eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/82

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4282

Images du pouvoir - pouvoir de l’image. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette

2015
Barbara Kuhn
PFSCL XLII, 82 (2015) Images du pouvoir - pouvoirs de l’image. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette B ARBARA K UHN (U NIVERSITÄT E ICHSTÄTT ) Un portrait, n’est-il pas d’abord, et pour finir, un rendez-vous ? ( Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait) Que les « représentations » aient du « pouvoir » sur ceux qui les perçoivent, que ce « pouvoir » soit d’autant plus grand là où les « représentations » ainsi que leurs spectateurs font partie d’une histoire de « passion », voire même la constituent, est un phénomène bien connu et souvent décrit. Néanmoins, le rapport entre les trois termes : « représentation, pouvoir, passion » se trouve, pour ainsi dire, mis en scène et donc en action d’une manière particulière dans les romans de Madame de Lafayette. En effet, aussi bien Zaïde que La Princesse de Clèves ont recours, pour mettre en scène ce jeu entre « représentation, pouvoir, passion », à des « stratégies intermédiales », 1 tous deux ne racontant pas seulement les histoires d’amour de leurs héros et surtout de leurs héroïnes, mais aussi les histoires des portraits de ces héros et de ces héroïnes, et celles-ci n’existent pas indépendamment de celles-là, bien au contraire, elles se trouvent inextricablement liées. Une fois de plus donc, dans les peintures décrites ainsi que dans l’effet qu’elles exercent, les 1 Les termes entre guillemets se réfèrent au titre du colloque dans le cadre duquel cette contribution concernant les « tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette » a été présentée et qui a eu lieu au Centre Allemand d'Histoire de l’Art (DFK) à Paris en décembre 2009: « Entre Soleil et Lumières - Représentation, Pouvoir, Passion et les stratégies intermédiales des arts en France à l’âge classique ». Pour ce qui est de ce contexte de l'article, cf. les actes du colloque publiés dans PFSCL XLI, 80 (2014). Je remercie cordialement l'éditeur de la revue, Rainer Zaiser, de publier l’article qui par mégarde avait été oublié lors de la publication des actes. Barbara Kuhn 200 deux romans donnent à voir le pouvoir mystérieux des images, qui ainsi soulignent leur caractère d’action au lieu d’être seulement un simple ‹fait donné›. 2 Le fait qu’il y ait dans chacun des deux romans un portrait et un tableau qui se révèleront essentiels non seulement pour la structure du texte et la dynamique de l’action principale, mais aussi pour la présentation, la représentation et l’auto-représentation des personnages principaux, n’est bien sûr pas une découverte récente, et surtout dans le cas de La Princesse de Clèves, l’une ou l’autre des peintures ou même toutes les deux ont été l’objet de maintes analyses. Ce qui constitue le centre de la plupart de ces interprétations, c’est avant tout la fameuse question du regard, analysé comme regard masculin ou comme regard féminin, et par là la question du voyeurisme d’un côté, celle du désir ou de l’objet du désir de l’autre. 3 Dans cette perspective, le fait qu’il s’agisse justement de portraits, de peintures à l’intérieur de romans qui en déterminent l’économie narrative, a été beau- 2 Cf. Boehm, Gottfried. « Repräsentation - Präsentation - Präsenz. Auf den Spuren des homo pictor », dans Homo pictor. Ed. Gottfried Boehm. München / Leipzig : Saur, 2001 (Colloquium Rauricum ; 7), pp. 3-13, p. 3s. : « Der kulturelle Gebrauch der Bilder hatte seit alters her sowohl mit Kunstfertigkeiten als auch mit der Domestizierung jener Kräfte zu tun, die ihnen zugeschrieben wurden. Lange bevor das Genie und der Ruhm von Künstlern gefeiert wurde, war von den geheimnisvollen Wirkungen der Bilder die Rede. […] Die wiederkehrenden Bilderstürme und die sie begleitende Bildkritik haben es nicht vermocht, die Rede von der Macht der Bilder obsolet erscheinen zu lassen. […] Denn wie immer man sie einschätzen mag, dass Bilder nicht nur Fakten, sondern auch Akte sind, sinngenerierende Gegenstände, führt uns zum sachlichen Zusammenhang von Präsenz und Repräsentation zurück ». 3 Cf. p. ex. De Jean, Joan. « Female Voyeurism : Sappho and Lafayette », Rivista di letterature moderne e comparate, 40.3 (1987), pp. 201-215 ; Greenberg, Mitchell. Subjectivity and Subjugation in Seventeenth-Century Drama and Prose. The Family Romance of French Classicism. Cambridge : Cambridge University Press, 1992, pp. 174-211 ; Roulston, Christine. « La déception du regard dans La Princesse de Clèves », Dalhousie French Studies, 32 (1995), pp. 19-32 ; Riggs, Larry W.. « Trouble in the Empire of the Gaze : Woman, Scopophilia, and Power in Several Seventeenth-Century Works », Literature/ Interpretation/ Theory, 8 (2001), pp. 123- 133 ; Kelley, Diane Duffrin. « Epiphanies : The Narrative Effect of the Woman’s Spying Gaze in Lafayette’s Princesse de Clèves and Tencin’s Mémoires du Comte de Comminge », Women in French Studies, 14 (2006), pp. 27-36 ; Léopold, Sandrine. L’Écriture du regard dans la représentation de la passion amoureuse et du désir. Étude comparative d’œuvres choisies de Madame de Lafayette, Rousseau, Stendhal et Duras. Oxford [et al.] : Lang, 2009. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 201 coup plus rarement au centre de l’attention des critiques. 4 Pour situer la question des portraits et des tableaux dans son contexte épistémologique, il faut mentionner avant tout John D. Lyons, qui, notamment dans Speaking in Pictures, Speaking of Pictures. Problems of Representation in the Seventeenth Century, 5 part, d’un côté, de l’intérêt scientifique témoigné à l’époque à tous les phénomènes visuels, et de l’autre de la réaction contre ces nouvelles tendances, telle qu’on peut la voir de façon paradigmatique dans la Logique de Port-Royal et dans la critique de l’imagination dans l’œuvre de Pascal. Selon Lyons, Zaïde révèlerait avant tout l’insuffisance de la peinture par rapport au langage, l’impossibilité de communiquer sans équivoque à travers des images, 6 tandis que La Princesse de Clèves soulignerait le fait que 4 À part les quelques remarques qu’on trouve dans un article de Frank-Rutger Hausmann paru en 1996 et traitant de portraits peints dans les littératures française et italienne du XVII e et XVIII e siècles (« ‹Pictura in poesi› - gemalte Porträts in der französischen und italienischen Literatur des 17. und 18. Jahrhunderts », dans Romanistik als vergleichende Literaturwissenschaft. Festschrift für Jürgen von Stackelberg. Ed. Wilhelm Graeber / Dieter Steland / Wilfried Floeck. Francfortsur-le-Main [et. al.] : Lang, 1996, pp. 97-115, pp. 99-102), Alain Niderst a consacré en 1993 un article entier à « La peinture dans les romans de Madame de Lafayette », qui, selon lui, peuvent « être lus, à travers la présence en elles de la peinture, comme des méditations sur la beauté et la représentation » (dans id., De Rabelais à Sartre. Mélanges. Corneille - Racine - La Fontaine - Molière - Madame de Lafayette etc., Tome II. Paris : Eurédit, 2008, pp. 343-348, p. 347) ; et en 2006, Évelyne Méron a publié l’article intitulé « Corps, paroles et tableaux dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette » (New Zealand Journal of French Studies, 27 (2006), pp. 29-41), qui, entre autres, interprète les peintures surtout comme substitut du corps absent. Voir en plus : Albert, Alexandre. « Madame de Lafayette et le portrait perdu. Une lecture de Zaïde », dans Le Portrait littéraire. Ed. Kazimierz Kupisz / Gabriel-André Pérouse / Jean-Yves Debreuille. Préface de Pierre Michel. Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1988, pp. 131-140. 5 Lyons, John D.. « Speaking in Pictures, Speaking of Pictures. Problems of Representation in the Seventeenth Century », dans Mimesis. From Mirror to Method, Augustine to Descartes. Ed. John D. Lyons / Stephen G. Nichols, Jr.. Hanover / London : University Press of New England, 1982, pp. 166-187. Voir également : id., « Narrative, Interpretation, and Paradox : La Princesse de Clèves », Romanic Review, 72.4 (1981), pp. 383-400 ; id., « The Dead Center : Desire and Mediation in Lafayette’s Zayde », L’Esprit créateur, 23.2 (1983), pp. 58-69 ; Weinberg, Kurt. « The Lady and the Unicorn, or M. de Nemours à Coulommiers : Enigma, Device, Blazon and Emblem in La Princesse de Clèves », Euphorion, 71 (1977), pp. 306-335. 6 « Both in the painting and in the portrait an attempt to substitute visual for verbal language fails. Only the word can properly specify the relationship of resemblance to being, can exorcise the alienation of self-resemblance imposed by the image. The power of the image depends on the circumstances of its reception, on the way Barbara Kuhn 202 chacun peut posséder l’autre ou être possédé par lui uniquement au travers des signes et en tant que signes, de sorte qu’il reste toujours un abîme entre les êtres. 7 Tout en étant d’accord avec Lyons sur l’importance primordiale de la peinture dans les romans en question, l’intérêt porté ici au rôle des portraits sera différent, lié plutôt à leurs fonctions et à leur fonctionnement en tant qu’objets à la fois d’art et de mémoire et donc d’objets d’un regard aussi bien extérieur qu’intérieur, si l’on peut dire, fonctions et fonctionnement qui se révèleront assez divergents, reflétant par là la diversité des deux textes qualifiés non sans raison de « last great romance » et de « first French novel ». 8 1. Images et imagination : Zaïde et la question de la ressemblance La question de la ressemblance est ce qui, depuis l’Antiquité, fonde l’idée du portrait ; c’est elle qui le définit et c’est elle qui en même temps le met toujours en question : 9 soit elle est trop grande et par conséquent l’œuvre n’est pas autonome ; soit elle est insuffisante et le portrait est donc raté ; soit elle reste purement extérieure, de sorte que le portrait n’arrive jamais à représenter l’homme entier, mais se confine au simple corps, etc. Néanmoins, depuis que le mot existe en français, il est « réservé à l’image de l’homme faite à sa ressemblance », 10 et depuis l’origine quasi-mythique non du mot, mais de la chose, le portrait a partie liée avec l’absence et l’amour in which the viewer uses it. In Zayde the use of painting is to mediate between persons. And this mediation fails because of the poverty of painting before the complexities of being ». Lyons (1982), p. 175. 7 « The portrait and painting episodes that recur in the Princesse de Clèves demonstrate the way in which we are possessed only as signs and in signs. The princess sees the duke take the portrait of herself, but he never possesses her - is it theoretically possible to do so ? The duke sees the princess plunged into contemplation of his image in the painting of the Siege of Metz, but cannot introduce himself into this scene. Even though the appearance of these signs should in itself be a source of satisfaction, the gap will always remain ». Lyons (1982), p. 184. 8 Lyons (1983), p. 68. 9 Sur la position précaire du portrait due justement à ce rapport à la ressemblance, cf. Preimesberger, Rudolf. « Einleitung », dans Porträt. Ed. Rudolf Preimesberger / Hannah Baader / Nicola Suthor. Darmstadt : Wiss. Buchgesellschaft, 2003 [Berlin, Reimer, 1999], pp. 13-64, p. 18. 10 Pommier, Édouard. Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières. Paris : Gallimard, 1998, p. 16s. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 203 d’un côté, avec la mort et la mémoire de l’autre. 11 De telles relations inhérentes au portrait sont également la raison de ce que l’on pourrait nommer, avec la Théorie du portrait d’Édouard Pommier, le « pouvoir du portrait », voire, les pouvoirs du portrait, tels qu’ils se trouvent dans la « doctrine émiettée » 12 du portrait qu’on peut découvrir dans des textes sur l’art et les artistes depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Parmi ces pouvoirs du portrait, Pommier compte par exemple le fait que le portrait, grâce à la ressemblance qui le définit, sert de moyen de reconnaissance et d’identification, mais aussi et en même temps de possibilité d’idéalisation. Au-delà de la reconnaissance, le portrait peut devenir en plus « moyen de connaissance » : connaissance de la vie intérieure de l’homme représenté, connaissance de sa destinée, mais aussi connaissance « de l’histoire dans laquelle s’inscrit le personnage représenté ». Au lieu d’induire la connaissance, le portrait peut bien sûr aussi « être investi d’un pouvoir d’illusion » et par là être non seulement « signe de reconnaissance, mais présence même de son modèle auquel il se substitue ». À cela s’ajoute un « pouvoir exemplaire du portrait » qui peut aller de pair avec « un pouvoir d’évocation », dans le sens que « le portrait n’‹est› pas seulement la personne, mais aussi la vie glorieuse de cette personne, une vie à imiter ». C’est ainsi que le portrait est « le siège d’une force, mystérieuse, mais évidente » et acquiert même une valeur morale, qui se combine avec sa fonction de transmission de la culture, grâce au souvenir des grands hommes transmis dans leurs portraits 13 et par eux. De tous ces pouvoirs, de toutes ces fonctions possibles du portrait, il se trouve des reflets dans le roman Zaïde de Madame de Lafayette, roman qualifié en entier d’« histoire d’un portrait », 14 de texte dans lequel ‹toute l’action est déterminée et dirigée par un portrait›. 15 Si l’on peut certes souscrire à de telles propositions, vu que le portrait en question est mentionné dès le début du texte, après les trente premières pages à peu près, et que son histoire ne se termine qu’à la dernière page et donc avec le roman lui-même, il y a malgré tout dans cette « histoire d’un portrait » certains aspects qui ont de quoi surprendre le lecteur et qui exigent qu’on y regarde de plus près. Ce qui frappe avant tout lors de la lecture de ce roman, c’est le rôle primordial que joue ici la question de la ressemblance, qui, elle, renvoie 11 Cf. Pommier (1998), pp. 18-21. 12 Pommier (1998), p. 24. 13 Cf. Pommier (1998), pp. 24-26. 14 Niderst (2008 [1993]), p. 345. 15 « einen spanisch-maurischen Roman […], in dem das gesamte Geschehen von einem Porträt bestimmt und gelenkt wird ». Hausmann (1996), p. 101. Barbara Kuhn 204 tout de suite le lecteur à l’histoire du portrait mentionnée, mais la relation n’est pas aussi univoque qu’elle paraît à première vue. Car, si d’habitude c’est le portrait qui se caractérise par sa ressemblance plus ou moins grande avec la personne représentée, ici, c’est par contre le personnage qui est ressemblant. Pour rappeler brièvement la situation : les personnages principaux du roman sont l’Espagnol Consalve qui, après bon nombre d’intrigues et de déceptions, a quitté la cour et s’est retiré dans la solitude, et la belle Zaïde, une étrangère qui a fait naufrage et qui a été sauvée par Consalve et Alphonse, le compagnon de sa solitude. Une autre étrangère, Félime, qui a été sauvée par des pêcheurs, les rejoint, et lorsque les deux femmes regardent Consalve qui ne comprend pas la langue qu’elles parlent, ni elles la sienne, elles semblent s’étonner de la ressemblance de ce dernier avec quelqu’un. Le texte ne donne pas de réponse à la question de savoir comment, à partir des dialogues incompréhensibles entre les deux femmes et à partir de leurs gestes, Consalve a pu en arriver à « juger […] qu’il ressemblait à quelqu’un qu’elles connaissaient » (49), 16 mais qu’importe, à partir d’ici, cette ressemblance supposée est posée et est donc pour lui un fait donné : « il trouva Zaïde si occupée de cette ressemblance […] qu’il s’imagina qu’il ressemblait à cet amant qu’elle lui paraissait regretter » (49). Tandis que cette ressemblance ne provoque qu’« étonnement » et « surprise » chez Zaïde, elle rend mélancolique le pauvre Consalve qui se voit relégué dans un rôle qu’il préférerait ne pas avoir : C’était une douleur si vive pour Consalve de s’imaginer qu’il la faisait souvenir de son rival qu’il eût aisément renoncé aux avantages de sa beauté et de sa bonne mine pour n’avoir pas une telle ressemblance. Cette douleur lui était si insupportable qu’il ne pouvait presque plus se résoudre à paraître devant Zaïde ; il aimait mieux se priver de sa vue que de lui représenter l’image de celui qu’elle aimait ; et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il était persuadé qu’ils ne s’adressaient pas à lui. (89) Bien des éléments de la « doctrine émiettée » du portrait se retrouvent donc ici : outre la ressemblance, le texte mentionne le rapport avec l’amant absent, le pouvoir évocateur sinon magique du portrait, sa fonction de souvenir et même de substitut de la personne représentée - or il s’agit non pas d’un portrait, mais du personnage lui-même, qui pourtant se voit ou se croit vu comme image d’un autre, plus exactement, selon ses propres paroles, comme « le portrait de [s]on rival » (94). Le remède qu’il croit trouver 16 Les romans sont cités selon l’édition suivante : Madame de Lafayette, Romans et nouvelles. Ed. Émile Magne. Paris : Garnier, 1961. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 205 à ce mal est celui d’une fuite en avant. Lorsqu’un peintre chargé par Alphonse de faire certains tableaux demande à Consalve son avis sur son ouvrage, celui-ci propose des modifications qui transforment le tableau en une version de sa propre histoire, l’œuvre d’art plus ou moins « autonome », caractérisée par une sorte de « interesseloses Wohlgefallen », en une œuvre à clef, et qui plus est, à clef autobiographique : C’était un grand tableau où Alphonse avait voulu qu’il représentât la mer comme on la voyait de ses fenêtres et, pour rendre ce tableau plus agréable, il y avait fait peindre une tempête. Il paraissait, d’un côté, des vaisseaux qui périssaient en pleine mer ; de l’autre des navires qui se brisaient contre les rochers ; on voyait des hommes qui tâchaient de se sauver à la nage et on en voyait qui avaient déjà péri et dont la mer avait jeté les corps sur le sable. Cette tempête fit souvenir Consalve du naufrage de Zaïde et lui mit dans l’esprit un moyen de lui faire connaître ce qu’il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu’il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y étaient représentés une jeune et belle personne penchée sur le corps d’un homme mort, étendu sur le sable ; qu’il fallait qu’elle pleurât en le regardant ; qu’il y eût un autre homme à ses genoux qui essayât de l’ôter d’auprès de ce mort ; que cette belle personne, sans tourner les yeux du côté de celui qui lui parlait, le repoussât d’une main et que, de l’autre, elle parût essuyer ses larmes. (94s.) Quand Consalve fait voir le tableau ainsi transformé à Zaïde et en plus ajoute les noms sous les personnages, celle-ci reconnaît sans difficulté la situation représentée comme étant la sienne, et elle efface l’homme mort pour ne laisser subsister que la femme et l’homme à genoux. Ce qui semble d’abord être une réponse univoque aux questions lancinantes de Consalve - il n’y a pas d’amant mort à pleurer -, se multiplie à la réflexion, et l’action de Zaïde pourrait, bien sûr, signifier également qu’il n’y a pas d’amant mort ou bien qu’elle ne lui est favorable que parce qu’il ressemble à un autre, 17 etc. : grâce à l’imagination, c’est-à-dire grâce à l’action provoquée par l’image, grâce à l’image en tant qu’acte, chaque solution trouvée génère aussitôt une autre possibilité imaginable et donc imaginée ; malgré la représentation apparemment univoque sur le tableau, malgré toutes les apparences favorables, il n’y a pas d’évidence, mais, au contraire, un pullulement de significations, parce que les images intérieures restent en mouvement, de sorte que Consalve, en proie à ces ‹images en action› et donc à son 17 Cf. Lyons (1982), p. 170 : « Consalve’s first interpretation of her action is that she does not love another man, that she has no dead lover. His second interpretation brings him less satisfaction : that she does love another, but that he is not dead. She has no dead lover ». Barbara Kuhn 206 imagination, est ballotté entre « joie sensible » et « tant de sujets de crainte » (96) : il crut voir que Zaïde ne le haïssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire ; mais cette joie ne lui dura pas longtemps ; il s’imaginait qu’il ne devait qu’à la ressemblance de son rival le penchant qu’elle avait pour lui ; il pensa qu’après avoir perdu un homme qu’elle avait fort aimé, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. (96s.) Grâce aux portraits ressemblants, le tableau peut exercer son pouvoir de reconnaissance et d’identification ; mais néanmoins l’univocité de la représentation à clef n’arrive pas à donner la certitude désirée ; selon Lyons, cette fuite en avant ne révèlerait que la ‹pauvreté de la peinture devant les complexités de l’être›, 18 parce que la peinture est incapable d’exprimer une négation, incapable de faire la distinction entre être et non-être, 19 et par conséquent la substitution du langage visuel au langage verbal ne peut qu’échouer. Pourtant, en introduisant portrait et tableau, le roman ne propose pas simplement un nouveau paragone pour se prononcer en fin de compte, et en conformité avec toute la tradition de la philosophie ‹occidentale›, 20 en faveur du langage et contre le pouvoir supposé mineur de la peinture, une interprétation peu plausible, si l’on considère que l’histoire du tableau sera 18 Cf. Lyons (1982), p. 175. 19 Lyons (1982), p. 170 : « The limitation of the pictorial statement is that it does not permit negation, or more precisely, that it cannot indicate being or notbeing ». 20 « L’être de l’image ? Une façon de répondre à la question ‹Qu’est-ce que l’image ? ›, précisément une catégorie. Or la réponse hâtive de l’histoire de la philosophie ‹occidentale›, ou hâtivement lue dans sa vulgate, est de faire de l’être de l’image un moindre être, un décalque, une copie, une deuxième chose en état de moindre réalité, et du même coup, en écran aux choses mêmes, d’en être l’illusion, un reflet appauvri, une apparence d’étant, un voile trompeur, et d’autant plus trompeur que la relation de l’image à l’être se trouverait réglée par l’imitation qui ferait d’elle la représentation de la chose, doublant la chose et se substituant à elle. Au bout du compte, à la question de l’être de l’image, il est répondu en renvoyant l’image à l’étant, à la chose même, en faisant de l’image une re-présentation, une présence seconde - secondaire -, en déplaçant la question de l’être : ‹Qu’est-ce que l’image ? › dans celle-ci : ‹qu’est-ce que l’image nous fait connaître (ou nous empêche de connaître) de l’être - par ressemblance et apparaître ? › A la question de l’être il est en quelque manière répondu par sa défection ontologique dans l’ordre du connaître, par un manque à savoir qui en serait la caractéristique ontique, sinon par une négation d’être, du moins par sa défaillance dans sa copie ou son leurre ». Marin, Louis. Des Pouvoirs de l’image. Gloses. Paris : Seuil, 1993, p. 10. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 207 reprise peu avant la fin du roman dans la narration de « l’histoire de Félime et de Zaïde » pour confirmer après coup que Zaïde avait déchiffré le message de Consalve de façon tout à fait exacte. 21 Ce que le tableau, ou mieux, l’histoire de ce tableau, donne à voir doit donc être autre chose que la démonstration de l’échec de la transmission de ce message par des signes picturaux. Le tableau entre dans le texte chargé de deux intentions et ainsi d’au moins deux manières tout à fait divergentes de le voir et de l’interpréter. Pour Alphonse c’est une marine quelconque, rendue « agréable » par la représentation de tempête et de naufrage, ce qui exclut toute participation affective du spectateur à la scène représentée et en indique la valeur purement esthétique. Pour Zaïde, en revanche, le tableau sera, selon l’intention de Consalve, la représentation de sa propre histoire, représentation qui, en plus, inclut des portraits reconnaissables des personnages concernés. Sa participation affective se traduit immédiatement dans sa correction du tableau, qui, elle, exclut la réception de ce dernier en tant qu’‹œuvre d’art›, en tant qu’objet à valeur surtout esthétique. Entre ces deux positions extrêmes, entre ces deux pôles de l’auto-référentialité d’un tableau qui ne renvoie qu’à lui-même et à son art d’un côté, et de l’autre, la référentialisation univoque de chacun de ses éléments qui fait disparaître le tableau en tant que tableau, il y a Consalve lecteur du tableau et image du lecteur dans le texte, qui ne se contente ni de l’un ni de l’autre de ces deux modes de réception. Bien que ce soit lui qui ait suggéré l’interprétation référentielle du tableau, et bien que la réaction de Zaïde semble confirmer cette lecture, sa propre attitude révèle avant tout que la production du sens est un processus infini qui ne se laisse pas arrêter par une signification attribuée une fois pour toutes. Quelque univoque que puisse être pensé un tableau, il ne cessera de produire des images chez celui qui le regarde avec passion ; il se transforme en machine à générer des représentations intérieures qui, au lieu de ‹faire voir› tout simplement ‹ce qui est›, ont même le pouvoir de contredire ce qui se trouve ante oculos, de sorte que la question soulevée par le roman semble être moins celle d’une opposition des pouvoirs respectifs de la peinture et de la parole, mais plutôt celle du pouvoir des images, et donc du pouvoir de l’imagination en tant que question ouverte dans les débats du XVII e siècle. Et le genre choisi pour donner une des réponses possibles à cette question est loin d’être innocent. 21 « Ensuite il lui fit entendre, par le moyen d’un tableau où il avait fait représenter une belle personne qui pleurait un homme mort, qu’il était persuadé que les rigueurs qu’elle avait pour lui venaient de l’attachement qu’elle avait pour cet homme qu’elle regrettait. Ce fut une douleur sensible à Zaïde de voir que Théodoric croyait qu’elle en aimât un autre ; elle ne doutait quasi plus de son amour » (212). Barbara Kuhn 208 Une telle lecture du roman de Madame de Lafayette n’est pas seulement suggérée par ce que l’on pourrait appeler l’imagination déréglée de Consalve, dérouté, tel un nouveau Roland furieux, par sa passion sans bornes, qui lui fait voir partout des représentations de son amour, qui le fait s’imaginer lui-même comme image du rival (personnage nécessaire qui, sans les idées jalouses de Consalve, sans ses images-en-action, manquerait dans ce triangle du désir). L’importance attribuée à la question de l’imagination se voit avant tout dans l’histoire romanesque du portrait, qui d’ailleurs se poursuit du début à la fin du texte. Non seulement Consalve croit être le portrait vivant de son rival, non seulement il transforme l’œuvre d’art anonyme en portraits individuels afin d’exorciser le spectre que son imagination ne cesse de lui montrer ; en plus, le texte met en scène un portrait concret qui sert de fondement à toute l’intrigue et qui est introduit dans le cadre de l’« Histoire de Consalve », racontée par Consalve lui-même pour informer Alphonse de tous les malheurs qu’il a subis à la cour. Selon cette narration, le père de Consalve « était touché, plus qu’aucun père ne l’a jamais été, de la beauté de ses enfants et en tirait une vanité qu’on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui » (60). L’effet visible de cette « tendresse [infinie] qu’il avait pour [s]a sœur et pour [lui] » sont des portraits que le père fait faire de ses enfants et qu’il emporte au moment où il doit partir en guerre contre les Maures « pour avoir le plaisir de [les] voir toujours et de montrer la beauté de ses enfants, dont […] il était si préoccupé » (68). Quand Consalve raconte peu après que dans la grande bataille perdue « si entière [par son père] qu’à peine put-il se sauver », non seulement « toute son armée fut taillée en pièces », mais qu’en plus « tous les bagages furent pris » (68), le lecteur averti n’aura pas de difficulté à s’imaginer où se trouvera le portrait chéri à partir de là. Les lecteurs non avertis par contre doivent attendre la fin du roman pour voir l’énigme déchiffrée, le moment où tous les personnages principaux se trouvent réunis à la cour du nouveau roi d’Espagne qui présente à Zuléma, père de Zaïde, et un portrait de Consalve et Consalve lui-même, pour le convaincre de consentir enfin au mariage de Zaïde et Consalve, ce que Zuléma avait refusé jusqu’à ce moment-là parce qu’il entendait donner sa fille à l’Africain représenté sur le portrait conquis lors de la grande bataille. Le portrait que vous avez [lui explique le roi], et qui est pareil à celui-ci, ne peut être tombé entre vos mains que depuis la bataille que perdit Nugnez Fernando, père de Consalve, contre les Maures. Il le fit faire par un excellent peintre qui avait voyagé par tout le monde et à qui les habillements d’Afrique avaient paru si beaux qu’il les donnait à tous ses portraits. (232s.) Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 209 Même sans résumer ici toutes les péripéties de l’histoire mouvementée du portrait, ce cadre laisse déjà entrevoir les multiples aventures du portrait et surtout le jeu raffiné que le roman joue avec ce stratagème utilisé dans tant de romans et de comédies. Non seulement il est comme ici régulièrement l’occasion d’intrigues et de confusions, grâce à des attributions exactes et des attributions erronées ainsi qu’à la possession à tort ou à raison d’un portrait de quelqu’un. Ce qui est surtout et toujours lié au portrait et notamment à la miniature, c’est la fameuse dialectique de l’absence et de la présence, dans le sens qu’un portrait est destiné depuis ses origines à rendre un absent, voire un mort, présent, de créer une présence de l’absent dans et par l’image qui sert de substitut. 22 Ce paradoxe de la présence et de l’absence aura donc aussi sa part dans le roman de Madame de Lafayette, mais elle sera singulièrement pervertie, comme d’ailleurs pratiquement toutes les caractéristiques du portrait. Au lieu d’introduire un portrait qui exerce la fonction de supplément d’une personne qui manque, le roman introduit la personne qui supplée au manque du portrait. Toute l’histoire qui suit cette ouverture ironique ne sera que la difficile découverte de la coïncidence entre représenté et représentant grâce à leur coprésence finale, découverte sans cesse différée, et qui ne sera possible que tout à la fin des multiples voyages du portrait. Plus que jamais peut-être, celui-ci renvoie ici à son origine : il faut lever le masque du portrait, lever le masque qu’est le portrait, puisqu’il montre un Consalve masqué ; autrement dit, il faut ôter ce masque qu’est le portrait pour découvrir l’identité entre l’amant et cette autre persona qu’est son double présumé. Jusque-là par contre, le portrait est certes au centre de tous les mouvements, mais comme il manque la plupart du temps, il constitue plutôt un ‹centre vide›, une lacune dans la chaîne des signifiants, invitant par là à l’attribution de tous les signifiés possibles. Encore une fois, il ne s’agit donc 22 Cf. Boehm (2001), p. 7 : « Repräsentation bindet sich an Abwesenheit und Tod. Sie antwortet darauf und gewinnt durch die Folie der Vergänglichkeit und der Nichtigkeit erst den Glanz und die Kraft ihrer Präsenz. Zugrunde liegt diesem Verständnis die Vorstellung der binären Opposition Gegenwärtigkeit/ Absenz. Das Bildwerk ist die dialektische Reaktion auf die Faszination und die Namenlosigkeit des Todes. Dem Abwesenden und sogar dem Abgeschiedenen ein Gesicht zu geben, seinen Namen mit Anschauung und Gegenwart auszustatten, ist seine vorzüglichste Eigenschaft ». Cf. aussi Belting, Hans. « Gesicht und Maske », dans Logik der Bilder. Präsenz - Repräsentation - Erkenntnis. Ed. Richard Hoppe-Sailer / Claus Volkenandt / Gundolf Winter. Berlin : Reimer, 2005, pp. 123-134, pp. 123- 125. Barbara Kuhn 210 pas simplement d’un paragone entre art visuel et langage, 23 pas seulement d’une insuffisance des signes non langagiers ; il s’agit plutôt du pouvoir des images intérieures et extérieures que l’on peut se faire grâce à l’absence du correctif. Ce qui caractérise donc la dialectique connue de la présence et de l’absence dans ce roman, c’est surtout son renversement, et ce renversement concerne aussi les autres utilisations du portrait. Tout en étant omniprésente dans le roman, la ressemblance en tant que caractéristique première du portrait se réfère ici, comme on l’a vu, non pas au portrait mais au personnage. En revanche, et malgré cette thématique presque obsessionnelle de la ressemblance, le portrait lui-même se caractérise ici plutôt par sa diversité, par le travestissement imaginé par le peintre qui, au lieu de représenter, présente son personnage en habits africains, de sorte que grâce à son exotisme, le portrait ne peut pas exercer son pouvoir de reconnaissance ou d’identification - et en effet, les habits exotiques empêcheront pendant longtemps le déchiffrement de l’énigme tout comme le dénouement heureux de l’action. À cette particularité du portrait travesti s’en ajoute une autre qui vient compliquer l’histoire du portrait : à l’encontre d’autres histoires qui racontent une Bildnisbegegnung, ce n’est pas ici un amant ou une amante qui l’a fait faire, mais c’est le père qui aime son fils d’un amour aussi narcissique qu’idolâtre et empêche ainsi lui aussi la réalisation du désir entre les deux personnages destinés l’un à l’autre. Sans le savoir, il place entre eux deux le portrait qui, au lieu de les réunir, de faciliter la reconnaissance, risque de la rendre impossible. À la surdétermination du portrait par le père qui l’a fait faire, correspond une sorte de ‹sous-détermination› de la part de l’autre père, celui de Zaïde, qui, lui, n’a obtenu le portrait que par pur hasard. Il n’est ni celui qui l’a fait faire à cause de son grand amour pour la personne représentée, ni celui qui le reçoit comme un don des mains de la personne 23 L’interminable histoire de la jalousie d’Alphonse, dont on a critiqué le manque de motivation ou de lien avec le reste du roman, pourrait trouver une légitimation proprement dans le parallèle qu’elle fournit à la jalousie de Consalve : Tandis que cette dernière trouve sa raison d’être dans les énigmes du portrait et les suppositions de Consalve, Alphonse vit les mêmes doutes quoique lui se base complètement sur des narrations et donc sur le langage (cf. Lyons (1983), p. 63 : « Alphonse prefers strictly narrative means »). Si donc le résultat des deux histoires de jalousie est exactement le même, celui de rendre l’amour impossible à cause des idées aliénées du jaloux, la raison en est non pas le médium choisi, parole ou image, mais l’imagination délirante qui ne cesse de produire des images plus fortes que ce qui se trouve devant les yeux. L’histoire d’Alphonse sert donc à démentir la thèse selon laquelle « [o]nly the word can properly specify the relationship of resemblance to being, can exorcise the alienation of self-resemblance imposed by the image ». Lyons (1982), p. 175. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 211 aimée en tant que signe infaillible de l’amour et promesse de fidélité, ni même celui qui, comme le duc de Nemours dans La Princesse de Clèves, le dérobe au ‹possesseur légitime› pour posséder au moins un fétiche de l’amante inaccessible. Le même hasard sera responsable du premier regard de Zaïde sur le portrait, puisqu’elle le découvre dans les bagages de son père et en constate elle aussi tout de suite l’extraordinaire beauté. Ce n’est que plus tard, à cause d’équivoques et d’une interprétation erronnée des paroles de l’astrologue Albumazar, que l’image à valeur purement esthétique se métamorphose en portrait prophétique représentant celui auquel elle se croit destinée, métamorphose que le texte souligne en caractérisant le portrait par la même épithète que la marine au début et en renvoyant en plus à l’étrange structure temporelle, renversée elle aussi par rapport à des histoires d’amours et de portraits connues : « son père avait sauvé du naufrage le portrait qu’elle avait trouvé si agréable et qui était devenu celui de son amant » (214). 24 Le texte dénonce et ironise donc le pouvoir magique attribué aux portraits tout en en faisant le fondement de toutes ses machinations. Ce qu’il met en scène ainsi, c’est moins le pouvoir magique imaginaire du portrait lui-même que le pouvoir de l’imagination, qui malgré tous les renversements et toutes les mises en question réussit à investir le portrait d’une telle signification qu’il provoque toutes les intrigues enchevêtrées de ce roman. Le centre du roman, le portrait auquel se rattachent tous les espoirs et toutes les images, est donc encore une fois et essentiellement un centre vide, et on pourrait lire le roman comme la mise en scène renversée de tous les pouvoirs légendaires, mythiques ou magiques attribués au portrait au cours de son histoire millénaire. Et pourtant, ce ne sont pas seulement de vains espoirs et des images illusoires qui sont rattachés au portrait et qui feraient de cette mise en scène une mise en garde univoque contre les dangers de l’image et de l’imagination ; ce sont en plus tous les fils de l’action qui sont liés au portrait, de sorte que le roman fait assister ses lecteurs à une sorte de fonctionnement à vide, mais quand même à un fonctionnement. Ce ne sera pas un hasard si avec Zaïde il s’agit du « last great romance » ou du dernier roman baroque qui pourtant n’en est plus un. C’est précisément le choix 24 La conviction inébranlable de Zaïde de devoir trouver la personne représentée à laquelle elle serait destinée, qui détermine toute l’action du roman, ne dépend que d’une double équivoque, vu qu’Albumazar se trompe en croyant que le portrait montre le prince de Fez auquel Zuléma a destiné sa fille, et que Zaïde elle-même se trompe quand elle prend pour une prédiction les paroles d’Albumazar qui dit « qu’elle était destinée à celui dont elle avait vu le portrait » (234), tandis que la proposition de l’astrologue dite « sans dessein » n’avait parlé que des intentions du père. Barbara Kuhn 212 d’un genre dit dépassé, plus précisément, d’un roman romanesque qui s’affiche comme tel, qui souligne le pouvoir des images, même là où de telles images sont dénoncées pour leur caractère illusoire. En évoquant et en renversant tous les éléments constitutifs des ‹histoires de portraits›, le roman Zaïde qui, à première vue, ne semble être qu’une « autre histoire d’un portrait », se transforme en « histoire d’un portrait autre », en portrait du pouvoir des images. Que ce pouvoir des images et de l’imagination soit un pouvoir néfaste et par conséquent à éviter, à en croire la logique des jansénistes comme Pascal ou bien la Logique de Port-Royal, 25 ou qu’il soit un pouvoir peut-être néfaste, mais en tout cas inévitable, comme semble l’insinuer avec un sourire ironique Madame de Lafayette qui continuera à écrire des œuvres d’imagination, c’est aux lecteurs d’en décider et par conséquent à continuer ou non la lecture avec le « roman nouveau » de Madame de Lafayette 26 et avec la nouvelle mise en scène du portrait et du tableau en tant que nouvelle réflexion sur la tentation des images. 2. Au(x) lieu(x) du portrait : La Princesse de Clèves et l’échange des regards Après cette mise en scène et en question - mise en scène à travers la mise en question - de tous les pouvoirs attribués au portrait qu’est le roman Zaïde, le ‹nouveau roman› ou ‹roman nouveau›, bien sûr, n’a plus besoin de renouveler ce processus de déconstruction. Au contraire, le portrait entre dans ce roman avec tout le poids, toutes les significations qu’on peut lui attribuer sans pour autant oublier les réserves et les doutes qu’avait exprimés le roman romanesque. Encore une fois donc, au lieu de réduire tout de suite le roman avec ses histoires de portraits à une critique de la représentation dans le sillage de la Logique de Port-Royal, il s’agit de relire le texte comme étant une autre réflexion sur « représentation, pouvoir, passion » sous le signe du portrait, réflexion qui cette fois porte moins sur le pouvoir légendaire du portrait auquel le texte soustrait peu à peu toutes ses déterminations habituelles, que sur l’acte de regarder et d’être regardé. Et encore une fois, comme dans Zaïde, les deux versions du portrait, miniature et tableau, n’existent pas indépendamment l’une de l’autre, mais se reflètent et s’éclairent mutuellement en se référant l’une à l’autre. Cependant la densité et par conséquent l’intensité des rapports entre les deux représentations 25 Cf. Lyons (1982), p. 169s. et pp. 179-187. 26 Cf. Friedrich, Klaus. « Eine Theorie des ‹Roman nouveau› (1683) », Romanistisches Jahrbuch, 14 (1963), pp. 105-132, pp. 113-116. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 213 dans La Princesse de Clèves est beaucoup plus élaborée et en plus bien connue, de sorte que les pages qui suivent ne peuvent que choisir quelques aspects afin de profiler les différentes questions soulevées par ce texte si dense et donc inépuisable. Le roman semble partir d’une opposition par trop évidente entre le portrait de la femme, cette miniature que l’homme peut s’approprier facilement, qu’il peut presque ‹incorporer› 27 ou du moins faire disparaître, et celui de l’homme, portrait qui le représente en tant que héros lors d’une bataille, et ce sur un tableau monumental qu’on ne fait pas disparaître mais qu’on exhibe aux yeux de tous. À la contemplation en privé ou même cachée s’oppose donc la commémoration officielle et publique. À cette opposition de sujets, de formats, de public et d’emploi liée aux connotations des deux genres de peinture, miniature et tableau historique, opposition évidente et traditionnelle, vient s’ajouter une autre qui semble contredire la première sans pourtant l’effacer. L’espace du roman est lui aussi organisé en deux sous-espaces qui s’opposent clairement et qui sont en rapport étroit avec l’action entre les personnages : la cour en tant qu’espace public est caractérisée par la simulation et la dissimulation, tandis que Coulommiers comme contre-espace représente l’intimité domestique et sera forcément l’espace où aura lieu le célèbre aveu de la princesse. C’est dans ces deux espaces opposés qu’ont lieu également les rencontres avec les deux peintures, qu’ont lieu ces « rendez-vous » que sont les portraits selon Jean- Luc Nancy, 28 mais dans un chiasme significatif qui renvoie aussitôt le lecteur aux regards et à la situation des personnages concernés. La scène de bataille, le sujet collectif ou public sera contemplé par la princesse dans l’intimité de Coulommiers, puisque ce n’est que là qu’elle ne craint pas d’autres regards, qu’elle peut s’adonner à son acte de célébration et de contemplation de son héros ; le regard sur la miniature, par contre, est situé dans une scène de cour avec une multitude de personnes présentes, vu que, pour comparer les deux petits portraits de M me de Clèves, non seulement « tout le monde dit son sentiment de l’un et de l’autre » (301), mais en plus M. de Nemours se croit en sûreté quand il dérobe le portrait, parce qu’il pense « que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu’un autre » (302). Par ce chiasme entre la miniature connotant l’intimité, mais contemplée en public, et le tableau monumental, contemplé dans l’intimité malgré son caractère officiel, le texte souligne de prime abord l’échange entre les caractéristiques connues et 27 Au sens psychanalytique du terme d’incorporation en tant que « [p]rocessus par lequel un sujet, sur le mode fantasmatique, fait pénétrer et garde un objet à l’intérieur de son corps » (Le Petit Robert). 28 Nancy, Jean-Luc. Le Regard du portrait. Paris : Éditions Galilée, 2000, p. 82. Barbara Kuhn 214 attendues des deux genres, transformant les oppositions apparentes des deux peintures en parallélisme qui renvoie au fait que le centre de gravité se trouve ailleurs. Ce parallélisme se réalise, comme il a été constaté maintes fois, avant tout dans un jeu de regards par lequel les deux scènes se répondent mutuellement. Dans les deux cas, le texte ne mentionne pas seulement le regard de l’amant sur l’objet de désir différé, rendu présent dans la représentation, mais chaque fois, celui qui contemple le portrait est regardé à son tour par l’autre et, qui plus est, il constate même qu’il a été observé dans son acte de contemplation. Lors de la scène de la miniature, M me de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’était son portrait, et elle en fut si troublée que M me la Dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu’elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de M me de Clèves, qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venait de faire. (302) La situation se répète lorsque M me de Clèves est observée par M. de Nemours : il se trouve dans le jardin à Coulommiers et se range « derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait M me de Clèves » (366), et ce qu’il voit ne peut pas ne pas le satisfaire au plus haut degré : Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. (367) Le non-savoir présumé de l’autre, qui augmente le bonheur, est donc le même que celui éprouvé par M me de Clèves lors de la scène de la miniature, où elle aussi « fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait » (302). Cependant, tout comme dans cette première scène, le duc pense « qu’il n’était pas impossible qu’elle eût vu », de même à Coulommiers, lorsque le duc « avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit », il n’est « pas impossible qu’elle eût vu », comme souligne le texte : « soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître », même si plus tard elle suppose plutôt Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 215 que c’était « un effet de son imagination d’avoir cru voir M. de Nemours » (367s.). Dans les deux scènes de portrait, il n’y a donc pas seulement le regard sur la représentation picturale de l’autre, pas seulement l’augmentation du plaisir par l’ambivalence du secret et de la complicité constituée par le jeu entre savoir et ne pas savoir (‹ne pas ça-voir›) ; il y a au moins un triple regard qui crée un espace particulier à l’intérieur de l’espace donné 29 : il y a regard sur l’image, regard sur celui qui contemple l’image et regard de celui qui se voit ou se croit regardé en regardant l’image. Cette pluralisation des regards constitue en même temps une complexification, et ce pour deux raisons, qui en plus sont en rapport l’une avec l’autre. Premièrement dans ce jeu de regards, l’objet regardé change constamment ou s’amplifie même, vu qu’il ne s’agit pas seulement de plusieurs regards sur un seul et même objet comme c’était le cas dans la conversation de la cour sur les deux portraits de M me de Clèves. Ici, chaque fois l’objet regardé se combine avec le regard sur cet objet et s’élargit par lui, et tous deux forment un nouvel objet à regarder, un nouveau ‹tableau› encadré et donc mis en valeur, constitué en image par le rideau dans la scène de la miniature et par l’embrasure de la fenêtre à Coulommiers. Chaque fois donc, le premier tableau représente le personnage aimé, et il est regardé par l’autre, par celui qui aime, et cet autre est regardé à son tour en regardant le tableau, de sorte que la scène encadrée forme un deuxième tableau. Mais de nouveau, celui qui le regarde devient à son tour spectacle, vu qu’il est regardé en regardant quelqu’un qui regarde un tableau. La deuxième raison pour laquelle la pluralisation des regards constitue une complexification concerne non pas l’objet du regard qui se modifie sans cesse, mais les regardants et regardés eux-mêmes. Certes, il ne s’agit pas d’autoportraits, mais les scènes rappellent malgré tout le peintre qui se peint en faisant son autoportrait avec le miroir à côté de lui, de sorte que le spectateur du tableau (qui pourrait être le peintre lui-même, une fois le travail accompli) le voit trois fois : une première fois de dos en train de peindre, une deuxième fois dans le miroir dont l’image reflétée lui sert de modèle, et une troisième fois sur le tableau représenté et quasiment fini. 30 29 Cf. Belting (2005), p. 128 : « Blicke, die Personen miteinander wechseln, vergrößern oder verkürzen die räumliche Distanz, welche zwischen den blickenden Körpern besteht. Blicke ziehen uns an oder weisen uns auf Distanz. Ihre Geometrie überlagert die Geometrie des realen Raums, in dem sich die Blicke kreuzen. Der Blickraum ist von der Aktivität oder Passivität der Blicke abhängig und verändert sich in jedem Augenblick (vielleicht sollte man sagen : mit jedem Augenblick) ». 30 Cf. l’autoportrait de Johannes Gumpp (1646), analysé entre autres par Nancy (2000), pp. 41-48, ainsi que par Nicole Hegener, « Johannes Gumpp. Selbstbildnis Barbara Kuhn 216 Même si dans le roman la position médiane est occupée non pas par le miroir, mais par l’autre, à travers les yeux duquel chacun des deux découvre son propre portrait, c’est d’une manière comparable que les scènes se caractérisent par une sorte d’auto-référentialité, une auto-référentialité différée elle aussi et comme divisée en deux, étant donné que dans les deux cas, le personnage représenté sur la peinture est en même temps celui qui observe la contemplation, tandis que le personnage qui regarde le portrait est en même temps celui qui se découvre observé par l’autre. Chacun des deux devient donc deux fois image pour l’autre comme pour cet autre spectateur qu’est le lecteur du roman, image représentée et image présente, si l’on veut, ou bien représentation et présence à la fois, mais présence encadrée et donc intangible. 31 Voir l’image de l’autre et en même temps se voir être vu par cet autre, telle est la situation de chacun des deux amants contrariés, lorsque leurs regards se rencontrent. La réflexivité de la scène qui dédouble les personnages en question transforme la simple contemplation du portrait en une sorte de regard dans un miroir qui ajoute au plaisir de posséder le portrait de l’autre le plaisir de la réciprocité et de la co-présence, plaisir dont le mari restera exclu, 32 malgré ses machinations pour épier les mouvements du duc de Nemours et donc ajouter un regard à ce système de regards dans lequel il n’arrivera pas à entrer. Les regards qui se rencontrent ou sont surpris comme dans un miroir constituent presque les seuls moments d’union des deux amants, c’est-à-dire les seuls moments d’une présence mutuelle, bien que ‹médiatisée› et non immédiate. Dans les regards qui se croisent et dans ce tableau que l’un constitue derrière le rideau à demi fermé ou dans l’encadrement de la fenêtre alors qu’il est en train de regarder le portrait de l’autre, il se crée une sorte de présence de l’un pour l’autre. À ces deux moments, il faut mit Spiegel und Staffelei, 1646 », dans Der Künstler als Kunstwerk. Selbstporträts vom Mittelalter bis zur Gegenwart. Ed. Ulrich Pfisterer / Valeska von Rosen. Stuttgart : Reclam, 2005, p. 84. 31 On pourrait schématiser ce rapport multiple entre ‹tableaux› et regards de la manière suivante : 1. A regarde B représenté par le portrait peint ; 2. B voit A regarder le portrait de B ; 3. A voit (peut-être) que B voit A regarder le portrait de B. En résulte une sorte de regard dans un miroir déphasé : A B A B. Chacun voit sa propre image comme dans un miroir, mais seulement s’il suit le regard de l’autre. 32 Le gentilhomme dans sa fonction de représentant du regard jaloux n’arrivera pas à voir ce qui se passe dans ce rendez-vous que constitue le portrait, de sorte que son compte-rendu ne peut qu’être faux, mais n’en conduira pas moins à la mort de celui qui n’a rien vu, mais tout imaginé. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 217 ajouter la scène de la lettre écrite en commun comme troisième moment d’union : dans tous ces cas, l’union précaire ne réussit que grâce à un médium, mais ce n’est que dans l’épisode de la lettre avec la transformation en langage, ce n’est que dans la fiction de ne pas parler de soi, que M me de Clèves peut vivre un instant de bonheur. Après les deux scènes d’images, par contre, il n’y a que le silence qui suit la rencontre du regard et donc le savoir d’avoir (été) vu(e) : le duc disparaît avec la miniature et se retire dans son espace privé, il « alla se renfermer chez lui » (302s.), tout comme la princesse, « sans balancer ni se retourner du côté où il était, […] entra dans le lieu où étaient ses femmes » (368), de sorte qu’il reste dans le cabinet un portrait sans regard et donc un portrait qui ne rend présent que l’absence. Le fait que le duc puisse emporter la miniature, tandis que la princesse quitte le tableau et le regard en même temps, n’est pourtant pas l’unique différence par laquelle se distinguent les deux scènes ou « Schauräume » 33 qui moyennant les parallèles évidents renvoient l’une à l’autre avec une telle insistance que les différences subtiles présentes dans cette répétition ne peuvent qu’être significatives. Ce qui distingue avant tout les deux moments cruciaux, construits et disposés dans le roman tel un diptyque dont les deux volets sont conçus en vue des multiples correspondances qui se produisent dans le jeu entre ‹différence et répétition›, c’est l’action et donc la passion 33 Pour la définition de « Szene » et de « Schauraum » ainsi que pour la transformation de tableaux en scènes et de scènes en ‹espaces de vision› cf. Kolesch, Doris ; Lehmann, Annette Jael. « Zwischen Szene und Schauraum - Bildinszenierungen als Orte performativer Wirklichkeitskonstitution », dans Performanz. Zwischen Sprachphilosophie und Kulturwissenschaften. Ed. Uwe Wirth. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 2002, pp. 347-365, p. 348s. : « Die Entstehung einer Szene, das heißt eines gerahmten Ausschnitts einer Aktion, ist an performative Prozesse sowohl der Produktion als auch der Wahrnehmung gebunden, die ihrerseits zunehmend ununterscheidbar werden. Eine Szene ist als Szene deshalb wahrnehmbar, weil sie auf der gerahmten Wiederholung vorgängiger Handlungen und Muster beruht, die jedoch nicht als solche exponiert wird. […] Eine Szene wird immer dann zu einem Schauraum, wenn performative Prozesse zur direkten Partizipation sowohl von Akteuren als auch von Zuschauern führen und zudem die Prozesse der Wiederholung, die diese Szene konstituieren, transparent gemacht werden ». Aussi bien dans l’épisode de la miniature que dans celui du tableau monumental, il n’y a pas seulement les acteurs qui regardent les représentations et les spectateurs qui les voient ; aussi bien la spectatrice du vol que le spectateur de la contemplation avec rubans et canne se transforment en acteurs, certes involontaires, puisque dans les deux cas c’est leur corps qui parle et qui provoque ainsi la transformation de la scène de voyeurisme avec son regard unidirectionnel en une scène de communi(cati)on où les regards s’échangent. Barbara Kuhn 218 du personnage principal, qui change de façon essentielle en passant du premier au deuxième ‹espace de vision›, et qui renvoie ainsi à des « pouvoirs de l’image » encore bien plus décisifs dans le deuxième cas. Si, à première vue, les deux scènes ne semblent parler que du « premier effet de la représentation en général », qui consiste à « présentifier l’absent, comme si ce qui revenait était le même et parfois mieux, plus intense, plus fort que si c’était le même » 34 , la « force de l’image » est loin de se restreindre à cette force divine qu’a la peinture selon Alberti : La force de l’image est ici - dans ses effets - autant force de présentification de l’absent […] qu’énergie d’autoprésentation : faire reconnaître le mort dans la monstration, l’évidence (l’énargie) de son image, c’est se présenter représentant le mort, c’est constituer le sujet regardant comme effet de cette présentation, le constituer précisément comme regard ; c’est le faire se reconnaître dans l’affect érotique et esthétique (l’amitié, le plaisir) et comme auteur, comme peintre proprement dit ou spectateur par délégation du regard. […] Double position du sujet par l’effet-représentation, par effet de force à l’image, à la fois dans l’esthétique - par admiration pour le peintre - et dans l’affect - par plaisir du spectateur délégué du peintre dans la position de sujet de regard (au point du regard) : position, institution, constitution (par l’effet de force de l’image, par l’effet-représentation) du sujet qui trouve là autorité et légitimation comme résultante réfléchie de l’image en ses effets sur elle-même. 35 C’est dans ce sens que l’on peut voir la scène du tableau comme une sorte de surenchère de celle du portrait. Celle-ci n’est pas due seulement, et probablement même pas en premier lieu, à la monumentalité du tableau s’opposant à la petitesse de la miniature, ni uniquement à l’enrichissement de la contemplation par les rubans, la canne et le flambeau, malgré leur surdétermination évidente. 36 La différence capitale de la scène à Coulommiers réside dans le fait qu’ici enfin, peu avant la fin du roman, elle constitue le personnage principal en sujet de regard, et donc en sujet tout court. Ce n’est qu’ici que la princesse de Clèves réussit enfin à se (re-) connaître, alors que jusqu’ici, toutes ses « reconnaissances » ne survenaient qu’après coup et, au lieu de la valoriser, ironisaient plutôt cette ‹héroïne› de roman qui chaque fois ne comprend que trop tard ce qu’elle a vu ou fait voir à d’autres. Si donc son mari meurt pour n’avoir rien vu mais tout imaginé, elle, par 34 Marin (1993), p. 11. 35 Marin (1993), p. 12s. 36 « Il n’est, certes, pas besoin d’un diplôme de psychanalyste pour percer et goûter le symbolisme de toute cette scène », avait déjà écrit Michel Butor dans son article souvent cité : « Sur ‹La Princesse de Clèves› » [1959], dans id., Répertoire I. Études et conférences : 1948-1959. Paris : Minuit, 1960, pp. 74-78, p. 76. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 219 contre, a trop vu, de sorte qu’elle ne peut plus ne pas se (re-) connaître : c’est la force de l’image qui la fait « se reconnaître dans l’affect érotique et esthétique », qu’à partir d’ici elle ne pourra plus nier. 37 Ce qui contribue essentiellement à cette reconnaissance, c’est encore une fois le regard de l’autre. Dans la scène du portrait, le plaisir se révélait déjà d’autant plus grand avec le savoir d’avoir été vu par elle, savoir qui, grâce au secret partagé, créait une complicité et une entente entre les deux amants. Cela vaut d’autant plus dans la scène du tableau, où la princesse en tant que sujet du regard est quasiment ‹autrice›, pas seulement spectatrice par délégation, vu que c’est elle qui non seulement fait copier et transporter le tableau à Coulommiers, mais qui, si l’on veut, compose le « tableau complet » avec tout son décor érotique, tel qu’il se présentera aux yeux du duc de Nemours. Après l’échange de regards qui clôt la scène, le plaisir innocent car non su n’est plus possible ; grâce aux pouvoirs de l’image, la scène se transforme en image du pouvoir des images. Partant de ces réflexions, on pourrait lire la scène du tableau d’un côté comme mise en scène de la « représentation classique » ainsi que de « l’impitoyable critique » que les moralistes exercent précisément à l’égard de cette représentation, 38 et, de l’autre, comme mise en question de cette critique, vu 37 Ce n’est d’ailleurs qu’après cette reconnaissance de soi-même comme sujet, au lieu d’être seulement subiectum et donc objet du regard et désir des autres, que l’unique vrai dialogue avec l’amant sera possible, bien qu’obtenu par une ruse du duc de Nemours et placé sous le signe de l’irréalisable par celle qui à la fin du roman ne craindra plus rien sauf « le péril de le voir » (394). 38 « Tout signe se présente représentant quelque chose ; toute représentation présente le fait même de représentation, tout signe redouble et réfléchit le processus de représentation dans sa représentation même. Tout signe a un effet de subjectivité, un effet égologique, un effet de sujet. Il peut certes constituer ce sujet par la position d’un ego cogitans. Effet de la réflexion de la représentation, le sujet articule les représentations entre elles, dans le discours, où il juge du monde et de l’être. Mais à la faveur du renversement de la relation de substitution entre chose et représentation, certains signes peuvent aussi et surtout avoir un effet sur le sujet. Par la séduction de son immédiate présentation, la représentation d’image pervertit le sujet, à travers ses effets sur la sensibilité et l’imagination, en moi de désir et de plaisir, moi esthétique, moi pathétique, moi de jouissance. Loin dès lors d’être le substitut clair et distinct de la chose dans la socialité rationnelle des esprits, la représentation en se présentant exhibe la présence même du signifiant et par ostentation de l’acte de représentation, elle construit pour le regard, le cœur et la sensibilité des autres l’être même de son sujet : c’est dans sa mise en spectacle, dans sa théâtralité que l’effet de sujet émerge en Moi, qu’il s’identifie comme Moi d’affect, qu’il y trouve sa substance et sa valeur propres et imaginaires. C’est précisément sur ce point que s’exercera l’impitoyable critique de la représentation Barbara Kuhn 220 qu’elle contribue à transformer le roman en réflexion sur la représentation en général. Il est vrai que la princesse, tout en ‹connaissant› la « défection ontologique » de la représentation selon l’épistémè classique, le « moindre être » de l’image, reconnaît en même temps le ‹surplus›, au niveau pragmatique, 39 elle reconnaît les effets de la représentation sur les sens et les passions, et elle en jouit avec tout son corps, consciente du fait que l’Urbild lui est interdite et qu’en plus, la passion de l’amant risque fort de ne pas être durable, selon les leçons qui viennent aussi bien de la Carte de Tendre que de la vie quotidienne à la Cour, ce qui - entre autres - provoquera son « non » définitif aux efforts interminables du duc de Nemours. Mais si, malgré ce ‹surplus›, au niveau de l’action, la représentation classique et sa critique moraliste semblent ainsi avoir le dessus à la fin du roman, à y regarder de près, elles n’ont toutefois pas le dernier mot. En effet, si à la fin le personnage semble s’inscrire encore une fois - ou de nouveau - dans la représentation classique de la représentation, le roman, quant à lui, grâce à sa représentation spécifique, qui en fait est une mise en scène de l’acte de la représentation, dépasse cette représentation classique pour ouvrir à ses lecteurs d’autres perspectives précisément sur la représentation en tant que telle. Il ne concède pas seulement à sa princesse et donc à ce retour à la représentation classique qu’une « vie […] assez courte » ; mais surtout il fait terminer ce ‹portrait› de la princesse qu’est le roman lui-même dans l’aporie : « sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables » (395). Il ne fallait bien sûr pas attendre la dernière page du roman pour voir la narration exemplaire désavouée, étant donné que les diverses histoires intercalées, racontées dans le but d’instruire la très jeune princesse et de lui par les moralistes classiques, de La Rochefoucauld et Pascal à Nicole ou La Bruyère, une critique qui, inlassablement, parcourra l’écart entre présentation et représentation, entre opacité réflexive et transparence transitive, entre effet d’objet et effet de sujet, entre aliénation et identification ». Marin, Louis. « La représentation. L’image et sa rationalité », dans L’Esprit de l’Europe, Tome 3. Ed. Antoine Compagnon / Jacques Seebacher. Paris : Flammarion, 1993, pp. 75-86, p. 78. 39 Selon la version allemande de l’article cité ci-dessus, qui est beaucoup plus détaillée que la version française : « Zweifellos kommt, wie Platon unablässig betont hat, jeder mimetischen Repräsentation ein minderes Sein zu, da sie sich auf ihr ideales Urbild bezieht. Aber das, was die Repräsentation in ontologischer Hinsicht an Seins- und Wirklichkeitsgehalt einbüßt, gewinnt sie in pragmatischer Hinsicht durch die Möglichkeiten ihrer Kunst zurück, auf die Sinne und Leidenschaften einzuwirken ». Marin, Louis. « Die klassische Darstellung », dans Was heißt « Darstellen » ? Ed. Christian L. Hart Nibbrig. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1994, pp. 375-397, p. 381. Tableaux et portraits dans les romans de Madame de Lafayette 221 donner de bons ou surtout de mauvais exemples, échouent au profit de ce « roman nouveau » que sera La Princesse de Clèves ; elles n’arrivent pas à remplir leur fonction d’exemplum parce que chaque fois la princesse en tire les mauvaises conclusions ou a besoin d’explications ultérieures. Mais ce n’est que la fin du roman qui révèlera l’illusion, voire, l’absurdité de la narration exemplaire, puisque l’exemple donné par la narration de cette vie ‹exemplaire›, l’exemple qui ne se définit que par son exemplarité et donc par la prétention d’être imité (au sens positif et au sens négatif : d’imiter un certain comportement ou justement de ne pas l’imiter), cet exemple est qualifié d’« inimitable » et donc rayé en tant que tel, tout comme est rayée avec lui la solution trouvée par la princesse, qui ne consiste qu’à éviter le « péril de le voir » et à empêcher ainsi le « penchant qu’elle avait d’être à lui » (394), c’est-à-dire à éviter le regard qui l’avait constituée en sujet, et à empêcher la force de l’image de l’objet aimé. Tandis que cette fin du roman qualifie la passion du duc de Nemours non seulement de « la plus violente » - ce qui serait encore assez proche de la représentation traditionnelle de la passion en tant que folie -, mais en plus de « la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été » (394), faisant allusion dans les superlatifs à l’introduction des deux personnages au début du roman comme étant les plus parfaits de tout ce monde représenté et donc comme étant destinés l’un à l’autre selon toute la tradition romanesque depuis les Éthiopiques, la fin de la princesse en tant que exemplum inimitabile la transforme en signe opaque, renvoyant ainsi au devenir opaque de toute la transparence représentée et réfléchie. 40 Paradoxalement, cette opacité, ou mieux, ce devenir opaque se trouve lui aussi représenté dans le roman, qui, quelques pages avant cette fin, déploye un autre diptyque semblant répondre de façon significative à celui formé par le portrait et le tableau avec leurs jeux de regards multiples. Lorsque M me de Clèves apprend qu’en face de sa maison, il y a un peintre qui ne peint jamais, mais ne fait que « regarder les maisons et les jardins », elle s’imagine facilement qu’il ne peut s’agir que de M. de Nemours, et en effet, « dans sa chambre », elle peut voir « aisément cette même fenêtre où l’on lui avait dit que venait cet homme » - mais il n’y a que la fenêtre, que le cadre vide. De même, peu après, elle découvre dans le jardin « une manière de cabinet ouvert de tous côtés » où elle aperçoit un homme « qui paraissait enseveli dans une rêverie profonde ». Bien sûr, ce n’est encore personne d’autre que le duc de Nemours, qui pourtant, après un bruit fait 40 Pour ce qui est de la « Trübung der mimetischen Durchsichtigkeit durch reflexive oder ‹sich präsentierende› Undurchsichtigkeiten » en peinture et au niveau du langage cf. Marin (1994), p. 388.