eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

Le dénouement de La princesse de Clèves de Madame de Lafayette comme la réponse au dilemme pastoral

2015
Tatiana Kozhanova
PFSCL XLII, 83 (2015) Le dénouement de La princesse de Clèves de Madame de Lafayette comme la réponse au dilemme pastoral T ATIANA K OZHANOVA (G EORGIA S TATE U NIVERSITY ) L’Astrée d’Honoré d’Urfé reste une œuvre inachevée. Plusieurs travaux sont consacrés à la création du roman et aux vicissitudes de ses deux dernières parties 1 , la quatrième ayant été profondément modifiée et la cinquième entièrement écrite par le secrétaire d’Honoré d’Urfé Baltazar Baro. Etant ouvert, le dénouement du roman s’offre à des interprétations parfois contradictoires. Dans son article « Innoportunité de la mélancolie pastorale : inachèvement, édition et réception des œuvres contre logique romanesque » Laurence Plazenet note que «le contexte de l’œuvre implique un dénouement funeste à l’Éden forézien » 2 . Le roman s’interrompt sur un moment dramatique de l’histoire : d’Urfé fait entrer la guerre dans le Forez et le pays des bergers est voué à être envahi par les troupes du perfide Polémas. De l’autre côté, Céladon vit toujours près d’Astrée sous le déguisement d’Alexis et ce mensonge ne semble guère de nature à devoir le réconcilier avec sa maitresse. Eglal Henein, par contre, prône pour le dénouement heureux du roman et souligne le fait que « Honoré d’Urfé parsème L’Astrée de signes de bon augure » 3 . Elle voit dans L’Astrée l’œuvre d’un moraliste qui réunit ensemble le temps, la justice et l’amour pour mener ses personnages à une 1 Pour reprendre l’expression d’Eglal Henein. E. Henein, « Les vicissitudes de la quatrième partie de ‘L’Astrée’ », R.H.L.F., vol. 90, № 6, novembre-décembre 1990, p. 883-898. 2 L. Plazenet, « Inopportunité de la mélancolie pastorale : inachèvement, édition et réception des œuvres contre logique romanesque », Études Epistémè, n° 3, avril 2003, p. 70. 3 E. Henein, La Fontaine de la vérité d’amour ou les promesses de bonheur dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, Paris, Klincksieck, 1999, p. 147. Tatiana Kozhanova 356 fin heureuse. Selon Maurice Laugaa, L’Astrée a été conçue initialement comme un roman sans fin : « Le roman est inachevé puisqu’il exprime la vie » 4 . On trouve la même idée chez Bernard Yon : « Le chemin des amants peut s’orner de fleurs, s’ils suivent les bons conseils de l’écrivain ; mais il doit demeurer un chemin » 5 . Tel désaccord de la critique contemporaine devant le dénouement de L’Astrée ne semble pas être partagé par les lecteurs français du XVII e siècle. Les adaptateurs d’Honoré d’Urfé ne questionnent pas la fin heureuse de l’histoire d’Astrée et de Céladon. Balthasar Baro les unit par l’ordre impérieux de l’Amour et cette fin devient canonique pour les générations qui suivent. La conclusion de Baro est reprise par Nicolas Rassiguier dans sa Tragi-comédie pastorale des amours d’Astrée et de Céladon (1630), par Jean de La Fontaine dans son opéra intitulé Astrée (1690) et finalement par l’abbé de Choisy qui fait une adaptation de L’Astrée (1712) au goût du temps. Le dénouement de Baro s’inscrit, d’ailleurs, dans la théorie du roman du XVII e siècle qui fait de la fin heureuse une des caractéristiques principales du genre. Selon Pierre-Daniel Huet, « La fin principale des Romans … est l’instruction des Lecteurs, à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée ; et le vice châtié » 6 . Pourtant la dimension mélancolique voire tragique de l’œuvre urfénienne n’a pas été ignorée par les contemporains. Il est à noter que même si Rassiguier essaye de garder le côté plaisant de l’histoire (avec le personnage d’Hylas, le vain tombeau de Céladon et la druidesse Alexis) il renforce ses aspects tragiques et fait d’Astrée une héroïne à la dimension presque racinienne ̶ coupable, jalouse, furieuse, soumise aux cruels repentirs 7 . De même, bien qu’Astrée de La Fontaine ait une fin heureuse, elle porte un sous-titre de « l’opéra tragique », ses personnages sont mis dans l’impasse 4 L. Maurice, « Structures ou personnages dans L’Astrée », Études françaises, février 1967, p. 18. 5 B. Yon, « Honoré d’Urfé, ou conseiller des vrais Amants », Littératures Classiques, № 15 ; 1991, p. 67. 6 P.-D. Huet, Traité de l’origine des romans, Paris, N.-L.-M. Desessarts, 1798-1799, pp. 4-5. 7 Céladon ne vit plus, et la coupable Astrée N’a point encore quitté cette triste contrée : Céladon ne vit plus, et ma jalouse erreur Après l’avoir tué me laisse sans fureur. N. Rassyguier, Tragicomedie pastoralle, où les Amours d’Astrée et de Celadon, sont meslees à celles de Diane, de Silvandre & de Paris, avec les inconstances d’Hilas, Paris, N. Bessin, 1633, p.10. Le dénouement de La princesse de Clèves 357 des passions humaines (Astrée est jalouse, Galathée amoureuse de Céladon) d’où ils n’auraient pas pu sortir sans l’action de la fée Ismène. La question se pose : quelle aurait été la fin de l’histoire d’Astrée et de Céladon sans l’intervention du merveilleux ? Ses deux amants, seraient-ils ensemble ? Dans un sens plus large : le bonheur de la parfaite amitié seraitil possible? Dans cet article nous nous proposons à lire La princesse de Clèves de Mme de Lafayette comme une œuvre qui donne la réponse à la question posée par Honoré d’Urfé. La réponse est négative, on le sait bien, et pourtant l’analyse du traitement du matériel urfénien par Mme de Lafayette nous permettra d’une part de relire l’Astrée et son dénouement dans la perspective du changement du système idéologique (moral et esthétique) au cours du siècle et d’autre part de jeter un nouveau regard sur le côté intertextuel de La Princesse de Clèves. Pour commencer, il faudrait relever les affinités entre les deux œuvres. Comme on l’a déjà remarqué plusieurs fois, Mme de Lafayette qui fait de la peinture de la passion amoureuse le sujet essentiel de son roman et introduit des histoires intercalées dans le récit, s’inscrit dans la tradition du roman baroque de la première moitié du XVII e siècle 8 . Cependant, la filiation de l’Astrée et la Princesse de Clèves ne se limite pas aux rapprochements généraux de l’ordre typologique. Lectrice assidue de L’Astrée, Mme de Lafayette réécrit en quelque sorte l’histoire d’Astrée et de Céladon et continue la réflexion sur l’amour commencée par Honoré d’Urfé 9 . Tout d’abord, nous retrouvons les ressemblances entre les deux œuvres au niveau des personnages principaux qui se rangent dans la catégorie des amants parfaits se distinguant par un esprit admirable, une beauté inouïe et éprouvant l’un pour l’autre un amour exceptionnel. Céladon est « le plus bel homme qui se puisse dire, avec l’esprit ressentant tout autre chose que le berger » 10 , le duc de Nemours est à son tour « l’homme du monde le mieux 8 Comme le note E. Bury, même si la tradition critique la place d’ordinaire en tête du « nouveau roman » du XVII e siècle, « La Princesse de Clèves ne rompt pas avec ce qui faisait l’essence du romanesque de L’Astrée [...] à savoir un art de disserter sur l’amour et de mettre en scène la parole amoureuse ». E. Bury, « L’Astrée et la tradition romanesque en France au XVII e siècle », Confronto Letterario, 58 (2012), Schena editore, p. 305. Dans le même sens : K. Wine, « Romance and Novel in La Princesse de Clèves », Approaches to teaching Lafayette’s The Princesse of Clèves. New York, 1998, p. 145. 9 Si on peut croire l’abbé Longuerue, « M. de La Rochefoucauld a été toute sa vie fidèle aux romans. Tous les après midi il s’assembloit avec Ségrais chez Madame de la Fayette, & on y faisoit une lecture de l’Astrée ». Longueruana, Ou Recueil De Pensées, De Discours Et De Conversations, Berlin, 1754, vol. 1, p. 105. 10 H. d’Urfé, L’Astrée, édition H. Vaganay, Genève, Slatkine, 1966, vol. I, p. 367. Tatiana Kozhanova 358 fait et le plus beau », « un chef-d’œuvre de la nature » avec « un agrément dans son esprit [...] que l’on n’a jamais vu qu’à lui seul » 11 . La nymphe Léonide avoue « n’avoir jamais rien vu de plus beau qu’Astrée » 12 et la princesse de Clèves est considérée par la cour comme « une beauté parfaite » 13 . Céladon porte une « extrême affection » 14 à sa bergère, et le duc de Nemours aime « d’une passion la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été » 15 . Il rejoint les rangs des amants idéaux du roman pastoral qui dans le cadre de la doctrine néoplatonique sont transformés par l’amour et obéissent entièrement à la volonté de leur maitresse. Comme il l’avoue dans sa conversation avec la princesse de Clèves, il devient entièrement opposé à ce qu’il était avant sa rencontre avec elle et n'a plus « d'ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l'un et de l'autre » 16 . L’histoire de la princesse de Clèves et du duc de Nemours contient également des parallèles avec l’histoire d’Astrée et de Céladon. Honoré d’Urfé ouvre son roman in medias res avec la scène tragique du bannissement de Céladon par Astrée qui poussée par la jalousie interdit au berger de paraître devant ses yeux. Mme de Lafayette elle aussi met la jalousie « avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée» 17 au centre de son roman, et en fait le poison qui tue le prince de Clèves et envenime l’amour de la princesse de Clèves pour le duc de Nemours. Il est à noter que dans les trois cas il s’agit de la jalousie fondée sur les fausses apparences. Le prince est trompé par un faux rapport de son envoyé, la lettre qui cause tant de souffrance à la princesse de Clèves appartient au vidame de Chartres et les signes d’amour que Céladon montre à Aminthe font partie de la ruse qu’Astrée a inventée elle-même pour « clore et les yeux et la bouche aux plus curieux et aux plus médisants » 18 . De l’autre côté, respectant la douleur de la princesse de Clèves après la mort de son mari, quittant la Cour et venant « rêver dans des lieux où il ne pouvait prétendre de la rencontrer » 19 , le duc de Nemours rappelle Céladon banni par Astrée et vivant dans la solitude de la forêt pour obéir à l’ordre de sa bergère. 11 Mme de Lafayette, La princesse de Clèves, Éditions Gallimard, Collection Folioplus classiques, 2005, p. 13. 12 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 154. 13 Mme de Lafayette, op. cit., p. 18. 14 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 18. 15 Mme de Lafayette, op. cit., p. 189. 16 Mme de Lafayette, op. cit., p. 71. 17 Mme de Lafayette, op. cit., p. 91. 18 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 19. 19 Mme de Lafayette, op. cit., p. 172. Le dénouement de La princesse de Clèves 359 Nous retrouvons finalement des similarités entre les deux œuvres au niveau de l’organisation spatiale de l’univers romanesque. Comme le suggère E. Bury, l’organisation bipolaire de l’univers de l’Astrée divisé en espace pastoral et mondain correspond à l’antithèse spatiale entre la Cour et Coulommiers dans la Princesse de Clèves 20 . Ambition, envie, artifice et médisance, ces « quatre pestes » 21 dont la nymphe Silvie parle à Céladon, caractérisent également la société de la cour d’Henri II. D’autre part, Coulommiers, isolé dans l’espace par la forêt et les palissades, défini deux fois comme «le plus beau lieu du monde » 22 , avec son jardin de fleurs, son pavillon et son parc, a tous les traits du locus amoenus pastoral, où la princesse de Clèves et Madame de Martigue - en vraies bergères urféniennes - trouvent « un grand plaisir à se parler » 23 . Il faut noter qu’une des scènes les plus importantes du roman, celle de la canne des Indes, dont « une qualité véritablement féérique » et « une densité poétique » étaient tant admirées par Michel Butor 24 , se passe à Coulommiers et revêt des couleurs pastorales. Comme l’a fait remarquer E. Bury, la princesse de Clèves, nouant les rubans à la canne des Indes, rappelle les bergères qui passent le temps à décorer leurs houlettes ; le duc de Nemours, à son tour, se met dans la même situation d’un voyeur que Céladon qui vit auprès d’Astrée déguisé sous les traits de la druidesse Alexis sans être vu par sa maîtresse 25 . La suite de la scène s’offre également à la lecture intertextuelle. Après être parti de Coulommiers, le duc de Nemours s’abandonne aux transports de l’amour sous des saules au bord d’un ruisseau derrière sa maison, et en vrai berger laisse couler de douces larmes d’amour en se parlant à lui-même dans la solitude nocturne 26 . Ainsi, Madame de Lafayette parsème son roman d’allusions à L’Astrée et crée des personnages dont le caractère romanesque a été reconnu par les contemporains. Comme l’écrit Pierre Bayle en 1684, Nos petits romans donnent quelquefois des caractères si outrez, & si chimériques, que ceux qu’on faisoit il y a trente ou quarante ans en plusieurs volumes n’ont rien de plus excessif. […] Mais je crois qu’il seroit encore plus rare de trouver l’Original du Duc de Nemours parmi les 20 E. Bury, op. cit., p. 307. 21 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 386. 22 Mme de Lafayette, op. cit., pp. 153, 156. 23 Mme de Lafayette, op. cit., p. 154. 24 M. Butor, Répertoire I, Paris, Les éditions de Minuit, 1968, p. 75. 25 E. Bury, op. cit., pp. 307-308. 26 Mme de Lafayette, op. cit., p. 158. Tatiana Kozhanova 360 Seigneurs de la Cour. On ne connoit cette grande timidité, ni ce grand respect dans nôtre siècle. 27 L’abbé d’Aubignac dans son Roman des Lettres paru en 1667 parle sur le même ton d’Astrée et de Céladon en soulignant le caractère invraisemblable des personnages urféniens : Si vous rencontrez Astrée, vous ne plaindrez pas longtemps pour savoir les raisons de sa cruauté, car elle est contre les règles du siècle ; Céladon n’en sera pas quitte pour une journée, car il sera peut-être assez complaisant pour vous déduire les causes d’une constance dont les exemples ne sont que dans les Romans. 28 Pourtant, si Céladon est resté à jamais le modèle d’un amant idéal, la passion du duc de Nemours pour la princesse de Clèves a été « dénoncée » dans la critique littéraire du XX e siècle. Vu/ lu à la lumière de la philosophie pascalienne du divertissement 29 , le duc se présente comme un séducteur, un chasseur, un homme à plusieurs visages (A. Niderst) 30 , un Don Juan dont « l’inconstance est suspendue, plutôt que vaincue », selon l’expression de Jean Mesnard 31 . Il symbolise la société des apparences dépeinte par Mme de Lafayette et incarne le code de la galanterie pratiquée par l’aristocratie à l’époque de Louis XIV 32 . Par conséquent, le duc de Nemours se place aux antipodes de Céladon et le roman entier de Mme de Lafayette s’impose « comme une démystification radicale de l’amour platonique et de l’idéal d’Honoré d’Urfé » 33 . Mais les rapports entre les deux œuvres sont plus complexes que ceux du mythe et de la démystification. Dans la représentation de l’amour les deux romanciers sont plus proches l’un de l’autre qu’ils ne paraissent l’être. L’Astrée dépeignant un amour idéal en même temps inclut sa critique et 27 P. Bayle, Nouvelles lettres, Amsterdam, Chez D. Mortier, 1715, t. II, pp. 656-657. 28 L’abbé d’Aubignac, Le Roman des Lettres, Paris, Chez B. Loyson, 1667, p. 221. 29 Voir l’article de Fr. Mathieu, « Mme de Lafayette et la condition humaine : Lecture pascalienne de La Princesse de Clèves. » Cahiers du dix-septième : An Interdisciplinary Journal XII, 1 (2008), pp. 61-85. 30 A. Niderst, « La Princesse de Clèves » : le roman paradoxal, Paris, Larousse, 1973, pp. 47, 49. 31 J. Mesnard, « Le tragique dans La Princesse de Clèves », XVII e siècle, octobredécembre 1993, p. 616. 32 M. O. Sweetser, « Madame de Lafayette romancière : aspects de la société et des mentalités de son temps », Cahiers de l’AIEF, 1994, vol. 46, p. 22. Sur la pratique de la galanterie après 1654 voir J. M. Pelous, Amour précieux, amour galant, Paris, Klincksieck, 1980. 33 R. Francillon, L’œuvre romanesque de Mme de Lafayette, Paris, Corti, 1974, p. 236. Le dénouement de La princesse de Clèves 361 donne des preuves des violences de l’amour. La théorie de l’honnête amitié est sans cesse dénoncée par la vie même. Selon l’expression de Jacques Ehrmann, « le calme pastoral dissimule mal un grand malaise : c’est un cri d’angoisse qui perce sous le sourire amoureux des bergers » 34 . Dés le début du roman le lecteur apprend le côté néfaste de l’amour qui tyrannise la contrée des bergers et les prive de la félicité de l’Âge d’or. L’amour mène à la perte du repos et du contrôle de soi, à la folie, à la perfidie, aux actes malhonnêtes, à la trahison de l’amitié, et en dehors de l’espace pastoral aux crimes tels que le viol dans l’histoire de Valentinian et d'Eudoxie 35 . Deux aspects de l’amour dépeints par Honoré d’Urfé sont particulièrement révélateurs par rapport à La Princesse de Clèves : c’est l’inconstance et le danger de l’assouvissement de la passion amoureuse. Les bergers du Forez craignent (non sans raison) les feintises et les tromperies dans leurs relations amoureuses. L’inconstance est « naturelle » 36 et la fidélité en amour est « une marchandise si rare, qu’on ne l’ose presque plus espérer » 37 , proclame Phillis. Le seul moyen de connaître la vérité c’est de regarder dans la Fontaine de la Vérité d’amour, mais elle est enchantée, ce qui devient symbolique dans l’univers où les mots et les gestes sont trompeurs 38 . Tout est mis en doute dans ce roman où règne l’illusion, même l’amour de Céladon pour Astrée ! Dans la conversation avec la nymphe Sylvie qui parle de la fidélité du berger, le druide Adamas, considéré comme porte-parole de la sagesse dans l’univers urfénien, la met en garde contre la force et l’effet imprévisible de l’amour : Ne vivez point vous même si assurée, puis qu’il n’y a encore en nulle sorte de vertu qui ne se soit exemptées de l’amour… J’ai ouy dire que Celadon est si beau, si discret et si accompli qu’il ne luy deffaut nulle des perfections qui font aimer ; si cela est, il y a du danger… 39 Les paroles d’Adamas anticipent en quelque sorte ce que la princesse de Clèves objectera au duc de Nemours pendant leur conversation finale : 34 J. Ehrmann, Un paradis désespéré ; l’amour et l’illusion dans L’Astrée, New Haven, Yale University Press, 1963, p. 54. 35 La question a été elaborée par P. Koch et L. Plazenet. Voir P. Koch, « Encore du nouveau sur L’Astrée », Revue d’Histoire Littéraire de la France, mai-juin 1972, 385- 399 ; L. Plazenet « Politesse amoureuse et genre romanesque : lieu commun ou épreuve critique », Franco-Italica, 15-16, 1999, 227-263. 36 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 143. 37 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 282. 38 Voir T. Gheeraert, « L’Eden oublié : le brouillage des signes dans L’Astrée », Études Epistémè, n° 4, 2003. 39 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, pp. 378-379. Tatiana Kozhanova 362 Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher. Il y en peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience le ferait croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent 40 . Egalement, la princesse de Clèves qui parle de la mort de la passion assouvie (« les obstacles ont fait votre constance ») 41 fait écho à Adamas et sa théorie du désir amoureux : Voyez-vous, Leonide, tout amour est pour le desir de chose qui deffaut : le desir estant assouvy, n’est plus desir ; n’y ayant plus de desir, il n’y a plus d’amour. Voilà pourquoi celles qui veulent estre longtemps aimés, sont celles qui donnent moins de satisfaction aux desirs des amants 42 . En même temps, selon Adamas, « le désir se nourrit de l’espérance et des faveurs : ainsi que la mesche de la lampe s’estaint quand l’huile deffaut, de mesme le desir meurt, lorsque sa nourriture luy est ostée ». Voilà pourquoi, conclut Adamas, « nous voyons tant d’amours qui se changent, les unes par trop, et les autres par trop peu de faveurs » 43 . Ainsi, les personnages urféniens sont mis devant un dilemme insoluble : fuir l’amour ou s’y adonner ? Le dénouement heureux du roman ne semble pas possible, l’union des bergers signifierait la fin de la passion amoureuse. Et pourtant la vision tragique de l’amour est adoucie dans l’Astrée par l’incertitude du dénouement inachevé. Dans le cadre du temps romanesque qui n’a pas de durée biologique (temps des aventures dans la terminologie de M. Bakhtine) l’action dans le roman urfénien s’étend jusqu’à l’infini. Comme le note M. Bakhtine par rapport au roman grec, il s’agit « d’un hiatus intemporel entre deux moments biographiques : l’éveil de la passion et son assouvissement » 44 , sauf que dans le cas de l’Astrée cet assouvissement est repoussé à un moment indéterminé de l’avenir. La suspension temporelle permet à Honoré d’Urfé de poser des questions sans y répondre, suspendre la mélancolie amoureuse en « autorisant la pérennité d’une rêverie pastorale » 45 . Madame de Lafayette, par contre, place son récit dans le temps serré de la vie historiquement concrète. « Ce n’est plus un roman ce sont des 40 Mme de Lafayette, op. cit., p. 181. 41 Mme de Lafayette, op. cit., p. 180. 42 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, p. 331. 43 H. d’Urfé, op. cit., vol. I, pp. 331-332. 44 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987, p. 243. 45 L. Plazenet, « Inopportunité de la mélancolie pastorale : inachèvement, édition et réception des œuvres contre logique romanesque », Études Epistémè, n° 3, avril 2003, p. 70. Le dénouement de La princesse de Clèves 363 mémoires », - affirme-t-elle dans la lettre à Lescheraine 46 . Du coup, l’histoire doit avoir sa fin et la princesse de Clèves se retrouve inévitablement devant un choix douloureux. Si l’œuvre urfénienne « balance en permanence entre rêverie éblouie et retour sur soi » 47 , comme le note Laurence Plazenet, la princesse de Clèves, ayant une vision très lucide de l’amour et de ses dangers, écarte ses rêves pour faire la décision finale (« les passions peuvent me conduire, mais elle ne sauraient m’aveugler ») 48 . Il est à noter que le duc de Nemours n’a pas de rôle actif dans cette situation ce qui adoucit dans une certaine mesure son image démonique peinte par la critique moderne. Ce n’est pas lui qui trahit sa maitresse, mais c’est la retraite de la princesse de Clèves qui est cause de son changement : « enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion » 49 . Comme le disait le druide Adamas, « trop peu de faveurs » sont aussi néfastes à l’amour que « trop de faveurs ». Pour conclure, nous pouvons dire que Mme de Lafayette dans La Princesse de Clèves fait adieu au rêve pastoral de la parfaite amitié. L’amour de deux protagonistes est représenté comme une rêverie poétique impossible dans la vie réelle et destinée au réveil douloureux. Pourtant, il ne s’agit pas de la démystification du mythe pastoral ni de la parodie à L’Astrée dans la veine du Berger Extravagant de Charles Sorel, mais d’un dialogue avec ‘l’incomparable d’Urfé’. Dans le cadre du pessimisme mondain de la fin du siècle Mme de Lafayette ne fait que réaliser la perspective déjà tracée par son prédécesseur. En limitant la durée temporelle de l’histoire de La Princesse de Clèves et en la dotant d’un dénouement, la romancière donne sa propre réponse à une longue étude des relations humaines entreprise par Honoré d’Urfé. 46 Mme de Lafayette, lettre à Lescheraine, 13 avril, 1678 dans Œuvres complètes, éd. R. Duchêne, Paris, 1990, p. 622. 47 L. Plazenet « Politesse amoureuse et genre romanesque : lieu commun ou épreuve critique », Franco-Italica, 15-16, 1999, p. 242. 48 Mme de Lafayette, op. cit., p. 181. 49 Mme de Lafayette, op. cit., p. 189.