eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

Le crépuscule d’une idole. La déchéance du mythe ésopique au XVIIe siècle

2015
Antoine Biscéré
PFSCL XLII, 83 (2015) Le crépuscule d’une idole. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle A NTOINE B ISCÉRÉ (U NIVERSITE DE P ARIS -S ORBONNE ) On a pu dire que le XVII e siècle, et en particulier le XVII e siècle français, avait fait d’Ésope une figure à la mode en contribuant plus que tout autre à l’édification d’un mythe ésopique 1 . Il est indéniable, en effet, qu’Ésope semble avoir joui, dès avant le succès des Fables de La Fontaine, d’une certaine faveur chez les esprits cultivés des milieux mondains du Grand Siècle : érigé par Jean Ballesdens en précepteur des princes dans un recueil de fables dédié au jeune Louis XIV en 1645 2 , le fabuliste compte également parmi les quelques célébrités introduites de façon fantaisiste par Madeleine de Scudéry dans l’histoire du Grand Cyrus (1649-1653) : il y apparaît à de nombreuses reprises et y joue même le rôle d’un personnage de premier plan dans deux récits enchâssés, l’Histoire de la princesse Palmis (livre IV) et le Banquet des Sept Sages (livre VI) 3 . Protagoniste flamboyant d’une bio- * Cet article reprend de façon synthétique les conclusions d’une étude intitulée « Ésope illustré. Inventaire raisonné des cycles iconographiques de la Vie d’Ésope (1476-1687) » et publiée dans Le Fablier. Revue des Amis de Jean de La Fontaine, n o 24, 2013, pp. 13-71. 1 Voir Bernard Teyssandier, « Ésope : quel modèle pour le prince ? », Le Fablier, n o 20, 2009, pp. 37-52 : « Il n’est pas exagéré d’affirmer en effet que l’époque qui vit, dans la constitution d’une société de cour, la naissance de l’honnêteté et le passage des « bonnes » aux « belles » lettres, fit aussi d’Ésope une figure à la mode ». 2 Les Fables d’Ésope Phrygien, traduites en françois, et accompagnées de maximes morales et politiques, pour la conduite de la Vie. Au Roy, Paris : Guillaume le Bé, 1645, éd. sous la direction de B. Teyssandier, Reims, É.P.U.R.E., « Héritages critiques (1) », 2011. 3 Voir Claude Bourqui, « La fable du fabuliste : Ésope, du Grand Cyrus à La Fontaine », Travaux de littérature, n o 20, 2007, pp. 303-319 ; Corinne Jouanno, « Ésope au pays des Précieuses : avatars d’un héros picaresque », XVII e siècle, n o 245, 2009, pp. 749-765. Antoine Biscéré 378 graphie romanesque intitulée La Vie d’Ésope plusieurs fois imprimée au XVII e siècle et que La Fontaine reprendra - sous une forme altérée - au seuil de son premier recueil, la figure légendaire d’Ésope triomphera même sur les planches à l’orée du siècle des Lumières dans la pièce d’Edme Boursault, Ésope à la ville, donnée en 1690, puis l’année suivante, dans sa réplique au Théâtre Italien sous la plume d’Eustache Le Noble, ces deux comédies ayant apparemment rencontré un assez vif succès dont les Annales dramatiques se font l’écho. Pourtant, aux yeux d’un historien de la fable, cet engouement circonstanciel pour la figure d’Ésope tend à occulter une évolution plus profonde - et toute contraire - de son statut symbolique dans l’histoire et dans la poétique de la forme littéraire à laquelle il prête son nom : la fable dite ésopique. Car, on le sait, le nom d’Ésope était traditionnellement invoqué, depuis Phèdre au moins, au seuil de tout recueil de fables : « Je chante les héros dont Ésope est le père » proclamera encore La Fontaine en ouverture des Fables choisies de 1668, le « père des fables » apparaissant comme l’étrange Muse, hideuse et contrefaite, d’un genre ne pouvant se prévaloir d’aucune autre « paternité » légendaire. À dire vrai, pour être plus précis, il occupe dans l’histoire de la fable un rôle ambivalent oscillant entre le statut de Muse, celui de protos heuretes - ces inventeurs légendaires dont les Anciens aimaient doter les genres - et celui d’auteur classique, de modèle auctorial, proposé à l’imitation des Modernes 4 . C’est sans doute cette hésitation qui explique, au moins en partie, qu’on ait pris l’habitude dès les premiers siècles de notre ère de faire précéder les recueils de fables d’un texte intitulé la Vie d’Ésope 5 qui semble chargé de donner forme et consistance à cette présence tutélaire qui, sans elle, demeurerait ectoplasmique. Il importe ici d’en dire quelques mots, car c’est ce texte - et lui-seul - qui a fixé et propagé une image particulière du fabuliste, passée à la postérité, que ne corroborent pourtant presque sur aucun point les autres témoignages antiques concernant Ésope 6 . Cette Vie d’Ésope se présente sous la forme d’une trame rhapsodique, probablement 4 Voir Jean-Marie Schæffer, « Æsopus auctor inventus. Naissance d’un genre : la fable ésopique », Poétique, n o 63, septembre 1985, pp. 345-364. 5 Corinne Jouanno (éd. et trad. fr.), Vie d’Ésope. Livre du philosophe Xanthos et de son esclave Ésope. Du mode de vie d’Ésope, Paris : Les Belles Lettres, 2006. 6 Voir Émile Chambry, « Notice sur Ésope et les fables ésopiques », dans Ésope. Fables, Paris : Les Belles Lettres, 1927, pp. IX-XXI ; Ben Edwin Perry, « Æsop » dans Babrius and Phædrus, Cambridge (Mass.)-Londres, Loeb Classical Library, 1956, pp. XXXV-XLVI. Les témoignages antiques sur Ésope sont par ailleurs édités et commentés dans Perry, Æsopica, Urbana : University of Illinois Press, 1952, vol. I : « Greek and Latin Texts », pp. 209-244. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 379 rédigée à l’époque impériale ( I er - III e siècle) à partir de divers éléments narratifs préexistants (récits d’historiographes, anecdotes cyniques, épisodes d’une ancienne légende assyrienne par exemple 7 ) - un ensemble de matériaux cousus, sans souci de cohérence chronologique, pour composer un récit de vie qui revêt bien davantage la forme d’une rêverie mythographique que celle d’une authentique biographie. Il s’agit en somme d’un bref roman, picaresque avant la lettre 8 , qui narre en une cinquantaine d’épisodes truculents les faits et gestes d’un esclave phrygien, difforme mais génial, passé peu à peu maître dans l’art de raconter des apologues avant d’être injustement précipité par les Delphiens qu’il s’était plu à offenser (à coups de fables) parce qu’ils lui avaient fait mauvais accueil… Ce récit a légué à la postérité l’image d’un Ésope au physique hideux et ridicule, effrayant les enfants et suscitant les quolibets des passants, mais stupéfiant toujours ses interlocuteurs par sa sagesse et sa sagacité ; l’image d’une sorte de trickster, de trublion tératologique et subversif respectueux des lois divines, mais toujours enclin à bafouer les conventions sociales et à ridiculiser ses maîtres lorsqu’ils le méritent ; l’image, enfin, d’un personnage souvent vulgaire et indécent exhibant sans vergogne la vie de son corps grotesque au service d’un enseignement cynique au sens antique du terme. Transmise sans solution de continuité tout au long du Moyen Âge byzantin, cette Vie d’Ésope semble avoir été relativement méconnue du Moyen Âge latin ; mais elle refait surface en Europe dès le XV e siècle à la faveur de l’effervescence humaniste et bénéficie de l’attention des philologues italiens qui procurent la première édition du texte grec, à Milan, vers 1478-1480 (une traduction latine en avait été publiée dès 1474). À partir de cette date, le texte est promis à un extraordinaire succès éditorial en guise d’ouverture des recueils de fables dont il semble devenir peu à peu indissociable. Le nombre de ses éditions se chiffre en centaines dès l’époque post-incunable et on en trouve très rapidement des versions dans toutes les langues vernaculaires de l’Europe renaissante ; on sait également que le texte a pu être lu et (diversement) apprécié par des humanistes de premier rang comme Rabelais, Luther ou Montaigne, ce dernier le citant explicitement dans le chapitre XIII du III e livre des Essais : « Ésope ce grand homme 7 Sur la genèse et le caractère composite de la Vie d’Ésope, voir Corinne Jouanno, Vie d’Ésope, op. cit., pp. 17-27. 8 Voir Francisco Rodríguez Adrados, « La Vida de Esopo y la Vida de Lazarillo de Tormes », Revista de Filologiá Española, n o 58, 1976, pp. 35-45 ; id., « The Life of Æsop and the Origins of Novel in Antiquity », Quaderni Urbinati di Cultura Classica, n o 30, 1979, pp. 93-112 ; Niklas Holzberg, « A Lesser-Known “Picaresque” Novel of Greek Origin : the Æsop Romance and its Influence », dans H. Hofmann (dir.), Groningen Colloquia on the Novel, Groningen, 1993, pp. 1-16. Antoine Biscéré 380 vit son maître qui pissait en se promenant, Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ? Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif, et mal employé », référence explicite à l’un des premiers chapitres de la Vie d’Ésope. Enfin, dernier signe de son succès s’il en était besoin : la Vie d’Ésope compte également parmi les premiers textes vernaculaires à avoir fait l’objet d’une riche illustration gravée, aux côtés d’ouvrages aussi divers que La Légende dorée, la Vie d’Alexandre, les Femmes illustres de Boccace ou le récit de voyage de Marco Polo… Or c’est précisément sur le destin de ce texte, sur l’évolution de son statut paratextuel et sur le devenir de l’image d’Ésope qu’il propose que nous souhaiterions revenir afin, peut-être, de nuancer l’idée selon laquelle le XVII e siècle aurait constitué une période faste pour l’édification du mythe ésopique. Il semblerait au contraire que, dans le cadre restreint de la tradition ésopique, à mesure que la fable acquérait un statut littéraire, le truculent protagoniste de la Vie d’Ésope soit peu à peu devenu une figure encombrante pour un genre en quête de légitimité, et qu’au rebours de la faveur dont il jouissait dans les Salons de l’Hôtel de Rambouillet, les fabulistes aient peu à peu cherché, sinon à évincer sa présence de leurs recueils, du moins à faire table rase du roman de sa Vie afin d’en proposer une image renouvelée et plus à même de légitimer leurs ambitions littéraires. Car si la critique s’est souvent montrée attentive au rôle de prologue que pouvait revêtir le roman du fabuliste au seuil des collections ésopiques, en prenant l’habitude de la considérer comme un élément significatif du paratexte 9 , je formulerais quant à moi volontiers l’hypothèse que la présence même de ce texte en ouverture d’un recueil de fables n’est pas anodine et semble fonctionner comme un index générique manifestement incompatible avec les nombreuses tentatives de promotion esthétique que connaît le genre de la fable au XVI e et au XVII e siècles. J’avais été amené à formuler cette hypothèse à l’issue d’une enquête au sujet des différents cycles iconographiques destinés à l’illustration de la Vie 9 Voir notamment J.-M. Boivin, « La Vie d’Ésope : un prologue original du recueil de fables de Julien Macho », Reinardus, n o 14, 2001, pp. 69-87 ; Michæl Schilling, « Macht und Ohnmacht der Sprache. Die Vita Æsopi als Anleitung zum Gebrauch der Fabel bei Steinhöwel », dans D. Rose (dir.), Europäische Fabeln des 18. Jahrhunderts zwischen Pragmatik und Autonomisierung. Traditionen, Formen, Perspektiven , Bucha bei Jena, Quartus-Verlag, 2010, pp. 39-54 ; ainsi que les nombreuses analyses de la Vie d’Ésope imprimée au seuil des Fables de La Fontaine, parmi lesquelles : Louis Marin, « Le récit originaire, l’origine du récit, le récit de l’origine », Papers on French Seventeenth Century Literature, n o 11, 1979, pp. 13-28 ; et Marie-Christine Bellosta, « “La Vie d’Ésope le Phrygien” de La Fontaine ou les ruses de la vérité », Revue d’Histoire Littéraire de la France, n o 79, 1979, pp. 3-13. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 381 d’Ésope. Il s’agissait, dans le cadre d’un colloque consacré aux rapports entre fable et image, de dresser l’inventaire, aussi exhaustif que possible, des séries de gravures conçues pour la mise en images du roman ésopique 10 . En dépouillant les catalogues de livres illustrés 11 , j’avais pu mettre au jour une douzaine de cycles iconographiques originaux, abstraction faite des nombreuses séries de copies dont ils ont tous plus ou moins fait l’objet 12 . L’illustration de la Vie d’Ésope commence ainsi dès les premiers temps de l’époque incunable avec le cycle de gravures sur bois du recueil de H. Steinhöwel vers 1476 (fig. 1). Elle se poursuit ensuite en Italie, toujours à l’époque incunable, à Naples (1485), dans le recueil de Francesco del Tuppo, puis à Venise (1491, 1492) et enfin à Florence (vers 1496). Ces cinq cycles dominent la période post-incunable, puis la Vie d’Esope connaît une nouvelle fortune iconographique à partir du milieu du XVI e siècle où l’on voit fleurir à Paris, à Anvers et à Francfort pas moins de cinq autres cycles de gravures originales en l’espace d’une quarantaine d’années : d’abord à Paris en 1547, puis à Anvers l’année suivante ; à Francfort dans l’atelier de Virgil Solis qui dessine au début des années 1560 une série de vignettes qu’on retrouvera encore dans la Mythologia Æsopica de Nevelet en 1610 ; puis de nouveau à Paris en 1574, dans un style imité de Bernard Salomon, et à Anvers en 1593 sous le burin de Pieter van der Borcht (fig. 2). Enfin, la Vie d’Ésope fera l’objet de deux ultimes cycles de gravures au XVII e siècle : en 1645 dans le recueil de Jean Ballesdens (fig. 3) et en 1687 dans le recueil préparé par Francis Barlow (fig. 4), ces deux derniers cycles de gravures n’ayant fait l’objet, dans le premier cas, que d’une unique édition ; dans le second, que d’une unique réimpression. Au terme de cette enquête, deux choses m’avaient tout particulièrement frappé : La première, c’est qu’à la différence des fables qui jouissent d’une fortune iconographique ininterrompue et toujours renouvelée jusqu’au 10 Voir « Ésope illustré. Inventaire raisonné des cycles iconographiques de la Vie d’Ésope (1476-1687) », art. cit. Cet article comporte en annexe (pp. 53-71) la reproduction d’une centaine de gravures. 11 Voir Ch. L. Küster, Illustrierte Æsop-Ausgaben des 15. und 16. Jahrhunderts. Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde der Philosophischen Fakultät der Universität Hamburg, Hambourg, Philosophische Fakultät der Universität Hamburg, 1970, 2 vol. (« Index der illustrierten Vita-Stellen, Fabeln und Facetien », vol. II, pp. 294-295) ; et Ulrike Bodemann (dir.), Katalog illustrierter Fabelausgaben, Hambourg / Francfort, Maximilian-Gesellschaft / W. Metzner, 1998 (Das illustrierte Fabelbuch, vol. II). 12 On trouvera les références précises à chacun de ces cycles dans l’étude dont est tiré cet article : « Ésope illustré… », art. cit. Antoine Biscéré 382 milieu du XX e siècle, l’illustration de la Vie d’Ésope connaît son heure de gloire à la Renaissance, puis le texte cesse rapidement d’être illustré dès le XVII e siècle au cours duquel on ne dénombre que deux cycles de gravures qui font presque figure d’anachronisme, et même dans un cas - celui du recueil de Ballesdens - d’anachronisme revendiqué dans la mesure où le choix de la gravure du bois, au beau milieu du XVII e siècle, correspond à une esthétique archaïsante assumée qui s’accompagne d’ailleurs d’une imitation patente du cycle incunable de 1476. La seconde, c’est que l’illustration de la Vie d’Ésope brille par son absence dans trois des quatre grandes traditions iconographiques qui caractérisent la production ésopique illustrée au début de l’époque moderne 13 : on ne la trouve illustrée dans aucun des recueils de la tradition italienne de la seconde moitié du XVI e siècle, celle des recueils de Faerno et de Verdizzotti notamment ; on ne la trouve pas non plus dans les collections de fables illustrées de la « filiation Gheeraerts », publiés en Europe de 1567 à 1617 ; enfin, on ne la trouve pas dans la tradition iconographique anglaise de la seconde moitié du XVII e siècle alors même que la figure d’Ésope aurait sans doute fait bon ménage avec l’esthétique burlesque d’un Francis Cleyn ou d’un Wenceslas Hollar. Les images de la Vie d’Esope ne se trouvent en somme qu’en ouverture des recueils caractérisés par l’iconographie naïve de la prolifique tradition illustrée franco-allemande. C’est ce double constat du caractère à la fois éphémère et très localisé de l’illustration de la Vie d’Ésope qui m’avait incité à examiner de façon systématique l’épreuve négative de mon inventaire, c’est-à-dire à dresser l’inventaire inverse des recueils qui précisément n’offraient pas de Vie d’Ésope illustrée ou qui, plus largement, ne s’ouvraient pas sur une Vie d’Ésope et faisaient table rase de la légende du fabuliste. De ce recensement négatif, il ressort une évidence qui ne m’était pas apparue au premier abord et qui, à ma connaissance, n’a pas été relevée par la critique : la Vie d’Ésope ne se trouve qu’extrêmement rarement imprimée en ouverture d’un recueil de fables en vers - et ils sont très nombreux dans toute l’Europe à partir de la deuxième moitié du XVI e siècle. Mieux encore : on s’aperçoit qu’un certain nombre de ces recueils de fables en vers s’efforcent même d’évincer la figure du fabuliste en en bannissant jusqu’au nom et en remplaçant le traditionnel portrait d’Ésope qui figurait ordinairement en frontispice des recueils par des représentations concurrentes attestant l’ambition de refonder la poétique du genre sur de 13 Voir A.-M. Bassy, Les Fables de la Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986, « Première partie. Genres et traditions : le double paradoxe », pp. 11-65. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 383 nouvelles bases. C’est le cas par exemple dans les Centum fabulae 14 de Gabriele Faerno dont le monumental titre-frontispice ignore superbement toute référence au fabuliste légendaire ; c’est le cas encore dans les Warachtighe Fabulen der Dieren 15 , recueil de fables versifiées par le poète néerlandais Édouard de Dene et illustrées par Marcus Gheeraerts, dont la page de titre, contrairement à toute la tradition éditoriale antérieure, ne mentionne pas Ésope et substitue au traditionnel portrait inaugural de l’esclave phrygien une figure allégorique toute différente 16 (fig. 5) ; c’est le cas également dans l’Esbatement moral des animaux 17 ou dans les XXV fables des animaux 18 , deux recueils publiés à Anvers en 1578, au seuil desquels la figure d’Ésope est omise au profit d’une mise en scène anthropomorphique des animaux des fables - dans le premier cas - ou d’une figure imposante représentant probablement le Dieu vengeur de l’Ancien Testament dans le second, les XXV fables des animaux constituant le support d’une série d’exercices spirituels destinés à rappeler l’homme à la crainte de Dieu et à la vanité de son existence terrestre. Il faut dire que le truculent protagoniste de la Vie d’Ésope offrait de l’apologue ésopique un emblème ambivalent : sans cesse aux prises avec les railleries suscitées par son physique disgracieux, sous lesquelles se devine le mépris attaché à un genre mineur, le fabuliste parvenait certes à faire oublier son apparence dérisoire en surprenant ses interlocuteurs par sa 14 Fabulæ centum ex antiquis auctoribus delectæ et a Gabriele Færno Cremonensi Carminibus explicatæ, Romae, V. Luchinus excudebat, 1564. Pour une interprétation de ce frontispice, voir notre article « Les “livrées” de la fable néolatine à l’âge baroque : de l’apologue élégiaque à l’ode ésopique », dans Frédéric Calas, & Nora Viet (dir.), Séductions de la fable, d’Ésope à La Fontaine, Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance / Éthique et poétique des genres », 2015. 15 De Warachtighe Fabulen der Dieren, Bruges, Pieter de Clerck, 1567. 16 Voir P. J. Smith, « Title Prints and Paratexts in the Emblematic Fable Books of the Gheerærts Filiation (1567-1617) », dans P. Bossier, et R. Scheffer (dir.), Soglie testuali : funzioni del paratesto nel secondo Cinquecento e oltre. Textual Thresholds : Functions of Paratexts in the Late Sixteenth Century and Beyond. Atti della giornata di studi (Università di Groningen, 13 dicembre 2007), Rome, Vecchiarelli, 2010, pp. 157-199. 17 Esbatement moral des animaux, Anvers, G. Smits pour P. Galle, 1578. 18 XXV. Fables des animaux. Vray miroir exemplaire, par lequel toute personne raisonnable pourra voir et comprendre, avec plaisir et contentement d’esprit, la conformité et vray similitude de la personne ignorante (vivante selon les sensualitez charnelles) aux animaux et bestes brutes, Anvers, C. Plantin, 1578 (éd. fac-sim. précédée d’une préface de Marc Fumaroli, Paris/ Coligny, PUF/ Fondation Martin Bodmer, 2007). Antoine Biscéré 384 clairvoyance et son intelligence ; mais il était inévitable que cette figure tutélaire ne finisse par devenir encombrante pour un genre de plus en plus en quête de légitimité littéraire. Indissociable d’une poétique de l’apologue privilégiant l’« âme » du conte - leçon de sagesse ou enseignement moral - au détriment de son « corps » ésopique, la mise en lumière de la figure d’Ésope semblait s’opposer d’emblée à toute velléité d’innovation esthétique dans le cadre d’un genre dont le « principal ornement » était de « n’en avoir aucun 19 ». Les liminaires des éditions de fables ésopiques se plaisent d’ailleurs à souligner le lien consubstantiel entre la figure du « père des fables » et la poétique du genre auquel il prête son nom. Le meilleur exemple en est sans doute l’avis au lecteur d’une traduction anonyme de 1547 où se devine l’influence de certain prologue rabelaisien : Amy lecteur, le nom de l’Auteur et le titre de ce livre regardez seulement par dehors, t’ont fait froidement juger de cest œuvre, si bien que tu l’as eu jusques à present en moquerie et mespris. Et qu’ainsi soit, je gage quand tu venois à penser à ce nom d’Ésope que tu ne considerois qu’une personne en toutes sortes contrefaite, et mise en avant pour faire rire le monde : et quant au mot de fable, tu ne l’as entendu que pour mensonges et absurditez. Maintenant si delaissant l’escorce, tu venois à vivement gouster du fruit interieur, si oubliant la couverture de la bouteille tu venois à taster du vin precieux qui est dedans, si laissant là le corps d’Ésope, tu venois à diligemment contempler la vivacité de son esprit, si ne prenant esgard à ce mot de fable comme tu l’as entendu autrefois, tu viens à contempler l’ymage de verité : j’espere que tu diras que nous n’avons point en vain remis cest œuvre en sa netteté, et que tu te contenteras de notre labeur 20 . On comprend dès lors que les fabulistes qui souhaitaient redorer le blason d’un genre voué depuis ses origines à un statut ancillaire - puéril, pédagogique ou rhétorique - et condamné à la prose par l’apparence silénique de leur inventeur légendaire aient cherché à faire oublier cette figure devenue peu à peu définitoire de sa poétique. De ce point de vue, le XVII e siècle français me semble marquer l’aboutissement de cette méfiance graduelle à l’égard du mythe ésopique : bien entendu, on trouve encore quelques Vie d’Ésope imprimées en tête de collections comme celles de Jean Baudoin ou de Jean Ballesdens ; mais ces deux recueils s’inscrivent dans le prolongement direct des éditions ésopiques du XVI e siècle, et toutes deux ne font d’ailleurs que rééditer, presque mot pour mot, un texte publié un siècle plus 19 On aura reconnu les célèbres formules de la « Préface » des Fables de La Fontaine. 20 La Vie et Fables d’Esope Phrygien, traduites de nouveau en françoys, selon la verité græcque. Avecq’les hystoires, Paris : Estienne Groulleau, 1547, « Au lecteur », f. A2 r o -v o . La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 385 tôt, en 1547, dans une traduction anonyme parisienne 21 . Les quelques recueils de fables français véritablement novateurs de la première partie du XVII e siècle - ceux de Pierre Millot 22 ou d’Audin 23 par exemple - témoignent tous, à leur manière, d’une profonde désaffection à l’égard de la légende ésopique. C’est ainsi que, cherchant à procurer une nouvelle édition des fables fondée sur des bases philologiques plus fiables que les précédentes, Millot condamne la Vie d’Esope au nom de la vérité historique et substitue à la légende du fabuliste une étude raisonnée des témoignages antiques le concernant. Quant à Audin, qui s’essaie pour sa part à renouveler la poétique de la fable en inventant lui-même les motifs de ses apologues, il passe sous silence le nom d’Ésope dans le titre de son ouvrage, éloquemment baptisé Fables héroïques, et place son recueil sous le patronage d’Orphée, qui prend la place d’Ésope en frontispice du recueil (fig. 6)… Enfin, l’œuvre de La Fontaine me semble constituer à cet égard une exception exemplaire : en imprimant une Vie d’Ésope au seuil de son recueil, le fabuliste français accrédite la fiction éditoriale d’un ouvrage puéril, « ad usum Delphini », et parachève un dispositif liminaire ouvert par la « Dédicace à Monseigneur le Dauphin » et accompli par la première fable du recueil ; mais il propose du roman du fabuliste une version abrégée, amendée et dépourvue d’illustration, tout en substituant progressivement à la figure du « père des fables » celle de Socrate 24 , qui passait du moins pour avoir occupé les dernières heures de son existence à mettre en vers les apologues ésopiques. Ce faisant, l’édition des Fables choisies mises en vers me semble confirmer la disgrâce d’un texte qui aboutira quelques années plus tard, en 1697, à l’anathème lancé par Richard Bentley contre l’image d’Ésope propagée par sa Vie : Un abruti de moine [Planude, le moine byzantin à qui l’on attribuait communément la rédaction de la Vie d’Esope à l’époque moderne] nous a 21 Ibid. 22 Pierre Millot, Les Fables d’Æsope, traduites fidelement du grec. Avec un choix de plusieurs autres Fables attribuées à Æsope par des Autheurs anciens. Ensemble la vie D’Æsope composée par Monsieur de Meziriac, Bourg-en-Bresse, Vve Joseph Tainturier, 1646. 23 Audin Fables héroïques, comprenans les véritables Maximes de la Politique Chrestienne, et de la Morale. Enrichies de plusieurs Figures en Taille-douce. Avec des Discours enrichis de plusieurs Histoires, tant Anciennes que Modernes, sur le sujet de chaque Fable. Le tout, de l’Invention du Sieur Audin, Prieur des Termes, et de la Fage, Paris, Jean Guignard et Jean-Baptiste Loyson, 1648. 24 Voir Stefan Schœttke, « De la “source” à l’“envol”. Ésope et Socrate dans le dispositif liminaire des Fables (1668) », Revue de Littérature Comparée, vol. 70 (hors-série : La Fontaine et la fable), 1996, pp. 45-67. Antoine Biscéré 386 laissé un texte, qu’il a appelé la Vie d’Ésope, et dont l’absurdité et l’ineptie ne trouveront peut-être jamais d’équivalent dans quelque langage que ce soit. Il a certes recueilli deux ou trois anecdotes véridiques, mais les circonstances dont il les a affublées et tous les autres épisodes de cette histoire sont de pures inventions […] Qui peut lire sans perdre patience ces stupides dialogues entre Xanthus et son esclave Ésope, pas même plus intéressants que les pires Penny-Merriments qui se vendent dans le quartier du pont de Londres ? Mais de toutes les avanies qu’il a infligées à Ésope, la moins pardonnable est sans doute d’avoir fait de lui un tel monstre de laideur : un outrage qui a trouvé un crédit si universel que tous nos artistes modernes, depuis l’époque de Planude, l’ont dépeint sous les pires physionomies qui se puissent imaginer… S’il devait revenir à la vie aujourd’hui et prendre connaissance des frontispices supposés orner les livres qui portent son nom, se reconnaîtrait-il seulement ? Pourrait-il songer que c’est lui qu’on a dépeint de la sorte ? Ou inclinerait-il plutôt à penser qu’il s’agit de l’image d’un singe ou d’une étrange bête qu’on aurait introduite, après lui, dans ses fable 25 ? Véritable croisade contre l’obscurantisme philologique, cette diatribe s’insurgeait explicitement contre les nombreuses représentations gravées du fabuliste auxquelles la Vie d’Ésope avait donné naissance et s’achevait d’ailleurs sur une exhortation directement adressée aux artistes : « J’aimerais pouvoir rendre justice à la mémoire de notre Phrygien en priant nos peintres de changer de pinceaux, car il est certain qu’Ésope n’était pas difforme et qu’il était même probablement très bel homme ». En cherchant ainsi à disqualifier l’image traditionnelle du fabuliste au profit de la description plus flatteuse qu’en proposaient déjà les Tableaux de Philostrate 26 , nul doute que R. Bentley ne répondît inconsciemment au désir de reconnaissance d’un genre qui avait désormais acquis ses lettres de noblesse. 25 R. Bentley, « Of Æsops Fables », dans A Dissertation upon the Epistles of Phalaris, Themistocles, Socrates, Euripides, and Others ; and the Fables of Æsop (en appendice de William Wotton, Reflections upon Ancient and Modern Learning, with a Dissertation upon the Epistles of Phalaris […] by Dr. Bentley), Londres, P. Buck, 1697, pp. 134-152. Voir Mahlon Ellwood Smith, « Æsop, a Decayed Celebrity : Changing Conception as to Æsop’s Personality in English Writers Before Gay », Publications of the Modern Language Association of America, vol. 46 (n o 1), mars 1931, pp. 225-236 ; Jayne Elizabeth Lewis, « Swift’s Æsop/ Bentley’s Æsop : the Modern Body and the Figures of Antiquity », The Eighteenth Century , vol. 32 (n o 2), été 1991, pp. 99-118. 26 Voir Miles Græme et Demoen Kristoffel « In Praise of the Fable. The Philostratean Æsop », Hermes. Zeitschrift für klassische Philologie, vol. 137 (n o 1), 2009, pp. 28-44. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 387 Illustrations Fig. 1 Ulm, J. Zainer, ca. 1476/ 1477, in-2 o . GW 351. Frontispice gravé sur bois (190 x 115 mm). Antoine Biscéré 388 Fig. 2 : Les Fables et la vie d’Esope, Anvers, Vve Plantin et Moretus, 1593, in-12 o . Page de titre gravée à l’eau-forte (110 x 70 mm) par P. van der Borcht. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 389 Fig. 3 : J. Ballesdens, Les Fables d’Ésope Phrygien, Paris, G. Le Bé, 1645, in-8 o . Portrait liminaire d’Ésope gravé sur bois. Antoine Biscéré 390 Fig. 4 : Æsop’s Fables with his Life, Londres, H. Hills Jr., 1687, in-2 o . Frontispice gravé à l’eau forte (190 x 154 mm) par F. Barlow. La déchéance du mythe ésopique au XVII e siècle 391 Fig. 5 : De Warachtighe Fabulen der Dieren, Bruges, P. de Clerck, 1567, in-4 o . Page de titre gravée à l’eau-forte par M. Gheeraerts. Antoine Biscéré 392 Fig. 6 : Audin, Fables héroïques, Paris, J. Guignard/ J.-B. Loyson, 1648, in-8 o . Frontispice de la I ère partie gravé à l’eau-forte par F. Chauveau.