eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal

2015
Agnès Cousson
PFSCL XLII, 83 (2015) Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal A GNÈS C OUSSON (U NIVERSITÉ DE B RETAGNE O CCIDENTALE , B REST ) La disparition et la fin sont des thèmes récurrents des lettres des abbesses de Port-Royal. D’abord, en raison du statut de leurs auteurs, soumises au devoir de la mort intérieure, condition du recueillement. « Toute notre occupation doit être de détruire en nous le vieil homme, [le corps de chair] pour nous revêtir du nouveau [Jésus-Christ] », répètent les moniales. Cette injonction de saint Paul, valable pour tout chrétien, explique la place accordée à la mort et à la renaissance dans l’échange épistolaire. Ensuite, le temps, la vie, la mort sont des sujets classiques du discours moral dans la correspondance spirituelle. Enfin, l’histoire de Port-Royal appelle ces thèmes. La communauté est persécutée dès 1640 par le pouvoir royal pour sa prise de position en faveur de Jansénius, auteur de l’Augustinus, ouvrage condamné par le pape en 1653. L’année 1664 marque la fin de l’unité de Port-Royal. Une partie des religieuses refusent en conscience de signer le Formulaire condamnant Jansénius. Dix-sept sont envoyées en captivité dans des couvents parisiens dirigés par des jésuites, sur ordre de l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, qui espère ainsi les faire signer. Certaines cèdent, puis se rétractent de leur signature. Les résistantes et les signeuses repenties sont ensuite détenues à Port-Royal des Champs, de 1665 à 1669, interdites de sacrements et de toute communication, privées de leur autre maison, Port- Royal de Paris, officiellement séparée de celle des Champs par le roi, en 1668. Elles demeurent dans ce monastère jusqu’à sa destruction finale par Louis XIV. Port-Royal subit la « belle mort », c’est-à-dire une mort lente, qui laisse aux religieuses le temps de consigner leurs souffrances et de penser à leur propre disparition. Quel rôle l’écriture revêt-elle dans leur double combat, spirituel et communautaire ? C’est ce que nous étudierons essentiellement à partir des lettres des mères Angélique et Agnès Arnauld, et de Agnès Cousson 394 celles de leur nièce, Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, successivement abbesses de Port-Royal 1 . La vie religieuse consiste paradoxalement à « bien mourir », c’est-à-dire à vivre pour Dieu seul. L’entrée au couvent marque la mort civile, symbolisée par le changement de nom. Les religieuses sont aussi des « mortes au monde » au sens figuré. Elles doivent mourir à elles-mêmes, aux autres, au monde, consacrer leur être à Dieu. L’image de la bête, utilisée par la mère Angélique, exprime l’asservissement de soi à la volonté divine exigé. Son pouvoir d’humiliation se double d’un effet de déshumanisation de la personne : « Pour être une vraie servante de Dieu et une parfaite religieuse […] il faut être devant Dieu comme une bête, qui se laisse conduire sans discernement » 2 . Le champ lexical de la mort exprime la dimension sacrificielle de la fonction religieuse, et, plus généralement, le sacrifice attendu du chrétien. Il faut « renoncer à soi », « s’immoler » à Dieu, « crucifier » son être en lui. Les noms « oblation », « sacrifice », « renoncement », « anéantissement » de soi accompagnent ces verbes. La mère Agnès recourt à l’image suivante pour expliciter à une sœur les devoirs de son état : « Vous êtes religieuse, c’est-à-dire, une brebis destinée à la boucherie, comme dit saint Benoît, et [il] faut être tous les jours égorgé en faisant mourir sa propre volonté » 3 . L’image, qui introduit le sang, concrétise la violence à infliger à la nature pour convertir le « cœur de pierre » en « cœur de chair ». Le sacrifice n’est pas vain. Il est un « holocauste à Dieu ». L’image de « l’hostie vivante » est une autre définition. Chaque sœur est une « victime » de Dieu, mais une victime consentante 4 . La renaissance en Jésus-Christ suppose la domination de la part humaine de l’être : les sentiments, la parole, les sens, la volonté. L’être humain est caractérisé par des images dépréciatives reprises à saint Augustin, emblématiques de sa vision de l’homme depuis le Péché Originel, dominée 1 Angélique Arnauld (1591-1661), réformatrice et abbesse de Port-Royal de 1602 à 1630, de 1642 à 1654 ; Agnès (1593-1671), abbesse de 1636 à 1642, de 1658 à 1661. Elles sont les sœurs du théologien Antoine Arnauld. Angélique de Saint-Jean (1624-1684), fille de Robert Arnauld d’Andilly, est abbesse de Port-Royal des Champs en 1678. Voir notre ouvrage, L’Écriture de soi. Lettres et récits autobiographiques des religieuses de Port-Royal, Paris, Champion, 2012. 2 Lettres de la Révérende Mère Marie-Angélique Arnauld, abbesse et réformatrice de Port- Royal, Utrecht, 1742-1744, 3 vol., à Mme de Sainte-Ange, octobre 1651, I, p. 588. 3 Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, Paris, B. Duprat, 1858, 2 vol., sans date, II, p. 467. 4 Port-Royal rejette l’autoritarisme pur et cultive la volonté à servir Dieu, condition d’une piété sincère. La mère Angélique privilégie à cette fin la vocation dans le recrutement des filles. Voir sa Relation, éd. J. Lesaulnier, Chroniques de Port-Royal, 41, 1992. Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal 395 par l’inquiétude : celles de l’aveugle, de l’ignorant, du malade soumis à un corps « prison » et à la « corruption » des sens, du mendiant condamné à implorer la grâce de Dieu, « médecin » et « libérateur », seule source de stabilité et de repos par sa nature immuable. Le vocabulaire du bonheur, de la vie et de la liberté lui est exclusivement attaché. Angélique de Saint-Jean rassure une demoiselle : « Aussitôt que votre cœur écoutera [la] parole divine, il sentira que ses chaînes se rompront, [il] se portera avec plaisir à tout quitter pour suivre Jésus-Christ […] qui lui offre un royaume pour une prison » 5 . Inversement, l’image de la « chute », les verbes « tomber », « s’abîmer », illustrent le sort de l’homme sans Dieu. Le « loup infernal » 6 est une image de la « corruption » humaine et des « dangers » qui guettent l’homme, menacé par des « ennemis » extérieurs (le monde et ses divertissements) et intérieurs, au premier rang duquel l’orgueil. Se sauver ou se perdre, telles sont les alternatives proposées au chrétien. Il faut « crier » vers Dieu, rester « éveillé », au sens de « vigilant », « fuir » les « faux biens », ne pas se laisser « endormir » par leurs attraits. La mortification de l’amour-propre et des sens est une règle essentielle. Amour de soi et amour de Dieu sont incompatibles dans ce monastère imprégné de la morale de saint Augustin 7 . La mise à mal du premier, lié à l’orgueil, se fait au profit du second, caractérisé par l’humilité. Elle s’opère grâce à lui : « Comme un amour ne se détruit que par un autre amour, cet amour de nous-mêmes, toujours superbe, ne peut être combattu et surmonté peu à peu que par l’amour de Jésus-Christ, qui est toujours humble », explique Angélique de Saint-Jean 8 . L’image du pressoir, issue de la Bible, concrétise l’oppression infligée à la nature, dans les limites de la santé du 5 Lettres (non éditées), bibliothèque de Port-Royal, Paris, LT 88/ 93 ms, à Mlle de Séricourt, 25 septembre 1675. 6 Lettres de la Révérende Mère Marie-Angélique Arnauld, abbesse et réformatrice de Port- Royal, à Mlle de Bernières, 15 novembre 1650, I, p. 516. L’image exprime la crainte qu’inspire l’intériorité, liée à l’obscurité, à l’inconnu dans l’imaginaire des religieuses. La conversion, retour au cœur, « au fond » de soi, est pour cette raison redoutée. Le double sens du mot cœur, « maison de Dieu » et « abîme », siège des instincts, limite l’introspection préalable à la confession. L’identification de l’intérieur de l’être à une maison est courante dans la littérature spirituelle. Elle « offre la possibilité d’introduire des dialectiques de construction et de déconstruction, de solidité et de ruine », Benedetta Papasogli, Le Fond du cœur, Paris, Champion, 2000, p. 217. Sur les sens du mot « cœur », voir Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, A. Michel, 1995, pp. 117-139. 7 Les religieuses reprennent la distinction augustinienne des deux amours. Voir saint Augustin, La Cité de Dieu, Paris, Seuil, 1994, II, p. 191. 8 Lettres, à une religieuse, 5 juin 1680. Agnès Cousson 396 corps, « don » de Dieu à préserver. Il faut tâcher, dit la mère Agnès à une sœur : […] d’être plus sainte que saine, car il faut que notre santé périsse, et que celui qui est saint soit encore plus saint, comme dit l’Écriture. Ce sera en changeant nos eaux en vin, au lieu que nous changeons bien souvent le vin en eau, en pratiquant trop faiblement les instructions qu’on nous donne […]. « Vigueur » et « ferveur » à se mortifier priment, « sans quoi l’on n’a point de vin, car […] le pressoir y est nécessaire » 9 . Autre image de destruction, également puisée dans la Bible, celle du marteau. Il faut « mettre la cognée à la racine », retrancher en soi ce qui déplaît à Dieu. La tâche est ardue : « Nous ne serons pas bien taillées qu’il ne nous en coûte encore bien des coups de marteau », note Angélique de Saint-Jean 10 . Les métaphores agricoles, autres images bibliques, illustrent le travail de substitution des sentiments de la foi aux sentiments de la nature, que le chrétien doit accomplir. Il faut ôter les « racines » de la seconde pour faire prospérer les germes de la première, « dons » divins. La supérieure pratique une « agriculture spirituelle ». Elle est un « laboureur » qui cultive l’âme de ses filles, dans la continuité de l’action de Dieu, Cause première dans l’anthropologie augustinienne, et dont les « grâces » conditionnent la « récolte ». La croissance des sentiments de la foi suppose l’affaiblissement de ceux de la nature. Cette suite logique explique la coexistence des champs lexicaux de la mort et de la vie dans les lettres. Le « vide » intérieur est une nécessité. Le cœur, organe de la communication avec Dieu, doit être « vide » de toute pensée ou sentiment profane, « pur » de tout « mélange ». Pénible à la nature, cette intériorisation du silence est un « vide » fécond pour l’âme. Elle permet l’entrée dans la simplicité, vertu religieuse première. « Il faut renaître et redevenir enfant ». Ces paroles du Christ à Nicodème indiquent un des moyens de « réfection de soi » proposés au chrétien. L’enfant, soumis à la volonté de son père, est un exemple à suivre, mais aussi ces autres modèles d’amour de Dieu et de vertus que sont le Christ, la Vierge et les saints. L’humilité, condition d’entrée dans la Porte étroite selon l’Évangile, est un devoir primordial. Il faut travailler à être « petit », c’est-à-dire 9 Op. cit., II, p. 430. Le pressoir mystique, grand thème iconographique chrétien, est une image de la Passion (Jean, 15, 1-8). La grappe de raisin, image citée plus loin dans notre article, symbolise le Christ, fruit de la « vigne », à l’origine des sacrements du baptême et de l’eucharistie. 10 Lettres, au père Quesnel, 15 juillet 1681. Voir Matthieu, III, 10. Nous citons la Bible, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », éd. P. Sellier, 1990. Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal 397 humble. « Il n’y a de sûreté pour nous qu’à nous anéantir toujours devant Dieu, et nous tenir petits devant les hommes » 11 , prévient Angélique de Saint-Jean. L’illusion est cultivée à des fins spirituelles pour le rapport à entretenir avec la vie, dont la mort définit l’usage. Le même message revient. Il faut « vivre chaque jour comme si ce devait être le dernier », « n’ayant dans l’esprit que les années éternelles », vivre « dans la disposition où l’on souhaite mourir ». L’opposition suivante explicite le « bon usage » de la vie : « Celui qui aime la vie la doit perdre s’il la veut conserver pour une éternité » 12 . Le détachement s’impose. « Notre vie est en la main de Dieu », explique Angélique de Saint-Jean, d’où cette conclusion : « C’est une inquiétude fort inutile que celle que l’on se donne pour la conserver, puisque le meilleur usage que nous en puissions faire est de la haïr pour la garder dans la vie éternelle » 13 . L’image du voyage exprime le sens de la vie terrestre : elle est une transition qui doit permettre la préparation du salut. La communion participe à ce double mouvement de mort et de renaissance. Le vocabulaire de la manducation souligne le double pouvoir du sacrement, offrande purificatrice du « vieil homme » à Dieu, et ingestion purifiante du corps du Christ, symbolisé par l’hostie. La mère Agnès cite la dévotion de saint François de Sales après avoir communié : « Mangez-moi, Seigneur, mâchez-moi, avalez-moi, digérez-moi ». Elle fait ce commentaire : « Cela […] nous apprend que les effets de la sainte communion sont bien ruineux à l’amour-propre, puisqu’il faut qu’il soit ainsi mangé et consommé par le fils de Dieu » 14 . Les âmes, dit-elle, sont la « viande » de Dieu, « dont il a faim et soif », et Dieu est la « nourriture » de l’homme, « par la sacrée manducation de son corps et de son sang, afin de nous obliger de nous 11 Lettres, à une demoiselle, vers 1667. 12 Angélique de Saint-Jean, Lettres, à Mlle de Courcelles, 16 janvier 1681. Il faut « tenir [son] cœur arrêté » dans le présent, en Dieu, dit-elle à une demoiselle, en 1667. Pascal, proche du monastère, a la même position. « C’est les bornes qu’il faut garder, et pour notre salut, et pour notre repos. […] Je prie Dieu, lorsque que je sens que je m’engage dans ces prévoyances, de me renfermer dans mes limites », écrit-il à Mlle Roannez, janvier 1657, Blaise Pascal, Œuvres Complètes, Paris, Desclée de Brouwer, éd. J. Mesnard, 1964-1992, 4 vol., III, pp. 1044-1045. 13 Lettres, à Mlle de Courcelles, 30 juillet 1676. 14 Op. cit., à la sœur Midorge, 22 août 1655, I, p. 376 sq. François de Sales recourt à ce lexique : « Manger, c’est méditer, car en méditant on mâche, tournant çà et là la viande spirituelle entre les dents de la considération, pour l’émier, froisser et digérer, ce qui se fait avec quelque peine ; boire c’est contempler, et cela se fait sans peine ni résistance », Traité de l’amour de Dieu, Œuvres, Paris, Pléiade, 1969, livre VI, chap. 6, p. 627. Agnès Cousson 398 laisser manger par lui, en lui cédant notre propre substance, c’est-à-dire, ce qui nous attache plus à nous-mêmes » 15 . La conformation de soi à la volonté divine est un travail laborieux, d’où la récurrence du champ lexical du combat. Le chrétien doit lutter contre sa propre nature, duelle depuis la Chute. L’homme, note la mère Agnès, a deux esprits qui se font la guerre, celui de la nature et celui de la foi. Il faut assurer la domination du second. De même, l’homme a deux mains, la droite, « intention d’agir pour Dieu », et la gauche, voix de l’amour-propre à faire taire au profit de l’autre 16 . Les appels à la lutte sont légion. Il faut « se fortifier », « surmonter les faiblesses de la nature », revêtir les « armes de lumière » évoquées par saint Paul, que sont la prière, la piété, la mortification. Angélique de Saint-Jean exhorte Mlle de Bagnols à « une courageuse circoncision de [son] cœur, quand il [lui] en devrait coûter du sang », pour en « retrancher tout ce qui n’est pas chrétien » 17 . Autre destruction, imposée par les hommes cette fois, celle de Port- Royal, pressentie par la mère Angélique. L’image de l’agriculture revient. « Dieu visite sa vigne », écrit la mère, s’inspirant de Jean : « Il arrachera celle qui ne porte point de fruit, et taillera celle qui en porte afin qu’elle en porte davantage » 18 . L’histoire se conjugue aux règles religieuses pour renforcer la présence du vocabulaire de la mort dans les écrits. Les mêmes images reviennent, liées, cette fois, au sens donné aux événements à Port- Royal. Les résistantes assimilent leur cause à celle de Dieu. Elles se présentent comme des héritières du Christ et des premiers martyrs. Réconfort moral, le procédé relève d’une stratégie apologétique qui oppose des « victimes » à des « bourreaux », la vérité à l’erreur. Elle a l’autre avantage de légitimer le discours sur soi, interdit par les règles conventuelles comme signe d’amour-propre. Parler de soi revient à témoigner de Dieu, à faire acte d’édification et de reconnaissance à sa « miséricorde ». Angélique de Saint- Jean vit la persécution comme une concrétisation du sacrifice symbolique exigé par la vie religieuse et comme une occasion de prouver sa foi à Dieu. La communion dans la souffrance remplace celle par l’hostie. L’image du sang revient dans ces lignes où elle clame sa volonté de résister, face à l’interdiction de communier : « Nous souffrirons plutôt, et nous mourrons avec [Jésus-Christ] : et par là, comme notre père saint Bernard nous l’a appris, nous communierons à son sang, communiant à sa passion et à sa mort » 19 . 15 Op. cit., à une sœur, sans date, II, p. 462. 16 Op. cit., à Mme de Sablé, 1 er janvier 1664, II, p. 130. 17 Lettres, 12 décembre 1679. 18 Op. cit., à la mère du Fargis, 4 mai 1661, III, pp. 532-533. 19 Lettres, à Mlle de Vertus, 23 août 1664. Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal 399 Son récit de captivité 20 , écrit en 1665, durant la captivité collective aux Champs, file les métaphores de la mort et de la vie. Les images assurent au texte sa cohérence interne et formulent les sentiments sans enfreindre la règle du couvent d’interdiction de l’épanchement. Le départ en captivité est décrit comme une marche au martyre. L’image des « brebis destinées à la boucherie » désigne les religieuses envoyées en détention par l’archevêque, concrétisant le danger de la mort dans ce contexte précis. Face aux soldats armés, Angélique de Saint-Jean s’identifie au Christ, déterminée à « souffrir comme lui et pour lui ». Elle se présente comme un nouvel Isaac, sacrifié par son père, nouvel Abraham, également comme une « hostie », jouant sur le sens spirituel du mot et sur son acception dans l’antiquité romaine de victime offerte à Dieu. L’identification au Christ est sensible dans les mots qui caractérisent la captivité, mise au « sépulcre », « ensevelissement », « tombeau » où on « enferm[e] toutes vivantes [les religieuses] dans la même nuit que les morts » 21 . L’expression « mortes au monde », renforcée par l’image du « tombeau », formule ici la souffrance et le sentiment d’abandon. L’obscurité désigne, non plus le monde, mais la solitude ressentie. La libération et les retrouvailles des prisonnières à Port-Royal des Champs sont logiquement comparées à la « résurrection des morts », ainsi que les rétractations des religieuses signeuses. « Je ressuscitais d’entre les morts en apprenant ces nouvelles de résurrection » 22 , écrit Angélique de Saint-Jean. Le terme prend une valeur apologétique. Il assimile la signature à un péché et la résistance à une action salutaire. De même, les couleurs des habits. « Trente-six victimes » arrivent aux Champs. Le blanc de leurs robes, symbole de leur innocence, contraste avec le rouge de leurs croix, symbole des souffrances subies 23 . Les lettres de captivité collective poursuivent ce jeu d’opposition entre la vie et la mort. Les images conservent leur sens critique et leur valeur consolatoire pour la communauté. Celle du trésor d’abord. Les résistantes sont dépositaires du « trésor » de la vérité divine. Leur autre « trésor » est un amour de Dieu accru par les persécutions. Les moniales sont elles-mêmes le « trésor de Dieu », le « troupeau qu’il a choisi et amené au désert [Port- 20 Relation de captivité, Paris, NRF, Gallimard, éd. L. Cognet, 1954. Elle est détenue 10 mois chez les Annonciades célestes en 1664-1665. Voir les récits de captivité des religieuses dans les Divers actes, lettres et relations des religieuses de Port-Royal… [1723-1724] [s.l.] [s.n.]. Voir aussi Daniella Kostroun, Feminism, absolutism, and jansenism : Louis XIV and the Port-Royal nuns, Cambridge U. P., 2011. 21 Ibid., p. 40. 22 Ibid., p. 266. 23 Voir sa Relation de captivité, p. 274. La religieuse s’inspire de l’Apoc., VII, 13, 14. Agnès Cousson 400 Royal des Champs] » 24 . Ensuite, l’image du clair-obscur. La lumière désigne la communauté résistante, symbole de la « vérité » qu’elle défend. L’obscurité désigne l’adversaire et ses mensonges. Angélique de Saint-Jean compare Nicolas Pavillon, un des évêques résistants de Port-Royal, à « un flambeau que Dieu a placé dans le firmament de l’Église, pour l’éclairer dans cette nuit profonde qui règne présentement » 25 . Le théologien Antoine Arnauld est un autre « flambeau » du chandelier de l’Église, dont la « lumière » et la « chaleur » se sont accrues, après des années dans « la fournaise où Dieu éprouve les Justes » 26 . La lumière est aussi « la paix de la conscience », « flambeau que les vents ne sauraient éteindre », l’« huile de la paix intérieure », qui ôte la crainte de « l’obscurité de la nuit », et qui distingue les « vierges sages » des « vierges folles » 27 . Vie et mort sont liées dans l’expression des sentiments, de 1665 à 1669, dans cette prison qu’est devenu Port-Royal des Champs. Les sens souffrent des interdictions, quand les cœurs se réjouissent de souffrir pour Dieu et par sa volonté 28 . La métaphore de l’hiver exprime le sentiment de stagnation du temps chez Angélique de Saint-Jean, en avril 1666. Le monastère est un « pays où les saisons changent comme ailleurs, mais les affaires n’y changent point, et l’hiver y dure toujours » 29 . Les saisons se mêlent, à l’image des sentiments, entre douleur et joie. « L’hiver est au-dehors, et le printemps au-dedans ». Hiver pour les sens et pour les nouvelles, la captivité est un moment de renouveau pour l’âme par l’usage spirituel qu’en font les captives : « Tout le monde y tâche à se renouveler ». Le monastère est une terre fertile pour les « semences » de la foi. L’application des religieuses à vivre selon les principes de la réforme de la mère Angélique, en 1609, âge d’or de la spiritualité à Port-Royal, caractérisé par une piété exacerbée, une attache accrue aux vœux de pauvreté, de silence, d’obéissance, accroît la spiritualité. Par cette affirmation de leur volonté de perpétrer les valeurs fondatrices de leur communauté, c’est le passé qu’elles font renaître. L’image du corps démembré, symbole de l’amputation de la communauté, exprime la souffrance de la séparation, seule fausse note dans l’harmonie ambiante : « Sans ces pauvres membres disloqués qui sont à Paris [les 24 Angélique de Saint-Jean, Lettres, à Antoine Arnauld, 20 septembre 1665. 25 Lettres, à Mlle de Vertus, juillet 1664. 26 Angélique de Saint-Jean, Lettres, à Antoine Arnauld, 29 juillet 1663. 27 Angélique de Saint-Jean, Relation de captivité, p. 262. 28 Les religieuses interprètent les persécutions comme la marque de l’élection de Port-Royal, une « grâce » sanctifiante. Voir Port-Royal et la prison, Paris, Nolin, 2011. La captivité réveille aussi le « vieil homme ». Les menaces et les privations attisent les sentiments naturels et le besoin de communiquer. 29 Lettres, à son frère, Arnauld de Luzancy. Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal 401 signeuses], et qui sont une douleur continuelle, nous ne nous serions jamais mieux portées ». Angélique de Saint-Jean rejette toute concession faite au détriment de la conscience. Sa préférence s’exprime dans ces images de corps handicapés : « Il vaut mieux entrer borgne, boiteux et manchot en la vie éternelle, que de se précipiter dans la géhenne pour conserver une malheureuse union avec des membres qui nous auraient scandalisées ». La crainte est présente, dans la métaphore de l’orage, mais l’espoir subsiste, symbolisé par l’image minérale de la colonne qui désigne les évêques résistants de Port-Royal, porteurs de « l’édifice du temple » (la communauté résistante) dans les persécutions. L’écriture revêt un rôle primordial dans le double combat des religieuses. La lettre est un adjuvant dans la maîtrise du « vieil homme » et dans la croissance de la foi. D’abord, par sa forme, liée à la répétition. Le ressassement des devoirs du chrétien fixe l’esprit et le cœur en Dieu, entretient la vigilance, favorise l’imprégnation du discours spirituel dans le cœur, par l’écriture ou par la lecture. Le discours naturel est censuré, corrigé, dépassé par le discours moral au moyen de divers procédés syntaxiques, stylistiques et rhétoriques. La lettre spirituelle mime le mouvement de retrait en son cœur et d’élévation de soi vers le divin attendu du chrétien. La lettre est cercle, par la reprise des messages, centre, et échelle par sa progression, de la nature à la foi. Angélique de Saint-Jean s’impose silence après avoir dit son inquiétude pour une sœur malade : « Dieu le fait, il faut nous taire et l’adorer » 30 . Les images participent à ce dessein moral. Elles visent à obtenir une réaction par la création d’une émotion. La vie est « obscurité », « exil », « prison », « captivité », « tentation continuelle », « chaînes », « périls », termes qui désignent aussi le corps et le monde, quand le couvent est un « asile » où l’âme fructifie, et la mort, une « région de lumière », la « libération » finale. Le chrétien doit se tenir « prêt », ne pas « se laisser surprendre ». C’est « folie » de vivre autrement, métaphore qui rejette la raison du côté de la foi. Si la mort attise le « vieil homme », celle d’un proche par exemple, elle sert aussi à l’endiguer. Les récits de mort consignent à des fins morales le courage, la piété des agonisantes, leurs ultima verba. L’exemple de la mort subite, punition du méchant, doit convertir par l’effroi. De même, l’image de la maison en flammes, utilisée par Angélique de Saint-Jean envers Mlle de Bagnols, dont elle juge la foi trop faible, vise à « réveiller » celle qui « [dort] ». Le monde est une « maison qui va périr » : Les cupidités qui y règnent sont un feu qui le consume et tous ceux qui s’y attachent, mais un feu qui ne s’éteindra jamais, puisque ce sera celui-là 30 Lettres, à Mme de Fontpertuis, 30 septembre 1680. Agnès Cousson 402 même qui brûlera dans l’enfer les âmes qui en auront été consumées en cette vie […] leurs os y seront remplis éternellement des vices et des passions de leur jeunesse 31 . Face au deuil, Angélique de Saint-Jean recourt à l’image de la pierre dans sa lettre de consolation à Mme de Bosroger, qui vient de perdre son fils, au sein d’un discours classique sur la manière d’envisager la mort 32 . La pierre désigne le petit défunt et ce qu’il représente : un moyen pour la mère de travailler à son propre salut. Mme de Bosroger doit réconcilier en elle la mère et la chrétienne, offrir ses larmes à Dieu : Il ne manquera rien à votre holocauste quand vous ne laisserez point en pleurant, de remercier Dieu de ce qu’il vous a rendu digne de contribuer à rebâtir les murs de Jérusalem [la Jérusalem céleste], en y plaçant déjà cette petite pierre qui vous tiendra lieu de prémices, et sanctifiera les parents et les autres enfants que Dieu vous donnera 33 . Enfin, l’écriture, lettres et relations, est un moyen de pallier la menace de l’oubli et de la mort. L’entreprise historiographique, dirigée par Angélique de Saint-Jean dès 1652 34 , travaille à l’édification du mythe de la communauté martyre. Dans le contexte des persécutions, la finalité morale des récits de mort se double d’une portée apologétique. La mort tranquille de la sœur Goulas, signeuse repentie, qui décède avec la feuille de sa rétractation à la main, devient un « signe » des bienfaits de l’action en conscience, principe essentiel à Port-Royal depuis la réforme. La disparition soudaine de sa peur de mourir, au moment du trépas, malgré la privation des sacrements, sa « consolation [de] mourir dans la souffrance pour la vérité », sont pour Angélique de Saint-Jean, des « marques » d’approbation de sa conduite par Dieu. La mort tranquille de la sœur prend valeur d’encouragement à continuer la lutte pour ses compagnes. Autres intérêts reconnus au récit : affermir la foi par l’exemple d’un « effet » de la « grâce » divine, et, ce faisant, justifier la réflexivité interdite, démentir les accusations d’hérétiques répandues par les jésuites 35 . La mort violente de Charlot, 31 Lettres, 10 septembre 1675. 32 Voir Constance Cagnat, La Mort classique, Paris, Champion, 1995, pp. 23-48. 33 Lettres, 23 avril 1680. 34 Voir Pascale Thouvenin, « Port-Royal, laboratoire de mémoires », Chroniques de Port-Royal, 48, 1999, pp. 15-55. Ce travail, initié par Antoine Le Maistre autour de la vie de la mère Angélique, sa tante, en 1648, est ensuite étendu à l’histoire de la communauté. Voir les Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal…, Utrecht, 1742, 3 vol., composés pour l’essentiel de relations des sœurs. 35 Lettres, à Antoine Arnauld, 23 mai 1667. Racine dément dans son Abrégé de l’histoire de Port-Royal, Paris, Champion, éd. J. Lesaulnier, 2012, p. 117 sq., les accusations des jésuites, celles du père Rapin dans ses Mémoires, éd. L. Aubineau, Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal 403 jardinier de Port-Royal, tué pour avoir refusé en conscience d’aider à briser la porte de la clôture, est interprétée dans un sens identique. Angélique de Saint-Jean y voit une récompense de Dieu à son courage : « Dieu [a] voulu [lui] ouvrir la Porte du ciel, à cause qu’il n’avait pas voulu faire effort à celle de son sanctuaire » 36 . L’image du tombeau symbolise ici la mort de l’âme qu’est l’action sans conscience. Dans les portraits, la singularité disparaît au profit de la conformité. Les personnages se confondent par leur haut degré de vertus. Les vivants et les défunts deviennent substituables. La mort est vaincue par la transmission de l’esprit de la réformatrice entre les générations. Angélique de Saint-Jean est un double de ses tantes et de son oncle Antoine Arnauld, à qui la sœur Jeanne de Sainte-Domitille Personne écrit ceci, alors que la première vient d’être élue abbesse : « Dieu fait revivre en elle l’esprit de la mère Angélique et de la mère Agnès […]. Elle agit envers nous toutes avec une droiture, une sincérité et une équité qui me ravit, car il me semble, mon très cher père, que c’est vous-même » 37 . La pierre, fondement de l’Église dans la Bible, est un symbole de la fonction du travail de mémoire à Port-Royal. Elle est présente au début du récit de captivité d’Angélique de Saint-Jean, dans la prière de reconnaissance que la religieuse adresse à Dieu, dans le carrosse qui la conduit en détention : J’étais si fort remplie de l’admiration de la conduite de Dieu, de nous avoir rendues dignes de souffrir un tel opprobre et un si extraordinaire traitement pour la vérité, que je ne pus faire autre chose tout le long du chemin que de lui chanter dans mon cœur des cantiques et des hymnes, entre autres celle de la Dédicace, Urbs Jerusalem beata, m’imaginant que nous étions les pierres vivantes que l’on transportait pour les aller porter dans l’édifice spirituel de cette ville sainte [la Jérusalem Céleste], où j’espérais me trouver réunie avec toutes les personnes que je venais de quitter 38 . On retrouve la pierre dans les deux rêves prophétiques relatés dans ce même récit. Ces songes, topoï des hagiographies, faits avant la captivité, accréditent l’image de « sainte » qu’Angélique de Saint-Jean donne d’ellemême et le thème de la bienveillance divine envers les résistantes. Le premier est « un mauvais songe », interprété rétrospectivement par la Librairie catholique E. Vitte, 1865, ou du père Brisacier, qui traite les religieuses d’« asacramentaires ». Voir aussi Pascal, Les Provinciales, Paris, Bordas, Classiques Garnier, éd. Cognet-Ferreyrolles, 1992, lettre 11, pp. 209-210. 36 Lettres, à Hamon, médecin et Solitaire de Port-Royal, mai 1668. 37 Lettre, à Antoine Arnauld, 31 décembre 1678, bibliothèque de Port-Royal, Paris, LT 88/ 93 ms. 38 Relation de captivité, p. 32. Agnès Cousson 404 narratrice comme l’annonce de sa captivité toute proche. Le second porte sur la maison de Paris, « en partie démolie ». Les cloisons et les planchers sont défaits, les murs « entrouverts, de haut en bas parce que toutes les chaînes de pierres de taille [image des signeuses] quitt[ent] le mur ». La maison tient malgré le « vent fort ». Elle ne repose plus que sur son « fondement », métaphore qui désigne les résistantes et qui les rapproche du Christ, « pierre de l’angle » dans la Bible. La maison en ruines, image de mort, devient une image de la puissance de Dieu. Elle suscite l’espoir et la consolation : C’est le miracle que Dieu a fait parmi nous de soutenir par une puissance invincible par une conspiration de tout l’enfer une pauvre communauté destituée de toute assistance et séparée de ses propres supérieurs, sans appui et sans conduite 39 . Dieu est l’artisan de la réunion contre la dispersion, l’origine de la fermeté des prisonnières 40 . L’archevêque est le « mauvais pasteur », auteur de la ruine de son « troupeau ». La fin du récit reprend le motif de la pierre et s’achève sur l’image de la maison en construction. Port-Royal des Champs est la « maison de Dieu », « solidement bâtie » par lui, « fort bien fondée puisqu’elle est appuyée sur la pierre et qu’elle ne met sa confiance qu’en la seule grâce de son Sauveur » 41 . Les résistantes sont les « pierres vivantes » de « l’édifice spirituel » formé par Dieu, leur espérance constitue son « fondement ». Un message d’espoir sous-tend le récit de captivité d’Angélique de Saint- Jean, relayé par trois images. Celle du jugement dernier, au début du texte, inspirée par le spectacle de la séparation des religieuses par l’archevêque, représentation du jour où « le souverain pasteur » « rassemblera ses brebis […] et les séparera des boucs ». Celle, à la fin du récit, issue de Jérémie, du « troupeau nourri dans des pâturages de Dieu », mis à mal par les hommes, réuni et protégé par Dieu, illustration de l’histoire de la communauté, selon une lecture figurative de la Bible courante à Port-Royal. Enfin, celle de la grappe de raisin. Cette image du Christ dans la Bible devient une image de la fonction du récit de détention : « C’est une grappe de raisin que je rapporte de cette terre de captivité, qu’on croit qui dévore ses habitants, pour la justifier de cette calomnie, afin que celles que Dieu y pourrait appeler encore sachent que le fond en est très fertile » 42 . Angélique de Saint- 39 Ibid., p. 190. 40 Les résistantes manifestent « la puissance de [la grâce victorieuse de Dieu] », et les signeuses repenties « l’efficace de sa grâce médicinale », ibid., p. 60. 41 Ibid., p. 278. 42 Ibid., p. 178. Disparition et fin dans les lettres des abbesses de Port-Royal 405 Jean démystifie l’idée d’une captivité stérile par ces lignes et par l’ensemble de son récit, longue consignation des fruits spirituels de la captivité, conférant à son texte une valeur d’encouragement, face à un avenir incertain. Vie et mort se côtoient à Port-Royal, dans le discours moral et dans l’histoire. L’ardeur des abbesses à respecter la règle ne doit pas faire conclure à une absence d’humanité. La mort intérieure reste un idéal vers lequel elles tendent, avec effort et volonté. Leurs lettres révèlent des femmes vivantes, aimantes, capables d’humour, animées d’une foi intense et d’une sensibilité réelle. L’écriture est une force de vie opposée aux assauts de la nature et des ennemis du monastère. Elle est un lieu de conjuration du « vieil homme » et de la mort de la communauté, par la maîtrise des sens pour l’un, par la conservation et la transmission de la mémoire et de l’identité du groupe pour l’autre. Portées malgré elles sur le devant de la scène, les religieuses font face, en actes et en mots. Une des images de vie les plus fortes est celle d’Angélique de Saint-Jean, seule dans sa cellule, priant et chantant dans le silence de la nuit, malgré une santé dégradée par sa captivité chez les Annonciades : « Je voudrais qu’on eût vu combien cela est beau et dévot, de se trouver ainsi seule au milieu de la nuit à bénir Dieu dans une prison » 43 . Face à la menace de la mort, la piété et le Verbe. 43 Ibid., p. 114.