poème. Ce n’est donc pas seulement le peintre Mignard, représenté par l’allégorie de la peinture, mais c’est aussi le poète Molière qui chemine en direction du Parnasse, vers le dieu Apollon. Cette mise en scène n’est pas uniquement due à l’évocation des domaines de compétences de Minerve (art) et d’Apollon (poésie). Elle résulte également du choix d’intégrer la gravure dans l’édition du poème. L’art et la poésie sont ainsi très concrètement, dans leur materialité même, liés l’un à l’autre par l’intermédiaire de l’impression. 5. Conclusion Le poème La Gloire du Val-de-Grâce est un excellent exemple de stratégies d’héroïsation intégrant plusieurs formes d’expressions artistiques. Tout en considérant quelques réflexions théoriques générales, le poème encomiastique ainsi que les gravures qui l’accompagnent ont pu faire l’objet d’une analyse concrète probante. Il a ainsi été montré dans quelle mesure l’héroïsme est en relation avec des processus de représentation et de communication dans le domaine artistique du siècle classique. De plus, le phénomène d’héroïsation, démontré lors de l’analyse détaillée du texte, a pu être situé dans son contexte complexe entre la pratique artistique et la théorie de l’art. La dimension texte/ image du poème encomiastique de Molière n’est pas seulement le résultat thématique de la description littéraire d’une peinture. En effet, la référence au topos de l’ut pictura poiesis dont use Molière avec àpropos, lui permet de créer une relation entre son artiste-héros, Mignard, et lui-même, l’artisan de l’héroïsation. D’après Molière, la vivacité du coloris à laquelle est attribué un rôle essentiel dans l’argumentation ne distingue pas seulement Mignard de Le Brun, mais elle devient également la clé de sa propre création littéraire. Un parallèle similaire relie la technique de la fresque avec la manière de travailler de Molière : ces deux techniques requièrent rapidité, détermination et audace de la part de l’artiste qui, personnage héroïque extraordinaire, se démarque de l’artiste commun. Dans le contexte des débats animés de l’Académie et de la relation délicate avec les autorités protectrices des arts, des artistes comme Molière et Mignard se retrouvent indéniablement dans des rapports de concurrence et de dépendance qui, en vue des stratégies d’héroïsation, doivent être La Gloire du Val-de-Grâce ou l’artiste en héros 435 considérés comme une compétition entre les différents arts et une stratégie de surenchère des moyens artistiques les plus appropriés. Dans notre présent cas, l’héroïsation de l’artiste et de son art - héroïsation directe de Mignard et de la fresque du Val-de-Grâce, indirecte de Molière et de sa création littéraire - permet pourtant à deux expressions artistiques de s’unir dans un rapport quasi fraternel plutôt que concurrent. Grâce aux stratégies d’héroïsation, Molière et Mignard, unis dans un même combat, affrontent leurs détracteurs et les soumettent avec pour seules armes leur théorie et pratique artistiques. Bibliographie Bannister, Mark. Privileged Mortals : French Heroic Novel, 1630-60. Oxford, Oxford Univ. Press, 1983. Bénichou, Paul. Morales du grand siècle. Paris, Gallimard, 1963. Blanchot, Maurice. « Le Héros ». Nouvelle Revue Française, 145 (1965), pp. 90-104. Brassat, Wolfgang. Das Historienbild im Zeitalter der Eloquenz. Von Raffael bis Le Brun. Berlin, Akademie-Verlag, 2003. 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