eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

La mort orpheline: le suicide des mères chez Racine

2015
Jennifer Tamas
PFSCL XLII, 83 (2015) La mort orpheline : le suicide des mères chez Racine J ENNIFER T AMAS (R UTGERS U NIVERSITY ) Mort taboue, le suicide terrifie en même temps qu’il fascine les spectateurs du XVII e siècle. Comment nommer cette terrible réalité qu’on ne désignera par le terme de « suicide » qu’au XVIII e siècle ? Au meurtre de soi correspond une forme de vacuité linguistique 1 . Le Grand Siècle a recourt à diverses périphrases 2 pour évoquer sans véritablement la nommer l’idée de mort volontaire : mettre fin à ses jours, abréger ses jours 3 , etc. Sans retracer l’histoire du suicide, rappelons qu’on ne peut aborder cette question sans considérer d’abord la valorisation stoïcienne du suicide 4 . Ce courant antique permet de penser le suicide comme une option éthique digne, voire nécessaire dans certaines circonstances. C’est la pensée chrétienne qui fait ensuite du suicide un acte irrémédiablement condamnable. Ainsi, se donner la mort est un acte banni au XVII e siècle. Dès le Moyen-Âge, la loi ne distingue pas le meurtre de soi-même du meurtre d’autrui. Les institutions et la religion sont unanimes à ce sujet. Par exemple, saint Augustin puis saint François de Sales analysent le cas d’une haute figure du suicide héroïque : Lucrèce. On s’en souvient, Lucrèce se donne la mort après avoir été violée. Ces théologiens la condamnent sans appel et jugent qu’elle 1 Dans le cadre restreint de cet article, ces approches sémantiques, qui permettraient pourtant de comprendre l’histoire des mentalités sur la mort volontaire, ne peuvent être détaillées. 2 « Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste / D’une infidèle vie abrégera le reste » (Andromaque, IV, 1, vers 1097-1098). Toutes les références à Racine sont tirées de l’édition de Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. 3 Dominique Godineau, S’Abréger les jours : le suicide en France au XVIII e siècle, Armand Colin, 2012. 4 Voir Sénèque, Lettres à Lucilius, en particulier la lettre LXX « Du suicide. Quand peut-on y recourir ? Exemples mémorables ». Jennifer Tamas 302 est à la fois coupable et criminelle 5 . En effet, soit elle n’est pas chaste, et elle est donc coupable et meurtrière ; soit elle est chaste, et son suicide revient au meurtre d’une innocente et enfreint le cinquième commandement selon lequel il est interdit de tuer. Le meurtre de soi est un meurtre pire qu’un autre, car il marque le désespoir. Le suicide est une enfreinte à la prescription divine. Nul n’a le droit de prendre la vie que Dieu a donnée. Cette condamnation religieuse est consolidée par les institutions politiques et gouvernementales. Émile Durkheim 6 , Albert Bayet 7 puis Georges Minois 8 analysent dans leurs études la répression du suicide : le défunt n’a pas le droit aux honneurs funéraires et sa famille est déshéritée. Or au XVII e siècle, l’ordonnance de 1670 représente un durcissement d’une loi déjà rigoureuse. Elle envisage le suicide non plus seulement comme un assassinat, mais comme un crime de haute trahison, notamment dans le cadre de la politique populationniste encouragée par Colbert. Des procès voient donc le jour à l’encontre de suicidés qui sont écroués. Les prisons s’emplissent d’odeurs mortifères qui révulsent les autres condamnés. On pend le cadavre par les pieds, tandis que l’on fait son procès instruit « en la forme ordinaire ». Enfin, sa mémoire est effacée et ses biens confisqués. Si des arguments pour justifier le suicide apparaissent assez rapidement, c’est au XVIII e siècle que l’on formule plus explicitement un droit au suicide : Saint-Preux le revendique clairement dans La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau ; d’autres penseurs examinent ce droit tels David Hume (Suicide and the Immortality of the Soul, 1757), d’Holbach (Système de la nature ou les lois du monde physique et du monde moral, 1770) ou Madame de Staël (Réflexions sur le suicide, 1813). Condamné par les institutions politiques et religieuses, le suicide est également banni de la scène au nom des bienséances théâtrales. Par exemple, d’Aubignac se penche sur le sujet dans sa Pratique du théâtre 9 . Selon lui, le suicide est particulièrement problématique quand il constitue l’issue tragique de la pièce. Dans ce cas, le suicide est non seulement choquant mais aussi peu vraisemblable : c’est à ce titre qu’il reproche à Tristan L’Hermite le dénouement brutal de sa Panthée. 5 Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, I, 1 (4), in Œuvres, éd. André Ravier, Gallimard, 1969 (« Bibliothèque de la Pléiade »). 6 Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 2002 [1897]. 7 Albert Bayet, Le Suicide et la morale, Paris, Félix Alcan, 1922. 8 Histoire du Suicide. La Société occidentale face à la mort volontaire, Paris, Fayard, 1995. 9 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 [1657], voir en particulier I, 2, chapitre IX. La mort orpheline : le suicide des mères chez Racine 303 Cependant, le suicide a beau être banni par les institutions religieuses et politiques et rejeté par les bienséances, il hante pourtant la plupart des tragédies et des romans du XVII e siècle. On remarque même l’absence de réprobation de la part des auteurs 10 à l’égard de cet acte. Qu’il soit simplement évoqué, ou clairement projeté, c’est une composante essentielle du théâtre tragique. Il peut se formuler aussi bien pitoyablement comme le fait Phèdre, qui se résigne à mourir, que glorieusement, comme le fait l’héroïque Rodrigue quand il affirme qu’« il vaut mieux courir au trépas 11 » que se battre contre le père de Chimène et risquer de perdre son amour. Ainsi s’attacher à la question du suicide, c’est explorer l’écart qui existe entre les institutions officielles d’une part et une pratique littéraire et scénographique d’autre part. Cet écart est gênant, car il creuse la distance entre les normes d’une société et ses représentations imaginaires. Si au XVII e siècle le suicide est tabou et banni de la société, il est sans cesse objet de discours, voire de fantasmes et de représentations théâtrales. Mesurer cet écart, c’est déjà prétendre trouver dans les textes littéraires une forme de vérité que n’épuise pas l’histoire des normes juridiques et religieuses. Il semblerait même que si la question du suicide est si présente au théâtre, c’est parce que le suicide est un acte qui a étrangement trait au théâtre. Il paraît difficile de séparer le suicide d’une mise en scène de sa propre mort. Le suicide partage avec le théâtre une forme d’anticipation (soit une sorte de script) et une dimension performative. Se suicider, c’est anticiper sa mort, se la représenter à soi-même, la préparer, et peut-être la mettre en œuvre pour la « représenter » aux autres. Se suicider, c’est aussi choisir un lieu, une heure, voire un décor et des objets particuliers. C’est décider d’un mode d’action, d’un modus operandi. Je renvoie à ce titre au livre de Claude Guillon et Yves Le Bonnec toujours censuré en France, Suicide, mode d’emploi. Histoire, technique, actualité 12 , puisque s’y trouvent tous les moyens de se suicider sans se rater et surtout sans souffrir. Dans nos tragédies, les moyens les plus employés sont le poison et l’épée. D’un point de vue purement dramaturgique, le suicide permet de mêler brutalement une forme d’intériorité (le mal-être que suscite le désir de 10 Il touche aussi bien les bons que les méchants, apparaît dans les romans précieux comme au théâtre. Voir Céladon dans L’Astrée qui se jette à l’eau et l’analyse de Bayet qui a passé en revue tous les romans français : « Je ne connais pas un seul cas dans lequel le suicide d’un personnage le rende odieux. Par contre, ceux qui se tuent pour sauver leur honneur, par remords ou par amour sont invariablement sympathiques », in Le Suicide et la morale, op. cit., p. 521. 11 Pierre Corneille, Le Cid, acte I, scène 6, vers 321. 12 Claude Guillon et Yves Le Bonnec, Suicide, mode d’emploi. Histoire, technique, actualité, Éditions Alain Moreau, 1982. Jennifer Tamas 304 mort) à une forme d’extériorité. Chez Racine, le suicide se parle. Son anticipation permet de délivrer un discours sur soi (que ce soit sous forme de monologue ou de dialogue confidentiel). Or si parfois le discours suicidaire tient lieu de suicide, certains personnages raciniens n’en restent pas aux mots ; la réalisation du suicide engendre une production de discours et des effets pathétiques certains de la part de ceux qui survivent au suicide. Enfin, au niveau de la construction des personnages (Aristote parlerait de l’élaboration de leur « caractère »), le suicide permet de réfléchir à une question fondamentale qui se trouve au cœur du personnage tragique, à savoir la question de la liberté. Le suicide est-il un acte libre ou au contraire un signe d’aliénation ? Si beaucoup de personnages clament leur lignée maudite et invoquent la fatalité (on pense bien sûr à Phèdre, mais aussi à Clytemnestre ou à Jocaste), n’y a-t-il pas autre chose qui se profile derrière cette prétendue aliénation ? Dans le cadre très restreint de cet article, je me concentrerai sur quelques personnages raciniens qui font le choix d’abréger leurs jours. Comment Racine conçoit-il le suicide, lui qui est l’héritier d’une double tradition aux logiques fondamentalement incompatibles : la tradition stoïcienne, qui valorise le suicide, et la pensée chrétienne, qui le condamne ? Les personnages que j’ai choisi d’analyser sont des femmes et qui plus est, des mères, que cette maternité soit revendiquée ou reniée. Ce tour d’horizon tentera de s’interroger sur la figure paradoxale de la mère : comment celle qui donne la vie à son enfant peut-elle décider de lui donner à vivre sa mort à travers la représentation de son suicide ? 1-Un désir de mort paradoxal : le suicide ou la monstruosité des mères ? Malgré la condamnation du suicide, il faut nuancer cette représentation de la mort volontaire, notamment parce qu’elle fait l’objet d’une distinction entre les hommes et les femmes. S’il est vrai que les lois condamnent les suicidés, elles ne condamnent pourtant pas ceux que l’histoire et la littérature érigent en héros nationaux. Dès l’Antiquité, on valorisait deux types de suicide : le suicide philosophique et le suicide héroïque 13 . Au XVII e siècle, de nombreux hommes courent à la mort par orgueil. On a cité Rodrigue, mais il loin d’être le seul. C’est ce que l’historien Georges 13 Voir les analyses de Georges Minois, en particulier le chapitre III, « L’héritage antique : savoir sortir à temps », in Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, op. cit., pp. 56-72. La mort orpheline : le suicide des mères chez Racine 305 Minois définit comme une « conduite de substitution 14 » : la pratique du duel en est un exemple 15 . Le suicide des femmes est problématique car il soulève la question de l’héroïsme féminin 16 . Le suicide masculin peut être valorisé au nom de la « virtus », mais la vertu féminine consiste à se retenir : c’est la « pudor » qui doit la caractériser. Elle ne doit pas faire d’éclat. Surtout, on ne peut pas séparer la femme de son rôle de procréation. Le suicide féminin est d’autant plus blâmé que la femme est faite pour donner la vie. Ainsi, se tuer c’est se dénaturer. Qu’en est-il du théâtre racinien ? D’habitude, quand on évoque Racine, on ne songe pas spontanément à la maternité : on a surtout en tête l’image de femmes et d’amantes passionnées. Ainsi, une récente étude consacrée au suicide chez Racine ne considère pas les personnages de mères, et se focalise sur la mort dramatique et spectaculaire des « héroïnes » raciniennes. En effet, selon Tom Bruyer, le suicide est réservé aux « héroïnes passionnées comme Hermione, Ériphile ou Phèdre », ce qui « demeure un acte de transgression qui perturbe » 17 . Rien n’est dit du lien entre suicide et maternité. Or non seulement la plupart des pièces montre des personnages de mères mais il s’avère qu’une pulsion suicidaire les habite presque toutes. Si la question de la maternité est considérée pour beaucoup comme une catégorie anachronique et non pertinente pour l’étude des textes du XVII e siècle 18 , je tenterai de montrer justement que la puissance du théâtre raci- 14 « Acte social, le suicide du noble est, d’une certaine façon, honorable. Le suicide du rustre est un acte isolé, d’égoïste et de lâche », ibid., p. 25. 15 Voir chapitre VII « Permanence du problème et substituts du suicide au XVII e », et en particulier le passage suivant : « Un type de suicide est également assez rare au XVII e siècle, ce qui pourrait sembler en contradiction avec l’éthique de l’honnête homme, c’est le suicide noble pour raison d’honneur. En fait, le code aristocratique prévoit un substitut efficace : le duel. Théologiens et moralistes ne s’y trompent pas et englobent cette pratique dans les mêmes anathèmes que le suicide. Le canon 19 de la 25 e session du concile de Trente l’interdit et refuse l’inhumation des duellistes en terre chrétienne, parce qu’on y risque l’homicide, de soi ou de l’adversaire, et la mort sans préparation », ibid., p. 183. 16 Voir Philippe Bousquet, « Suicides féminins au XVII e siècle : un acte héroïque ? », in La Femme au XVII e siècle, éd. Richard G. Hodgson, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », n° 138, 2002, pp. 183-200. 17 Tom Bruyer, Le sang et les larmes, Le suicide dans les tragédies profanes de Racine, Amsterdam, NY, Rodopi, 2012, p. 303. 18 Les arguments invoqués sont souvent les mêmes : les mères n’allaitaient pas leurs enfants, les envoyaient à la campagne et dès lors ne pouvait se développer un sentiment maternel. Madame de Sévigné n’écrivait-elle pas à sa fille, une fois que celle-ci était devenue adulte ? Pour un point de vue historicisé sur la question, voir Jennifer Tamas 306 nien est d’interroger ces figures de mères, de mettre au jour leur ambivalence, et d’en dévoiler l’amour et la souffrance. Il me semble que les pièces sont d’autant plus tragiques qu’elles érigent des personnages de mères aimantes et monstrueuses. De fait, une première lecture des pièces nous invite à contempler la vision de mères monstrueuses. Andromaque, le personnage de mère le plus évident, a un rapport trouble avec son fils puisqu’elle ne cesse de voir en lui l’image de son défunt mari Hector. On peut donc voir en Andromaque un personnage de mère qui n’est pas bienveillante car sinon elle n’hésiterait pas un instant à sauver son enfant. C’est du moins l’interprétation de Michel Serres 19 qui, dans Andromaque, veuve noire, montre que l’héroïne est incapable de se projeter dans l’avenir de son enfant et qu’elle se tient moribonde dans un passé qui la dévore. On pourrait aller plus loin en avançant que cette obsession du passé qui hante Andromaque ne peut se résoudre que grâce au suicide qui se présente à elle comme une irrésistible tentation : Fais-lui valoir l’hymen, où je me suis rangée; Dis-lui, qu’avant ma mort je lui fus engagée, Que ses ressentiments doivent être effacés, Qu’en lui laissant mon Fils, c’est l’estimer assez. (Andromaque, IV, 1, vers 1113-1116) Cet élan suicidaire qui réconcilie le personnage avec lui-même marque l’incapacité à vivre pour son enfant. Bien que le suicide projeté d’Andromaque n’ait pas lieu, sa seule pensée illustre l’idée qu’il est envisageable pour cette mère de se soustraire d’un monde où elle laisserait son enfant vulnérable. Phèdre concrétise ce qu’Andromaque ne faisait que projeter. Phèdre a elle aussi un rapport trouble à la maternité. D’ailleurs on ne la perçoit jamais comme une mère, mais plutôt comme une amante pleine de fureur. Cependant, elle se permet d’aborder Hippolyte au nom de sa maternité. Elle se présente même comme une mère inquiète pour son jeune enfant car elle croit Thésée mort, et veut faire croire à Hippolyte qu’elle se pose la question de la succession au trône et du pouvoir légitime : Je vous viens pour un Fils expliquer mes alarmes. Mon Fils n’a plus de Père, et le jour n’est pas loin Qui de ma mort encor doit le rendre témoin. (Phèdre, II, 5, vers 586-588) Il est symptomatique que dès cette phrase d’accroche, Phèdre annonce déjà sa mort prochaine. Le suicide est toujours sur ses lèvres, et rythme la pièce Marie-France Morel, « L’amour maternel : aspects historiques », ERES I, Spirale, 2001/ 2 - n° 18, pp. 29-55 et Elisabeth Badinter, L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel, XVII e siècle - XX e siècle, Paris, Flammarion, 2010. 19 Michel Serres, Andromaque, veuve noire, Paris, Éditions de L’Herne, 2012. La mort orpheline : le suicide des mères chez Racine 307 même si les motivations du suicide évoluent. De sa première réplique, qui annonce sa mort, à sa dernière phrase qui la concrétise, Phèdre est l’héroïne d’une vie devenue insupportable. Elle veut d’abord se laisser mourir pour ne pas succomber à la parole coupable, et elle finit par mourir d’avoir trop parlé. D’une mort qu’elle attend moribonde, elle devient, à la fin de la pièce, actrice de sa mort. Il est à noter qu’au moment de mourir Phèdre n’évoque jamais son enfant. Elle vit ses derniers instants en femme passionnée et en épouse, mais nullement en mère car aucune pensée n’accompagne cet enfant qui lui survivra. Le suicide de Phèdre est d’autant plus brutal qu’il a lieu sur scène. Racine insiste sur cette réappropriation de la mort à travers cette scénographie de la mort. Contrairement à la Phèdre d’Euripide, qui se retirait de la scène pour mourir seule, la Phèdre de Racine revendique sa mort devant son mari et indirectement devant les spectateurs que nous sommes. D’ailleurs, Racine ne manque pas de se faire conspuer pour ce que ses pairs considèrent comme une irréparable faute de goût 20 . L’image de mère monstrueuse atteint même les femmes qui disent pourtant se préoccuper de leurs enfants. C’est ainsi que pendant quatre actes Jocaste supplie ses enfants Étéocle et Polynice de se réconcilier et de renoncer au combat. Vainement. Si l’idée de perdre ses deux fils lui semble insupportable, elle ne paraît faire aucun cas de son troisième enfant, sa fille, Antigone. Elle finit par maudire ses fils et par se suicider. Racine prend soin d’exécuter ce suicide hors scène, soit dans l’intervalle qui sépare l’acte IV de l’acte V. Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse, Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir, Et moi je vais, Cruels, vous apprendre à mourir. (La Thébaïde, IV, 3, vers 1316-1318) La cruauté (au sens étymologique de crualis) s’empare de Jocaste qui finit par répandre son propre sang. 20 Voir la querelle de Phèdre en 1677, en particulier sur la banque de données AGON consacrée aux querelles théâtrales : « À partir du 15 janvier 1677 circulent des sonnets manuscrits, anonymes, hostiles à la pièce de Racine, puis des sonnets ou épigrammes en riposte. Ils sont publiés dans l’anonymat. Le premier est supposé avoir été composé par Mme Deshoulières, puis on l’attribue au duc de Nevers. Il attaque la langue, la bienséance - Phèdre vient mourir sur scène - et le physique de l’actrice Melle d’Ennebaut qui joue Aricie (‘‘Une grosse Aricie au teint rouge, aux crins blonds / N’est là que pour montrer deux énormes tétons…’’) », http: / / base-agon.paris-sorbonne.fr/ querelles/ querelle-des-deux-phedre. Voir aussi à ce sujet la notice de Georges Forestier dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., pp. 1615-1626. Jennifer Tamas 308 Quand les mères monstrueuses ne retournent pas contre elles-mêmes leur désir de mort, elles le dirigent contre leur propre enfant. On ne s’attardera pas ici sur les cas d’Agrippine et d’Athalie qui regardent avec horreur l’enfant qui leur succède. Si la première finit par être tuée par son fils (ce que ne nous montre pas la pièce de Racine même si sa préface montre clairement qu’il a en tête cette issue monstrueuse), la seconde revendique un rôle de mère profondément ambivalent car il oscille entre violence et pitié. C’est saisissant dans sa dernière tirade. Le royaume de l’enfant Joas émane du sacrifice d’Athalie, un sacrifice qui la consacre comme « mère » au moment de mourir : Qu’il règne donc ce Fils, ton soin, et ton ouvrage, Et que pour signaler son empire nouveau On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau. Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa Mère. (Athalie, V, 7, vers 1780-1783) On remarque que pour les trois personnages de mères que sont Andromaque, Phèdre et Athalie, l’image du fils apparaît aux côtés de la mort énoncée de la mère. Que ce fils soit objectivé (« mon fils »), mis à distance (« un fils ») ou montré du doigt (« ce fils »), le déterminant souligne à chaque fois le rôle que la mère tente de jouer pour son enfant. Dans le théâtre de Racine, il semble que les mères ne soient ni consolatrices ni bienfaitrices. Charles Mauron 21 montre d’ailleurs que Racine donne à voir des mères monstrueuses car étant orphelin, seul Port Royal aurait pu lui servir de mère protectrice. Ne peut-on pas creuser davantage ces personnages de mères dénaturées pour voir ce que le suicide permet de mettre au jour ? 2-Le suicide comme mécanisme de dévoilement de la fracture féminine De tous les personnages de mères chez Racine, seuls deux semblent réellement déterminés à protéger et même à sauver leur enfant. On peut d’abord brièvement évoquer le personnage de Josabet. Elle est la mère de Zacharie et la mère adoptive d’Éliacin. Josabet est certes inquiète, mais pieuse et confiante. Elle s’oppose à Athalie, monstre maternel, qui apparaît souvent à travers la rime entre « mère » et « colère », une rime obsédante chez Racine. Le personnage de Josabet est frappant, car elle est dans le théâtre de Racine la seule mère qui ne veuille pas mettre fin à ses jours. 21 L’Inconscient dans la vie et l’œuvre de Jean Racine, Paris, Ophrys, 1965. La mort orpheline : le suicide des mères chez Racine 309 Clytemnestre est la seconde mère qui souhaite sauver son enfant. Or pour cette femme, vouloir sauver l’enfant revient à lutter contre son époux, Agamemnon. Cette fracture montre l’incapacité de Clytemnestre à résoudre le conflit qui oppose ses rôles d’épouse et de mère. Elle doit choisir, se scinder en deux, et elle finit par exiger de son mari un « double sacrifice » : qu’il la tue, elle et sa fille. Ainsi Clytemnestre ne conçoit sa vie que comme consubstantielle à son enfant. Plusieurs de ses phrases montrent le caractère fusionnel de la mère et de son enfant. Les vers de Racine illustrent ici toute la puissance du lien maternel. L’enfant n’est pas seulement le prolongement de la mère. Il est sa substance même, et ce qui donne tout son sens à sa vie : La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux. Mon corps sera plutôt séparé de mon âme, Que je souffre jamais… Ah ma Fille ! (Iphigénie, V, 3, v. 1635-1638) La rime entre « nœuds » et « deux » montre le caractère indissoluble de ce lien mère/ fille. Le corps de la mère ne peut subsister sans son enfant. Le suicide dont ne cesse de rêver Clytemnestre est l’acte par lequel la douleur d’être séparée de son enfant pourra être apaisée : mourir c’est ne plus souffrir. En ce sens, on peut relire La Thébaïde et voir chez Jocaste l’aboutissement de la logique de Clytemnestre. Jocaste ne serait donc pas si monstrueuse de se tuer avant de voir ses enfants se massacrer. C’est peut-être au contraire la profonde nature des mères que d’être incapables de se résoudre à la perte de leur enfant. Écoutons à nouveau ses dernières paroles avant de se suicider : Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse, Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir, Et moi je vais, Cruels, vous apprendre à mourir. (La Thébaïde, IV, 3, vers 1316-1318) Ici, la rime entre « chérir » et « mourir » éclaire ce rapport de l’amour à la mort : elle dit bien la toute-puissance de l’amour d’une mère conduite au désespoir à cause de la mort certaine de ses enfants. Jocaste se tue car elle se sait incapable de protéger ses enfants. Sa mort ne signale rien d’autre que la prise de conscience que sa maternité est vaine car le fruit de ses entrailles est destiné à mourir. En cela, Racine étonne par sa modernité. Ce personnage de mère incapable de soutenir le spectacle de la mort de ses enfants fait rupture avec les sources antiques. En effet, dans Œdipe-roi de Sophocle, Jocaste se suicidait au moment où elle découvrait l’inceste, tandis que dans Les Phéniciennes d’Euripide, Jocaste ne se suicidait qu’après la mort de ses fils. Jennifer Tamas 310 Dans une moindre mesure, on peut expliquer ainsi le suicide d’Œnone, mère adoptive de Phèdre, qui se sent impuissante à sauver Phèdre d’ellemême. Œnone se suicide quand Phèdre la maudit et invalide, par cette malédiction, le rôle de nourrice qui donnait à Œnone sa raison d’être. Il est clair que chez Racine la volonté de mort habite les personnages féminins : elle touche aussi bien les personnages secondaires que principaux. Le suicide est dans toutes les bouches de mère, à l’exception de la pieuse Josabet. La nécessité du suicide montre une fracture inhérente aux mères. Cette fracture peut être de trois natures différentes. Certaines mères sont partagées entre leur rôle de protection et leur profonde impuissance, ce que montrent les personnages de Jocaste et de Clytemnestre. D’autres personnages ressentent une béance douloureuse car elles se sentent écartelées entre leur féminité et leur maternité. C’est à ce titre que l’on peut reconsidérer la pièce de Phèdre où l’héroïne sacrifie, pour ainsi dire, son enfant à son amant. Andromaque fait en quelque sorte partie de cette catégorie puisqu’elle accorde plus d’importance au souvenir de son défunt mari qu’à l’avenir de son enfant. Enfin, d’autres mères éprouvent une fracture entre leur maternité et leur soif de pouvoir : les personnages d’Athalie et d’Agrippine en sont de bons exemples. Ainsi le théâtre de Racine nous dit peut-être quelque chose de la maternité. Le suicide des mères serait l’exacerbation d’une composante propre à la maternité, une exacerbation dont les conséquences sont désastreuses. 3-Du suicide de la mère à la mort de l’enfant Que deviennent ces enfants qui vivent le suicide de leur mère ? Il semblerait que dans le théâtre de Racine la mort de la mère entraîne celle de l’enfant, que cette mort soit verbale (et donc symbolique) ou physique. La mort verbale, c’est d’abord l’aphasie qui touche les personnages d’enfants qui demeurent muets à la mort de leur mère. On pense en particulier à l’enfant de Phèdre dont le nom n’est même pas connu du spectateur et qui est tenu par sa mère comme un objet destiné à susciter la pitié. Les metteurs en scène 22 jouent plus ou moins de la présence de cet enfant, érigé parfois en simple accessoire. Dans Andromaque, Astyanax joue le même rôle et il est aussi privé de parole. Ces enfants laissés pour compte, ou pour reprendre l’étymologie latine, ces « in-fantes », soit ces êtres « privés de 22 On pense en particulier à la mise en scène de Patrice Chéreau où dans l’acte II, scène 5, Phèdre tient tout contre elle son enfant avant de déclarer son amour à Hippolyte. La mort orpheline : le suicide des mères chez Racine 311 voix », qui demeurent muets à la mort de leur mère ou à leur fantasme de mort, nous disent quelque chose du désarroi causé par le suicide maternel. Outre la mort verbale de ces enfants qu’on ne voit pas grandir et survivre à la mort de leur mère, Racine nous montre des enfants qui succombent à leur tour à la mort de leur génitrice. Antigone, fille de Jocaste, fait part au spectateur du suicide de sa mère qui a lieu hors scène. Or le suicide de sa mère entraîne chez elle une délibération morbide : se suicider pour rejoindre sa mère ou vivre pour son amant ; mourir en enfant ou vivre en femme ? Quel avenir pour cet enfant de suicidée qui ressent à son tour un désir mortifère l’habiter ? Où ma douleur doit-elle recourir ? Dois-je vivre, dois-je mourir ? Un Amant me retient, une Mère m’appelle (La Thébaïde, V, 1, vers 1342- 1344) Il est rare de voir chez Racine une délibération aussi nette, donnant l’impression que le personnage tente de choisir sa vie plutôt que de la subir. Pourtant, de même que Phèdre ne concevait sa fin qu’à l’aune de celle de sa mère 23 , Antigone veut pareillement mourir comme sa mère. Le rapport entre suicide et filiation est troublant. Ce monologue souligne que le suicide de la mère crée une béance telle que la jeune femme est incapable de concevoir son existence de façon indépendante : « Je ne vivrais pas pour moi-même 24 » dit-elle plus loin. Ici, la rime soutient l’idée que la mort apparaît comme une forme de remède : « recourir »/ « mourir ». Là encore, Racine tranche avec les sources antiques. Contrairement à Sophocle où Antigone mourait suite à la condamnation de Créon, l’Antigone de Racine est courtisée par Créon qui souhaite l’épouser. Or chez Racine, Antigone se suicide suite à la mort de ses frères et en regrettant de ne pas s’être donné la mort plus tôt : Et que mon désespoir prévenant leur colère, Eût suivi de plus près le trépas de ma mère. (La Thébaïde, V, 3, vers 1529- 1530) D’un point de vue dramaturgique, le suicide achève bien des pièces de Racine. Est-ce à dire que plus rien ne peut être écrit ou représenté après la mise en scène du suicide ? Ou est-ce encore que le suicide fascine tant qu’il donne naissance à l’aphasie, aussi bien celle du spectateur que celle du dramaturge ? 23 « Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère ! / Dans quels égarements l’amour jeta ma Mère » ; « Ariane, ma Sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée » ; « Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable / Je péris la dernière et la plus misérable » (Phèdre, I, 3, vers 249-250 ; 253-254 et 257-258). 24 La Thébaïde, V, 1, vers 1359. Jennifer Tamas 312 Il y a chez Racine et contre toute attente des personnages de mères dans presque toutes les pièces. Ces mères sont soit tentées par le suicide, soit tentées de tuer leurs propres enfants. Ce qui est frappant chez Racine, c’est que cette volonté suicidaire qui touche les mères correspond à une parole qui n’est jamais retenue mais toujours jaillissante : ces femmes n’arrêtent pas de crier leur volonté de mourir. Qui est capable de les entendre ? Enfants et maris demeurent souvent sourds. La scénographie de cette mort annoncée ne cesse d’illustrer le combat entre ces femmes et leur entourage. Dès lors, il me semble que parler de ces mères en « mères monstrueuses » n’est pas satisfaisant. Il y a quelque chose dans ces mères qui nous touche, quelque chose dans le théâtre de Racine qui est profondément intemporel. Racine nous montre, certes de façon exacerbée mais très justement, que la maternité abrite un désir de mort. En réalité, la maternité active et amplifie une fracture inhérente à chacun des personnages, une fracture qui devient irréparable. Si la mère donne la vie, cette vie lui devient d’autant plus pénible qu’elle est désormais liée à celle d’un être qui dépend d’elle : « Ô mon Fils, que tes jours coûtent cher à ta Mère », soupire Andromaque 25 . En s’écartant des sources antiques, voire en réécrivant des mythes pourtant très connus, Racine parvient à créer des monstres humains qui nous font pitié et auxquels on peut même s’identifier. C’est cette aptitude qui rend son théâtre profondément neuf et troublant. 25 Andromaque, III, 8, vers 1050.