eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

«Louanges empoisonnées»: feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves

2015
Francis Mathieu
PFSCL XLII, 83 (2015) « Louanges empoisonnées » : feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves F RANCIS M ATHIEU (S OUTHWESTERN U NIVERSITY ) Grâce à sa perspicacité et son expertise de la cour, Mme de Chartre vole la vedette à l’héroïne éponyme dans la première partie du roman de Mme de Lafayette. Bien que ce personnage disparaisse prématurément, son influence se fait sentir jusqu’au dénouement, et contribue en large mesure aux choix controversés de sa fille, comme Georges Forestier et John Campbell l’ont démontré 1 . L’influence déterminante de Mme de Chartres divise la critique entre celles et ceux qui se félicitent de l’empire de cette mère dévouée à l’éducation de sa fille, et celles et ceux qui, au contraire, déplorent cette autorité, la jugeant excessive, égoïste, voire même destructrice 2 . La présente étude n’entend ni prendre part à cette controverse, ni réinterpréter l’influence qu’exerce Mme de Chartres sur l’intrigue, mais ambitionne de remonter aux sources de cet ascendant, afin de saisir les éléments qui pérennisent de manière posthume l’autorité de ce personnage, en dépit de sa disparition prématurée. Pour ce faire, je propose d’examiner un aspect crucial de l’action de Mme de Chartres que la critique n’a pas encore 1 Voir John Campbell, « Wicked Witch or Fairy Godmother? The Role of Mme de Chartres in La Princesse de Clèves », Australian Journal of French Studies, 35-3 (1998), pp. 295-307 ; et Georges Forestier, « Mme de Chartres, personnage-clé de La Princesse de Clèves », Lettres Romanes, 34 (1980), pp. 67-76. 2 C’est le cas de Peggy Kamuf, pour qui la princesse est la « construction » de sa mère (69). Pour Nelly Kupper, elle ne devient jamais un être autonome (104). Jean Charron n’hésite pas à écrire que « La fleur exquise qui était Mademoiselle de Chartres n’a pu s’épanouir […] elle assume le personnage que sa mère a créé » (47). Le critique juge que ses décisions finales sont l’effet « d’une programmation » (47). William Goode parle de même d’une « endoctrination » (398). Alain Niderst considère que Mme de Chartres est la première responsable des malheurs du couple Clèves (91). Selon Roger Francillon, Mme de Chartres se leurre en pensant « pouvoir remédier par l’éducation [aux] faiblesses de la nature humaine » (143). Francis Mathieu 342 analysé. Il s’agit de disséquer les stratégies didactiques et les subterfuges rhétoriques qu’elle emploie pour s’assurer que son éducation et sa morale s’incrustent dans l’esprit de sa fille. En outre, je propose de redonner à ses méthodes une base théorique en les lisant à la lumière des traités d’éducation 3 , mais aussi de rhétorique et de morale, de la seconde moitié du dixseptième siècle. Cette analyse révèle que Mme de Chartres n’avait pas encore livré tous ses secrets. Si l’on en croit les experts en éducation, instruire soi-même son enfant est alors peu commun 4 . Toutefois, à l’image de Claude Joly dans ses Avis chrétiens et moraux pour l’institution des Enfans, ces spécialistes recommandent aux parents de prendre en charge l’éducation des enfants, comme le fait Mme de Chartres : « Il seroit aussi à souhaiter que quand une fille commence à raisonner, sa mere luy servît de maîtresse » (195). L’éducation qu’elle dispense elle-même comporte quatre grands volets : les dangers de l’amour ; la vertu ; les devoirs de la femme dans le mariage ; et la société de cour 5 . Tout ce nous savons au sujet de l’éducation de la future Mme de Clèves se confine à la morale, qui en est manifestement l’enjeu principal. Puisqu’il s’agit d’un roman, il n’est guère surprenant que l’amour soit une cible privilégiée de l’éducation de Mme de Chartres. Cette focalisation est évidente dès la première mention des principes qui constituent son programme éducatif. La narratrice nous informe que la position de Mme de Chartres sur cette passion diffère grandement de celle des autres mères : la plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux. (mes italiques 76) 3 Comme le précise Claude Joly, ce type d’ouvrage concerne les enfants de tous les âges : « […] mon ouvrage regarde les garçons et les filles avancés en âge, aussi bien que les petits enfans » (page non numérotée). 4 Nous savons que Mme de Chartres « avait donné ses soins à l’éducation de sa fille » (76). 5 Nous ne savons rien de son éducation scolaire, à une exception près. Un personnage mentionne qu’elle a lu L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, ce qui n’est pas anodin. Cette œuvre est également écrite par une femme ; les hommes y sont souvent décrits comme de redoutables prédateurs sexuels ; et l’intrigue amoureuse de sa dixième nouvelle ressemble fort à celle du roman de Mme Lafayette. Rare référence littéraire dans un traité d’éducation, c’est justement la lecture de cet ouvrage que recommande Claude Joly aux « Filles de grande maison » (266). Feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves 343 L’adverbe « souvent » révèle que Mme de Chartres multiplie les conversations sur l’amour pour imprégner l’esprit de sa fille de son message. Le verbe « persuader » fait intervenir la rhétorique, dont l’abbé Batteux décrira au dix-huitième siècle l’effet en termes de « Charmes secrets » et de « nœuds invisibles […] qui nous retiennent malgré nous, […] puissance dont nous éprouvons l’empire, sans en voir les ressorts » (191). Cette observation décrit parfaitement la manière dont Mme de Clèves est façonnée par son éducation. En ce qui concerne l’amour, les mères pratiquent ce que l’on appellerait aujourd’hui une naïve politique de l’autruche, selon laquelle s’abstenir de parler de ce péril suffirait à en écarter la menace. Perspicace, Mme de Chartres adopte une stratégie inverse, parce qu’elle sait que le problème finira par se poser. Mais qu’en disent les experts en éducation du Grand Siècle ? Si ces doctes ne se risquent pas à recommander des leçons sur l’amour, ils prônent néanmoins la prévention en ce qui concerne les passions dans leur ensemble, comme l’abbé Vassetz dans De l’Obligation que les pères et les mères ont d’instruire eux-mêmes leurs enfans : « Peres et meres […] découvrez-leur de bonne heure tous ces pieges […]. Faites-leur donc pressentir ces attaques, afin qu’ils s’y disposent, et qu’ils en conçoivent de l’horreur avant que d’en venir aux mains » (32-33). De même, les enseignements de l’érudit prélat Pierre-Daniel Huet rejoignent la perspective de Mme de Chartres : il est […] nécessaire que les jeunes personnes du monde connaissent cette passion, pour fermer les oreilles à celle qui est criminelle, et pouvoir se démêler de ses artifices ; et pour savoir se conduire dans celle qui a une fin honnête et sainte. Ce qui est si vrai, que l’expérience fait voir que celles qui connaissent moins l’amour en sont les plus susceptibles, et que les plus ignorantes sont les plus dupes. (143-44) 6 De ce point de vue, l’unicité de Mme de Chartres apparaît comme une qualité rare, qui souligne l’incompétence des autres mères en matière d’amour et d’éducation. Les enseignements de Mme de Chartres sur l’amour sont l’occasion d’analyser l’arsenal des stratégies didactiques et rhétoriques dont elle se sert avec efficacité. Son discours sur l’amour révèle une stratégie rhétorique qui domine toute son attitude en matière d’éducation. Il s’agit de la feinte, que Furetière définit comme « deguisement, apparence, dissimulation ». En incluant ce que l’amour a d’agréable dans ses fréquentes peintures de cette passion, alors qu’elle ne veut nullement en donner une image favorable, 6 Laclos illustrera ce phénomène avec Cécile Volanges dans Les Liaisons dangereuses. Francis Mathieu 344 Mme de Chartres sait se faire écouter, tout en masquant l’objectif réel de son discours. A la faveur de cette ruse, elle se glisse insensiblement dans l’esprit de sa fille, qui est tout ouïe quand vient le moment de la convaincre de ce que l’amour a de dangereux. Ce type de feinte n’est pas sans rappeler un des lieus communs que les défenseurs du roman, comme Huet, avancent pour défendre ce genre : [le roman] augmente le plaisir qui est le grand charme de l’instruction ; il est donc important de se servir de cet appât et de frotter de ce miel les bords du verre pour leur faire avaler [aux lecteurs] la médecine amère des enseignements qui doivent les purger de leurs mauvaises humeurs. (143-44) Mme de Chartres réitère cette feinte lorsqu’elle dépeint Nemours à sa fille : Madame de Chartres n’avait pas voulu laisser voir à sa fille qu’elle connaissait ses sentiments pour ce prince, de peur de se rendre suspecte sur les choses qu’elle avait envie de lui dire. Elle se mit un jour à parler de lui ; elle lui en dit du bien et y mêla beaucoup de louanges empoisonnées. (105) Ce procédé correspond à ce que prône Nicolas Le Gras dans sa Rhetorique françoise, lorsqu’il propose d’« aneantir, et détruire secrettement et imperceptiblement la bonne volonté des Auditeurs pour l’adversaire » (104). La dissimulation, dont Mme de Chartres est une experte, lui sert autant à tromper les autres courtisans, qu’à inculquer ses préceptes à sa fille. Tout comme Huet préconise la tromperie du lecteur de roman pour son propre bien, cette feinte démontre que Mme de Chartres considère sa fille comme une apprenante involontaire, voire même réfractaire, qu’il est nécessaire d’éduquer par la ruse, parce que cet enseignement, que la jeune femme ne recherche pas, est pourtant un secours dont elle a grand besoin. Dire du mal de Nemours, parler contre l’être aimé, correspond à un des remèdes que prescrit le rhétoricien René Bary contre la passion dans sa Morale : « […] jetter plûtost les yeux sur les imperfections de l’aymé que sur ses belles qualitez, parce que cet envisagement frequent laisse des images dégoutantes » (228). Qui plus est, les « louanges empoisonnées » de Mme de Chartres vont plus loin qu’une critique négative, parce que cette censure ne dit pas son nom. Cette stratégie s’apparente à la feinte telle que la définit le rhétoricien et prédicateur Louis de Grenade : « La feinte est lorsqu’on feint de passer sous silence une chose qu’on ne laisse pas de dire » (284). Si l’on en croit Alexandre-Louis Varet et son Education chrestienne des enfans, en s’attaquant de manière détournée à la passion, ainsi qu’à son sujet, Mme de Chartres choisit une excellente méthode pour diriger sa fille : « […] il y a de certaines passions qu’il ne faut pas attaquer de front, mais qu’il faut combattre en détournant les objets qui les excitent » (97). Feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves 345 Mme de Chartres vise à persuader sa fille, et non à la contraindre. Ainsi, elle substitue la rhétorique à la sévérité, s’octroyant ainsi « un empire d’autant plus considerable, qu’il est moins contraint », comme le remarque Jacques du Roure au sujet de « ceux qui savent la Rhetorique » (2). Cette substitution est justement préconisée par les auteurs de traités d’éducation. Selon Pierre Coustel, précepteur dans une grande maison princière en Allemagne et auteur des Règles de l’éducation des enfants, il faut éviter la contrainte, parce que « ce qui se fait par le choix d’une volonté tout-à-fait libre, est d’ordinaire stable et permanent » (183). D’après Claude Joly, privilégier la sévérité « ne sert souvent qu’à aigrir leurs esprits, ou […] les oblige plutôt à cacher leurs vices qu’à les quitter » (62). Similairement, Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, souligne que « Le moins qu’on peut faire des leçons en formes, c’est le meilleur ; on peut insinuer une infinité d’instructions plus utiles que les leçons mêmes » (109). Lié à l’amour, le mariage est un autre élément clé qu’il est éclairant d’interpréter à la lumière des traités d’éducation. Selon l’abbé Vassetz, il doit occuper une place prééminente dans l’éducation des enfants : « La seconde instruction qu’un père et une mere doivent donner à une fille du monde, regarde ses devoirs dans le mariage » (68). La position de Mme de Chartres peut se résumer au précepte suivant : « […] ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, […] est d’aimer son mari et d’en être aimée » (76). Cette conception du mariage correspond à ce que prêche l’abbé Vassetz : « en donnant leur fille à son mari, ils doivent pour adieu solennel lui repeter encore […] de cherir son époux […] et de ne s’attirer aucun reproche » (69). L’auteur anonyme des Instructions chrétiennes et familières professe de même : « Quel est le devoir de la femme envers son mari ? C’est de craindre et d’aymer son mary, l’honorer et le respecter comme son Seigneur » (112). Les principes matrimoniaux de Mme de Chartres s’avèrent conformes aux préceptes des spécialistes en éducation. De nombreux critiques reprochent pourtant à Mme de Chartres le fait suivant, jugé en contradiction avec son précepte sur le mariage : « […] elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu’elle ne pût aimer en lui donnant le prince de Clèves » (87). La tournure de cette phrase peut prêter à confusion. A mon sens, elle signifie que Mme de Chartres n’a pas l’impression de donner à sa fille un homme pour lequel elle ne pourrait pas développer des sentiments d’amour-amitié. M. de Clèves possède des qualités qui n’échappent ni à Mme de Chartres, ni à l’héroïne. En outre, comme le remarque John Campbell (299), la condamnation de la critique Francis Mathieu 346 vient souvent d’une mauvaise interprétation du verbe « aimer » 7 , qu’il faut comprendre dans le contexte conjugal comme une profonde amitié pour le conjoint. Au siècle suivant, l’article « amour conjugal » de L’Encyclopédie définira avec précision le genre d’amour-amitié que préconise Mme de Chartres : « Pour vivre heureux dans le mariage, ne vous y engagez pas sans aimer et sans être aimé. Donnez du corps à cet amour en le fondant sur la vertu […] s’il s’est attaché aux qualités du cœur et de l’esprit, il est à l’épreuve du tems ». C’est de cette sorte que Mme de Chartres prend « de grands soins de l’attacher [sa fille] à son mari » (88) 8 . Il ne s’agit pas de passion, ce qui irait à l’encontre des pratiques matrimoniales de l’Ancien Régime, comme en témoigne Villiers dans la critique qu’il fait des mariages d’amour qui existent en littérature dans ses Entretiens sur les contes de fées : « N’est-ce pas un grand mal que de proposer des mariages qui n’ont été ménagez que par d’aveugles passions ? » (130). Dans le même ordre d’idées, l’auteur des Instructions chrétiennes et familières pour apprendre aux Pères et Mères à élever leurs enfans stipule que les sentiments des enfants ne sauraient entrer en ligne de compte dans le choix que les parents feront pour leur conjoint : « les peres et meres ne doivent pas en cela suivre leurs sentimens [ceux de leurs enfants] ny leur inclination naturelle » (103). Le reproche le plus pertinent, à mon sens, est celui émis par John Campbell (299) et Katharine Jensen (101), qui soulignent que Mme de Chartres ne craint pas de donner sa fille à un mari qui l’aime de passion. Selon, l’article « amour » de Furetière, celui-ci se marie pour des raisons condamnables : « Il s’est marié par amour, c’est-à-dire, desavantageusement, et par l’emportement d’une aveugle passion ». Les enseignements de Mme de Chartres sur l’amour, le mariage, et la vertu sont accompagnés d’une éducation moraliste, parce que Mme de Clèves est une néophyte à la cour qui a besoin d’apprendre les codes de ce microcosme périlleux. En courtisane aguerrie, Mme de Chartres lui enseigne que le paraître et la dissimulation camouflent la vérité, et prévient sa fille que la corruption morale s’est généralisée : « Mme de Chartres, qui avait eu tant d’application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étaient si nécessaires et où il y avait tant d’exemples si dangereux » (mes italiques 80). La narratrice intervient dans ce passage pour donner raison à Mme de Chartres. Les experts en éducation valident également les précautions de Mme de Chartres. Selon l’abbé Vassetz, « L’exemple des pêcheurs est infiniment plus fort que celui 7 Pour une analyse de la polysémie du verbe « aimer », voir Marianne Hirsch (75) et Katharine Jensen (103). 8 C’est aussi l’opinion récemment émise par Katharine Jensen (101). Feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves 347 des justes, sur un cœur qui commence à respirer le premier air du monde » (23). Or Mme de Chartres fait plus que neutraliser l’influence pernicieuse des mauvais exemples, elle fait un usage rhétorique de cette exemplarité négative afin de parfaire l’éducation morale de sa fille 9 . Elle emploie notamment un exemple qui prend la forme d’une parabole que la critique a souvent identifiée comme une digression, un épisode intercalé, ou un récit intérieur. Cet exemple-récit illustre le précepte qui lui sert d’énoncé d’introduction : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, […] vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité » (94). Il révèle que si les événements historiques semblent motivés par la politique, ils le sont en fait souvent par l’amour. Au niveau personnel, cet exemple apprend à l’héroïne que « ce n’est ni le mérite, ni la fidélité » (93), atouts qui sont les siens en amour, qui alimentent la passion, mais les mauvais traitements et la jalousie que l’on fait subir à l’être aimé. En outre, le rôle que joue la jalousie dans cet exemple lui procure un avant-goût d’une passion indissociable de l’amour dont elle souffrira bientôt intensément. Les doctes en rhétorique, à l’image de Louis de Grenade, prônent l’emploi de l’exemple pour servir le type d’objectif qui est précisément celui de Mme de Chartres : On se sert principalement de cette sorte de raisonnement […] quand on veut donner de l’horreur du vice, ou porter à l’amour de la vertu : mais il n’en faut user que lorsqu’on a auparavant établi une chose par le raisonnement : car l’exemple ne sert que de témoignage et confirme ce qui a déjà été prouvé. (128) La dextérité rhétorique de Mme de Chartres brille dans toute sa splendeur avec cet exemple. Elle sait exciter la curiosité de son interlocutrice pour que celle-ci en sollicite la narration, et lui prête ainsi une attention renforcée : Si je ne craignais […] que vous dissiez de moi ce que l’on dit de toutes les femmes de mon âge, qu’elles aiment à conter les histoires de leur temps, je vous apprendrais le commencement de la passion du Roi pour cette duchesse, et plusieurs choses de la Cour du feu Roi qui ont même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encore présentement. (93-94) Ce préambule ressemble fort à la concession, que le rhétoricien Bretteville définit comme « une figure par laquelle on accorde quelque chose en apparence, pour en tirer apres avantage » (273). 9 Pour une analyse détaillée de l’exemplarité négative, voir Francis Mathieu : L’Art d’esthétiser le précepte : L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime. Tübingen, Narr, 2012, pp. 53-60. Francis Mathieu 348 Cette feinte fonctionne à merveille : « Bien loin de vous accuser […] de redire des histoires passées, je me plains, Madame, que vous ne m’ayez pas instruite des présentes, et que vous ne m’ayez point appris les divers intérêts et les diverses liaisons de la Cour » (94). Mme de Chartres conclut son exemple en répétant cette feinte : « Je ne sais, ma fille, […] si vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choses que vous n’aviez envie d’en savoir » (99). La naïve héroïne tombe à nouveau dans ce piège rhétorique : « Je suis très éloignée, Madame, de faire cette plainte, […] et, sans la peur de vous importuner, je vous demanderais encore plusieurs circonstances que j’ignore » (99). Cependant, comme le remarque Harriet Stone, Mme de Chartres n’appuie jamais ses enseignements sur des exemples de vertu à imiter, mais uniquement sur des anti-exemples censés générer un effet de dissuasion (248). Ce sont pourtant les modèles imitables que les experts en éducation recommandent avec enthousiasme, à l’image de l’abbé Vassetz : « Rien de plus puissant et de plus instructif que l’exemple : quelle force n’a-t-il pas sur l’esprit et sur le cœur […]. Comme on a besoin de guide dans une route nouvelle et inconnue, on aime à suivre ceux qui ont fraié le chemin, et on se fait une loi de leur exemple » (93-94). Peut-être faut-il attribuer le choix de Mme de Chartres au contexte de la cour, où prédominent le mauvais exemple et la dissimulation. Il est également possible que Mme de Chartres se conforme tout simplement au goût des doctes et savants de sa période pour l’exemplarité négative. Selon l’évêque Camus, les deux versants de l’exemplarité disposent d’un potentiel moral identique : « Les exemples des biens ou des maux ont la mesme vertu, pourveu qu’ils rencontrent de la disposition dans les ames de ceux qui les voyent » (74). Dans ses Maximes, Mme de Sablé souligne l’effet salutaire que l’on peut tirer du mauvais exemple : « On s’instruit aussi bien par le défaut des autres que par leur instruction. L’exemple de l’imperfection sert quasi autant à se rendre parfait que celui de l’habileté et de la perfection » (240). Nous voyons en effet que Mme de Clèves apprend ce qu’il faut fuir des contre-modèles que lui indique sa mère, puis de ceux qui se présenteront à elle après la mort de celle-ci. Sorte de feinte, l’exemple est encore une forme d’instruction qui ne dit pas son nom. Mme de Chartres use fort adroitement d’un autre type de feinte, qu’elle emploie pour obtenir la confiance de sa fille, s’assurer qu’elle ne lui cache rien, et lui avoue tout : « Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu’on lui dirait, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l’on était souvent embarrassée quand on était jeune » (82). La narratrice de La Princesse de Clèves rapporte à non moins de trois reprises que cette stratégie porte ses fruits, comme le montre l’échantillon suivant : « Madame Feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves 349 de Clèves revint chez elle l’esprit si rempli de ce qui s’était passé au bal que, quoiqu’il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte » (92) 10 . C’est à ce moment précis que la princesse loue Nemours de telle sorte que sa mère réalise avec effroi que sa fille en est amoureuse. Cependant, Mme de Chartres n’use pas avec sa fille de cette sincérité qu’elle cultive méthodiquement chez elle. C’est en fait sans vergogne que Mme de Chartres prend le parti de lui mentir. Son premier mensonge concerne ses fameuses « louanges empoisonnées » de Nemours, auxquelles elle ajoute « la sagesse qu’il avait d’être incapable de devenir amoureux et […] qu’il ne se faisait qu’un plaisir et non un attachement sérieux du commerce des femmes » (105). Ce mensonge est d’autant plus insidieux qu’il s’appuie sur un fond de vérité, parce qu’il est vrai que ce séducteur chevronné fait preuve d’une grande frivolité en matière de galanterie. Or cet élément restera gravé dans l’esprit de Mme de Clèves jusqu’à son refus final et sa retraite. Le mensonge est double ici. D’une part, il est faux que le duc est incapable d’aimer sérieusement. D’autre part, Mme de Chartres insinue qu’une telle incapacité constitue une forme de sagesse, afin que sa fille assimile l’amour au contraire de la sagesse. Son second mensonge concerne la soi-disant passion qui unirait secrètement Nemours et la Reine Dauphine. Elle s’appuie sur ce mensonge pour faire croire à sa fille que le cœur du duc n’est plus à prendre, et pour l’exhorter à ne plus se rendre chez cette princesse, afin d’éviter de se trouver mêlée à cette galanterie. Le véritable objectif de Mme de Chartres consiste bien sûr à éloigner Mme de Clèves d’un lieu que Nemours fréquente régulièrement. Alors que Mme de Clèves fait confiance à sa mère et croit être « détrompée » par elle, ce nouveau mensonge la porte à désavouer l’analyse qu’elle avait faite des sentiments de Nemours : « […] elle pensait avec honte qu’elle aurait pris tout ce qu’on lui disait du changement de ce prince pour des marques de sa passion si elle n’avait point été détrompée » (106). C’est sans doute à ce type de feinte et de mensonge que l’on doit attribuer les jugements négatifs de certains critiques, comme Jean Charron, qui parle du « machiavélisme de Mme de Chartres » (50). Que doit-on en effet penser du recours au mensonge dans le cadre de l’éducation maternelle ? Peut-on décemment approuver le choix de Mme de Chartres ? Ce ne sont pas les experts en éducation qui nous aideront à prendre position. Ils sont muets à ce sujet, qui est trop controversé pour être inclus dans un traité. En revanche, Mme de Chartres semble aller une nouvelle fois dans le sens de la rhétorique. Nicolas Le Gras affirme qu’« on peut se servir avec 10 Pour d’autres exemples, voir les pages 86 et 88. Francis Mathieu 350 bienseance de toutes les adresses qui blesseroient la bienseance, si elles estoient employées à une mauvaise fin » (241). Ceux qui ont écrit sur le mensonge émettent également des commentaires éclairants. Au chapitre intitulé De la Conversation et de la Dissimulation de L’Ecole du monde, le littérateur Eustache Le Noble condamne le mensonge, à une exception près : « […] il est néanmoins tolerable par le motif droit qui nous engage à l’employer » (233). Le Noble précise que ne sont pas immoraux « les tours adroits qu’on peut à bonne fin donner à une action pour en prevenir de plus fâcheuses suites » (234). Selon le théologien Louis Thomassin et son Traité de la vérité et du mensonge, « le mensonge devient quelquefois nécessaire, et la fausseté utile » pour « motifs de vertu » (175-76). De même, La Mothe Le Vayer déclare que le mensonge est acceptable « lorsqu’on l’emploie au salut des hommes » (311). Si l’on juge Mme de Chartres d’après de tels critères, le motif de vertu qui l’engage à agir pour sauver sa fille légitime ses mensonges. Force est de constater que le second mensonge de Mme de Chartres porte ses fruits et exerce une influence non négligeable sur Mme de Clèves : L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle sentit de connaître, par ce que lui venait dire sa mère, l’intérêt qu’elle prenait à Monsieur de Nemours : elle n’avait encore osé se l’avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentiments qu’elle avait pour lui étaient ceux que Monsieur de Clèves lui avait tant demandés ; elle trouva combien il était honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritait. (105) C’est donc par le biais d’un mensonge que Mme de Clèves prend conscience de sa passion pour Nemours. Qui plus est, ce mensonge la décide à se confier une fois de plus à sa mère et à effectuer ce qui aurait dû être le premier de ses aveux : « […] cette pensée la détermina à conter à Madame de Chartres ce qu’elle ne lui avait point encore dit. Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu’elle avait résolu » (105). Cette résolution avorte cependant, parce que Mme de Clèves trouve sa mère malade, ce qui précipite l’intrigue. Pour finir, le décès de cette mère déterminée nous amène à considérer son influence posthume, non pas pour en revisiter les effets, mais pour en analyser l’origine. La mère et la fille ont une ultime conversation au début de laquelle Mme de Chartres révèle savoir que sa fille est amoureuse de Nemours. Incontinent, elle poursuit sur un mode des plus tragiques avec une liste des choses que doit absolument faire sa fille pour éviter la chute. Ce discours teinté de rhétorique s’apparente à l’éloquence délibérative telle que la définit le rhétoricien Jean Richesource : « […] representer aux Personnes intéressées l’importance des choses futures qu’ils leur proposent » (12). Les deux fonctions d’un tel discours sont la persuasion, qui consiste à « favoriser Feinte, persuasion et éducation dans La Princesse de Clèves 351 l’execution de quelque entreprise importante », et la dissuasion, qui vise à « porter les Personnes intéressées à l’abandonnemen de ce qu’elles avoient dessein d’entreprendre » (13). Mme de Chartres ne pense plus qu’à l’orientation morale de sa fille, si bien qu’elle met le pathétique de sa propre agonie au service de sa persuasion, comme le montrent les derniers mots qu’elle lui adresse : « Adieu, ma fille, […] finissons une conversation qui nous attendrit trop l’une et l’autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire » (108). Je propose d’interpréter cette injonction à l’impératif, ironiquement nuancée par un « si vous pouvez », comme un défi à exécuter tout ce qu’elle recommande 11 . La réaction de Mme de Clèves ne se fait guère attendre. Elle prend sa première résolution contre la passion : « […] sentant bien qu’elle ne pouvait s’empêcher de le trouver aimable, elle avait une forte résolution de s’empêcher de le voir et d’en éviter toutes les occasions qui dépendraient d’elle » (109). La voix et les préceptes de Mme de Chartres continueront à résonner dans l’esprit de Mme de Clèves tout au long de l’intrigue. Faut-il s’étonner de ce phénomène posthume ? Pas si l’on en croit les auteurs de traités d’éducation. Dans La Belle Education, le théologien et dramaturge Laurent Bordelon affirme que « la bonne éducation est le plus grand bien que vous leur puissiez laisser pour l’une et pour l’autre vie » parce que rien, y compris « la durée des tems » ne vient « l’enlever ou la corrompre » (3). De même, selon l’abbé Vassetz, « Les instructions des peres et des meres doivent même les survivre et continuer apres leur mort » (88). Mme de Clèves donne raison à cet expert de manière troublante : « […] cette voix d’instruction qui se fait entendre apres la mort des parens a une force à qui les plus violentes passions des enfans ne peuvent resister » (91). En conclusion, que l’on approuve ou dénonce les méthodes de Mme de Chartres, leur efficacité et leurs effets à long terme sur sa fille sont indéniables et illustrent une nouvelle fois les préceptes de l’abbé Vassetz, lorsque celui-ci déclare au sujet des enfants que « l’instruction est un souffle puissant qui les anime » (5). Mettre les stratégies didactiques de Mme de Chartres face aux autorités du dix-septième siècle en matière d’éducation révèle qu’elles correspondent aux meilleurs critères de l’époque, et qu’elles vont bien au-delà, en ce qu’elles incluent la rhétorique. Cette coercition douce est ce qui fait le succès de l’éducation de Mme de Clèves. L’érudition dont fait preuve Mme de Chartres en matière de didactique, de rhétorique, et de ce que l’on qualifierait aujourd’hui de psychologie, est tout à fait 11 Nelly Kupper a raison de remarquer que Mme de Chartres coupe court à leur conversation, sacrifiant ainsi leur besoin émotionnel de passer ses dernières heures ensemble afin de préserver le pouvoir de ses mots (103). Francis Mathieu 352 impressionnante, et elle rejaillit sur l’auteure de La Princesse de Clèves, Marie-Madeleine de Lafayette. La compréhension exhaustive de la relation mère-fille dans ce roman est primordiale, étant donné que l’exemplarité « inimitable » de l’héroïne trouve sa source dans l’éducation que lui donne sa mère et dans les méthodes de choc que celle-ci emploie. Danielle Haase- Dubosc a raison d’observer que bien qu’il s’agisse d’un roman d’amour, « la relation mère-fille » est « la relation la plus profonde et la plus déterminante » (422). Ouvrages cités Bary, René. La Morale. Paris, Couterot, 1672. 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