eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

La disparition des modèles antiques dans Le caractère élégiaque de La Mesnardière

2015
Nicholas Dion
PFSCL XLII, 83 (2015) La disparition des modèles antiques dans Le caractère élégiaque de La Mesnardière N ICHOLAS D ION (U NIVERSITE DE S HERBROOKE ) Dans la tradition littéraire française, l’élégie apparaît très tôt : c’est l’une des voies que Du Bellay propose pour illustrer la langue française 1 , mais plusieurs poètes en composaient déjà avant, au premier rang desquels on peut citer Clément Marot 2 . En revanche, comme nous avons pu le vérifier lors de nos recherches précédentes, les limites du genre élégiaque demeurent poreuses dans les traités et les arts poétiques renaissants, et ce n’est qu’aux XVII e et XVIII e siècles qu’elles se rapprochent définitivement des critères, il faut le reconnaître, toujours un peu flous, que nous associons aujourd’hui à l’élégie : tristesse, nostalgie, voire mélancolie amoureuses 3 . À l’origine de cette incertitude se trouve la forme du poème, l’alternance d’un hexamètre et d’un pentamètre dactyliques, soit un vers de six pieds suivi d’un vers de cinq pieds, qui, elle, disparaît en France étant donné qu’elle s’adaptait difficilement à la versification française, basée sur le nombre des syllabes et non sur leur quantité, comme dans la prosodie latine. Les études récentes sur l’élégie gréco-latine ont d’ailleurs montré qu’il s’agissait à 1 Joachim Du Bellay, La deffence et illustration de la langue françoyse, Paris, Société des textes français modernes, 1997 [éd. H. Chamard], pp. 111-112 et p. 116 et suivantes. 2 Pour quelques éléments historiques sur le mot et son apparition, voir Verdun L. Saulnier, Les élégies de Clément Marot, Paris, Société d’enseignement supérieur, 1968. 3 Nicholas Dion, « Muses élégiaques, muses pérennes. La tristesse comme critère définitoire de l’élégie française, de Sébillet (1548) à La Mesnardière (1640) », dans Éric Van der Schueren et Matthieu Fortin (éd.), De la permanence. Études offertes à Bernard Beugnot pour son quatre-vingtième anniversaire, Paris, Hermann (République des Lettres/ Symposiums), 2013, pp. 65-84. Nicholas Dion 366 l’origine d’une forme poétique qui accueillait diverses thématiques 4 , allant du chant funèbre à la poésie érotique en passant par la veine didactique ; le raccourci de pensée qui se cache derrière l’expression « gréco-latine » se révèle au demeurant trompeur, comme dans bien des cas : nous n’avons conservé aucune des élégies grecques qui ont censément servi de modèles aux élégiaques augustéens, ce qui complexifie davantage l’histoire de cette forme poétique. Or, on voit très rapidement se mettre en place en France un raisonnement qui, du premier art poétique français de Sébillet au Caractère élégiaque de La Mesnardière, explique le passage d’une poésie originellement destinée à exprimer une plainte funèbre à une forme servant plus particulièrement à chanter l’amour par l’apparition d’une thématique articulée davantage autour de la tristesse 5 . De fait, c’est une conception fort singulière de l’élégie antique qui se dégage de la synthèse opérée dans le traité de La Mesnardière entre, d’une part, l’exégèse des siècles précédents et, d’autre part, une poésie élégiaque moderne forgée au creuset du néoplatonisme renaissant. En outre, la stratégie de La Mesnardière repose sur un effacement, voire sur la complète disparition des modèles antiques au profit du nouveau modèle qu’il propose : le poème « Calianthe victorieux » qui clôt son ouvrage. Autrement dit, c’est en faisant disparaître l’éclectisme qui caractérise les élégies antiques que La Mesnardière espère instituer l’esthétique élégiaque française, pavant ainsi la voie aux théoriciens de l’élégie française du XVIII e siècle, tel l’abbé Le Blanc. Des arts poétiques au Caractère élégiaque En réalité, ce que tente de faire disparaître La Mesnardière est un écueil qui se pose dès la première définition de l’élégie que donne Horace lorsqu’il avance dans l’Épître aux Pisons qu’elle exprima « d’abord la plainte, puis la satisfaction d’un vœu exaucé 6 ». La présence conjointe de la plainte et de la satisfaction, ou de la « joie » pour reprendre le terme utilisé dans les traduc- 4 Laure Chappuis Sandoz, Au-delà de l’élégie d’amour. Métamorphoses et renouvellements d’un genre latin dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2011. 5 Delphine Denis, « De l’élégie à l’élégiaque : un débat théorique à l’âge classique », dans Lucille Gaudin-Bordes et Geneviève Salvan (éd.), Les registres. Enjeux stylistiques et visées pragmatiques. Hommage à Anna Jaubert, Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia (Au cœur des textes), 2008, pp. 65-78, et Nicholas Dion, « Muses élégiaques, muses pérennes », art. cit. 6 Horace, L’art poétique [Épître aux Pisons], dans Épîtres, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1955 [éd. et trad. F. Villeneuve], p. 206, v. 75-76. La disparition des modèles antiques 367 tions parues sous l’Ancien Régime, s’avère en effet problématique dans la mesure où le sujet, et non la versification, doit servir à l’établissement de critères définitoires. Or, un mouvement s’amorce à la Renaissance visant à estomper ce second terme, mouvement dont La Mesnardière est le direct héritier. Prenons comme seul exemple ici le cas de Jacques Peletier, exemplaire à plus d’un titre. Dans le chapitre de son Art poétique consacré à l’épître, l’élégie et la satire, il reprend d’abord la définition horacienne, avant de préciser : À mon avis que l’Élégie a été transférée en l’Amour, non point comme en considération de joyeuseté : mais plutôt de tristesse, dont les pauvres amoureux sont toujours pleins : ou pour le moins, parce qu’il y a de tous deux, et du bien et de l’ennui 7 . Comme plusieurs avant lui, Peletier du Mans met de l’avant la logique suivante : l’élégie, qui à l’origine était consacrée à l’expression de la tristesse, a pu être transposée dans le domaine amoureux avec d’autant plus d’aisance que la poésie amoureuse affiche une forte propension aux épanchements plaintifs. Malgré une production plutôt respectable d’élégies au XVII e siècle, qui s’étend de Théophile de Viau, Vincent Voiture, Jean-François Sarrasin à La Fontaine, Madame de La Suze et Madame Deshoulières, les théoriciens du Grand Siècle se sont, eux, peu intéressés à cette forme poétique. Ce n’est qu’au début du XVIII e siècle que le nombre de traités et de chapitres substantiels d’ouvrages consacrés à la poétique de l’élégie explose : de 1719 à 1755, soit sur une période d’environ 35 ans, onze textes majeurs jettent les bases de notre conception moderne de l’élégie française. Au XVII e siècle, les discours sur l’élégie sont davantage relégués à l’arrière-plan dans des ouvrages abordant des sujets beaucoup plus larges, comme ceux de Boileau, de Fontenelle, de Dacier et de Mourgues, voire dans les trois grands dictionnaires de l’époque, ceux de Richelet, de Furetière et de l’Académie française qui, notons-le, se plagient et se répètent les uns et les autres. Le cas de La Mesnardière n’en apparaît que plus significatif : Le caractère élégiaque, publié en 1640, constitue le premier traité consacré exclusivement à l’élégie française, le seul avant le discours qui précède les élégies de Jean- Bernard Le Blanc en 1731. Soulignons au demeurant que les projets des deux auteurs diffèrent même s’ils accusent la même structure « traité théorique / poésie » : le poème de La Mesnardière doit exemplifier la théorie qu’il expose, doit servir de modèle (il vient en second), alors que le discours 7 Jacques Peletier, Art poétique, dans Francis Goyet (éd.), Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Librairie générale française (Livre de poche), 1990, p. 300. Nicholas Dion 368 de Le Blanc sert essentiellement à défendre l’esthétique particulière de ses élégies (elles viennent en premier). Le caractère élégiaque ne pourrait être plus clair dans la définition qu’il propose : Disons donc que l’Elegie est Une espece de Poëme qui est propre aux choses lugubres 8 . D’emblée, la joie est écartée, et l’on peut lire le reste de la démonstration, à savoir la justification historique et poétique de cette définition qui culmine avec l’exemple du « Calianthe victorieux », comme la captation de l’héritage antique de l’élégie au profit d’une interprétation plus moderne. Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : derrière l’adjectif « lugubre » se cache une interprétation à rebours des vers de l’Art poétique d’Horace et, jusqu’à un certain point, de l’évolution de l’élégie. Selon la lecture de La Mesnardière, la poésie élégiaque aurait d’abord possédé une unité chez les Grecs, qu’elle aurait par la suite perdue à Rome, entre autres sous la plume des poètes augustéens. L’opposition est explicite. Dans un premier temps, le théoricien français tire son autorité d’une traduction libre de Didyme : Il l’a nommée [l’élégie] Un air triste, & qui se chante sur la flute ; […] Quand mesme le mot de [thrènos], ne marqueroit pas la tristesse, comme il le fait chez le Prophète, qui appelle de ce nom-là ses Lamentations pitoyables, cette seule circonstance d’estre chanté sur la fluste, nous feroit assez reconnoître que ce Poëme étoit fort triste 9 . On voit aisément dans ce seul bref passage comment répétition et isolexisme servent à insister sur le caractère triste de l’élégie. En outre, l’exemple convoqué par La Mesnardière suppose une adéquation entre le sujet du poème et sa mise en musique qui, dans le domaine littéraire, se traduit par un respect des catégories rhétoriques : Les sentimens qu’elle exprimoit étans abbattus de langueur, & son stile étant conforme à ses pensées douloureuses, ses paroles étoient modestes, son élocution languissante, & son caractère facile. Elle n’avoit point d’ornemens, sinon ceux qui sont necessaires aux manieres de s’énoncer, pour n’estre pas prosaïques. Elle parloit pour estre plainte, & non pas pour estre admirée 10 . La Mesnardière traduit en l’occurrence presque à la lettre les traités néolatins du XVII e siècle qui se sont penchés sur la spécificité générique de 8 Hippolyte Jules Pilet de La Mesnardière, Le charactère élégiaque, Paris, Veuve Jean Camusat, 1640, p. 12. 9 Idem. 10 Ibid., pp. 13-14. La disparition des modèles antiques 369 l’élégie : Pontanus, Poeticarum institutionum libri III, editio tertia emendatior (1600) ; Tarquinior Galluzzi, Virgilianae vindicationes et commentarÿ tres, de tragoedia, comoedia, elegia (1621) ; Martin du Cygne, De arte poetica libre duo (1664) ; Jacob Masen, Palaestra eloquentiae ligatae […] (1661-1664) ; Ole Borch, Dissertationes academicae de poetis (1683). L’élégiaque y apparaît de manière problématique comme une catégorie à part, parfois dans une logique platonicienne opposant diêgêsis et mimêsis, parfois dans le cadre d’une division quadripartite des genres issue de la scolastique médiévale. De manière générale, on y retrouve ces mêmes qualificatifs : « candidam », « mollem », « non sententiis exquisitis ». Mais là où La Mesnardière prend ses distances, c’est dans son exégèse de la période latine - la seule qui nous soit véritablement connue, rappelons-le ; il ne nous reste des élégies grecques, hormis les poésies gnomiques de Theognis de Mégare, que quelques fragments : Mais comme il est ordinaire aux choses les plus excellentes de dégenerer peu à peu, […] cette espece de Poësie destinée par ses inventeurs aux pensées tristes & funestes, commença de changer de ton parmi les Poëtes de l’Attique. Depuis ayant été forcée de chanter sans distinction, tantost les choses lugubres, & tantost les voluptueuses, elle passa dans l’Italie avec cét air accommodant qui la rendoit indifferente aux déplaisirs & à la joye, & capable d’estre employé à deux mouvemens opposez 11 . La présence de motifs joyeux dans l’élégie serait donc à mettre sur le compte d’une dégénérescence de la forme elle-même, sous la plume de poètes ne voyant pas qu’ils faisaient de la sorte cohabiter « deux mouvemens opposez », et donc fondamentalement antinomiques. Si une telle esthétique ne posait pas de problème à une époque où le distique élégiaque assurait la cohésion de l’élégie, elle ne pouvait en revanche être acceptée dans le contexte français sans mettre en péril une possible unité du corpus élégiaque, voire l’utilité des étiquettes génériques si chère aux siècles classiques. Or, cette unité a tout de même été en partie conservée par les élégiaques du siècle d’Auguste, comme l’illustre une paronomase plus que convenue : Encore étoit-ce peu changer son occupation legitime, que de la faire servir aux expressions amoureuses ; puisque la Mort & l’Amour conviennent en plusieurs choses, & que les pleurs & les sanglots que nous sacrifions aux Manes, ne sont pas fort éloignez des plaintes & des soupirs si ordinaires aux amans 12 . 11 Ibid., p. 14. 12 Ibid., p. 15. Nicholas Dion 370 On aura reconnu dans ce passage de La Mesnardière une paraphrase de l’Art poétique de Peletier du Mans. La tristesse, les pleurs formeraient le point de rencontre entre les divers sujets présents dans les élégies antiques, signe objectif d’une certaine unité que même les élégies érotiques latines auraient respectée sans le savoir. De fait, si la matière des poètes augustéens s’avère impropre, il n’en va pas de même pour le style qu’ils ont préconisé : Mais bien que ces grans Ecrivains ayent employé l’Elegie à des choses licencieuses & absolument contraires à ses fonctions legitimes, il faut neantmoins remarquer qu’ils lui ont toujours laissé son charactere naturel, mesme parmi les Triomphes, soit de l’Amour, ou de la guerre. Ils lui ont toujours conservé l’inégalité de ses tons, l’humilité de ses pensées, la mollesse de son langage, & la douceur de son style 13 . De nouveau, La Mesnardière fait appel aux caractéristiques que l’on retrouve détaillées dans les différents arts poétiques néolatins. Que le « charactere naturel » de l’élégie se soit fait sentir dans des poèmes « absolument contraires à ses fonctions légitimes » renforce l’illusion que ce caractère existe bel et bien : en l’occurrence, le recours au style bas, humble, serait la preuve que les œuvres de Tibulle, Properce et Ovide appartiennent à la même forme poétique que l’élégie grecque, ce qui, sur le plan logique, relève du sophisme ; les élégies latines sont des élégies, elles forment un corpus homogène, parce qu’elles sont composées à l’aide du distique élégiaque. La disparition des modèles Si La Mesnardière s’efforce de réinterpréter ainsi l’histoire et l’évolution de l’élégie antique, c’est en grande partie parce qu’il écarte dans un deuxième temps les modèles que lui fournit la production gréco-latine. En réalité, il met en scène une véritable disparation des modèles antiques, que cette relecture particulière met habilement en place : à l’absence de sources grecques, toutes perdues, s’ajoutent les exemples périlleux des élégiaques augustéens. D’abord, il évoque le cas particulier d’Ovide, ou plutôt celui d’un auteur français s’étant inspiré du modèle ovidien : Nous ne desapprouvons point le scrupule d’un bel esprit, qui voulant imiter Ovide dans l’expression de sa joye, a mieux aimer s’énoncer avec la liberté des Stances, que de chanter dans l’Elegie les victoires de son amour 14 . 13 Ibid., p. 16. Notons par ailleurs la reprise de l’adjectif « légitime », qui apparaissait à la citation précédente. 14 Ibid., p. 20. La disparition des modèles antiques 371 S’ensuivent deux vers - fautifs - des « Stances contre un jaloux » de François Maynard, poème qui, en effet, reprend une série de motifs, d’images et d’expressions des élégies de Tibulle, Properce et Ovide. Puis, La Mesnardière y va d’une condamnation en bloc de l’élégie latine : Si la pratique des Anciens lui fait voir que cette Poësie peut quelquefois estre gaye, elle doit lui faire comprendre qu’il n’en faut pas abuser ; mais qu’à parler absolument, la tristesse & la douleur lui sont infiniment plus propres que la joye & les delices 15 . Autrement dit, les élégies latines - élégies d’amour, il s’entend - peuvent servir de modèles pour composer des stances, mais ne conviendraient pas à l’élégie. Au demeurant, il ne faut pas voir dans ce « quelquefois » une quelconque justification : c’est un euphémisme qui est renforcé par l’épanorthose à laquelle se livre l’auteur dans la seconde partie de la citation. Car à y regarder de plus près, le projet de La Mesnardière se fait sentir dès les premières lignes du traité, où il affirme : Et sans mentir les Exemples ont une merveilleuse force parmi les Enseignemens ; & ils font dans les belles lettres ce que fait la Demonstration & cette espece d’Argumens que l’on nomme Apodictiques 16 . On l’aura compris, l’exemple qu’il faut suivre, c’est le poème que joint La Mesnardière au traité, son « Calianthe victorieux » qui occupe près du cinquième de l’ouvrage, et non les élégies antiques. Et pour cause : son poème détonne par rapport à la production antique évoquée dans la partie théorique de l’ouvrage, car la fiction qu’il imagine ne correspond pas aux œuvres subjectives des poètes alexandrins. Soulignons qu’il ne suit pas non plus le modèle épistolaire des Héroïdes d’Ovide, seul exemple notoire d’un recueil élégiaque où l’énonciation n’est pas assurée par le « je » du poète. Le modèle qu’il privilégie s’inspire plutôt d’un hapax, à savoir l’élégie qui ouvre le troisième livre des Amours où Ovide « a porté jusqu’au Dialogue cette Muse melancholique 17 ». Le résultat s’avère pour le moins surprenant : La Mesnardière compose ainsi une longue plainte « narrative 18 », c’est le terme qu’il utilise, plus propre selon lui à représenter le caractère de l’élégie. Un simple extrait permet de saisir à quel point ce « Calianthe victorieux mais blessé à mort pour la querelle de sa Maîtresse, & mourant d’amour & de douleur » s’éloigne des œuvres antiques : 15 Ibid., p. 21. 16 Ibid., p. 4. 17 Ibid., p. 23. 18 Ibid., p. 26. Nicholas Dion 372 Il faut donc expirer dans la triste pensée De regretter là haut ma fortune passée, D’accoutumer le Ciel à l’usage des pleurs, Et de rendre l’Olympe accessible aux malheurs. Mais quand le jour fatal bornant vôtre durée Donnera ce beau corps à la voûte azurée, Et que laissant la Terre aux moins ambitieux Vous viendrez augmenter les delices des Dieux[,] Alors, Belle Atalante, une ardeur vide & pure Nous fera mépriser les feux de la Nature. Alors nous quitterons ces plaisirs languissans Qui nous ont fait aimer le commerce des Sens : Et comblez des douceurs d’une plus belle vie Nous aurons de l’amour, & n’aurons plus d’envie. Là nous serons guéris quand nous serons atteins ; Là dans l’embrasement nos feux seront éteins : Et nos cœurs animez d’une plus noble essence Confondront les désirs avec la jouïssance 19 . Nul besoin de relever chacun des motifs et des figures de style qui s’inscrivent dans la droite lignée du néoplatonisme renaissant : le passage serait à sa place en annexe aux traductions du Banquet de Platon tellement il est plus explicite que les poésies de Du Bellay, voire que les sonnets de Louise Labé. Disons seulement que cette condamnation à peine voilée des plaisirs des sens ferait sourciller à juste titre plus d’un lecteur de Tibulle, Properce et Ovide ; L’art d’aimer, composé en distiques élégiaques, paraît pour le moins incompatible avec ce « caractère ». Plus encore, la structure narrative que La Mesnardière donne à son poème rompt avec la subjectivité qui se trouve pourtant au cœur, sinon du genre élégiaque lui-même, du moins d’une bonne partie du corpus. Voici, avec quelques ellipses, la mise en scène finale qui s’étend sur deux pages : AINSI dît Calianthe, & fermant la paupiere, Son œil pasle & mourant refusa la lumiere ; Son esprit clair & vif perdit le jugement, Et son cœur plein de feu n’eut plus de mouvement ; Percé du coup mortel d’une sanglante lame, Mais beaucoup plus touché par les yeux de sa Dame. ALORS cette beauté [Athalanthe] succombe à la douleur ; Elle perd tout d’un temps la voix & la couleur, […] 19 Ibid., p. 32. La disparition des modèles antiques 373 Et se donnant la mort sans l’avoir réclamée, Devient comme elle étoit tant qu’elle fut pasmée. Sa gorge à gros boüillons répand une liqueur Qui submerge ses lys en sortant de son cœur : Et ce rouge éclattant dont elle est toute pleine, Est du pourpre étendu sur de la porcelaine. […] L’AMOUR cruel autheur d’un coup si genereux […] Aperçoit sa faute en ce double malheur. […] Il pose les deux corps sur deux coûches de roses, Il étend sur leurs yeux le voile de ses yeux, Il sanglotte, il gemit, il atteste les Dieux ; Et du trait qui blessa ce couple incomparable, Il venge en expirant sa perte irréparable 20 . Passons sur la qualité des vers, notamment sur l’image de la liqueur submergeant les lys, qui trouveraient leur juste place dans un recueil burlesque ou dans une version gore du Berger extravagant. Passons également sur le suicide du dieu Amour lui-même, légèrement excessif quand on connaît les autres ravages qu’on lui prête. Penchons-nous plutôt sur le récit qui se substitue à la plainte et aux épanchements lyriques, ce qu’appuie sur le plan typographique la mise en majuscule des mots servant à marquer la succession des moments de la narration : ce procédé n’est utilisé à aucun autre moment dans le poème. Avec ces vers, c’est non seulement la tonalité des élégies latines qui est disparue, mais encore leur structure et la place qu’elle réservait à l’énonciation subjective. Rappelons en concluant, si besoin est de le faire, que le traité de La Mesnardière n’eut presque qu’aucune postérité - surtout si on le compare à sa Poétique. Lorsqu’un regain d’intérêt pour l’élégie se fait sentir au début du XVIII e siècle, aucun auteur, ou presque, ne mentionne explicitement La Mesnardière, même si tous lui empruntent cette démarche consistant à récuser les modèles antiques au profit d’une typologie élégiaque fictive, ou plutôt basée sur des modèles bien français. Ce qui ne revient pas à dire que les écrits du XVII e siècle n’ont laissé aucune trace, bien au contraire. L’exemple le plus frappant est la récurrence chez les commentateurs du siècle des Lumières des termes employés par Boileau dans l’Art poétique. Des vingt vers qu’il consacre à l’élégie au chant II, les quatre premiers deviennent un leitmotiv psalmodié d’un traité à l’autre comme une évidence avec laquelle il faut absolument composer : 20 Ibid., pp. 33-34. Nicholas Dion 374 La plaintive élégie, en longs habits de deuil, Sait les cheveux épars gémir sur un cercueil. Elle peint des amants la joie et la tristesse ; Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse 21 . On le voit, Boileau traduit presque mot à mot Horace, laissant de côté l’évolution du genre au profit d’une juxtaposition des thématiques funèbres et amoureuses. Pourtant, Dacier remarquait dès sa traduction de l’Art poétique d’Horace en 1689 que le Régent du Parnasse entérinait de la sorte une conception équivoque 22 , l’élégie possédant depuis la Renaissance une tonalité presque exclusivement triste, et non joyeuse. Qu’à cela ne tienne, l’abbé Souchay le paraphrase dès l’ouverture de son « Discours sur l’élégie » : Soit que les cheveux épars, elle gémisse sur un cercueil, soit que moins négligée, mais pourtant modeste en sa parûre, elle chante les plaisirs ou les peines des amants : jamais elle n’employe d’autre langage que celuy du cœur, & sa cadence est toûjours parfaitement convenable aux sujets qu’elle s’est proposé d’imiter 23 . Il cite d’ailleurs ces quatre mêmes vers quelques pages plus loin au lieu de se reporter directement au texte d’Horace en avançant que la version française est « plus détaillée ». Comme quoi un passage très bref peut, sous la plume d’un écrivain comme Boileau qui a le sens de la formule, avoir plus d’impact et de profondeur qu’un traité de trente-quatre pages comme Le caractère élégiaque. Par-dessus tout, il convient de remarquer que comme chez La Mesnardière, le « caractère » que l’on associe à l’élégie n’est plus réellement antique : l’aune à laquelle on la mesure au XVIII e siècle est une construction esthétique qui s’est établie en contradiction avec les œuvres gréco-romaines chez les différents théoriciens. À ce titre, La Mesnardière est l’un des jalons importants qui relient les arts poétiques renaissants et la série d’ouvrages qui paraissent au siècle des Lumières, un des nombreux lettrés de l’âge classique ayant interprété les œuvres des Anciens au prisme de la production moderne. 21 Art poétique. Épîtres, odes, poésies diverses et épigrammes, Paris, Garnier-Flammarion, 1998 [éd. S. Menant], chant II, p. 94, v. 39-42. 22 André Dacier, Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction, Paris, Denys Thierry et Claude Barbin, 1689, vol. X, p. 17. 23 Jean-Baptiste Souchay, « Discours sur l’élégie », dans Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres avec les Mémoires de littérature tirez des registres de cette Académie, depuis l’année MDCCXXVI jusques & compris l’année MDCCXXX, Paris, Imprimerie Royale, 1733, vol. VII, p. 335. La disparition des modèles antiques 375 Textes cités Boileau, Nicolas. Art poétique. Épîtres, odes, poésies diverses et épigrammes. Paris, Garnier-Flammarion, 1998 [éd. S. Menant]. Chappuis Sandoz, Laure. Au-delà de l’élégie d’amour. Métamorphoses et renouvellements d’un genre latin dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2011. Dacier, André. Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction. Paris, Denys Thierry et Claude Barbin, 1689, vol. X. Denis, Delphine. « De l’élégie à l’élégiaque : un débat théorique à l’âge classique », dans Lucille Gaudin-Bordes et Geneviève Salvan (éd.), Les registres. Enjeux stylistiques et visées pragmatiques. Hommage à Anna Jaubert. Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia, 2008, pp. 65-78. Dion, Nicholas. « Muses élégiaques, muses pérennes. La tristesse comme critère définitoire de l’élégie française, de Sébillet (1548) à La Mesnardière (1640) », dans Éric Van der Schueren et Matthieu Fortin (éd.), De la permanence. Études offertes à Bernard Beugnot pour son quatre-vingtième anniversaire. Paris, Hermann, 2013, pp. 65-84. _____. Entre les larmes et l’effroi. La tragédie classique française, 1677-1726. Paris, Classiques Garnier, 2012. Du Bellay, Joachim. La deffence et illustration de la langue françoyse. Paris, Société des textes français modernes, 1997 [éd. H. Chamard]. Goyet, Francis (éd.), Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Librairie générale française (Livre de poche), 1990. Horace. Épîtres. Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1955 [éd. et trad. F. Villeneuve]. La Mesnardière, Hippolyte Jules Pilet de. Le charactère élégiaque. Paris, Veuve Jean Camusat, 1640. Saulnier, Verdun L.. Les élégies de Clément Marot. Paris, Société d’enseignement supérieur, 1968. Souchay, Jean-Baptiste, abbé, « Discours sur l’élégie », dans Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres avec les Mémoires de littérature tirez des registres de cette Académie, depuis l’année MDCCXXVI jusques & compris l’année MDCCXXX. Paris, Imprimerie Royale, 1733, vol. VII, pp. 335-352.