eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/82

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4282

Don Juan et la flèche du temps en fuite

2015
Eric Turcat
PFSCL XLII, 82 (2015) Don Juan et la flèche du temps en fuite E RIC T URCAT (O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY ) « Le temps marche avec […] celui qui ne se sépare pas du temps. » (Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 100) Camus, dans son essai philosophique sur l’homme absurde, compare Don Juan à Sisyphe. Il y consacre d’ailleurs tout un chapitre intitulé « Le Donjuanisme ». Or, malgré son caractère quelque peu anachronique, cette comparaison recèle un intérêt tout particulier à la question du temps, et notamment au rapport anthropocentrique entre l’homme et sa temporalité. Certes, contrairement au mythe de Sisyphe qui s’inscrit d’emblée dans le temps révolu de la mort et de sa damnation éternelle, le mythe de Don Juan, quant à lui, évolue encore très nettement du côté de la vie et de ses plaisirs éphémères. Cependant, Don Juan est prévenu, que ce soit par sa femme, ses beaux-frères, son père, son ancien rival, ou même son propre valet : le temps du jugement dernier et de son éternité afférente finira bien par le rattraper. Le libertin vit sa propre condamnation en sursis, et c’est en ce sens qu’il ressemble le plus à Sisyphe. Entre les enfers perpétuels de la mythologie grecque et l’Enfer promis d’un Don Juan judéo-chrétien, il n’y a donc guère de transgression anachronique, guère de frontière entre la vie et la mort. L’une comme l’autre s’inscrivent de fait dans la continuité la plus fluide, un peu comme si tous les condamnés étaient déjà embarqués, et comme si Charon, naviguant son Styx à perpétuel contre-courant, ne pouvait désormais plus les débarquer. Pourtant, l’impression d’anachronisme persiste, sinon entre Sisyphe et Don Juan, du moins entre ces deux mythologies et la philosophie de l’absurde. En effet, ni Sisyphe ni Don Juan ne manifestent l’aliénation chronique qui caractérise si profondément Meursault dans la première partie de L’Étranger. Ni l’un ni l’autre n’affectent l’insensibilité requise pour pleinement incarner l’absurdité de leur condition, et surtout pas Don Juan dont la sensibilité esthétique de ses débuts classiques sera plus tard suffisante pour Eric Turcat 166 en faire un héros romantique 1 . Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre s’adaptent aussi très rapidement à la sensibilité de leur lecteur. Or comme ce dernier, à savoir Camus, accorde encore plus d’importance à la conscience qu’au sentiment, Don Juan rejoint bientôt Sisyphe aux côtés de Meursault : « [parce] qu’il est conscient, c’est par là qu’il est absurde » (ibid., p. 100). Comme par ailleurs, et pour reprendre la fameuse formule de l’essai, « il faut imaginer Sisyphe heureux », il n’y alors pas non plus lieu d’être surpris lorsque le libertin intègre à son tour, ne serait-ce qu’euphémiquement, le club des bienheureux de l’absurde : « Don Juan est-il triste ? Ce n’est pas vraisemblable » (ibid., p. 98) 2 . Que disparaisse l’anachronisme évident de la comparaison entre Sisyphe et Don Juan, passe encore, car c’est là le propre de toute mythologie. Mais que s’impose de surcroît une conscience apparemment universelle de l’absurde, qui viendrait en quelque sorte aplanir toutes les différences historico-culturelles de l’humanité, voilà bien une toute autre histoire. Or, c’est précisément cette histoire que Camus voudrait que nous acceptions ; une histoire sans histoire, ou plutôt une temporalité intemporelle, c’est-àdire un temps humain qui, à force de synchroniser son pas avec l’universelle mortalité, finirait par mettre au pas la fatalité même de son existence (cf. la métaphore anthropomorphique du « temps [qui] marche » de l’exergue). À cheval sur une mythologie de la culpabilité et sur une ontologie de l’absurde, la philosophie synchronique du temps, proposée par Camus, n’est certes pas sans mérite, surtout par rapport à la question du libertinage donjuanesque. Il conviendra donc ici de s’y intéresser plus attentivement, d’autant que cette métaphysique de l’instant persiste de nos jours aussi bien dans les recherches en psychologie cognitive que dans les théories de physique entropique. Néanmoins, avant de décider si Don Juan « marche » 1 Camus lui-même n’hésite d’ailleurs pas à privilégier cette sensibilité romantique dans le paragraphe final de son chapitre sur le « Le Donjuanisme » où, loin de se laisser foudroyer par la mort, Don Juan préfère aller confronter sa propre mortalité dans un décor on ne peut plus stéréotypé : « Je [le] vois dans une cellule de ces monastères espagnols perdus sur une colline [ou sur] quelque plaine silencieuse d’Espagne, terre magnifique et sans âme où il se reconnaît » (Le Mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard, 1942, p. 105). 2 Et Micheline Sauvage d’effacer toute trace d’euphémisme : « Le costume de Sisyphe ne va pas mal à Don Juan. Il lui va même mieux qu’à Sisyphe, car il est difficile d’imaginer Sisyphe riant, alors que le rire est inséparable du visage donjuanesque » (Le cas Don Juan. Paris : Seuil, 1953, p. 154). Position qu’il ne convient de nuancer que sur un point ; si le bonheur de Sisyphe ne dépasse pas les limites du sourire, au moins ce sourire dénote l’autodérision, ce qui n’est pas le cas du rire de Don Juan où la moquerie s’enregistre toujours aux dépens des autres. Don Juan et la flèche du temps en fuite 167 ou se précipite sur la flèche du temps, que son parcours de séducteur semble tracer, il faudra d’abord se demander dans quelle mesure le libertin parvient (ou non) à se libérer de ses déterminismes fatalistes. Car il ne faudrait pas oublier que, en particulier chez Molière où l’action se concentre en à peu près trente-six heures, Dom Juan, c’est surtout la chronique d’un temps en fuite. En outre, le libertin au XVII e siècle, comme nous le rappelle Antoine Adam, est avant tout un matérialiste classique, ce qui implique assez paradoxalement que son libre arbitre cède le plus souvent la place à ses déterminismes multiples 3 . Loin d’être aussi libre que le dénote l’étiquette qu’on lui a imposée, le libertin se trouve en fait contraint de tous côtés. Ainsi, pour l’instant du moins, Don Juan ne sera pas celui qui « marche avec […] le temps », mais celui qui en subit le cours. Là encore, Charon plutôt que Sisyphe. I. Chronique d’un temps en fuite Il serait beaucoup trop facile de lire Dom Juan en commençant par la fin, comme le font tous ceux qui prétendent encore que l’intention de Molière était édifiante, et que le message de sa pièce visait à conforter la moralité orthodoxe d’un public bien pensant 4 . Il n’y aurait alors plus rien à prouver en matière de temporalité. Don Juan se réduirait d’emblée à un vulgaire pion sur l’échiquier du destin, et il ne lui resterait plus qu’à attendre, plus ou moins sagement, une fin de partie programmée à l’avance par la Mort ou, en l’occurrence, par son messager marmoréen, le Commandeur. Dom 3 Adam paraphrase certes le Père Garasse, dont la vindicte attaquait en particulier la génération de Théophile de Viau, mais on lui saura gré d’avoir fait la part des choses entre les élucubrations fielleuses du vieux jésuite et ses jugements plus intellectuellement perspicaces : « [les libertins] ne croient pas à l’immortalité d’une âme spirituelle. Mais ils croient à des principes vivants qui passent éternellement d’une forme à une autre forme pour les animer tour à tour […] l’homme non pas supérieur à la nature, mais radicalement enfoncé dans la matière, soumis aux mêmes lois que les animaux, dominé par ses humeurs, inconstant et divers, sans qu’en lui une volonté libre et ferme réussisse à le diriger » (Les Libertins au XVII e siècle. Paris : Buchet/ Chastel, 1964, pp. 8-9). 4 Sans aller aussi loin que Jacques Truchet, qui fait de Molière un sorbonnard honorifique (« Molière théologien dans Dom Juan », Revue d’histoire littéraire de la France, numéros 5-6, 1972), on pourrait par exemple citer Jacques Schérer pour qui « Don Juan est un ‘affreux jojo’ [dont] la séduction résulte de l’incroyance », et dont l’athéisme impénitent mérite bien sûr d’être châtié (Sur le Dom Juan de Molière. Paris : Sedes, 1967, pp. 12 et 80). Eric Turcat 168 Juan ne serait plus ainsi que son accélération finale, autrement dit la deuxième journée que Molière concentre dans son dernier acte. Pour éviter cette facilité fataliste, beaucoup plus tragique que comique il faut l’avouer, je propose donc, à présent, de m’intéresser non pas aux derniers actes de la pièce mais aux premiers. En effet, je soutiendrai même ici qu’à partir de la scène finale de l’acte II, où La Ramée, spadassin mystérieux, accourt prévenir Don Juan de l’arrivée imminente de « douze hommes à cheval [qui le] cherchent », l’intérêt de démontrer le rôle d’objet du protagoniste face à son destin s’avère insignifiant, puisque le séducteur doit désormais prendre la fuite. Inversement, rien ne semble encore joué dans les deux premiers actes, et précisément pour cette raison, c’est dans la première moitié de la pièce que je chercherai les preuves d’un déterminisme temporel à l’intérieur du discours de Don Juan. Car si déterminisme il y a, il importe avant tout que celui-ci se définisse non point de l’extérieur, par l’intermédiaire d’autres personnages, mais de l’intérieur, c’est-à-dire de la bouche même du protagoniste. I.1. Volonté de puissance ou aveu d’impuissance ? On connaît les motivations qui déclenchent la première tirade de Don Juan (I, 2). Il s’agit de faire taire un valet insolent qui s’est permis de faire des remontrances à son maître, en même temps que d’exposer la logique d’une profession de foi libertine. On sait également que ce morceau de bravoure se structure majoritairement autour du champ lexical de la conquête, culminant en une comparaison, plus tard massacrée par Sganarelle, entre Don Juan et Alexandre. On se souviendra en outre de l’influence de cette tirade sur la rhétorique ultérieure de tous les petits-maîtres et autres grands roués de la littérature française 5 . Cependant, se rappellera-t-on aussi que cette rhétorique de la conquête n’évoque que bien illusoirement la fameuse volonté de puissance que chantera plus tard Zarathoustra chez son Übermensch ? En effet, si la majorité de la tirade donjuanesque glorifie le pouvoir de la séduction, il ne faudrait pas oublier que tout son encadrement modal, loin 5 De Valmont à Costals en passant par Bel Ami, les pastiches du discours conquérant chez les séducteurs à la Don Juan ne manquent pas. Comme ne manque pas non plus de croître l’impression héroï-comique produite par le détournement à répétition d’une rhétorique, à l’origine, fondamentalement cornélienne. Des stances du Cid à la tirade de Don Juan, une génération aura amplement suffit à donner le goût de la parodie. Don Juan et la flèche du temps en fuite 169 de préparer puis de corroborer l’argumentation du Surhomme, contribue en fait à la nuancer, sinon à la renverser. Pour commencer, précisons que la modalité du ‘vouloir’ n’appartient apparemment pas à Don Juan mais à Sganarelle, comme l’indique la question rhétorique du début de la tirade : « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? » Précaution purement oratoire, pourrait-on objecter, puisqu’il s’agit pour le maître de renverser au plus vite la logique du valet qui, deux répliques auparavant, l’avait implicitement accusé d’absolutisme en matière de volonté : « si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre. » Mais précaution que Sganarelle, plus tard dans la même réplique, s’était déjà chargé d’anticiper en prenant lui-même bien garde d’envelopper sa critique dans une tournure hypothétique au conditionnel : « si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire. » Autrement dit, même le valet soupçonnerait que toutes les actions de son maître ne sont pas toujours volontairement motivées, ce qui jetterait alors une toute autre lumière sur la stratégie d’ouverture de la tirade. Peut-être qu’en voulant se jouer de la logique du ‘vouloir’ appliquée par Sganarelle, Don Juan commence-t-il tout compte fait par se laisser lui-même entraîner dans une logique modale qui lui sied déjà à la perfection, puisqu’elle lui permet d’emblée de renier l’emprise de la volonté. Si puissance il y a du côté du protagoniste, la volonté de puissance, quant à elle, s’avérerait plutôt être un oxymore. Par ailleurs, même le concept de puissance donjuanesque semble quelque peu exagéré, pour ne pas dire contraire au contenu de la première tirade. D’une part et d’autre du champ lexical de la conquête, on trouve en effet deux formules aussi discrètes qu’essentielles pour une fois de plus modaliser les ardeurs du grand séducteur. D’un côté, Don Juan concède : « Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ». De l’autre, il ajoute que les « conquérants » de son espèce « ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. » Autrement dit, conquêtes ou non, la modalité du ‘pouvoir’ appartient aussi peu au libertin que celle du ‘vouloir’. Le séducteur a beau donner l’impression de maîtrise sur tout le parcours de sa séduction, mais il n’en demeure pas moins que ce parcours est littéralement encadré par un double aveu d’impuissance. Le Don Juan de Molière, tout comme le Valmont de Laclos, serait alors celui qui, apparemment déterminé par le langage, ne pourrait s’empêcher de clamer son innocence 6 . Mais contrairement au protagoniste des Liaisons dangereuses, le 6 « Ce n’est pas de ma faute », clamera fameusement Valmont pour sceller sa rupture avec Tourvel. Formule doublement ironique dans son cas, puisque, d’une part, le Eric Turcat 170 libertin moliéresque n’utilise pas son leitmotiv d’impuissance pour répondre à la nécessité ponctuelle d’une menace à peine voilée. Pour Don Juan, la menace reste encore très éloignée et, par conséquent, son déterminisme semble provenir directement de l’intérieur, du fin fond de cette temporalité itérative qui condamne le séducteur à toujours répéter l’acte de séduction. Là où Valmont semblera protégé dans son libertinage par une stratégie synchronique de tout instant, Don Juan paraît incontestablement exposé dans une poursuite diachronique du plaisir, pour ne dire tout simplement chronique. Enfin, il paraît difficile de ne pas remarquer combien, dans la phrase la plus proto-nietzschéenne de la tirade, et d’ailleurs la plus longue, le discours de la puissance donjuanesque se réduit non pas à une réelle puissance mais à une puissance potentielle : On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener tout doucement où nous avons envie de la faire venir. Des quinze verbes utilisés dans la citation, on remarque en effet que pas moins de neuf (indiqués en italiques) sont exprimés à l’infinitif. En termes de linguistique guillaumienne, ces verbes représentent un « temps in posse », autrement dit « en puissance », par rapport au « temps in esse », c’est-à-dire « en réalité », des formes à l’indicatif 7 . Or, comme des six autres verbes, conjugués au présent de l’indicatif, seuls trois s’appliquent effectivement au sujet sylleptique (« On […] nous ») du séducteur, même la réalité d’une vicomte a passé la majorité du roman à exposer le détail de sa fausseté manipulatrice, et que, d’autre part, il vient à ce stade de se faire lui-même manipuler par le chantage de Merteuil, qui lui a d’ailleurs imposé le choix de la formule (lettre CXLI). 7 Voir le premier chapitre sur l’« image-temps » de Gustave Guillaume, Temps et verbe. Paris : Champion, 1929. Si le « temps in esse » produit une « image-temps achevée » (9), alors, inversement, le « temps in posse » produit l’image d’une temporalité inachevée. D’où l’impression, ici dans la tirade, que la séduction donjuanesque reste un processus incomplet, et que Molière n’aurait guère pu mieux faire en sélectionnant le verbe « goûte[r] » comme métaphore de l’approche libertine. Tel un goûteur, en effet, Don Juan serait le contraire du proverbial pourceau d’Épicure ; au lieu de consommer son plaisir jusqu’au bout et parfois audelà, il devra ici se contenter d’en déguster la portion congrue. Retenue esthétique ou, là encore, aveu d’impuissance ? Don Juan et la flèche du temps en fuite 171 volonté de puissance chez le protagoniste continue ici encore à se relativiser. Non seulement Don Juan rejette grammaticalement la moitié de la responsabilité de la séduction sur l’« âme » de l’objet désiré, mais en plus il préfère en potentialiser là aussi les effets puisque, des six infinitifs rattachés à l’anaphore prépositionnelle du « à » (« réduire », « voir », « combattre », « rendre », « forcer », « vaincre »), les trois derniers se réfèrent eux aussi à cette « âme » convoitée. Non content d’avouer à répétition sa propre impuissance face au désir, ce serait donc comme si Don Juan cherchait de surcroît à exonérer ses prétendues victimes de leur propre part de responsabilité. Ainsi, malgré la valeur itérative de son usage du présent, la première tirade du grand libertin moliéresque révèle effectivement un double déterminisme temporel par rapport à la mythologie abusive de son pouvoir de séducteur. D’une part, l’encadrement du discours de « conquête » par une modalisation négative du ‘vouloir’ autant que du ‘pouvoir’ infirme discrètement la maîtrise attribuée, comme par définition, au libertin. D’autre part, la prédominance des infinitifs, au cœur de la phrase centrale de l’argumentation donjuanesque, contribue plus explicitement à désavouer la volonté de puissance du séducteur. Si Don Juan séduit effectivement les femmes à répétition, c’est moins parce qu’il sait imposer la puissance de ses charmes que parce qu’il sait reconnaître la beauté des charmes en puissance. Cependant, il se pourrait encore que, derrière cet aveu d’impuissance généralisée face à la force du désir, Don Juan réserve sa vraie puissance séductrice aux instants singuliers de « conquête » individuelle. Il se pourrait très vraisemblablement que le maître réserve sa maîtrise rhétorique non pas à son valet, qui entend chaque fois la même musique, mais à ses maîtresses qui, quant à elles, entendent chacune cette musique pour la première fois. Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse, il faudra dès lors s’intéresser non plus à l’usage itératif du présent, mais à son emploi « singulatif » 8 . Autrement dit, il faudra maintenant trouver un exemple spécifique de discours séducteur, et pour ce faire je propose à présent de nous tourner vers la première (et d’ailleurs la seule) instance de séduction proprement donjuanesque, celle du discours tenu à la paysanne Charlotte (II, 2). 8 Je reprends ici le néologisme de Genette à qui l’on reconnaîtra le mérite d’avoir très clairement énoncé la différence entre les récits « singulatifs » où l’on « raconte une fois ce qui s’est passé une fois » et les récits « itératifs » où l’on « raconte une fois ce qui s’est passé n fois » (Figures III. Paris : Seuil, 1972, pp. 146-47). Eric Turcat 172 I.2. Misogynie métonymique et dégradation déictique Embarqué pour une nouvelle aventure à la fin du premier acte, puis naufragé avant de parvenir à ses fins, mais promptement sauvé durant l’entracte, Don Juan s’empresse de remercier son sauveteur en séduisant sa fiancée. Voilà qui résume à peu près l’état des choses au début de la scène 2 du deuxième acte, lorsque le protagoniste reprend la parole pour se présenter à ladite Charlotte. À une exception près : durant la première scène, maître et valet sont restés en coulisse, ce qui a malheureusement empêché Sganarelle de témoigner explicitement de la séduction d’une autre paysanne, mais ce qui ne l’empêchera pas à présent de voir beaucoup plus directement Don Juan à l’œuvre avec Charlotte. Or, cette présence, bien que potentiellement gênante en raison des scrupules du valet, s’avère linguistiquement fondamentale au dévoilement de la nouvelle rhétorique du maître. En l’espace de seulement quelques réparties échangées entre Charlotte et Don Juan, Sganarelle voit bientôt son maître se lancer dans un éloge de « la belle » aussi ardent que dégradant : Ah ! n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on rien voir de si agréable ? Tournez-vous un peu s’il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce ! Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah ! qu’ils sont beaux ! Que je vois un peu vos dents, je vous prie. Ah ! qu’elles sont amoureuses et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne. Car de l’ardeur, avec ses ahanements répétés d’adolescent en rut, Don Juan n’en manque pas, d’autant que le Petit Chaperon rouge n’est pas encore passé par là pour lui faire ombrage avec le « que » anaphorique de son émerveillement pseudo-érotique 9 . Mais de la délicatesse… le gentilhomme rivaliserait presque d’indécence avec le parler vulgaire des paysans, si ce n’était de l’absence de grossièretés dans son langage. Ainsi, le séducteur ne se prive pas de réduire métonymiquement « la belle » à ses seuls appâts physiques, au point d’en arrêter son regard sur la dentition, soit comme un esclavagiste qui évalue le physique de son personnel, soit comme un simple 9 On oublie facilement que plus de trente ans séparent Dom Juan (1665) des Contes de ma mère l’oie (1697), mais on n’est guère prêt d’oublier l’anaphore du « que vous avez […] » par laquelle le démembrement métonymique du loup par le Chaperon présage si ironiquement le démembrement littéral du Chaperon par le loup. Don Juan et la flèche du temps en fuite 173 « maquignon [qui] juge de la santé d’un cheval » 10 . Certes, le regard donjuanesque glisse alors tout aussi rapidement des « dents » aux « lèvres » plus flatteuses, mais, à ce stade, plus rien ne peut effacer les traces d’une misogynie qui démembre l’objet désiré. En outre, ce démembrement métonymique se double d’une dégradation déictique. Non content, dans sa première grande répartie séductrice, de ne pas s’adresser une seule fois à Charlotte par son prénom, Don Juan la contraint plus encore à son statut de « non-personne » par son emploi répété des adjectifs démonstratifs dans le processus de réification (« cette taille », « ce visage », « ces lèvres ») 11 . Pour le grand séducteur, c’est tout juste si la jeune paysanne existe par le ‘vous’ majoritairement implicite que lui assènent les impératifs à répétition (« n’ayez point de honte », « tournezvous un peu », « haussez un peu la tête » et « ouvrez vos yeux »). Du reste, Charlotte ne semble rester en scène que pour faire acte de figuration dans un discours où le seul interlocuteur explicitement nommé par Don Juan est son valet (« Sganarelle, qu’en dis-tu ? »). C’est donc moins à une séduction qu’à une réduction qu’assiste ici Sganarelle, dès le début de cette nouvelle ‘conquête’ donjuanesque. Mais là encore, il ne faudrait pas se méprendre en attribuant au ‘conquérant’ plus de pouvoir qu’il n’en mérite. Ainsi, malgré l’apparence autoritaire de la séquence verbale à l’impératif, la misogynie métonymique de Don Juan révèle la même impuissance face aux attraits matérialisés de « la belle » que la profession de foi libertine face à la « beauté » idéalisée de la première tirade. Certes, l’élan métaphorique de « la beauté [qui] ravit » le séducteur (I, 2) a totalement disparu de la déclaration prosaïque à Charlotte. Néanmoins, si l’on considère que l’essence poétique de la beauté, d’abord contemplée à distance, se traduit ultérieurement par l’emploi anaphorique de l’auxiliaire ‘être’ au présent (« cette taille est jolie », « ce visage est mignon », etc.), on remarque, assez paradoxalement que l’idéal platonicien du beau demeure fondamentalement inchangé. En effet, dans son traité sur le temps, Platon insiste que seul le verbe ‘être’ conjugué au présent peut signifier l’être éternel (Timée, 37e- 38a). Autrement dit, peu importe que, pour Don Juan, l’emploi de l’auxiliaire en question semble plus ou moins interchangeable avec une variété 10 Rojat, Paul-Henry. Dom Juan. Paris : Bordas, 2003, p. 69. 11 C’est dans « Structure des relations de personne dans le verbe » que Benveniste avait déclaré le ‘il’ (ou, par extension, le ‘elle’) une « non-personne » par rapport aux « personnes » du ‘je’ et du ‘tu’ (Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966, p. 235). Il développerait plus tard le même argument dans son article plus souvent cité sur « La nature des pronoms » (ibid., pp. 252-55). Eric Turcat 174 d’autres auxiliaires comme ‘sembler’ ou ‘paraître’. Dès lors que le choix du verbe ‘être’ s’impose, le séducteur ne parle plus d’une « belle » parmi d’autres, mais d’une « beauté » absolue. Dès lors que le libertin se laisse déterminer par l’emploi du présent, la temporalité qui le caractérise n’est plus celle de l’instant, mais celle de l’éternité. Par ailleurs, si l’on considère également le cotexte immédiat de la déclaration à Charlotte, même la dégradation déictique de la femme-objet finit par trahir une bien moindre malignité de la part du séducteur. De part et d’autre de l’éloge métonymique, on trouve en effet deux phrases, adressées exclusivement à Sganarelle, où la deixis répétée est celle de l’adjectif possessif (« que ses yeux sont pénétrants » et « regarde un peu ses mains »). Or, malgré l’adresse explicite au valet à l’intérieur de la déclaration à la paysanne, cette deixis, comme nous le savons déjà, a effectivement changé en passant à l’anaphore des adjectifs démonstratifs. Changement certes aussi inaudible pour Sganarelle que pour les spectateurs (vu l’homophonie de « ses » et « ces »), mais changement clairement perceptible pour les lecteurs, et surtout, changement pragmatiquement riche pour la psychologie de l’énonciateur. Car au lieu de restreindre son interlocution à son seul témoin masculin, Don Juan s’adresse potentiellement ici à Charlotte, et plus vraisemblablement encore à qui veut l’entendre, voire même à ce fameux idéal de beauté qui le hante depuis sa première tirade. Une fois de plus, donc, la misogynie la plus flagrante se tempère d’un idéalisme presque touchant. Le séducteur « conquérant » se laisse emporter par une bouffée d’éternité. Et le libertin, pourtant encore relativement libre de ses actions, se trouve d’emblée déterminé par les subtilités quasi imperceptibles de son langage. En bref, dans la mesure où le déterminisme temporel chez Don Juan se définit avant tout par un déterminisme langagier, on peut en conclure que la perception donjuanesque du temps découle d’une impuissance involontaire face à la « beauté » éternelle, et que même la réification la plus matérialiste d’une « belle » ou d’une autre ne parvient nullement à arrêter le cours d’une contemplation baignée dans un idéal d’éternité. Le libertin moliéresque, tout comme le poète élégiaque, c’est donc bien celui qui prend conscience de sa dérive perpétuelle dans la fuite de temps, et qui, pour cette raison, présage sans doute le mieux toute une génération romantique, qui l’adoptera d’ailleurs comme un des siens. Mais c’est à peu près là que devrait s’arrêter la comparaison. Car là où le héros romantique peut facilement devenir un révolté, selon la préférence d’ailleurs de Camus, Don Juan n’a rien d’un engagé et encore moins d’un enragé. Au contraire, il ferait plutôt figure d’esthète dilettante voire de dandy avant la date. Ainsi, la Don Juan et la flèche du temps en fuite 175 temporalité donjuanesque ne serait pas celle du combat à contre-courant, mais plutôt celle du naufrage à répétition. Cependant, comme Don Juan n’est apparemment pas un très bon nageur (du moins à en croire Pierrot), il lui appartient tout aussi fréquemment, sinon plus, de quitter le courant du fleuve (ou les vagues de la Méditerranée) pour vivre le temps à un autre rythme. Non plus le rythme aquatique des enlèvements en bateau et des séductions en bord de mer, mais le rythme terrestre des chevauchées en forêt ou des invitations à dîner. Un rythme moins poétique, certes, mais non moins aventureux, comme je propose maintenant de le démontrer, puisque le temps, après avoir pris la fuite, se retourne à présent pour nous tirer ses flèches. II. La remontée en flèche(s) du temps Contrairement à la fuite du temps dont la métaphore fluviale remonte à la philosophie d’Héraclite, la flèche du temps est une expression scientifique à l’origine, et jeune de moins d’un siècle 12 . Malgré leurs différences historiques, ces deux métaphores se ressemblent avant tout par la perception spatiale qu’elles nous offrent sur la question du temps. Dans un cas comme dans l’autre en effet, le temps n’a rien d’une permanence parménidienne, puisque sa caractéristique fondamentale semble être le déplacement. Ainsi, à moins de se transformer en flèche de Zénon qui, une fois tirée, ne parvient jamais à son but, la flèche du temps suit toujours la trajectoire de son tir. De même, sauf intervention surnaturelle dans un contexte de science-fiction, le fleuve du temps suit toujours le parcours de son tracé. Or, comme le libertin moliéresque n’a rien d’un sophiste féru de paradoxes ni d’un Cyrano dans la lune, il semble peu probable que la temporalité donjuanesque soit autre chose qu’une confirmation de nos préjugés culturels sur la spatialisation d’un temps en perpétuel mouvement. Alors, pourquoi insister sur cette distinction entre l’hydrographie de la fuite et la balistique de la flèche ? D’une part, parce que Don Juan ne semble pas vivre le temps de la même manière quand il fréquente l’amour et lorsqu’il côtoie la mort. Dans le premier cas, comme je viens de le prouver, le temps est vécu sur le mode de l’impuissance face à la contemplation d’une beauté insaisissable. Il s’agit d’un temps qui passe irrémédiablement, c’est-à-dire d’un « point de vue de la conscience nostalgique » 13 . Dans le second cas, comme je souhaite à présent le démontrer, le temps semble toujours s’écouler certes, mais dans 12 Eddington, Arthur. The Nature of the Physical World. New York : MacMillan, 1929. 13 Wetzel, Marc. Le Temps. Paris : Quintette, 1990, p. 36. Eric Turcat 176 une direction tout autre, puisque Don Juan troque, à l’occasion, son masque de séducteur émerveillé pour celui du calculateur sceptique. Il s’agirait alors presque d’un « point de vue de la conscience scientifique » 14 . D’autre part, il convient aussi d’insister sur cette différence métaphorique entre la fuite et la flèche du temps, parce que, et pour reprendre cette fois-ci la phraséologie d’Étienne Klein, là où « le cours du temps assume la continuité du monde ; la flèche y produit des nouveautés ineffaçables » 15 . Autrement dit, quel que soit le changement de direction affiché par Don Juan entre un déterminisme temporel et un autre, on soupçonne déjà que le parcours du libertin moliéresque laisse ses traces, aussi discrètes soient elles, sur le continuum espace-temps de nos convictions scientifiques. Et ce sont précisément sur ces traces qu’il faudra finalement se lancer pour déterminer à quel(s) point(s) les flèches du séducteur seront parvenues soit à trouer le tissu du déroulement temporel, soit à en renforcer la texture. II.1. Du passé au futur : la flèche du temps psychologique Il n’est guère besoin de rappeler que, selon la fameuse formule de Don Juan, « deux et deux sont quatre […] et quatre et quatre sont huit » (III, 1), et que, par ailleurs, même une statue qui prend la parole (IV, 8) « n’est pas capable ni de convaincre [l’] esprit, ni d’ébranler [l’] âme » du libre penseur (V, 2). En effet, il incombe à l’esprit libertin de questionner la réalité, et de rejeter cette dernière au rang des illusions lorsqu’aucune explication raisonnable ne semble s’imposer. Ainsi retrouve-t-on, également chez Molière, l’argument de l’illusion optique si cher à la Métaphysique cartésienne : « nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue » (Dom Juan, IV, 1). Cependant, dire qu’au libertinage de mœurs de Don Juan vient s’ajouter un libertinage de pensée, ce n’est malheureusement pas dire grand-chose. Car l’argument de René Pintard sur la cohabitation entre ces deux types de libertins s’applique aussi bien à la première moitié du XVII e siècle qu’à la seconde, et rien n’empêche de fait Don Juan de cumuler les caractéristiques des uns et des autres 16 . Rien non plus n’empêche donc que le grand séduc- 14 Wetzel, Le temps, p. 36. 15 Les Tactiques de Chronos. Paris : Flammarion, 2003, p. 43. 16 Cohabitation certes bien ségréguée, puisque malgré l’onomastique trompeuse de son patronyme, Pintard n’a rien d’un joyeux luron, et que son Libertinage érudit dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Boivin, 1943, rejette très rapidement le « libertinage flamboyant » (p. 31) au profit des « tentatives philosophiques » de libertins plus sérieux comme Naudé, Gassendi et La Mothe Le Vayer (pp. 445-537). Don Juan et la flèche du temps en fuite 177 teur moliéresque, déjà fortement déterminé dans ses amours, ajoute un déterminisme de plus à sa liste, sous forme d’objectivité rationaliste cette fois.Plus originale, sans doute, que les velléités philosophico-scientifiques de Don Juan, s’avère être sa nouvelle relation au temps, notamment suite à sa première confrontation avec la Statue du Commandeur, c’est-à-dire avec la mort (III, 5). À l’exception, en effet, de l’intermède farcesque du créditeur éconduit, M. Dimanche (IV, 3), le séducteur émérite interrompt sa séduction verbale du « genre humain » durant la quasi-totalité du quatrième acte. Et, pour la première fois, il écoute et il observe ; d’abord, les remontrances du père (IV, 4) ; ensuite, les supplications de l’épouse (IV, 6). Retenue tout à fait inattendue de la part de l’orateur prolixe des deux premiers actes, mais retenue digne d’un protagoniste dont les priorités paraissent avoir radicalement changé. Au lieu de simplement contempler son destin de séducteur insouciant, avant d’agir impuissamment et sans volonté bien affirmée, Don Juan semble dorénavant prendre intérêt à son parcours de libertin menacé, avant de réagir aussi résolument qu’agressivement. Ce qui expliquerait alors, d’une part, la dernière touche de nostalgie à la fin du quatrième acte (sc. 7), et de l’autre, la tirade à boulets rouges au début du cinquième acte (sc. 2). Dans un premier temps, en effet, et au sortir du silence relatif que lui ont imposé son père puis son épouse, Don Juan ouvre l’avant-dernière scène de l’avant-dernier acte (IV, 7) avec une confession assez inattendue à son valet : Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle [Elvire], que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ? Jusque-là très discret sur ses tendances idéalistes, le séducteur avoue à présent que la nostalgie fait effectivement partie de sa psychologie libertine. Plus besoin de dissimuler ses sentiments sous un voile de modalités et de déictiques, comme dans les deux premiers actes. Ici, l’aveu sort de luimême, et Don Juan reconnaît avoir été capable de passion, puisqu’il avoue de surcroît que ce « feu » avait « encore » laissé des « restes ». Cependant, pour autant qu’elle confirme en Don Juan un sentimentalisme platonicien déjà avéré, cette confession ne se confond en rien avec une persistance du sentiment dans le moment présent. En effet, Molière oppose explicitement l’emploi du passé composé, dans la question initiale de son protagoniste, à celui du présent qu’il réserve ultérieurement à un retour en force de la Eric Turcat 178 bouffonnerie entre maître et valet 17 . Autrement dit, malgré son illusion purement formelle de connivence avec le présent, le passé composé reste ici une « forme libre », et la confession un fait « accompli » 18 . Ceci implique, bien entendu, qu’une fois déferlée la vague nostalgique, le libertin est maintenant plus libre que jamais. Libre donc de réorienter sa perception temporelle, et de viser, entre autre, une cible beaucoup moins passéiste que celle de ses « conquêtes » (é)perdues. Or, sa nouvelle liberté, Don Juan s’en saisit fermement, suite à son avant-dernière rencontre avec la Statue (IV, 8), et lorsqu’elle refait surface au dernier acte, cette liberté ne se conjugue plus au présent mais au futur. En effet, durant l’entracte, Don Juan a apparemment décidé de se transformer en Tartuffe. Après avoir essayé une première fois son nouveau masque d’hypocrite avec le plus grand succès (V, 1), il décide à présent de s’en justifier par une dernière tirade, infligée une fois encore à l’incontournable Sganarelle (V, 2). Tirade dont l’ouverture ressemble certes avant tout à une énumération moraliste d’aphorismes « à la mode », mais dont la tonalité sentencieuse tourne bientôt au vitriol sous forme de rétribution cyniquement programmée 19 : Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit […] Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi […] Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets […]. Car, il faut bien le reconnaître, en changeant de temps grammatical, c’est simultanément de perception temporelle que change le protagoniste. Avec 17 J’insiste sur le terme de ‘bouffonnerie’, plutôt que sur celui de ‘farce’, parce que les jeux de scène s’organisent ici spécifiquement autour de la nourriture du fameux « souper », perpétuellement différé durant le quatrième acte, et parce que même Don Juan participe allègrement à l’humiliation de son valet glouton. 18 Je reprends ici Benveniste dans son excellent chapitre sur « Les relations de temps dans le verbe français » : « En tant que forme (libre) d’accompli, [le passé composé] s’oppose comme l’imparfait au présent, à l’aoriste, etc. Mais en tant que forme (non libre) d’antériorité, il s’oppose à la forme libre [du seul imparfait] » (op. cit., p. 248). 19 Ainsi, pour ne citer qu’un fragment de la première phrase de la tirade, « l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour des vertus », comment ne pas reconnaître l’exergue de La Rochefoucauld, « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés », dont la première édition des Maximes circulait déjà depuis quelques mois, lors de la première représentation de Dom Juan ? Don Juan et la flèche du temps en fuite 179 l’emploi anaphorique du futur, ce n’est plus l’essence d’une réalité présente que le protagoniste cherche à modaliser, mais plutôt l’existence d’un projet d’avenir que le cynique voudra calculer à l’avance. Or, malgré les apparences, le projet donjuanesque semble bien différent du « projet » sartrien. Là où, pour Sartre, l’avenir vers lequel se projette le « pour-soi » existentialiste renvoie toujours à un « choix originel », pour Molière, au contraire, l’avenir donjuanesque provient à l’origine du flottement qui ne se transformera qu’ultérieurement en choix décisif 20 . Par ailleurs, là où, chez Sartre, le projet ne saurait s’envisager à l’extérieur du domaine de l’action autonome, chez Molière, inversement, ce projet serait avant tout le fruit d’une réaction imitée, celle de l’intransigeance des « gens du parti » (dévot, bien entendu). Ainsi, déjà échoué sur terre aussi littéralement que figurativement, Don Juan ne peut-il plus être celui qui prendrait contrôle de sa barque. En revanche, il sera celui qui, désormais en cavale avec la mort aux trousses, s’avise de mener, en « cabale », une dernière charge avec le mors aux dents 21 . C’est donc on ne peut plus paradoxalement que s’affirme en fin de compte la liberté du libertin moliéresque. D’un côté, en effet, c’est en se dissimulant dans les rangs de ses critiques les plus farouches que Don Juan affirme le plus clairement sa volonté. De l’autre, c’est en expiant la nostalgie, qui l’avait jusque-là le mieux caractérisé, que le séducteur prétend continuer le plus efficacement à séduire. En termes psychologiques, ce paradoxe se traduit alors par un renversement total de la perception temporelle, puisque ce n’est plus le regard passéiste sur la fuite de la beauté qui 20 Contrairement au Don Juan de Molière, dont les visées semblent bien arrêtées quant à la stratégie de sa vengeance, l’existentialiste sartrien imagine plus facilement le besoin d’ajuster ses « projets » afin de se maintenir dans son « poursoi » (L’Être et le néant. Paris : Gallimard, 1943). Et même lorsque Sartre tentera de redéfinir sa notion première de « projet » en lui substituant une « praxis » qui relativise la liberté du choix, dans un contexte socio-historique (Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard, 1960), il ne parviendra pas pour autant à balayer l’importance du « choix originel » dont la dernière mouture refera surface avec le « choix de l’irréel » chez Flaubert (L’Idiot de la famille. Paris : Gallimard, 1971-72). 21 Par une ironie du sort jusqu’à présent entièrement ratée par la critique, la dernière charge donjuanesque présage effectivement les derniers grands succès de la censure dévote. De fait, c’est moins d’un an après la dernière représentation de Dom Juan que Louis XIV, ayant sagement attendu la mort de sa mère, dissoudra officiellement la Compagnie du Saint-Sacrement. En tant que protégé du roi, Molière en aurait-il déjà été averti ? L’hypocrisie de son personnage n’en serait alors que plus savoureuse. Eric Turcat 180 intéresse désormais le protagoniste, mais le projet d’avenir de sa croisade hypocrite. Pour reprendre les termes aussi métaphoriques qu’anachroniques de Claudia Hammond, on constate que Don Juan semble effectivement descendre du « tapis roulant [d’une temporalité] où l’avenir se dirige vers lui » pour commencer de lui-même à « se déplacer vers l’avenir » 22 . Ce changement de direction à cent quatre-vingts degrés, entre la perception temporelle du protagoniste au début et à la fin de la pièce, traduit effectivement une remontée en flèche du temps, par rapport à la fuite plus traditionnelle qui en définit habituellement le cours. Au lieu de nous donner l’impression que le temps se déroule du futur vers le passé, comme dans les premiers actes, Don Juan reprend à présent sa destinée en mains, et celle-ci se trace du passé vers le futur. Ce qui correspond à la définition même de la « flèche du temps » psychologique par rapport à son « cours » ou à sa « fuite » 23 . Mais ce qui correspond surtout à un des paradoxes les plus surprenants de Dom Juan. Car c’est de fait lorsqu’il met en veilleuse le moi chahuté (ou « time-moving ») de son identité séductrice qu’il parvient le mieux à mettre en mouvement le moi chahutant (ou « ego-moving ») de son identité libertine. Autrement dit, ce n’est qu’en se détachant hypocritement de son rôle de Don Juan que le protagoniste moliéresque peut enfin redevenir lui-même. II.2. Instabilité de l’événement : la flèche du temps entropique Cependant, si la perception temporelle du séducteur moliéresque semble parfaitement réversible entre les deux premiers et les deux derniers actes de la pièce, un événement bien particulier, situé au cœur même de l’acte central, vient déstabiliser l’ordre déterministe de cet équilibre parfait. Il ne s’agit pas de l’épisode si souvent commenté du Pauvre, mais, à la fin de cette même scène (III, 2), du « combat » elliptiquement annoncé par une 22 Auteur d’une excellente synthèse sur la question du temps, selon la perspective des dernières avancées en neurobiologie et en psychologie cognitive, Hammond sépare clairement les métaphores qu’elle appelle « time-moving », où « time is moving like a conveyor belt where the future comes towards you », de celles qu’elle nomme « ego-moving », où « you are actually moving along a time-line towards the future » (Time Warped. Unlocking the Mysteries of Time Perception. Londres : Harper, 2013, pp. 134-141). 23 Métaphores reprises de la même manière par les philosophes, comme l’indique l’opposition entre « fuite du temps » et « flèche du temps » chez Wetzel (op. cit., pp. 35-37), et un peu plus tard chez Klein, entre « cours du temps » et, là encore, « flèche du temps » (op. cit., p. 43). Don Juan et la flèche du temps en fuite 181 didascalie, et dont Sganarelle, par souci bien évidemment de bienséance, commente le dénouement à l’ouverture de la scène suivante 24 . L’événement, qu’on le rappelle brièvement, est celui de l’agression de Dom Carlos par trois « voleurs », et de l’intervention subséquente de Don Juan pour lui prêter main forte. À ce stade, le libertin n’a pas encore rencontré son nouveau beau-frère, et il ne sait donc pas que la victime des malfrats n’est autre que son ennemi juré, c’est-à-dire un des « douze hommes à cheval » dont l’avait averti le mystérieux spadassin à la fin du deuxième acte. On ne peut donc pas l’accuser de sombre calcul politique, comme il sera si facile de le faire au cinquième acte, avec sa conversion hypocrite. On ne peut pas non plus soupçonner en lui la recherche implicite de l’effet ironique puisque, là encore, Don Juan n’a aucun moyen de savoir que Dom Carlos s’est laissé distancé par son groupe de poursuivants, et qu’il vient lui aussi de perdre son chemin en forêt. L’ironie du sort est ainsi le seul fait de la situation créée par Molière. Or, cet événement aussi comique que dramatique ne se limite pas à l’art de la péripétie. Certes, c’est bien en raison de cette complication que Dom Carlos va maintenant hésiter à se venger de l’homme qui lui a sauvé la vie, et qu’il va de surcroît allonger la durée de la pièce en retenant de vingtquatre heures son expédition punitive (III, 4). C’est également grâce à cette complication, certes, que Molière pourra mettra en œuvre toute une rhétorique post-cornélienne du débat idéologique entre l’orthodoxie démodée d’un honneur à venger inconditionnellement (Dom Alonse) et l’hétérodoxie à la mode d’un honneur plus dilemmatique et, pour tout dire, plus casuiste (Dom Carlos). Toutefois, l’événement en question dépasse de beaucoup ce simple intérêt théâtral, car, par-delà la valeur structurante d’une nouvelle péripétie, cet événement prend aussi une valeur philosophique mais aussi scientifique dans notre exploration du phénomène temporel chez Don Juan. Côté philosophique, il semblerait que le libertin hédoniste des deux premiers actes, perpétuellement balloté par le déterminisme flottant de ses propres désirs, prenne ici, et pour la première fois, une résolution ferme quant à la direction de sa propre liberté. Fer en main, Don Juan se lance au « combat », dans la foulée immédiate de sa fameuse répartie sur « l’amour de l’humanité ». Bien sûr, il y a là, une fois encore, de quoi prétexter que 24 Chacun y va du sien pour transformer la scène du Pauvre en une véritable parabole, et même pour ceux qui, comme Jacques Morel, se gardent de prendre leurs distances par rapport à la question religieuse, pour se concentrer plus sur le problème social, l’analyse finit par ressembler étrangement à une exégèse (« La scène du Pauvre », Revue d’histoire littéraire de la France, numéros 5-6, 1972). Eric Turcat 182 même ce geste, apparemment si indépendant de toute contrainte, ne s’avère pas moins motivé que les autres. De fait, comme Don Juan l’avoue luimême, la contrainte est cette fois-ci de l’ordre du devoir : « je ne dois pas souffrir cette lâcheté », déclare-t-il avant de se jeter dans la mêlée. Or, comme nous le savons déjà, suite à l’abandon de son épouse au premier acte, puis des deux paysannes au deuxième, le lâcheur libertin n’en est plus à une lâcheté près. De même, comme le confirmera ultérieurement la visite du père ulcéré, l’enfant prodigue ne semble nullement prédisposé à se laisser étouffer par le devoir. Ainsi, le prétexte de la « lâcheté », ou du manquement à un code de l’honneur aristocratique, aurait tout d’un faux prétexte, et la modalité apparemment si puissante du devoir ressemblerait alors beaucoup plus à une excuse pitoyable pour se donner un peu d’action (d’où, sans doute, sa forme négative du « je ne dois pas »). Il y aurait donc, sans conteste, dans le geste prétendument généreux de Don Juan, une volonté tout à fait indépendante d’affirmer sa propre liberté. Volonté parfaitement épicurienne par définition, puisqu’il s’agit littéralement de « ne […] pas souffrir », mais surtout parce que, pour s’assurer de la disparition de cette souffrance, il faut également prendre l’initiative de l’action. Ce faisant, il devient alors immédiatement question de déjouer le déterminisme du sort en déviant, dans l’instant, le parcours de la fatalité. Et c’est dans cette « déviation », bien sûr, que l’on reconnaît le mieux la définition la plus pure du clinamen épicurien 25 . Car, pour s’interposer entre Dom Carlos et ses assaillants, Don Juan doit effectivement confronter le risque de sa propre mort et, pour ce faire, il doit par là-même accepter, pour une fois au moins, que les conséquences immédiates de son action peuvent effectivement affecter non seulement son propre rapport au temps, mais aussi celui des autres. Contrairement au dilettante des deux premiers actes, qui laissait le temps venir à lui en se laissant emporter par le cours de la fatalité, le libertin moliéresque devient à présent celui qui assume l’impact potentiel de son intervention sur le déroulement du temps. Face à la menace imminente d’une mort potentielle, Don Juan préfère encore, et par anticipation sans 25 Le concept de clinamen, rappelons-le, nous provient surtout de l’adaptation de la philosophie d’Épicure par Lucrèce dans son De rerum natura : « Les atomes descendent bien en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire ni où ni quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu qu’à peine peut-on parler de déclinaison », ou de « déviation » (II, 210-290), comme le proposera Henri Clouard dans sa traduction (Paris : Garnier, 1931). Don Juan et la flèche du temps en fuite 183 doute de la scène finale du dernier acte, confronter lui-même sa fatalité, sinon les flèches à l’arc, du moins l’épée à la main 26 . Côté scientifique, la fameuse flèche du temps refait d’ailleurs simultanément surface au même endroit puisque, par-delà le clinamen épicurien de l’événement déviant, s’ajoute un moment d’instabilité aussi arithmétique que thermodynamique. En effet, c’est précisément dans la scène précédente (III, 1) que Don Juan vient d’énoncer le principe le plus fondamental de son credo libertin : « Je crois que deux et deux sont quatre […] et quatre et quatre sont huit ». Or, derrière la stabilité déterministe de ces équations pleinement commutatives se cache le désir déstabilisant d’une arithmétique non-commutative où les termes ne sauraient en aucun cas s’équilibrer. Ainsi, face au déséquilibre numérique du ‘un plus zéro n’est pas égal à trois’ que représente la confrontation du seul Dom Carlos aux trois malfaiteurs, Don Juan, en se joignant au « combat », oppose une nouvelle forme de vérité scientifique où ‘un plus un égale trois’. Un peu comme, de nos jours, la géométrie non-commutative d’Alain Connes, la nouvelle arithmétique du libertin moliéresque repose sur une instabilité fondamentale du réel qui, de loin seulement, pourrait reproduire une illusion de stabilité ontologique 27 . Car, vu de plus près, comme le remarque à juste titre Sganarelle, c’est surtout l’effet déstabilisateur de l’événement qui frappe le plus : « ma foi ! le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois » (III, 3). De même, en termes de sciences physiques, l’événement que représente le « combat » de Don Juan ressemble beaucoup moins à un rééquilibrage dynamique des forces en présence qu’à un déséquilibrage thermodynamique. Au lieu de chercher à symboliquement stabiliser la situation en jetant, par exemple, l’éternel couard de Sganarelle dans la mêlée, Molière préfère en effet insister sur le déséquilibre numérique des adjuvants et des opposants, de telle sorte à dramatiser encore plus le renversement de situation qui en découle. Don Juan, en l’occurrence, n’est pas simplement celui dont l’arrivée encouragerait un retrait bilatéral des forces adverses, mais c’est avant tout celui dont la débauche d’énergie remplace un déséquilibre par un autre, puisqu’il met les bandits en fuite. En ce sens, le 26 Faut-il rappeler que c’est sans doute l’épée à la main que Don Juan confronte la mort dans la dernière scène de l’acte final, puisque c’est avec cette même épée qu’il défie le Spectre du Temps dans la scène précédente (V, 5) ? 27 Grand vulgarisateur des théories scientifiques contemporaines, Klein résume métaphoriquement la géométrie non-commutative de Connes en comparant d’abord l’espace-temps qui en découle à « une écume surnageant au-dessus d’un espace discontinu », puis à une image télé par rapport à laquelle il faudrait prendre ses distances pour que les points séparés s’assemblent (op. cit., pp. 160-61). Eric Turcat 184 libertin moliéresque devient l’incarnation même du principe d’entropie selon lequel, contrairement à la première loi de thermodynamique (dite principe de conservation), toute transformation énergétique implique une évolution irréversible 28 . D’une part, Don Juan reconnaît le désordre du système en présence (trois contre un), et de l’autre, il y contribue sa propre quantité de désordre avec la spontanéité effrénée de son intervention. Ici donc, nul souci pour Molière de rétablir un semblant d’équilibre classique, qu’il soit dynamique ou dramatique. Seul importe le déséquilibre entraîné par l’augmentation inéluctable de l’énergie gaspillée. Seule compte l’instabilité d’un événement où, cette fois-ci, la flèche temporelle tirée par la conscience libertine ne peut plus être celle de l’éternelle réversibilité du « deux et deux sont quatre », mais doit effectivement devenir celle l’irréversible entropie thermodynamique. Or, comme cette « irréversibilité » scientifique représenterait, selon Prigogine et Stengers, une « déchirure du tissu lisse de l’espace-temps », il se pourrait alors parfaitement qu’avec deux siècles d’avance sur Clausius, la temporalité donjuanesque soit elle aussi responsable d’avoir saccagé, par anticipation, nos promesses einsteiniennes de déterminisme éternel 29 . Comment alors résumer le problème de la perception temporelle chez Don Juan ? Visiblement, Molière nous en fait une représentation très équilibrée. D’un côté, il y a les deux premiers actes centrés sur un séducteur idéaliste, emporté par la fuite du temps. C’est la perception nostalgique où la temporalité semble se laisser couler du futur vers le passé. De l’autre, il y a les flèches du temps de l’hypocrite matérialiste des deux derniers actes. C’est la perception plus scientifique où la temporalité paraît s’orienter du passé vers le futur. Cependant, au centre de cet équilibre épistémique et quasiment kantien entre le temps comme certitude a priori et comme découverte a posteriori, se glisse une surprise ontologique de taille. Pas plus tôt énoncé le credo 28 Ilya Prigogine et Isabelle Stengers nous rappellent qu’ : « à l’éternité dynamique [inspirée de la physique galiléenne] s’oppose le ‘second principe de thermodynamique’, la loi de croissance irréversible de l’entropie formulée par Clausius (1865) » (Entre le temps et l’éternité. Paris : Fayard, 1988, p. 22). Et c’est précisément à l’intérieur de cette dichotomie que les auteurs inscrivent l’antithèse de leur titre, avec d’un côté « l’éternité » d’une « réalité physique » réversible qu’ils imputent également au « principe [leibnizien] de raison suffisante » (175), et de l’autre, « le temps » du devenir entropique et donc irréversible. De cette réflexion aussi claire que profonde sur la nature chaotique du temps, je signale, au passage, avoir emprunté le leitmotiv des notions d’« instabilité » et d’ « événement », que j’utilise ici sans aucune prétention scientifique. 29 Ibid., p. 15. Don Juan et la flèche du temps en fuite 185 libertin de son protagoniste, Molière le renverse immédiatement par l’action. En l’espace d’un seul « combat », glissé au centre de gravité même de la pièce, Don Juan bascule d’un déterminisme classique proféré à un indéterminisme moderne avéré. Durant cet entracte, le libertin moliéresque n’est certes plus l’idéaliste dilettante du début, mais il n’est pas encore le matérialiste calculateur de la fin. À ce moment précis, Don Juan dévie de son parcours, tel un atome épicurien, voire comme une flèche entropique. Et c’est donc dans cet instant même, à mon sens, que le libertin mérite le plus l’étymologie de son libertinage. Esclave de sa condition temporelle plus que tout autre personnage moliéresque, Don Juan s’affranchit du destin, le temps d’un seul « combat ». Mais c’est là toute la différence entre lui et Sisyphe. Car là où le rouleur de pierre de Camus doit se contenter de « marche[r] avec le temps » afin de mieux continuer à tromper l’éternité, le tireur de flèche de Molière quant à lui ne se trompe plus. Dès qu’il perçoit l’instabilité de son milieu et la fragilité quasi-virginale du tissu temporel, Don Juan s’y enfonce, la flèche la première, et il crée l’événement.