eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

La suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon de Boisrobert

2015
Heather Kirk
PFSCL XLII, 83 (2015) Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon de Boisrobert H EATHER K IRK (W ESTERN U NIVERSITY ) Les représentations de la mort de Didon pendant l’Ancien Régime témoignent de la complexité morale du suicide. L’opposition entre la pensée chrétienne, prêchant le caractère sacré de la vie, et la pensée néostoïcienne, qui préconise la volonté, crée une dichotomie intéressante dans l’écriture tragique des années 1620 à 1650 1 , surtout dans les pièces mettant en scène les vies d’héroïnes célèbres et leurs fins tragiques. Femme à la fois historique et légendaire, la Didon de L’Énéide est foncièrement présentée comme un personnage secondaire. Figure statique dont le sort est subordonné aux péripéties d’Énée, la Didon latine ne revendique aucune capacité concrète d’agir. Ce n’est que sous la plume des dramaturges préclassiques que Didon devient de plus en plus indépendante, agissante et digne de son rang. Étudier la figure de Didon telle qu’elle est redéfinie par François le Métel, sieur de Boisrobert dans sa tragédie La Vraye Didon ou la Didon chaste (1643) permet d’explorer la pensée néostoïcienne de la constance du sage et de montrer comment cette doctrine austère incite le héros à se donner la mort afin de sauver son honneur. 1 Il faut également considérer l’influence de Robert Garnier sur la tragédie préclassique et sur la convention du suicide au théâtre français ; Porcie (1568), La Troade (1579) et Les Juifves (1583), entre autres, terminent par une scène de mort volontaire participant de la doctrine stoïque qu’explorait Garnier : « La mise en scène du suicide produit la sidération et l’élévation grandioses que les contemporains attendent de la tragédie d’inspiration sénéquienne » (Clarisse Liénard, « Le suicide dans les tragédies de Robert Garnier : les influences néo-stoïciennes », Seizième siècle 6, 6 (2010), p. 52). Heather Kirk 288 1. « Infelix Dido » 2 , la véritable histoire de Didon Si nous trouvons des récits de la vie de la reine de Carthage chez les poètes latins, mais également dans un récit historique du III e siècle après Jésus- Christ, c’est parce que Didon a longtemps captivé les érudits de l’occident 3 . L’historien Marcus Junianus Justinus dans son ouvrage Epitoma Historiarum Philippicarum transmet l’histoire la plus plausible de la vie de Didon, ou Elissa. D’après lui, Elissa était une princesse de Tyr qui épousa son oncle Acherbas, ou Sychée. Son frère, Pygmalion, pris d’avarice, tua son oncle afin de gagner ses trésors. Cachant ses richesses, Elissa prépara sa fuite de Tyr et partit en navire avec les hommes du roi qui devinrent ses compagnons. La princesse de Tyr, désormais veuve, arrivée dans le golfe d’Afrique, acheta de la terre, et ainsi fut fondée Carthage. Ville florissante, Carthage attira l’attention du roi des Maxitans, Iarbas, qui demanda Elissa en mariage. Elle refusa, par souci de fidélité à son feu mari. Les ambassadeurs de la reine la réprimandèrent et lui rappelèrent son devoir de protéger son peuple. Justin décrit le suicide d’Elissa qui concéda à son destin : Pour apaiser les mânes de son époux et lui dédier avant les noces des sacrifices funéraires, elle immole de nombreuses victimes et, ayant pris un glaive, elle monte sur le bûcher, et, regardant le peuple d'en haut, elle dit qu'elle allait vers son époux, comme ils l'avaient ordonné, et mit fin à sa vie avec un glaive. 4 En revanche, Virgile peint le portrait d’une reine impudique, « éperdue, affolée par son affreuse entreprise » 5 ; sa mort volontaire est insensée et pré- 2 « Malheureuse Didon, c’était vrai, je le vois, ce qu’on m’avait conté, que tu avais renversé ton flambeau, scellé ton destin par le fer. La cause de ta mort, hélas ! futce moi ? J’en jure par les étoiles, par les dieux d’en haut et s’il est quelque foi au profond de la terre, j’ai quitté ton rivage, ô reine, malgré moi » (Virgile, Énéide, trad. Jacques Perret, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1991, VI, 446-480). 3 Nous pensons, par exemple, aux œuvres d’Ovide, de Dante, de Boccace, de Marlowe et de Purcell ainsi qu’aux tragédies françaises des XVI e et XVII e siècles : les Didon se sacrifiant d’Étienne Jodelle (1558) et d’Alexandre Hardy (publiée en 1624), la Didon de Georges de Scudéry (1636) et La Vraye Didon, ou la Didon chaste de Boisrobert (1643). 4 Marcus Junianus Justinus, Epitoma Historianum Philippicarum, Corpus Scriptorum Romanum, trad. Marie-Pierre Arnaud-Lindet, 2003, XVIII, 6.6-7. « […] uelut placatura uiri manes inferiasque ante nuptias missura multas hostias caedit et sumpto gladio pyram conscendit atque ita ad populam respiciens ituram se ad uirum, sicut praeceperint, dixit uitamque gladio finiuit. » 5 Virgile, Énéide, op. cit., IV, 630-660. Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon 289 maturée 6 . Il est question chez Justin d’une femme fidèle vouant son suicide à son feu mari et non à sa déception amoureuse puisque Didon n’aurait jamais connu un autre amant. Justin date la fondation de Carthage de soixante-douze ans avant celle de Rome 7 . Selon les commentaires de la traduction des Histoires Philippiques, l’historiographie antique donne une date haute à la fondation de Rome; donc, la date de la fondation de Carthage extrapolée de l’histoire romaine serait 825-824 avant Jésus-Christ 8 . Ainsi, d’après les sources historiques et littéraires qui datent la vie d’Énée au XI e siècle avant Jésus-Christ - ce héros étant surtout une figure épique et non historique - et la vie de Didon au IX e siècle avant Jésus- Christ, une rencontre entre Didon et Enée était impossible ; le Dictionnaire poétique du XVII e siècle déclare que « c’est contre la fidélité des meilleurs Histoires, attendu que plus de 260 ans se sont escoulez entre le temps de l’un & de l’autre » 9 . Effectivement, la critique prémoderne s’est interrogée sur le problème anhistorique de la rencontre amoureuse du chant IV de l’Enéide : de Tiberius Claudius Donatus au IV e siècle jusqu’à Pétrarque au XIV e siècle, les commentateurs et les imitateurs étaient généralement positifs à l’égard de la relation entre Didon et Enée 10 . Craig Kallendorf trace l’histoire de la critique du comportement de Didon et Enée chez Virgile. D’après lui, il y aurait eu au moins neuf érudits de la Renaissance - y compris Pétrarque, Arioste et Lionardo Salviati, un auteur italien mineur du XVI e siècle qui a participé à la querelle de l’Orlando furioso - qui ont rejeté le caractère simple et simpliste d’Enée comme héros moralement parfait 11 . Selon les auteurs renaissants, Enée est un parjure qui séduit et trahit Didon. Salviati a critiqué Virgile pour son manque de moralité. Il reproche à Virgile l’inconstance du caractère d’Enée et la nature invraisemblable, voire anhistorique du comportement de Didon qui n’agit pas selon son rang 12 . Salviati et Francesco Filelfo, deux des premiers imita- 6 Ibid., IV, 690-705 : « Car sa mort n’étant l’effet ni du destin ni d’une juste condamnation, comme elle périssait, malheureuse, avant son jour et enflammée d’un délire soudain ». 7 Justinus, Epitoma Historianum Philippicarum, op. cit., XVIII, 6.9. « Condita est haec urbs LXXII annis ante quam Roma ». 8 Ibid., XVIII, 27n. 9 « Didon », Dictionnaire Théologique, Historique, Poétique, Cosmographique, et Chronologique, 7 e éd., Paris, Guillaume LeBé, 1668, s.p. 10 Craig Kallendorf, The Other Virgil : ‘Pessimistic’ Readings of the Aeneid in Early Modern Culture, London, Oxford University Press, 2007, p. 34. 11 Ibid., p. 38. 12 « I would say that Virgil erred in the character of Aeneas […] which was to violate the chastity of a queenly woman to whom he owes his very life, then to betray and perjure her and to be the cause of her eternally disgraceful death, also committing here a grave Heather Kirk 290 teurs de Virgile, insistent sur le fait que ce sont les actions et machinations d’Enée le séducteur qui causent le revers de fortune de Didon, à l’encontre de la vraie histoire de Carthage qui présente la reine victime des enjeux de pouvoir politique : « C’est donc sans se soucier de la chronologie que Virgile a développé une légende qui fait intervenir Enée dans l’histoire de Didon, et a terni la mémoire d’une épouse chaste et fidèle en faisant d’elle la maîtresse d’un Troyen errant » 13 . Le premier XVII e siècle marque le début d’un mouvement de réhabilitation du caractère de Didon. 2. La constance féminine S’inspirant davantage du texte de Justin que de celui de Virgile, La Vraye Didon, ou la Didon chaste de Boisrobert met en scène une version rectifiée de l’histoire de la princesse de Tyr. Parmi tous les dramaturges français qui reprennent l’histoire de Didon dans le genre dramatique, Boisrobert est le seul à exalter « la haute vertu de Didon » 14 et le seul à entreprendre une correction du caractère de la reine de Carthage ; Boisrobert redresse les fautes de chronologie et ainsi la vraisemblance historique de l’épopée. Si Boisrobert emprunte les personnages de l’œuvre de Virgile, il corrige toutefois les fautes morales du comportement de Didon en la sortant du second plan - ceci grâce à la simple disparition d’Énée. Veuve constante et fidèle qui ne subit aucun tourment amoureux, Didon devient capable d’agir de manière indépendante : son choix de se suicider témoigne d’une liberté dont ne jouit ni la Didon latine ni la Didon des versions françaises antérieures, c’est-à-dire, celles d’Étienne Jodelle, d’Alexandre Hardy et de Georges de Scudéry. Sa mort volontaire révèle une Didon émancipée des machinations masculines, cherchant à se réconcilier avec son statut de veuve, avec ses vœux de chasteté, et avec son rôle de souveraine puisque la crise de la pièce s’oriente autour du conflit politique tel qu’il est décrit par Justin. Refusant un deuxième hyménée pour des raisons morales, la Didon de Boisrobert se distingue nettement de ses sœurs tragiques ; le remariage est un topos fréquent de la tragédie préclassique qui sert à introduire une traverse surtout politique 15 . Chez Boisrobert, c’est l’obstacle moral qui violation against history » (Lionardo Salviati in Craig Kallendorf, The Other Virgil, op. cit., p. 46). 13 Marie-France Hilgar, « Histoire de Didon et la légende surfaite du pieux Enée », Papers on French Seventeenth Century Literature 11, 20 (1984), p. 129. 14 Christian Delmas, « Introduction », Didon à la scène, Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1992, p. XLVI. 15 Voir Gilles Revaz, « La ‘veuve captive’ dans la tragédie classique », Revue d’histoire littéraire de la France, 2, 101 (2001), pp. 213-226. L’auteur analyse la figure de la Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon 291 empêche un deuxième mariage, et la fidélité tant prônée par la reine qui entraîne sa mort. Cette volonté revendiquée par Didon participe du mouvement néostoïcien du premier XVII e siècle, une philosophie qui s’oppose à la morale jésuite devenant alors de plus en plus courante. Au moment où Boisrobert compose sa tragédie, les théologiens débattent la question légale et théologique du suicide, ou de la mort volontaire. La pensée casuistique conclut que le bon chrétien n’a pas le droit de déterminer son propre sort; il doit accepter sa condition et subir les tracas de la vie. Pour Georges Minois, cette condamnation de la mort volontaire est un « antidote du doute » 16 , ou autrement dit, la fin de toute liberté de conscience. D’après le père Le Moyne, dans sa Gallerie des femmes fortes de 1663, le suicide est une autre forme de l’infidélité : Je ne mets pas icy l'espée en la main des femmes; ny ne les appelle au poison, à la corde, & au precipice. La Mort volotaire a pû parestre de belle couleur, & bien-seante à [Panthée]: elle seroit noire & hideuse en une Chrestienne. Mais la Pudeur, la Fidelité, la Constance sont à l'usage de toutes les Natures & du devoir de toutes les Sectes […] L'Amour conjugal, n'est pas une Passion molle, une affection effeminée, qu'il est fort & serieux. 17 La fidélité est la vertu essentielle de la femme chrétienne; elle doit ainsi vouer sa viduité à une sorte de deuxième pucelage, restant chaste afin de ne pas violer ses promesses de mariage. Chez les néostoïciens, en revanche, c’est la notion de constance qui prime; l’homme raisonnable est celui qui maîtrise ses passions et reste moralement constant, c’est-à-dire bon et vertueux, face aux caprices du sort. veuve dans les tragédies de Mairet, Corneille, Rotrou et Racine. D’après lui, le deuxième mariage tel que représenté dans les tragédies classiques aurait des implications plutôt politiques que morales donnant une légitimité à la prise de pouvoir du tyran. 16 Georges Minois, Histoire du suicide. La société occidentale face à la mort volontaire, Paris, Fayard, 1995, p. 143 : « C’est la fin de la recherche personnelle, de l’autonomie du fidèle face à sa conscience ; on entre dans un monde entièrement balisé, où tout est prévu, même les situations les plus extravagantes ». 17 Pierre Le Moyne, La gallerie des femmes fortes, V e édition, Paris, Compagnie des Marchands Libraires du Palais, 1665, p. 113. La Panthée de Tristan L’Hermite (1637) était condamnée par la critique contemporaine à cause du suicide de l’héroïne ; pour l’abbé d’Aubignac, la « faute notable » de cette tragédie est sa catastrophe puisque la mort volontaire de Panthée ne résout pas le conflit amoureux (François Hédelin, l’abbé d’Aubignac, La pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion Classiques, coll. « Littératures », 2011, p. 207). Heather Kirk 292 Dans le Manuel d’Épictète traduit par André de Rivaudeau en 1567, la constance du philosophe découle de sa bonté intrinsèque ; Épictète conseille à son lecteur de suivre le modèle de Socrate, et de se donner à la raison : Maintenant donc mets peine de vivre comme perfait et profitant tous les jours, et tien pour loy inviolable tout ce qui te semblera estre juste et bon. Et en quelque chose qui presente penible ou gratieuse, honorable ou deshonneste, te souvienne que nous sommes au combat, et que les jeus Olympiens sont presens, et qu'il ne faut plus de delay ou remise. […] En ceste façon Socrate fut consommé se presentant à toute occurrence, et ne s'arrestant à rien du monde qu'à la raison . 18 Pour Sénèque le Jeune, dans son apologie du stoïcisme, un des textes sur lequel le néostoïcisme est fondé, le sage est immuable, sa vertu étant « endurci[e] aux coups du sort » : [Le sage] a tout placé en lui, il ne confie rien à la fortune, il a ses biens sur une solide base, il est riche de sa vertu, qui n’a besoin des dons du hasard. […] La vertu est chose libre, inviolable, que rien n’émeut, que rien n’ébranle . 19 La constance du sage - cette qualité première - provient de sa fermeté de caractère qui l’aide à surmonter les obstacles mondains et à résister aux changements temporels 20 . Le stoïcien demeure résolu, « inviolable » d’après Épictète et Sénèque, capable de vaincre les passions démesurées qui mènent le non-sage à l’erreur. Toute autre qualité est subordonnée à la constance qui est la vertu cardinale stoïque. Citons Montaigne dans son essai « De la constance » : […] pourveu que son opinion demeure sauve et entière et que l’assiette de son discours n’en souffre atteinte ny altération quelconque et qu’il ne preste nul consentement à son effroi et souffrance. De celuy qui n’est pas sage il 18 Épictète, Manuel, trad. André de Rivaudeau in Léontine Zanta, La traduction française du Manuel d’Épictète d’André de Rivaudeau au XVI e siècle, Paris, Champion, 1914, ch. LXI. 19 Sénèque le Jeune, Œuvres complètes, éd. Charles du Rozoir, Paris, Panckouke, 1832-1836, tome 3, V : « Sapiens autem nihil perdere potest : omnia in se reposuit, nihil fortunæ credit, bona sua in solido habet, contentus virtute, quæ fortuitis non indiget. Ideoque nec augeri, nec minui potest; nam in summum perducta incrementi non habent locum. Nihil cripit fortuna, nisi quad dedit : virtutem autem non dat ; ideo nec detrahit. Libera est, inviolablilis, immota, inconcussa ; sic contra casus indurat, ut nec inclinari quidem, nedum vinci possit ». 20 Jacqueline Legrée, « Constancy and Coherence », Stoicism : Traditions and Transformation, éds. Steven K. Strange et Jack Zupko, Cambridge, Cambridge UP, 2004, p. 117. Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon 293 en va de mesmes en la première partie, mais tout autrement en la seconde. 21 Le suicide comme affirmation positive de constance remonte à la mort volontaire de Caton, commentée par Cicéron et Sénèque. La base de l’idée de volonté repose sur la notion fondamentale de la doctrine stoïque : l’être humain est « un individu doté d’une qualité propre et irréductible » 22 . Le sage est l’individu rationnel chez qui la vertu est inébranlable. L’acte suprême de volonté, ou le choix de se donner la mort, est foncièrement bon s’il est fondé sur la nécessité ou s’il provient d’une maîtrise totale de la raison. Lisa Ginzburg le dit justement : « il faut user de la raison envers les passions, et c’est dans cette application que se trouve la suprême liberté. » 23 Le geste suicidaire est alors la déclaration d’indépendance du stoïcien qui se débarrasse des tracas mondains pour affirmer sa fermeté morale face aux caprices du sort ou du tyran. Cet acte libre n’est pas basé sur la peur, mais sur le désir de se donner une « belle mort » 24 . 3. La Didon du sieur de Boisrobert Sur la scène française, la Didon de Boisrobert se donne la mort avant de revendiquer son indépendance face aux machinations de son frère et du prétendant Iarbas. Cette émancipation de la reine distingue nettement la tragédie de Boisrobert des versions antérieures. Chez Jodelle, Hardy et Scudéry, le sort de Didon est secondaire par rapport aux péripéties du héros où Didon est le vecteur d’une malédiction contre le peuple troyen et annonce donc les guerres puniques. Son sacrifice découle nécessairement de la désertion d’Énée et de son espoir de se venger. Le titre même de la pièce de Boisrobert - La vraye Didon - témoigne du désir chez le dramaturge de présenter l’histoire de la reine de Carthage telle que racontée par Justin dans ses Histoires Philippiques. Par le biais de la deuxième partie du titre, La Didon chaste, Boisrobert montre une Didon fidèle à son feu mari qui respecte les mœurs du XVII e siècle et suit par la même occasion les bienséances de 21 Michel de Montaigne, Essais, Paris, Flammarion, 1969, Livre 1, XVII « De la constance », p. 87. 22 André-Jean Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, Paris, PUF, 1973, p. 14. 23 Lisa Ginzburg, « Liberté et la mort volontaire : l’exemple de Caton » Le Stoïcisme aux XVI e et XVII e siècles, Cahiers de philosophie, politique et juridique 25 (1994), p. 169. 24 Liénard, « Le suicide dans les tragédies de Robert Garnier », loc. cit., p. 55. C. Liénard cite ici Garnier dans sa pièce Marc Antoine dans laquelle le dramaturge qualifie le suicide de « mort belle » et de « mort généreuse » selon la tradition stoïque. Heather Kirk 294 l’époque. Il s’agit alors d’une tentative de corriger les fautes de Virgile qui a « maltraité » et a « déshonoré » 25 Didon selon la dédicace de la tragédie à la Comtesse de Harcourt, donc, de réparer sa fermeté morale et sa bonté : C’est, Madame, la véritable Didon que je vous présente, cette Didon chaste et généreuse qui dans les violentes recherches du plus puissant Roi d’Afrique, aima mieux se donner la mort que de manquer à la fidélité qu'elle avait promise aux cendres de son époux. 26 Cette dédicace révèle l’importance de la chaste viduité ; Boisrobert implore la Comtesse de protéger Didon de « l’erreur et de la calomnie » 27 qui ont « opprimé » 28 son innocence depuis plusieurs siècles. Il y a lieu de noter que sa dédicataire, Marguerite-Philippe de Camboust, Comtesse de Harcourt, était veuve aussi et s’est remariée pour des raisons politiques 29 . Pour Boisrobert, la « vraie Didon » est l’incarnation même de la vertu 30 . Veuve pudique et constante qu’il faut admirer, il affirme qu’elle ne peut être réhabilitée que grâce à la protection d’une autre veuve. Boisrobert ne se sert pas du personnage de Didon pour proférer des imprécations contre Énée et son peuple comme chez Virgile. Son propos premier serait de représenter le processus délibératif d’une reine déchirée entre son rôle de souveraine et ses vœux de mariage. À maintes reprises, elle témoigne de sa chasteté et de sa dignité royale tout en revendiquant sa constance depuis sa viduité : Je suis trop constamment à mes vœux attachée, Les serments solennels que j'ay fais devant tous De ne subir jamais les lois d'un autre Époux, Ne me permettent pas au deuil qui me transporte, De pouvoir expliquer mon songe de la sorte. 31 Dans le songe dont parle Didon, son frère Pygmalion la tire à l’Autel où attend son feu mari. Pourtant, ce n’est que le fantôme de Sychée qui représente le deuxième mari inconnu, un « autre Sychée » 32 . La reine s’affirme 25 François le Métel, sieur de Boisrobert, « A Madame la Comtesse de Harcourt », Didon à la scène, éd. Christian Delmas, op. cit., p. 81. 26 Ibid., pp. 81-82. 27 Ibid., p. 82. 28 Idem. 29 Ibid., p. 81n. 30 Ibid., p. 82 : « C’est en un mot la Vertu que je présente à la Vertu même ». 31 François le Métel, sieur de Boisrobert, La Vraye Didon, ou la Didon chaste, Didon à la scène, éd. Christian Delmas, op. cit., I, II 62-66. 32 Ibid., I, i : 59-61 : « Si j’avais quelque égard à cette illusion, / Je dirais qu’elle apprend qu’un jour Pygmalion / Vous mettra dans le bras de quelque autre Sychée ». Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon 295 comme fidèle, « trop constamment » dévouée à la mémoire de son mari, une loyauté mal comprise par son entourage. Si pour Didon un deuxième mariage était un « mauvais sort » 33 , un « hymen odieux / Qui blesse [sa] constance et qui fâche les Dieux » 34 , ou encore, un « parjure » 35 et un « sacrilège » 36 , pour sa sœur Anne et son frère Pygmalion, le remariage de Didon éviterait la guerre. D’après eux, son refus s’avérerait plutôt d’un « étrange sentiment », une « aveugle manie » 37 ou encore, d’un « ennui » 38 qui s’empare de la reine. Anne commente l’« humeur obstinée » 39 de sa sœur qui lui fait refuser un deuxième mariage ; la distinction entre obstination et fermeté est ténue. La fermeté ou l’incorruptibilité morale serait une vertu chez l’homme néostoïcien, mais chez la femme, la constance est vue comme un défaut - l’entêtement - qui provoque la démesure. Pour Didon, cette obstination si mal comprise d’autrui procède de son devoir d’être à la hauteur morale de son mari. Si elle érige en martyre Sychée, c’est afin de rendre sa fermeté justifiable, car, un héros mérite une femme constante : Souvenez-vous des vœux où je suis attachée, D’être à jamais fidèle à l’ombre de Sychée ; La veuve d’un Héros digne de nos Autels Ne saurait plus avoir dessein pour les mortels. 40 Iarbas croit Didon trop rigoureuse et donc insolente par son refus. Selon lui, les Dieux ne s’attendent pas à ce qu’elle soit parfaitement fidèle à la mémoire de son mari, une constance qu’Iarbas ne comprend pas : « Et son trop de rigueur m’oblige seulement / A paraître ennemi, n’étant que son amant. » 41 Iarbas adresse ses commentaires à Pygmalion, qui, lui, reprend cette notion de rigueur, comme si la constance de la veuve n’est qu’intransigeance. Pygmalion dit ceci de sa sœur : « Didon a l’âme fière, et superbe, 33 Ibid., I, i : 68. 34 Ibid, I, i : 143-144. 35 Ibid., II, ii : 503. 36 Ibid., II, ii : 506. 37 Ibid., I, i : 173-174 : « Étrange sentiment! ô l’aveugle manie ! / Le respect passe donc en vous pour tyrannie ». 38 Ibid., I, iii : 207-209 : « Qu’elle est triste, bons Dieux ! d’où lui vient cet ennui, / Qui fait qu’elle reçoit froidement son appui ? / Celui seul qui lui rend la Fortune prospère… ». 39 Ibid., V, iii : 1341. 40 Ibid., I, i : 145-148. 41 Ibid., I, iv : 225-227. Heather Kirk 296 et hautaine » 42 et un « fier orgueil qui son âme possède » 43 ; les hommes perçoivent ainsi sa constance comme arrogance et vanité. Comme dans toute tragédie, l’hybris du personnage principal entraîne nécessairement sa chute. La Didon de Boisrobert n’est pas condamnée à cause de son infidélité comme celle de Virgile; d’après Christian Delmas, c’est l’orgueil démesuré qui « commande une ‘fureur’ rendant toute négociation impossible » 44 : Ma sœur quand vous sauriez en effet que mes charmes L’auraient seuls obligé de prendre ici les armes, Comment proposez-vous cet hymen odieux Qui blesse ma constance, & qui fâche les Dieux ? Souvenez-vous des vœux où je suis attachée, D’être à jamais fidèle à l'ombre de Sychée; [...] De la tentation d'une seconde amour, De celle d’Hyarbas je serais incapable, Je ne saurais le voir, il m’est insupportable. 45 Pourtant, ce ne serait pas à notre avis un suicide provoqué par la simple démesure - et une démesure selon la perspective surtout masculine des personnages - mais plutôt l’acte de volonté tant revendiqué par les stoïciens qui commande la mort. Pour le héros stoïque, le geste volontaire suprême par lequel il peut réclamer sa liberté est le suicide : Avancer vers la mort sans crainte et même avec désir renverse le sens de la liberté et de l'esclavage. D'abord objet de la situation tragique, le héros redevient pleinement sujet de son destin et de l'énonciation. 46 Didon refuse de participer aux machinations politiques matérielles; la mort consentie lui permet de protéger sa chaste viduité. Par un deuxième hyménée, Didon deviendrait adultère, car la mort n’annule pas son serment de fidélité : Auriez-vous bien l’audace en m’acquérant par force De me persuader un infâme divorce ? Pensez-vous que la mort qui nous a séparés Ait détaché mon cœur des Mânes adorés De mon divin Époux ? Cette foi mutuelle Rend de nos deux esprits l’union éternelle. 47 42 Ibid., I, iv : 342. 43 Ibid., III, iii : 833. 44 Delmas, Didon à la scène, op. cit., p. LXVI. 45 Boisrobert, La Vraye Didon, op. cit., I, i : 141-146, 152-154. 46 Liénard, « Le suicide dans les tragédies de Robert Garnier », loc. cit., p. 55. 47 Boisrobert, La Vraye Didon, op. cit., II, ii : 493-498. Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon 297 Un deuxième mariage la rendrait « infidèle [et] impie » 48 ; Didon doit refuser l’offre de Iarbas afin de protéger son honneur. L'immutabilité de son caractère n'est pas ici une erreur, au contraire, elle fait preuve de la « perfection morale » 49 de l'âme selon Sénèque. Autrement dit, le non-sage qui se connaît mal est davantage susceptible de mutabilité ; le sage va « toujours vouloir la même chose et ne pas vouloir la même chose » 50 . Sa fermeté morale est inconditionnelle : Didon refuse Iarbas afin de suivre ses principes « d’un cœur ferme » 51 . La Didon de Boisrobert raisonne par syllogisme. La crise tragique dans cette pièce débouche sur l’instabilité politique et non sur la situation amoureuse des versions antérieures. Didon n’a que deux issues possibles : elle peut accepter le deuxième mariage avec Iarbas, ou bien, elle peut se suicider afin de conserver sa vertu. Elle choisit de se donner la mort au lieu de se soumettre au pouvoir de l’homme et au lieu de violer ses promesses, ce qui serait le mal absolu : Me voici seule enfin, et libre, et dégagée De ceux qui me tenaient ici comme assiégée. En dépit des Destins qui m’outrageaient si fort, Me voici, grâce aux Dieux, maîtresse de mon Sort. 52 Boisrobert présente alors une Didon qui est « devant Iarbas une femme forte, telle que le suggérait Virgile », selon Christian Delmas 53 . Son monologue final reprend son refrain de constance tenu dans les actes précédents. Au deuxième acte, Didon a invoqué la justice divine pour souligner sa constance. L’emploi d’une anaphore sert à accentuer sa véhémence : Je suivrai d’un cœur ferme, et d’un constant mépris, Jusqu’au dernier soupir, le dessein que j’ai pris; Que plutôt le tonnerre éclate sur mon crime, Que plutôt sous mes pieds la terre ouvre un abîme, Que jamais je viole en mes vœux solennels, L’honneur de ma promesse, et celui des Autels, 48 Ibid., II, ii : 504. 49 Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 171 : « L’homme parfaitement vertueux a compris l’importance de ne « jouer qu’un seul personnage » : il est « toujours le même et égal à lui-même dans tous ses actes » ». 50 Sénèque, Epistola XX in Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 172 : « Quid est sapientia ? semper idem velle atque idem nolle ». 51 Boisrobert, La Vraye Didon, op. cit., II, ii : 559. 52 Ibid., V, iv : 1353-1356. 53 Delmas, « Introduction », Didon à la scène, op. cit., p. LIII. Heather Kirk 298 Et que par une erreur qui me soit reprochée, Je trouble le repos des Mânes de Sychée. 54 Mais en prenant le poignard, seule sur scène, Didon invoque non les dieux, mais Sychée : Je vous prends à témoin que ce juste courroux, Ce noble désespoir, et cette hardiesse, Ne tendent qu’à l’effet de ma sainte promesse. 55 Elle affirme enfin sa prémisse de départ « de ne jamais subir les lois d’un autre Époux » 56 . Par sa mort volontaire, Didon exerce son libre arbitre, cette faculté tant admirée des stoïciens. L’étude de Jacques Meurens sur l’influence néostoïcienne dans l’œuvre de Pierre Corneille nous donne une définition succincte de la doctrine, une définition tout aussi pertinente au vu de la présence de cette philosophie dans la tragédie de Boisrobert. Pour Meurens, le legs d’Épictète, de Sénèque et des humanistes se voit dans l’autonomie de l’homme vertueux : Cette confiance nouvelle dans la raison et dans la puissance autonome de l’homme, cette volonté de déterminer à partir de lui les possibilités de ‘bien et honnêtement vivre’ […] Une foi dans la valeur propre de l’homme, amour de la vertu pour elle-même. 57 Considérée à la lumière de la pensée néostoïcienne héritée des humanistes, la Didon de Boisrobert devient un personnage plus développé. Toujours victime de son orgueil et de son obstination - une faute féminine qui ne se distingue pas nécessairement de la qualité positive masculine qu’est l’inaltérabilité du sage - comme dans les versions françaises antérieures de Jodelle, de Hardy et de Scudéry ainsi que dans l’Énéide, la Didon de Boisrobert est enfin réhabilitée. Autrefois démesurée, furieuse, infidèle et malséante, Didon devient sous la plume de Boisrobert un personnage de caractère noble, constant et historiquement vraisemblable. Didon, veuve de Sychée, selon les règles morales et théâtrales de la bienséance et de la vraisemblance de l’époque, doit vivre son deuil restant indéfiniment chaste, comme si elle se dotait d’un deuxième pucelage. Le geste du suicide lors de la scène finale marquerait l’action ferme de la femme païenne revendiquant son honneur face à son sort irrémédiable. Didon, en renonçant à la vie, réclame sa capacité de choix - un acte libre qui contredirait l’impératif chrétien de 54 Boisrobert, La Vraye Didon, op. cit., II, ii : 559-566. 55 Ibid., V, iv : 1404-1406. 56 Ibid., I, i : 64. 57 Jacques Meurens, La tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l’œuvre de Pierre Corneille, Paris, Armand Colin, 1966, pp. 14-15. Le suicide comme revendication d’indépendance dans La Vraye Didon 299 respecter la volonté divine. Sa mort consentie se justifie par la doctrine néostoïcienne - son sacrifice est une offrande volontaire à l’autel de son mari. Didon n’est donc pas la victime expiatoire des machinations masculines de Pygmalion et de Iarbas. Femme seule et invincible, sa fin tragique serait alors une apothéose d’une vie digne et morale. Œuvres citées « Didon ». Dictionnaire Théologique, Historique, Poétique, Cosmographique, et Chronologique. VII éd. Paris, Guillaume LeBé, 1668. Épictète. Manuel. Trad. André de Rivaudeau. La traduction française du Manuel d’Épictète d’André de Rivaudeau au XVI e siècle. Éd. Léontine Zanta. Paris, Champion, 1914. Ginzburg, Liza. « Liberté et la mort volontaire : l’exemple de Caton ». Le Stoïcisme aux XVI e et XVII e siècles. Cahiers de philosophie, politique et juridique 25 (1994), 317-328. Hédelin, François, abbé d’Aubignac. La pratique du théâtre. Éd. Hélène Baby. Paris, Champion Classiques, 2011. 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