eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/83

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4283

De la stupeur à l’éclaircissement: les paradoxes du dénouement de Cinna

2015
Ralph Albanese
PFSCL XLII, 83 (2015) De la stupeur à l’éclaircissement : les paradoxes du dénouement de Cinna R ALPH A LBANESE (T HE U NIVERSITY OF M EMPHIS ) Dans une scène judiciaire où Cinna est obligé de rester assis et muet (V, 1), Auguste recourt à une rhétorique octavienne destinée à intimider le conspirateur. Enfermé dans une captivité discursive, Cinna apparaît confus et profondément étonné. Jouissant de la force de la parole impériale, Auguste soumet son adversaire à un interrogatoire impitoyable. Tel un procureur, il parvient à mettre en évidence les éléments constitutifs de la culpabilité du conjuré en lui fournissant tous les détails du complot. Enumérant tous les bienfaits dont Cinna a été l’objet, l’empereur fait ressortir l’ampleur de l’ingratitude commise. Par ailleurs, reprochant avec dureté au chef de la conspiration son « peu de mérite » (v. 1522), Auguste l’accable de sa pitié méprisante (vv. 1527-32). Lui rappelant dans quelle mesure Cinna s’avère endetté envers lui (v. 1446), il se plaît à l’humilier en ramenant sa « créature » indigne à une simple nullité, car son identité ne prend forme qu’à travers la bienveillance impériale : Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux, Les rares qualités par où tu m’as dû plaire, Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire. Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient (vv. 1524-27). Dans cette mise en accusation systématique, Auguste s’applique à maintenir Cinna dans un état de confusion. Cinna « demeure stupide » (v. 1541) et se montre immobilisé par la stupeur au point de rester paralysé dans la stupéfaction. Force est de tenir compte ici de la valeur juridique de la « confusion » qu’il ressent devant l’empereur. 1 Face à la trahison de son ami 1 « Le terme ‘confus’ dont (Auguste) use pour traduire l’état de son esprit doit être pris dans son sens juridique ; il équivaut dès lors à ‘confondu’, c’est-à-dire convaincu d’erreur, sinon de mauvaise foi : le chef du parti républicain prend Ralph Albanese 264 conseiller, l’empereur ordonne qu’il s’explique. Tout ce réquisitoire impérieux repose sur le fait qu’Auguste impose à Cinna sa loi (v. 1426) et le conjuré ne dispose d’autre option que de répondre en serviteur docile. L’autorité absolue du souverain suppose l’obéissance ponctuelle du sujet. La rudesse des propos d’Auguste signale, enfin, que Cinna a bel et bien été condamné à mort et tout se passe comme si son châtiment était une réalité inéluctable. Il importe de noter que la révélation d’Euphorbe (IV, 1) - à savoir, la perfidie de ses « plus chers amis » (v. 1081) - crée, chez Auguste, un effet de stupéfaction, effet qui sera systématiquement renforcé par la découverte successive de la trahison d’Emilie (V, 2), puis de Maxime (V, 3). Quelles conclusions doit-il dégager du discours « incroyable » d’Euphorbe (v. 1077) ? L’empereur se révèle, d’abord, fort troublé et même abasourdi par la trahison de son confident, Cinna, et notamment par le caractère impénitent de celui chez qui « (la) rage s’obstine » (v. 1089). Plongé dans un état d’abaissement total, Auguste souffre de la conscience douloureuse d’avoir été trahi : Quoi ? mes plus chers amis ! quoi ? Cinna ! quoi ? Maxime ! (v. 1081) Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire ! (v. 1086) Ô trahison conçue d’une main si chérie ! / Cinna, tu me trahis ! … (vv. 1097-98) La nouvelle de cette perfidie étant, pour lui, proprement atterrante, l’empereur s’effondre moralement et s’avère en proie à une désillusion profonde. Après s’être livré à la reconstruction des événements passés, il s’adonne à l’introspection : « Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre » (v. 1130). Désorienté et seul, voire ahuri face à ce spectacle d’ingratitude, Auguste ne peut plus, dès lors, s’en remettre à autrui. Après avoir songé à une vengeance exemplaire, il se ressaisit. Mû par un désespoir stupéfiant, l’empereur s’engage dans une lutte contre son propre passé criminel, c’est-àdire, son identité octavienne et va jusqu’à exiger à plusieurs reprises la mort de son alter ego, Octave (vv. 1170-79). Aussi se prend-il au recours systématique aux supplices (vv. 1162-63) et se voit-il en quelque sorte à l’origine même de la trahison des conjurés (vv. 1145-48). En mettant en question l’injustice de sa politique de répression, il prend conscience des conséquences néfastes de son propre exemple (v. 1143). 2 conscience d’être trompé et d’avoir trompé les autres » (Germain Poirier, Corneille et la vertu de prudence, Genève, Droz [1984], p. 237). 2 Admirateur de Corneille et féru des grandes tirades du théâtre classique, de Gaulle, sur la fin de sa vie, s’interroge sur les écueils auxquels le chef solitaire et abattu se trouve en proie en citant ce vers d’Auguste : « Quoi ! tu veux qu’on Les paradoxes du dénouement de Cinna 265 Pour en revenir maintenant au dénouement, on peut constater que dans l’affrontement entre Auguste et Cinna, malgré son entière dépendance à l’égard de l’empereur, Cinna fait le brave contre lui (vv. 1551-52) et refuse effrontément le repentir (v. 1558). C’est ainsi que le conspirateur passe à l’épreuve héroïque. L’arrivée d’une autre conjurée, à savoir, sa fille adoptive, Emilie, a pour effet d’approfondir la douleur d’Auguste (V, 2). Chacun des amants prend sur soi la responsabilité du complot et la démarche judiciaire d’Emilie apparaît démesurée, voire vindicative, d’où le reproche que lui fait Livie : « C’en est trop, Emilie ; arrête et considère/ Qu’il t’a trop bien payé les bienfaits de ton père » (vv. 1605-6). Les propos de l’impératrice témoignent de l’idéal de la mésothèse inspiré par l’éthique sénéquienne (cf. De clementia). Face à l’union d’Emilie avec Cinna dans une haine commune revendiquant une gloire dans le régicide, Auguste ordonne que le châtiment de « (ce) couple ingrat et perfide » (v. 1657) soit l’objet d’une stupéfaction universelle. Il évoque par là la terreur collective de ceux qui vont témoigner du supplice des conjurés et prête alors une dimension cosmique à sa démarche. Une des principales dimensions du dénouement de Cinna réside dans la démystification des illusions. Ainsi, face à Auguste qui fait parade devant Cinna de son omniscience (v. 1560), Livie vient à point nommé faire une mise au point destinée à renseigner son mari : « Vous ne connaissez pas encor tous les complices: / Votre Emilie en est, Seigneur, et la voici » (vv. 1562-63). De même, à l’arrivée de Maxime à l’acte V, scène 3, désireux de bénéficier du soutien moral du « seul ami (qu’il) trouve fidèle » (v. 1665), Auguste se révèle encore, de toute évidence, dans un état d’illusion, d’où l’ironie tragique de cette scène. Avant d’avouer sa triple trahison (v. 1689), Maxime se livre à un examen de soi où il s’aperçoit de la multiplicité d’illusions auxquelles il a été en proie (IV, 6). Non seulement a-t-il été choqué d’entendre Cinna, chef de la conspiration républicaine et petit-fils de Pompée, exprimer des convictions monarchiques (II, 1), mais il découvre, dans sa jalousie, qu’il va, en effet, servir de dupe auprès de son rival (v. 720). Cette prise de conscience ahurissante de la part de Maxime laisse transparaître le décalage entre la cause publique et l’intérêt personnel. Les démarches extrêmes de Maxime - son républicanisme et sa jalousie - s’inscrivent dans la futilité, et il se lamente en même temps de l’inutilité de son remords (IV, 6, v. 1406). Notons également que Maxime se montre aussi « confus » (vv. 1391, 1743) que Cinna et Emilie (v. 1498). Attribuant sa t’épargne et tu n’as rien épargné ! » (v. 1131), (Mémoires d’espoir, I, Paris, Plon [1970], p. 312). Voir notre livre, Corneille à l’Ecole républicaine : du mythe héroïque à l’imaginaire politique en France, Paris, L’Harmattan (2008), pp. 228-45. Ralph Albanese 266 chute morale à la lâcheté d’Euphorbe, il réclame par la suite la punition de son affranchi perfide (v. 1687). Dans sa condamnation morale d’Euphorbe, Maxime met en valeur la distinction primordiale entre la mutabilité de son rang social (= son existence) et la permanence de son caractère (= son essence) : « Jamais un affranchi n’est qu’un esclave infâme ; / Bien qu’il change d’état, il ne change point d’âme » (vv. 1409-10). Si l’on admet que l’affranchi de Maxime se situe à la source de la perfidie dans Cinna, ceci tient avant tout à l’ignominie « naturelle » de sa condition. Etant donné son amoralisme instinctif, Euphorbe s’avère inapte à comprendre la notion d’honneur et se révèle porté naturellement vers la trahison. On assiste donc au mythe du « mauvais conseiller » propre au théâtre classique : le personnage noble projette sur le personnage ignoble la faute. L’honneur étant un sentiment inhérent aux Grands, Euphorbe se montre incapable de dépasser sa servitude innée. Sa scélératesse s’inscrit dans la vénalité 3 et se situe moralement aux antipodes de la magnanimité d’Auguste. Enfin, le cas d’Euphorbe renvoie à une perspective « raciste » vis-à-vis le sang d’un roturier et celui d’un noble : la relation de supérieur à inférieur, de noble à roturier constitue sans doute une réalité socio-culturelle primordiale dans la France de l’Ancien Régime. La découverte de la perfidie de Maxime donne lieu à un retournement final chez Auguste. Dépossédé de la confiance d’autrui, l’empereur n’a d’autre possibilité que de reprendre possession de lui-même. Dans un sursaut de gloire et sur un ton de défi héroïque, il insiste sur la séduction politique des conjurés qui se sont détournés du droit chemin : « En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,/ A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ? » (vv. 1693-94). Il évite la crise sacrificielle et sa prise de conscience correspond, du reste, à son dépassement de la colère, passion virile et maîtresse. Grâce à son accès à la maîtrise (v. 1696), Auguste se définit avec sûreté ; il connaît en lui le passage suprême du doute à la certitude. L’introspection aboutit, chez lui, à la connaissance de soi. S’exaltant de sa vertu exceptionnelle, il réussit à se surpasser et entend se situer bien au-delà de l’humanité moyenne : Je suis maître de moi comme de l’univers ; Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire, 3 « Euphorbe est la conséquence du mercantilisme politique : tout est à vendre dans Cinna, à commencer par les chefs de la conjuration. Le désordre des valeurs permet à l’ancien esclave d’avoir une influence sur l’action » (Michel Prigent, Le Héros et l’Etat dans les tragédies de Pierre Corneille, Paris, PUF [1986], p. 145). Les paradoxes du dénouement de Cinna 267 Conservez à jamais ma dernière victoire ! (vv. 1696-98). 4 Plus précisément, sa décision de pardonner les conjurés ne repose pas sur un processus délibéré de raisonnement. Le pardon relève plutôt d’une impulsion passionnée in extremis : il s’agit d’un élan qui provient du cœur, siège des facultés sentimentales. Tout en appelant à la conscience de Cinna, Auguste lui offre en même temps le don de l’amitié. La portée conciliatrice de l’amitié réside non seulement dans la magnanimité impériale mais aussi dans une volonté de ne plus être perçu comme un objet de crainte. L’appel à l’amitié, chez Auguste, s’inscrit dans l’idéal de la « philia » romaine tel qu’il se manifeste dans L’Ethique à Nicomaque d’Aristote. De cet idéal éthique découle la vertu de « caritas » en tant que fondement de l’ordre social. 5 Tout se passe comme si l’empereur déculpabilisait son assassin en effaçant les dettes et les crimes du passé : Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie : Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie, Et malgré la fureur de ton lâche destin, Je te la donne encor comme à mon assassin (vv. 1701-4). 6 A cela s’ajoute sa bénédiction nuptiale adressée à Emilie et Cinna, qu’il entend unir par le mariage et non dans la mort (V, 2, vv. 1657-62). Toutefois, la ligne de partage entre amis et ennemis s’avère fort problématique et l’on peut à bon droit postuler l’impossibilité ontologique de transformer un ennemi subalterne en ami. 7 En comblant ses adversaires de bienfaits, Auguste finit paradoxalement par créer une distance réelle à leur égard (vv. 1707-10). Enfin, en invitant les conjurés à se livrer à son exemple en vainquant leur ressentiment, il les engage dans une sorte d’imitatio Augusti : « Apprends sur mon exemple à vaincre ta colère: / Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père » (vv. 1713-14). 4 A en croire Robert McBride, Auguste s’applique ici à dissimuler sa stupéfaction en recourant à la clémence. Dans cette optique, son geste humanitaire et noble se ramènerait à un paravent illusoire du désespoir de l’empereur trahi (Aspects of Seventeenth-Century French Drama and Thought, Totowa, N.J., Rowman & Littlefield [1979], p. 26). 5 David Clarke, Pierre Corneille : Poetics and Political Drama under Louis XIII, Cambridge, Cambridge University Press (1992), p. 229. 6 Voir à ce sujet Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz (1996), p. 48. 7 Se reporter ici à Susan Tiefenbrun, Signs of the Hidden. Semiotic Studies, Amsterdam, Rodopi (1980), p. 188. Selon David Clarke, sa méthode pour “éliminer” ses ennemis consiste à les transfigurer en “amis” (Pierre Corneille : Poetics and Political Drama …, p. 219). Ralph Albanese 268 Dans une scène de péripétie/ reconnaissance, qui vise à déterminer le sort de tous les protagonistes, force est de valoriser la réaction immédiate des conjurés, qui s’attendaient tous à être mis à mort. Il est significatif qu’Auguste prenne soin d’annoncer à multiples reprises à ses adversaires leur supplice éventuel (V, 1, v. 1561 ; V, 2, vv. 1657-62 ; V, 3, vv. 1737- 41). 8 On voit par là le contraste saisissant entre le droit à condamner et la réalité du pardon. Dans la mesure où la clémence représentait une mesure exceptionnelle et sans précédent, elle s’inscrivait en faux contre l’attente d’Emilie, Cinna et Maxime. Plongés en quelque sorte dans un état de transe, les coupables subissent un effet de choc provoqué par la clémence, perçue par G. Forestier comme une « vertu transgressive ». 9 De l’éclair intuitif d’Auguste on passe à l’éclaircissement de ses ennemis qui, dès lors, ne sont plus aveugles (vv. 1716-17). 10 L’empereur va s’engager donc à les plier tous à sa volonté éclairée et son pardon donne lieu à leur émerveillement. L’étonnement, voire la stupeur des conjurés fait partie intégrante de leur admiration imprévue à l’égard d’Auguste. Plus précisément, sa clémence constitue à la fois une conquête sur soi et une victoire sur autrui ; sa transformation personnelle aboutit, d’autre part, à la transformation de l’univers. Puisqu’elle entraîne, en définitive, la rédemption morale des conjurés, la magnanimité impériale s’avère bel et bien la source de l’étonnement universel. Baignant dans un esprit de communion spirituelle, le dénouement laisse transparaître une atmosphère miraculeuse sous-tendant une suite de conversions. Il va de soi que la conversion d’Emilie, la première à « se rendre » à l’empereur (v. 1715), se montre tout aussi prodigieuse que la clémence d’Auguste. En effet, la grâce, qui symbolise la source de tout éclaircissement, fait irruption dans l’âme d’Emilie, et elle se révèle instantanément illuminée. 11 A l’instar d’Auguste, elle descend en elle-même et 8 Voir sur ce point Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIème siècle, Paris, Les Belles Lettres (1994), p. 297. 9 « Le Miracle de Cinna, ou l’instauration de la royauté littéraire », in J. Fayard, et al., éds. Hommages à Jean-Pierre Collinet, Dijon, Association Bourguignonne (1992), p. 134. 10 Livie, pourtant innocente, renforce ce sentiment d’illumination dans les vers suivants: « Ce n’est pas tout, Seigneur : une céleste flamme/ D’un rayon prophétique illumine mon âme » (vv. 1753-54). 11 André Georges souligne le rôle de « l’intervention du surnaturel » en rapprochant la transformation foudroyante du tyran sanguinaire (Octave) en un empereur magnanime et juste (Auguste) de celle d’Emilie, une Romaine mue par une haine implacable à une femme repentie et motivée par l’amour (« La Conversion d’Emilie dans Cinna », L’Information littéraire, 36 [1984], p. 128). Les paradoxes du dénouement de Cinna 269 regagne la lucidité : « Je recouvre la vue auprès de leurs clartés » (v. 1716). L’empereur vertueux lui démontrant l’ampleur de son erreur, elle finit par renoncer à sa haine invétérée. Chez Emilie, la mort de la haine coïncide avec la naissance de son repentir (v. 1719). Subissant une transfiguration sublime, elle est choquée, voire commotionnée par l’offre impériale d’amitié. Dès lors, elle se trouve obligée de reconnaître en Auguste le Prince magnanime qui a su réconcilier les voix disparates de son empire. Emilie passe prodigieusement de la rébellion à la fidélité et se soumet pleinement à l’autorité de l’empereur. Alors qu’Emilie se repent ouvertement, Cinna et Maxime se situent encore à mi-chemin entre la confusion et le repentir. 12 Dans l’ensemble, s’avouant pleinement (con)vaincus, les conspirateurs renoncent solennellement à leurs fautes sous l’effet d’un éclaircissement intérieur : « Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle ; / Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle » (vv. 1725-26). Force est, pour eux, de reconnaître leur défaite en ce sens qu’ils s’avèrent fortement endettés vis-à-vis de l’empereur et ne peuvent plus avec impunité être tournés vers le passé. Convertis, ou plutôt réduits au stade d’objets de la générosité d’Auguste, ils ont contracté alors une dette primordiale de gratitude. Par ailleurs, ils reconnaissent la légitimité politique de l’empereur et s’engagent à soutenir le bien-être de Rome. Proclamant à Auguste une fidélité inébranlable, Cinna, en particulier, exalte son règne en situant l’empereur au-delà de la mimésis : « Ô vertu sans exemple » s’écrie-t-il (v. 1731). Quant à Maxime, il se révèle moralement régénéré par le repentir. Mue par une illumination céleste, Livie se livre à une vision prophétique qui sert à glorifier l’apothéose d’Auguste en évoquant son règne harmonieux et pacifique (vv. 1753-56). Faisant valoir la supériorité du savoir providentiel, elle affirme que, grâce à la vertu exceptionnelle d’Auguste, son règne sera dépourvu de crainte ; aussi ne connaîtra-t-il plus de conspirateurs, assurant par là la sécurité de l’Etat. Par suite de « cette action » (v. 1757), Auguste parvient à prendre en charge la postérité de son règne. L’apprentissage fondamental de l’empereur réside non seulement dans sa pleine maîtrise de soi, mais aussi dans son « art d’être maître des cœurs » (v. 1764), c’est-à-dire, dans sa capacité à créer une fidélité solide chez ses 12 Se reporter à Christopher J. Gossip, “Potentialité et actualisation chez Cinna: Remarques sur la clémence d’Auguste”, Papers on French Seventeenth-Century Literature, 47 (1997), p. 381. Ajoutons que les protagonistes se trouvent plongés en diverses formes de confusion, du désenchantement d’Auguste à l’hébétude de Cinna. Voir sur ce point Michel Prigent, Le Héros et l’Etat …, p. 147. Ralph Albanese 270 sujets. Désireuse d’accorder une large publicité au geste héroïque d’Auguste, Livie annonce que Rome va se vouer à la politique monarchique. L’« éclaircissement » propre à cette révélation divine est intimement lié à une valorisation de la raison d’Etat : D’une si longue erreur pleinement affranchie, Elle n’a plus de vœux que pour la monarchie, Vous prépare déjà des temples, des autels, Et le ciel une place entre les immortels (vv. 1769-72). Par suite de sa régénération morale, Auguste s’applique à répondre aux attentes du souverain idéal. Atteignant à un stade supérieur de la morale héroïque, il se hisse au-delà de la tyrannie et arrive à mettre fin au cycle réitératif des vendettas, à savoir, la politique de violence propre au triumvir. On serait tenté de rapprocher, toute proportion gardée, le dénouement de Cinna de celui de Tartuffe : en postulant l’inanité de toute expression de violence, Auguste, grâce à sa clémence, inaugure une discontinuité, voire une rupture définitive avec le passé ; à cela s’ajoute une conscience des temps nouveaux. 13 Proclamant la vertu politique de l’oubli (v. 1733), Auguste fait disparaître la « disgrâce » d’Euphorbe et détermine le « supplice » de Maxime, qui doit se résigner au mariage de Cinna et Emilie (v. 1741). De même qu’il tâchait d’oublier ses propres crimes, il s’engagera à absoudre les crimes des conjurés (IV, 2, vv. 1131, 1145, 1147). Une des principales conséquences de l’oubli généreux chez lui, c’est, de toute évidence, le repos ou, plus précisément, la paix de l’âme et de l’empire (vv. 1157-58). Si l’empereur s’avère volontairement oublieux en pratiquant l’absolution des injures, c’est qu’il semble croire, à l’instar de Don Fernand à la fin du Cid, à l’efficacité du temps à se répercuter sur la mémoire : « Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi, / Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi » (vv. 1839-40). Dans la mesure où il s’attend au remords des conjurés, son « oubli » n’est guère intuitif, car il relève d’une démarche volitive (= calculatrice) de sa part. 14 On s’aperçoit ainsi que le dernier vers de la pièce : « Qu’Auguste a tout appris et veut tout oublier » (nous soulignons) (v. 1780) met en évidence non seulement une vision totalisante, sinon « totalitaire, » mais aussi une dialectique entre l’apprentissage 13 Dans son éloge de la magnanimité du Prince qui met fin à la violence entraînée par Tartuffe dans la famille d’Orgon, Cléante prend à partie l’incartade de Damis : « Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps/ Où par la violence on fait mal ses affaires » (V, 2, vv. 1640-41). 14 Selon Barthes, chez Racine, on ne peut pas avec impunité « oublier » le passé, et l’on songe notamment au cas de Pyrrhus (Sur Racine, Paris, Seuil [1963], p. 85). Les paradoxes du dénouement de Cinna 271 et le « désapprentissage » délibéré. Fondée sur l’idéal d’omniscience, sa clémence suppose qu’il ne peut agir qu’en toute connaissance de cause, c’est-àdire, en apprenant l’ensemble des complots ourdis contre lui. N’ayant plus rien à apprendre, Auguste ne cherche qu’à se réconcilier avec ses anciens adversaires. S’adressant à la postérité, il finit par être immortalisé en mythe historique, d’où sa posture divine à la fin (vv. 1775-80). L’empereur oblige ainsi les conjurés à déclarer publiquement qu’ils reconnaissent son omniscience et en même temps sa volonté de ne plus tenir compte de leurs crimes. Si l’on admet que la clémence d’Auguste constitue une démarche sursitaire, c’est que l’on assiste à une volonté dramaturgique de différer l’éclaircissement définitif jusqu’à la dernière scène (V, 3) ; il s’agit, en somme, d’un long processus de retardement. Dès la dénonciation d’Euphorbe (IV, 1), toutes les démarches du protagoniste se ramènent à retarder successivement l’annonce de son pardon. L’intrigue étant chargée d’une série de coups et de contrecoups, on comprend que le lecteur/ spectateur soit tenu en haleine jusqu’à la fin. Les nombreuses péripéties dans Cinna créent alors de multiples chocs affectifs. Dans la mesure où le dramaturge se plaisait à provoquer de fausses attentes, Cinna met en scène une succession de revirements qui contribuent à faire naître un éblouissement cornélien perpétuel. C’est ainsi que l’on a pu constater que l’ébahissement d’Emilie face au geste miraculeux d’Auguste s’accorde avec « … l’approbation éblouie des contemporains de Corneille » vis-à-vis de la perfection formelle de cette deuxième tragédie romaine. 15 Le triomphe d’Auguste relève donc du théâtralisme cornélien, qui s’applique avant tout à étonner sinon stupéfier le lecteur/ spectateur. L’atmosphère de stupeur généralisée donne lieu, selon C. Biet, à une réflexion morale sur la signification plus large du dénouement. 16 En plus de l’admiration qu’ils éprouvent à l’égard de la clémence d’Auguste, la honte et le devoir de servitude s’insèrent dans la stupeur des conjurés, qui s’avèrent tous mus par la « crainte respectueuse » des sujets face à la figure monarchique. A ce propos, le dénouement de Cinna illustre non seulement la quête de l’éclaircissement mais aussi le dynamisme politique sous-jacent au phénomène théâtral de « Shock and Awe » - dixit George H. Bush - (= la stupéfaction et la révérence que le sujet/ citoyen ressent devant l’étalage d’un pouvoir immense). La sublimation héroïque d’Auguste entraîne, en définitive, un nouvel ordre politique, c’est-à-dire, une transfiguration inopinée et complète : on 15 « Le Miracle de Cinna … », p. 139. 16 « Plaisirs et dangers de l’admiration », Littératures Classiques, 32 (1998), p. 131. Ralph Albanese 272 assiste, à proprement parler, à une réordonnance de l’univers. L’empereur finit, on l’a vu, par atteindre en même temps à la connaissance de soi et à la légitimité politique. S’interrogeant sur l’admiration en tant que ressort dramaturgique fondamental chez Corneille, C. Biet soutient que le dramaturge relie le dénouement de Cinna à « une logique providentialiste » ; la sidération des conjurés rejoindrait alors celle du lecteur/ spectateur. 17 Le triomphe d’Auguste repose, par ailleurs, sur l’imaginaire monarchique auquel adhèrent les sujets fidèles. La mise en place de nouveaux sujets laisse transparaître la formation idéologique des rôles qui médiatisent le rapport fondamental entre le monarque et ses sujets. A cela s’ajoute une volonté de normaliser les relations entre le monarque et ses sujets. 18 Dans la mesure où Auguste parvient à définir sa propre identité (« Je suis maître de moi comme de l’univers », v. 1696), il va de soi que le souverain et ses sujets s’inscrivent dans une corrélation idéologique. Le regard hiératique des sujets fait ressortir, en dernière analyse, la transcendance du souverain. 19 Ouvrages cités Albanese, Ralph. Corneille à l’Ecole républicaine : du mythe héroïque à l’imaginaire politique en France. Paris, L’Harmattan, 2008. Barthes, Roland. Sur Racine. Paris, Seuil, 1963. Biet, Christian. « Plaisirs et dangers de l’admiration », Littératures Classiques, 32 (1998), pp. 121-134. Clarke, David. Pierre Corneille: Poetics and Political Drama under Louis XIII. Cambridge, Cambridge University Press, 1992. de Gaulle, Charles. Mémoires d’espoir, I. Paris, Plon, 1970. Forestier, Georges. « Le Miracle de Cinna, ou l’instauration de la royauté littéraire », in J. Fayard, et al., éds. Hommages à Jean-Pierre Collinet. Dijon, Association Bourguignonne, 1992, pp. 129-139. Fumaroli, Marc. Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes. Genève, Droz, 1996. Georges, André. « La Conversion d’Emilie dans Cinna », L’Information littéraire, 36 (1984), pp. 121-128. Gossip, Christopher J. « Potentialité et actualisation chez Cinna : Remarques sur la clémence d’Auguste », Papers on French Seventeenth-Century Literature, 47 (1997), pp. 373-381. 17 « Plaisirs et dangers de l’admiration », p. 127. 18 Se reporter ici à Erec Koch, « Horace/ Cinna and the End of War », Papers on French Seventeenth-Century Literature, 62 (2005), p. 76. 19 Je tiens à remercier Denis Grélé de ses excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai. Les paradoxes du dénouement de Cinna 273 Koch, Erec. « Horace/ Cinna and the End of War », Papers on French Seventeenth- Century Literature, 62 (2005), pp. 69-78. McBride, Robert. Aspects of Seventeenth-Century French Drama and Thought. Totowa, N.J., Rowman & Littlefield, 1979. Merlin, Hélène. Public et littérature en France au XVIIème siècle. Paris, Les Belles Lettres, 1994. Poirier, Germaine. Corneille et la vertu de prudence. Genève, Droz, 1984. Prigent, Michel. Le Héros et l’Etat dans les tragédies de Pierre Corneille. Paris, PUF, 1986. Tiefenbrun, Susan. Signs of the Hidden. Semiotic Studies. Amsterdam, Rodopi, 1980.