eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 42/82

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2015
4282

La mort, la poésie? La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIIe siècle

2015
Cinthia Meli
PFSCL XLII, 82 (2015) La mort, la poésie ? La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle C INTHIA M ELI (U NIVERSITÉ DE G ENÈVE ) Dans un article récent 1 , Sophie Hache constatait à la fois la disparition de l’oraison funèbre du paysage littéraire français et la rareté des études stylistiques consacrées spécifiquement à ce genre prédicatif, en contraste avec le regain d’intérêt dont jouit celui du sermon depuis une dizaine d’années. Sans se prononcer sur les raisons profondes du premier phénomène, elle proposait d’attribuer le second au statut littéraire problématique de l’oraison funèbre, qui se poserait dès l’origine et tiendrait à la question de sa légitimité : sa fonction épidictique (louer le défunt) entrerait en conflit avec la mission qui lui est assignée (instruire les vivants). En témoigneraient au XVII e siècle à la fois les traités d’éloquence sacrée, les manuels de prédication, les préfaces à des recueils d’oraisons funèbres et les exordes mêmes des discours publiés, où les prédicateurs jouent plus souvent qu’à leur tour de la prétérition. Alors que le XIX e siècle a pu sans hésitation apprécier pour ses qualités formelles le style de l’oraison funèbre, qu’il ramène - au risque de le figer - à une forme de sublime, la critique actuelle serait en proie à la même gêne que celle éprouvée par l’âge classique à l’égard de son dispositif : l’oraison funèbre serait assimilée en fin de compte soit à l’éloge, soit au sermon, et ne constituerait donc pas un objet d’étude spécifique. Je souhaiterais ici apporter un prolongement à cette réflexion, en m’interrogeant à mon tour sur le statut littéraire de l’oraison funèbre, dans une perspective qui diffère toutefois de celle adoptée par Sophie Hache. L’oraison funèbre constitue-t-elle un genre spécifique, distinct des autres genres discursifs auxquels elle peut être apparentée (l’éloge et le sermon) ? Ce genre relève-t-il de la littérature, et a fortiori des disciplines qui la 1 Hache, Sophie. « L’oraison funèbre. Enquête sur une littérarité problématique », Claire Badiou-Monferran (dir.), La Littérarité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte ? Paris : Garnier, 2013, pp. 93-103. Cinthia Meli 70 prennent pour objet ? Posé en des termes qui ont eux-mêmes une histoire, le problème a bien entendu un caractère anachronique : le sens courant que nous prêtons notamment au mot de littérature (« les œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques ; les connaissances, les activités qui s’y rapportent », pour s’en tenir à la définition du Petit Robert) n’apparaît qu’au tournant du XIX e siècle, et il est susceptible d’évoluer en fonction de la collection effective d’écrits auxquels on l’identifie. Pour contourner cette difficulté, qui tient à la labilité corrélative de la catégorie et des objets qu’elle désigne, je propose de me pencher sur les opérations de littérarisation dont l’oraison funèbre a pu faire l’objet pendant plus d’un siècle ; j’entends désigner par cette expression toute action discursive qui tend à associer l’oraison funèbre à des catégories qui relèvent de la « littérature » (à un moment ou à un autre de l’histoire des disciplines qui la prennent pour objet [rhétorique, belles-lettres, histoire de la littérature], et selon le sens large ou restreint qu’elles lui donnent), et cela quelles qu’en soient les modalités - et on verra dans le cas précis de l’oraison funèbre qu’elles sont nombreuses, et qu’elles ne se limitent pas à lui prêter des qualités esthétiques. L’enquête, qui embrasse un long XVIII e siècle et des lieux variés d’une éventuelle littérarisation (ouvrages critiques, écrits historiques, littérature scolaire, éditions de textes), sera centrée sur les écrits de l’abbé du Jarry, un auteur qui aurait pu jouer un rôle majeur dans le processus de littérarisation de l’oraison funèbre si celui-ci avait abouti. On verra en effet qu’à quelques exceptions près, les pistes pourtant séductrices qu’il a esquissées, qui associent le genre à des formes poétiques, n’ont mené qu’à des impasses, et que l’oraison funèbre est bien loin de constituer à la fin du XIX e siècle un genre littéraire établi. Laurent Juillard, abbé du Jarry (1658-1730), est l’auteur d’un nombre important d’ouvrages, parus entre 1679 et 1726, qui ressortissent à la prédication et à la poésie. Outre des sermons, des panégyriques et des oraisons funèbres 2 , il publie des poèmes et des épîtres à valeur encomiastique, des traductions d’odes néolatines, ainsi qu’un recueil de Poésies chrétiennes, héroïques et morales 3 qui contient une longue préface dans laquelle il fait l’apologie de la poésie et propose des réflexions sur les trois genres répertoriés dans le titre. Malgré la médiocrité que les biographes du siècle sui- 2 On retiendra en particulier ses Essais de sermons et de panégyriques, édités chez D. Thierry en 1692, 1696 et 1698, qui font suite aux Essais de sermons de l’abbé de Bretteville, parus chez le même éditeur en 1685 et 1689. 3 À Paris, chez E. Billiot, 1715. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 71 vant attribuent à ses vers 4 , Jarry est à trois reprises le lauréat du prix de poésie de l’Académie française, en 1679, 1683 et 1714. Il est surtout l’auteur d’un texte qui va connaître trois éditions successives, et qui est imprimé pour la première fois en 1689, chez Denys Thierry. Publié alors sous deux titres concurrents 5 , l’ouvrage doit d’abord constituer une apologie de la parole en chaire, comme l’indique Jarry en préambule au premier chapitre : « mon dessein principal », écrit-il, « est de renouveler dans l’esprit des fidèles le respect qui est dû à la parole de Dieu, en leur inspirant celui qu’ils doivent avoir pour les ministres sacrés qui la leur annoncent » 6 . À cet effet, l’ecclésiastique produit une théorie de la prédication qui, sinon par son contenu, du moins par le développement qu’il lui donne, distingue son ouvrage des manuels de prédication et des traités de rhétorique sacrée de la seconde moitié du XVII e siècle 7 . Mais l’apologie tourne bientôt en art de prêcher : après avoir pris position en faveur de l’usage de l’éloquence en chaire, dans un débat connu aussi bien du public ecclésiastique que mondain 8 (chapitre V ), et donné des exemples d’éloquence tirés ou inspirés de la Bible (chapitres VI et VII ), il propose dans le chapitre VIII une série de réflexions détachées, peut-être inspirée des Réflexions sur l’usage de l’élo- 4 Antoine Sabatier de Castres écrit ainsi que si « ses oraisons funèbres et ses sermons […] offrent […], par intervalles, plusieurs traits d’une éloquence vive, noble, et digne du ton qui convient à la chaire », « ses poésies chrétiennes sont […] dignes de l’oubli dans lequel elles sont tombées depuis longtemps, quoique quelques-unes aient été couronnées par l’Académie française », Les Trois siècles de la Littérature française, ou Tableau de l’esprit de nos écrivains. La Haye et Paris : Moutard, 1779, p. 330. 5 De la parole de Dieu, du style de l’Écriture sainte et de l’éloquence évangélique et Sentiments sur le ministère évangélique, avec des réflexions sur le style de l’Écriture sainte et sur l’éloquence de la chaire. Dans les exemplaires consultés à la BnF (cotes D-39667 et D-15263), seules les pages de titre diffèrent : les ouvrages sont pour le reste identiques. 6 Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., pp. 1-2. 7 On trouvera en appendice à la thèse de Sophie Hache une bibliographie des « traités de rhétorique et propos sur le sublime au XVII e siècle » dans laquelle figurent les principaux titres de cette littérature théorique et technique consacrée à la prédication. Voir La Langue du ciel. Le sublime en France au XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, 2000, pp. 493-505. 8 Il s’agit de la querelle de l’éloquence sacrée, déjà abordée par Gabriel Guéret (Entretiens sur l’éloquence de la chaire et du barreau. Paris : J. et R. Guignard, 1666) et René Bary (Nouveau Journal de conversations sur toutes les actions publiques. Paris : J. Couterot, 1675) dans des ouvrages destinés à un public élargi, et dont Jarry reprend les stratégies de communication et les positions. Cinthia Meli 72 quence de ce temps de l’abbé Rapin 9 , pour déterminer les contours d’une éloquence évangélique propre à la chaire. Il consacre enfin les deux avantderniers chapitres de son livre à des questions purement techniques, relatives à la prononciation et au portrait (une figure alors en vogue dans les chaires parisiennes), qui achèvent de brouiller l’intention initiale de l’ouvrage : l’articulation argumentative du texte s’affaiblit au profit d’un éclectisme thématique et d’une discontinuité formelle qui visent un public large de prédicateurs et d’amateurs de prédication, et qui vont aller en s’accentuant dans ses éditions ultérieures. La seconde édition, parue en 1706 sous le titre d’Essais d’éloquence, de critique et de morale 10 , s’enrichit d’une Dissertation sur les oraisons funèbres qui distingue également l’ouvrage du reste de la littérature dévolue à la prédication 11 : jusque-là, seul René Bary avait consacré un développement d’une certaine importance au genre de l’oraison funèbre, dans un texte sans grand intérêt théorique, destiné à un public mondain 12 . En dépit de son titre, la Dissertation n’a pourtant pas le caractère systématique et exhaustif auquel on pourrait s’attendre : certes, Jarry s’appuie d’abord sur les origines et les fonctions de l’oraison funèbre pour fonder sa légitimité, puis donne des conseils sur le texte, la division et le style propres à ce genre de discours, mais son propos est entrecoupé de digressions qui portent aussi bien sur le rapport aux règles et sur les sources du succès des prédicateurs 13 que sur l’appréciation qu’on peut faire de leurs performances 14 . Ces remarques donnent à son texte une dimension supplémentaire, en faisant de la prédication non seulement une affaire de théologie ou de technique, mais de goût : ce qui distingue les « habiles » et les « connaisseurs » 15 - qu’ils 9 Paris : C. Barbin et F. Muguet, 1671. L’ouvrage contient en particulier une section intitulée « Réflexions sur l’éloquence de la chaire », constituée de segments numérotés. Il a été réédité dans le tome II des Œuvres diverses du P. Rapin concernant les belles-lettres (Amsterdam : A. Wolfgang, 1686), puis à Paris, chez R. Pepie, en 1691. 10 À Paris, chez D. Jollet. 11 La Dissertation a d’ailleurs été rééditée séparément dans la troisième édition des Harangues sur toutes sortes de sujets, avec l’art de les composer, de Monsieur de Vaumorière (Paris : M. Guignard et Cl. Robustel, 1713). 12 Voir Nouveau Journal de conversations sur toutes les actions publiques, op. cit., pp. 150-204. Jarry déclare dans la première édition de son texte que l’existence de cet ouvrage l’aurait dissuadé de traiter lui-même du sujet (Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., p. 436). 13 Dissertation sur les oraisons funèbres, dans Essais d’éloquence, de critique et de morale, op. cit., pp. 24-25 et pp. 39-45. 14 Ibid., pp. 59-70. 15 Ibid., pp. 59 et 60. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 73 composent des oraisons funèbres ou qu’ils les jugent -, c’est d’abord leur sens intime de la convenance attachée au genre, qui échappe à la raison régulatrice : Comme l’art ne saurait donner l’odeur aux fleurs avec quelque perfection qu’il les imite, ce caractère de l’oraison funèbre ne tombe point sous les règles, et c’est de ces dons précieux dont la nature se réserve la dispensation. Il y entre de la politesse, de la religion, de la tristesse, ou plutôt c’est un certain mélange de tout cela répandu dans le style, dans les pensées et dans tout le corps de l’ouvrage, qui le caractérise. On ne le saurait faire remarquer à ceux qui ne le sentent point, parce qu’il faut qu’il y ait de la proportion entre la délicatesse du goût, et l’excellence de l’ouvrage, afin que l’une pique l’autre. 16 Cette orientation critique se confirme dans la troisième et dernière édition du texte, qui paraît en 1726 sous un dernier titre 17 avec de nouvelles additions : l’apologie d’origine accueille une seconde partie et la dissertation sur les oraisons funèbres reçoit un supplément. Jarry développe dans la première pièce ajoutée des conseils techniques dévolus en particulier au genre du sermon, qu’il distingue donc de facto de celui de l’oraison funèbre ; le propos, assez systématique 18 , est interrompu encore une fois par des chapitres à caractère digressif qui portent pour la plupart sur les sujets déjà abordés de la réputation des prédicateurs et du bon ou du mauvais goût en matière de prédication 19 . Les deux derniers chapitres ( XXIII et XXIV ) retiennent en particulier l’attention : Jarry y distille son propos sous forme d’éthopées imitées des Caractères de La Bruyère, des morceaux qui pourraient aisément figurer dans le chapitre « De la chaire » et qui renforcent l’orientation critique du propos. L’éclectisme dont fait preuve l’ecclésiastique dans les sujets qu’il aborde et dans les formes qu’il adopte a été modérément apprécié par le Journal des Savants 20 : il atteste en Jarry un 16 Ibid., p. 59. 17 Le Ministère évangélique, ou Réflexions sur l’éloquence de la chaire et la parole de Dieu, annoncé avec l’autorité de la mission, ou Rhétorique sacrée pour conduire les orateurs chrétiens au sublime degré de la perfection. Paris : A. Knapen. 18 Jarry traite des parties (exorde, ouverture, division, preuves) puis des styles (simple, noble, élevé, consacré) du sermon. 19 Cf. les chapitres IX, XI, XXII, XXIII et XXIV. Comme son titre l’indique (« Des discours à la grille »), le chapitre XX aborde en revanche un nouvel objet. 20 L’auteur du compte rendu qui lui est consacré écrit ainsi en conclusion à son propos : « Tout cet ouvrage peut être regardé au reste comme un recueil des lectures et des réflexions de l’auteur sur différents sujets, dont plusieurs ont rapport à l’éloquence tant sacrée que profane ; car c’est un mélange de toutes sortes de matières : on y trouve jusqu’à des bons mots, et nous ferions un long Cinthia Meli 74 auteur soucieux de faire une dernière fois œuvre d’écrivain, et de mettre ainsi en valeur l’ensemble de sa production passée. C’est ce que trahit en effet la seconde pièce ajoutée, le supplément à la Dissertation sur les oraisons funèbres : l’abbé y traite des difficultés inhérentes aux « grands sujets » 21 auxquels sont consacrés ces discours, et donne des conseils sur le style et la morale qui leur sont propres, en illustrant son propos d’extraits tirés de ses propres textes 22 , se recommandant pour justifier son geste d’une lettre que lui avait adressée Fléchier après la première édition de sa dissertation 23 . En d’autres termes, l’œuvre théorique et critique de Jarry regarde autant la gloire de Dieu que la sienne propre, puisqu’elle aboutit dans la dernière édition du texte à placer ses oraisons funèbres et celle des prédicateurs du Grand Siècle sur un pied d’égalité. Car c’est là la plus grande originalité de son ouvrage par rapport aux traités et aux manuels produits au XVII e siècle sur la prédication : non seulement l’abbé donne pour modèles des prédicateurs récents - Bossuet, Fléchier, Bourdaloue et Anselme -, mais il cite leurs textes en illustration à ses propos, et ce dès l’édition de 1689. Dans la perspective qui est la mienne, ce geste a un caractère significatif : il associe l’oraison funèbre à une série d’auteurs et de textes auxquels est prêtée une valeur exemplaire, ce canon en puissance contribuant à asseoir la spécificité générique de ce type de discours. En outre, il est étayé par le court historique placé par Jarry au début de la dissertation de 1706, qui inscrit l’oraison funèbre dans une tradition judéo-chrétienne en lui attribuant des fonctions qui la distinguent de ses avatars païens : la coutume qui consiste à faire l’éloge des morts, quarante jours après leur décès, n’est pas selon lui « une invention de la vanité humaine » 24 , mais est fondée et autorisée par l’Écriture sainte et les Pères de l’Église, qui en fournissent des extrait de ce qui ne saurait être compris sous le titre de ce livre. » Le Journal des Savants pour l’année 1726. Paris : Ph. N. Lottin et J. D. Chaubert, 1726, p. 555. 21 Supplément à la dissertation sur les oraisons funèbres, dans Le Ministère évangélique, op. cit., p. 393. 22 Jarry a publié au cours de sa vie plusieurs oraisons funèbres, consacrées au duc de Montausier, à Marie-Anne de Bavière, au prince de Condé, à Louis, dauphin de France, à son épouse, Marie-Adélaïde de Savoie, et à Fléchier. 23 Cette « lettre de compliment et d’éloge » a été publiée en préambule à la dissertation dans les Harangues sur toutes sortes de sujets, op. cit., pp. 364-365. Jarry, qui avait été client de Fléchier, est l’auteur de son oraison funèbre, prononcée en 1711 et éditée dans les Œuvres posthumes de M. Fléchier, évêque de Nîmes (Paris : J. Estienne, 1712, pp. 303-388), ainsi que de la préface à ses Sermons de morale, prêchés devant le roi (Paris : G. Cavelier fils, 1713, n. p.). 24 Dissertation sur les oraisons funèbres, in Essais d’éloquence, de critique et de morale, dans op. cit., p. 1. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 75 exemples. Dans ce type de discours, le prédicateur s’appuie sur la grandeur du défunt pour délivrer aux vivants une leçon morale : « C’est à ces deux desseins que se réduisent les éloges funèbres », affirme Jarry, « à inspirer le mépris du monde par la mort des grands, et l’amour de la vertu par leurs exemples. » 25 Si ses fonctions ne distinguent pas fondamentalement l’oraison funèbre du sermon, c’est le cas en revanche des formes que Jarry recommande à son exécution : le texte doit entretenir un rapport étroit avec le défunt (l’abbé conseille même de placer la citation scripturaire dans sa bouche) ; la division, moins marquée que celle du sermon, doit être amenée imperceptiblement par des plaintes sur le néant des grandeurs humaines, semblables à « des voix lugubres qui paraissent sortir du creux du tombeau que l’on a devant les yeux » 26 ; le style enfin doit en être élevé, en rapport avec les circonstances dans lesquelles le prédicateur prend la parole : La singularité de l’action, la sainteté du lieu, la préparation des esprits, la grandeur du sujet, le choix de l’auditoire, tout cela demande du grand et du sublime. On écoute avec indignation un homme qui au milieu des sacrés mystères interrompus, en présence de ce que le siècle a de plus grand, et de ce que la religion a de plus auguste, parmi cet éclatant et triste assemblage d’inscriptions, de chiffres, de mausolées, de sceptres, de couronnes, de flambeaux, de deuil et de larmes, glace les esprits par des morales froides, et les fatigue par des citations importunes. 27 Comme le catafalque élevé à la gloire du défunt, le discours participe de la solennité de la cérémonie funèbre, à laquelle il doit sa thématique mortuaire et sa tonalité pathétique : Le style de ces sortes de discours doit répondre à la cérémonie pour laquelle ils sont faits, une majesté triste y doit être partout répandue avec une harmonie lugubre, il faut que de magnifiques expressions mêlées avec des images funèbres s’accordent avec cette couleur de deuil rehaussée par de riches armoiries, et des figures éclatantes. 28 Si le style requis par les circonstances de l’oraison funèbre la distingue ainsi nettement du sermon et du prône, associés respectivement au style médiocre et au style simple, il la rapproche en revanche de la poésie : certes, concède Jarry, « je sais qu’il y a un milieu à garder, qu’un juste discernement ne confond pas l’enthousiasme du poète avec celui de l’orateur. Mais enfin l’élévation et la richesse qui doivent également se retrouver dans leur 25 Ibid., p. 3. 26 Ibid., p. 20. 27 Ibid., p. 38. 28 Ibid., p. 51. Cinthia Meli 76 style n’y mettent guère de différence. » 29 En outre, parce qu’elle lui impose des thèmes mondains au reste parfaitement étrangers au sermon, l’oraison funèbre exige du prédicateur un sens aigu de la convenance stylistique, qui doit l’inciter à préférer certains modèles à d’autres : « c’est en quoi consiste la principale difficulté de ces sortes d’ouvrages », affirme Jarry dans la dissertation de 1706, « de parler de guerres, de négociations, d’intrigues, de mariages, de fêtes, de passions, et de plusieurs autres choses, dont il faut traiter nécessairement, dans les oraisons funèbres, et de mêler parmi tout cela un certain caractère de dignité et de religion. » 30 Il précise dans le supplément de 1726 que « c’est donner à la religion la parure d’une courtisane, que d’écrire sur le saint et le sacré avec un style de roman, et faire entrer dans les preuves de la vérité les mots de ruelles, et toutes les puérilités du langage frivole du monde » 31 , pour réaffirmer que « le style propre à l’oraison funèbre doit avoir quelque rapport avec la pompe et la cérémonie » et qu’il « représente la tristesse dans un deuil magnifique » 32 . Il ajoute surtout que Fléchier a fourni le modèle de ce style pathétique dans ses oraisons funèbres : Ce sont des concerts plaintifs et périodiques qui charment l’oreille en attendrissant le cœur ; et qui tiennent un peu des accords mesurés de l’élégie ; ils perdent quelque chose de leur dignité, lorsque les nombres de leur cadence marquée sont uniformes, et que la chute des périodes préparées avec un art qui se fait sentir, frappe trop souvent l’oreille par un son monotonique [sic]. 33 À un style corrompu par le lexique mondain du roman, Jarry oppose un style qui tient de la poésie lyrique, tout en s’employant à en préciser et à en distinguer les contours : certes, sa tonalité plaintive et son rythme rappellent l’élégie, mais le prédicateur doit prendre garde de ne pas trop en uniformiser les périodes, au risque de tomber dans la monotonie. Si Fléchier, adepte d’une langue très travaillée, est susceptible de donner dans cet écueil, ce n’est pas le cas de Bossuet, qui compose toujours en dépit des règles de l’art, mais avec un sens aigu du sublime, comme l’atteste un passage bien connu de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre 34 que Jarry commente en ces termes : 29 Ibid., p. 53. 30 Ibid., pp. 70-71. 31 Supplément à la dissertation sur les oraisons funèbres, dans Le Ministère évangélique, op. cit., p. 398. 32 Ibid., p. 400. 33 Ibid., pp. 400-401. 34 Peut-être vaut-il la peine de le citer : « Nous devrions être assez convaincus de notre néant ; mais s’il faut de coups de surprise à nos cœurs enchantés de l’amour La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 77 Combien de gens feraient le procès au grand Bossuet sur ce mot désastreuse, qu’il a fait entrer dans la peinture de cette nuit, où toute la cour se réveille au bruit de ces tristes paroles, Madame se meurt, Madame est morte ? L’orateur avait la clef de tous les trésors de la langue ; il en semait les grâces et l’élégance parmi ses expressions de prophète ; mais il tira ce mot antique des ruines du temps, pour former ce mélange de l’affreux et du beau, qui donne plus de majesté aux tableaux tragiques. Tous les éloges funèbres de ce grand homme, même ceux où il n’est inférieur qu’à luimême, brillent de ces traits, où le sublime ramassé en un mot, a quelquefois plus de beauté et de force, que répandu dans des périodes harmonieuses ; cependant bien des lecteurs censurent ce que les autres admirent. 35 Le commentaire, qui atteste une lecture critique du texte et une appréciation sujette à débat, s’attache d’abord à l’usage du mot « désastreux », qui pourrait être jugé vieilli 36 , mais que Jarry défend en s’attachant à l’effet sublime qu’il produit par contraste avec les « expressions de prophète » que Bossuet utilise dans le reste du paragraphe, qui se clôt sur une citation d’Ézéchiel. Mais ce sublime de concentration, « ramassé en un mot », est peut-être également une affaire de rythme : au style coupé de la phrase commentée par Jarry, saturée d’allitérations (« où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle ») et scandée par les deux parallélismes (« Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable ! », « Madame se meurt, Madame est morte »), succède la cadence harmonieuses des périodes finales, soulignée par l’anaphore du morphème tout (tout, toutes, partout), les parallélismes (« partout on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir ») et l’énumération (« le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! qui de nous ne se sentit frappé de ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du prophète : Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple, de douleur et d’étonnement. [Ézéchiel, 7, 27] », Bossuet. Oraisons funèbres. Paris : Gallimard, 1998 (1961), pp. 170-171. 35 Supplément à la Dissertation sur les oraisons funèbres, op. cit., p. 403. 36 Bien que le terme n’ait été emprunté qu’au milieu du XVI e siècle à l’italien disastroso, il est effectivement jugé vieilli par le Dictionnaire universel de Furetière, qui en donne la définition suivante : « Vieux mot qui signifiait autrefois infortuné, malheureux ». Cinthia Meli 78 le peuple, tout est abattu, tout est désespéré »). Par le détour du sublime, le commentaire fait ainsi surgir un autre genre poétique, celui de la tragédie, qui met davantage l’accent sur la venue de l’événement funeste (« nuit désastreuse », « tableaux tragiques ») que sur les plaintes dont il fait après coup l’objet. De fait, le genre tragique était présent dès la première édition de l’ouvrage de Jarry, en 1689, dans le chapitre VI, consacré à l’éloquence de l’Écriture sainte, où les textes de Bossuet étaient donnés comme modèles d’un style nourri des expressions scripturaires. L’exorde de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, en particulier, atteignait selon l’abbé la « tristesse majestueuse » qui caractérise dans l’Ancien Testament l’expression de la consternation d’Israël à la mort de Judas Macchabée, et que Racine utilise lui-même pour qualifier le plaisir propre à la tragédie 37 ; « toute cette pièce est pleine de vifs sentiments, de cette simplicité touchante et de cette négligence noble, qui sied si bien à la douleur, ennemie de la cérémonie et de la contrainte » 38 , renchérissait Jarry, qui appréciait le mélange des styles simple et élevé pratiqué par Bossuet dans cette oraison funèbre et dans celle du Prince de Condé 39 . Il citait également plusieurs passages de l’Oraison funèbre de Henriette de France parce qu’ils constituaient selon lui « des exemples admirables de cette éloquence, qui porte le caractère des choses qu’elle traite » 40 , pour préciser que « le style de ce discours a un rapport sensible avec les tristes et affreux événements qui traversèrent la vie de cette illustre et malheureuse princesse : elle est toute pleine ce que les Latins appellent horror, c’est-à-dire, un certain mélange, de grand, d’affreux et de tragique » 41 . La référence à deux sentiments associés par les contemporains de Jarry à la tragédie, la tristesse et l’horreur 42 , assimilait donc bien dès l’édition de 1689 l’oraison funèbre à ce genre dramatique, où elle 37 « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », Racine. Préface à Bérénice, dans Œuvres complètes, t. I, éd. G. Forestier. Paris : Gallimard, 1999, p. 450. 38 Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., p. 177. 39 Voir ibid., pp. 182-183. 40 Ibid., p. 192. 41 Ibid., pp. 192-193. 42 Dans le Dictionnaire universel, Furetière fait de l’horreur un équivalent de la crainte, en la définissant comme une « passion violente de l’âme qui la fait frémir, qui lui fait avoir peur de quelque objet nuisible ou terrible », et en en donnant deux exemples qui l’associent à la tragédie : « Mon cœur s’en effarouche et j’en frémis d’horreur, dit Corneille dans les Horaces. […] La tragédie doit exciter l’horreur, ou de la pitié, selon Aristote ». La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 79 impliquait déjà une réflexion sur le rythme propre à l’éloquence de la chaire 43 . Dans l’édition augmentée de 1726, l’abbé recommande encore de combiner les deux tonalités associées à l’élégie et à la tragédie, la douceur et la véhémence, en particulier dans les péroraisons, où le prédicateur doit savoir tour à tour pincer la lyre et emboucher la trompette évangélique pour produire à nouveau un contraste sublime : Les plaintes de Job qui semblent sortir du creux des tombeaux ; les gémissements lamentables de Jérémie, à qui la douleur même semble avoir prêté sa voix ; des figures véhémentes, où l’art du déclamateur est couvert par le pathétique ; un style où l’affreux soit mêlé avec le beau, dont je ne sais quel désordre éloquent forme l’harmonie lugubre, plein d’une majestueuse tristesse, et, pour ainsi dire, tout revêtu des couleurs funèbres de la cérémonie ; les circonstances d’une mort édifiante ; quelques paroles de l’illustre mort recueillies et placées parmi des traits et des couleurs convenables à ces tableaux funestes, y font sentir la main des maîtres qui les finissent : en voici des exemples. La péroraison exige un talent que l’art échoue à saisir, et que seuls les exemples fournis par Bossuet, Fléchier et Jarry lui-même permettent en dernière analyse de sentir : le supplément à la dissertation se clôt ainsi par la citation d’une nouvelle série d’extraits de textes, qui achève d’associer le genre de l’oraison funèbre à des œuvres en voie de canonisation. Si les propositions de Jarry sur l’oraison funèbre s’inscrivent dans un cadre rhétorique, où le principe de convenance préside à la production et à la critique des discours, elles n’en constituent pas moins des opérations de littérarisation, et ceci à plusieurs niveaux. D’une part, elles tendent à considérer l’oraison funèbre comme un texte, susceptible de faire l’objet de lectures et de jugements critiques, et à la doter à la fois d’une tradition ancienne et d’un canon hiérarchisé dans lequel les œuvres de Bossuet et Fléchier occupent les premières places. D’autre part, elles contribuent sur le plan théorique à fonder l’oraison funèbre en un genre autonome, distinct par ses fonctions de l’éloge païen et par ses formes du sermon chrétien. Enfin, elles assimilent l’oraison funèbre, par sa thématique mortuaire et son style pathétique, à deux genres poétiques, l’élégie et la tragédie, auxquels elle pourrait tour à tour emprunter leur tonalité et leur rythme. Pourtant, malgré leur potentiel analytique, dont le commentaire ponctuel du passage tiré de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre donne un avant-goût, ces propositions n’ont trouvé chez les successeurs de Jarry qu’un écho diffus, à l’image de l’attention dont jouit le genre aux XVIII e et XIX e siècles. Car si 43 Voir Sentiments sur le ministère évangélique, op. cit., pp. 202-203. Cinthia Meli 80 l’oraison funèbre connaît durant cette période une certaine fortune éditoriale, rares sont les écrits qui lui sont spécifiquement consacrés, à l’instar de la dissertation de Jarry et de son supplément : il s’agit du reste toujours de textes courts, publiés en préambule ou en appendice à un recueil individuel ou collectif d’oraisons funèbres. En revanche, le genre en tant que tel et les discours qui y ressortissent sont abordés de façon ponctuelle dans toute sorte d’ouvrages, essais critiques, manuels rhétoriques, écrits historiographiques, traités de littérature, qui attestent au moins qu’ils demeurent des objets « littéraires », quelle que soit l’extension sémantique accordée au terme 44 . L’ensemble de ces écrits, y compris les éditions d’oraisons funèbres, permet ainsi de mesurer la postérité des opérations de littérarisation réalisées par Jarry dans les versions successives de son ouvrage. On constate d’abord que le canon esquissé par l’abbé tend à se confirmer, sans s’enrichir toutefois de beaucoup de titres et sans que sa hiérarchie interne ne soit jamais vraiment remise en cause. Aux noms de Bossuet, Fléchier, Bourdaloue et Anselme, s’ajoutent pour un temps ceux de Massillon, Mascaron et de La Rue, dont les oraisons funèbres font l’objet au XVIII e siècle d’éditions posthumes, puis au XIX e siècle d’éditions collectives, réunissant sous le genre les œuvres de plusieurs auteurs 45 . Le phénomène, qui culmine dans le premier tiers du siècle, concerne toutefois exclusivement des auteurs du Grand Siècle : aucun écrivain postérieur n’entrera jamais dans de telles collections, quand bien même ses textes auraient été édités eux aussi à titre posthume 46 . En outre, ce canon restreint tend à s’appauvrir : à la fin de la période étudiée, seules les oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier font encore l’objet de rééditions régulières. Et si un certain Antoine Lenglet a pu en 1745 disputer la première place du canon à Bossuet au profit de Fléchier 47 , la position dominante de l’aigle de Meaux n’est ensuite plus jamais mise en cause. Cet appauvrissement progressif du canon, qui ramène l’oraison funèbre à un siècle et à un auteur, questionne par contrecoup la vitalité et pour tout dire l’existence même du genre, 44 C’est frappant en particulier dans les manuels de rhétorique, où les oraisons funèbres fournissent leur lot d’exemples et d’illustrations, au même titre que les textes dramatiques de Racine ou Corneille. Voir par exemple Crevier. Rhétorique française. Paris : Saillant et Desaint, 1767 et Domairon. Principes généraux des Belles-Lettres. Paris : Laporte, 1785, passim. 45 On compte treize éditions de ce type au XIX e siècle dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France. 46 C’est le cas au XVIII e siècle des oraisons funèbres de Mathias Poncet de La Rivière, Pierre Robert Le Prévost, Denis-Xavier Clément, Jean Raymond de Boisgelin de Cucé, et au XIX e siècle de Gaspard Mermillod et de Maurice d’Hulst. 47 Voir Idées des oraisons funèbres. Paris : N. Lottin, 1745. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 81 d’autant que les commentateurs peinent à le fonder historiquement et théoriquement. Jarry prétendait trouver des exemples d’oraisons funèbres dans l’Écriture sainte et chez les Pères de l’Église, sans fournir toutefois plus de précisions, et il faut attendre le début du XIX e siècle et l’Essai sur les oraisons funèbres de Villemain 48 pour que l’hypothèse soit étayée par l’analyse et la citation de textes dus à saint Grégoire de Nazianze, saint Grégoire de Nysse, saint Ambroise et saint Jérôme ; jusque-là, seul Louis de Jaucourt avait tenté, dans l’article « oraison funèbre » de l’Encyclopédie, d’esquisser à grands traits une histoire du genre, en remontant quant à lui à l’Antiquité gréco-romaine, sans avoir toutefois le loisir d’examiner des exemples précis 49 . Mais le bilan de l’enquête de Villemain reste mitigé : le critique éprouve des difficultés à penser en terme de continuité le lien entre Antiquité et période moderne et, en regroupant sous la catégorie d’oraison funèbre des textes qui relèvent pour certains davantage de la consolation ou de la méditation sur la mort, il a tendance à brouiller la spécificité d’un genre qui tiendrait du reste pour lui à la fois à l’histoire, à la politique, à la morale et à la religion 50 . De fait, l’absence de traité consacré exclusivement à l’oraison funèbre durant la période ne permet pas d’en renouveler la théorie : dans les Éléments de littérature, Marmontel se contente d’en projeter une vision idéalisée, ne correspondant à aucun de ses exemples classiques, qui se trouvent dès lors disqualifiés au profit des éloges académiques du XVIII e siècle 51 . Et si La Harpe propose une définition des fonctions de l’oraison funèbre 52 qui fédère à la fois celles de l’éloge et du sermon, c’est, dans la perspective réactionnaire et antiphilosophique qui est la sienne, pour 48 Le texte, publié pour la première fois en tête d’un Choix d’oraisons funèbres de Bossuet, Fléchier, Massillon, Bourdaloue, Mascaron et M. de Beauvais (Paris : Testu, 1813), a été réédité à plusieurs reprises, au XIX e siècle, en préface ou en appendice à des recueils collectifs d’oraisons funèbres. 49 « Oraison funèbre », dans Encyclopédie ou discours raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. XI, Neuchâtel : S. Faulcher, 1765, pp. 550-551. 50 Voir « Essai sur l’oraison funèbre », dans Choix d’oraisons funèbres, op. cit., p. 2. 51 « Oraison funèbre », Éléments de littérature, dans Œuvres complètes de M. Marmontel. Paris : Née de la Rochelle, 1787, t. V. 52 « C’est une espèce de panégyrique religieux, dont l’origine est très ancienne, et qui a un double objet chez les peuples chrétiens, celui de proposer à l’admiration, à la reconnaissance, à l’émulation, les vertus et les talents qui ont brillé dans les premiers rangs de la société, et en même temps de faire sentir à toutes les conditions le néant de toutes les grandeurs de ce monde, au moment où il faut passer dans l’autre », Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne. Paris : H. Agasse, 1798-1804, t. VII, pp. 30-31. Cinthia Meli 82 insister sur le lien étroit qu’elle entretient avec le second 53 ; un lien sans cesse réaffirmé, qui va aboutir, à la fin du XIX e siècle, à la dissolution complète de l’oraison funèbre dans le sermon 54 . Qu’en est-il enfin du rapprochement du genre avec la poésie dramatique ou lyrique ? Il n’est suivi que ponctuellement et, à une exception près, ne donne lieu à aucun approfondissement. Ainsi, dans le Siècle de Louis XIV, Voltaire assimile à son tour l’oraison funèbre à la tragédie, sans pour autant renouveler l’argumentaire de Jarry. Après avoir affirmé que « ce genre d’éloquence […] demande de l’imagination et une grandeur qui tient un peu de la poésie », le philosophe ajoute, dans un passage consacré à Bossuet : Les sujets de ces pièces d’éloquence sont heureux à proportion des malheurs que les morts ont éprouvés ; c’est en quelque façon comme les tragédies, où les grandes infortunes des principaux personnages sont ce qui intéresse davantage. L’éloge funèbre de Madame, enlevée à la fleur de son âge, et morte entre [les] bras [de Bossuet], eut le plus grand et le plus rare des succès, celui de faire verser des larmes à la cour. Il fut obligé de s’arrêter après ces paroles : « Ô nuit désastreuse, nuit effroyable ! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt ! Madame est morte ! etc. » L’auditoire éclata en sanglots, et la voix de l’orateur fut interrompue par ses soupirs et par ses pleurs. 55 L’analogie entre oraison funèbre et tragédie repose sur les mêmes arguments (l’événement funeste, l’effet pathétique) et sur le même exemple (à la citation près) que dans le texte de Jarry, mais Voltaire leur donne une portée ironique qui en modifie les enjeux : le propos prend pour cible une cour au goût et à la sensibilité corrompus 56 . En outre, le philosophe associe 53 « Faite pour la chaire, l’oraison funèbre tient beaucoup du sermon, et doit être fondée comme lui sur une doctrine céleste, qui ne connaît de vraiment bon, de vraiment grand que ce qui est sanctifié par la gloire, et qui foudroie toutes les grandeurs du temps avec le seul mot d’éternité. Il en résulte pour l’orateur un double devoir : il faut que, pour remplir son sujet, il exalte magnifiquement tout ce que fut son héros selon le monde, et que, pour remplir son ministère, il termine tout cet héroïsme au néant, selon la religion, si la piété ou la pénitence ne l’a pas consacré devant Dieu. » Ibid., pp. 37-38. 54 Gustave Lanson écrit ainsi à propos de Bossuet : « Les oraisons funèbres sont des sermons, à tel point que le plan, les idées, parfois les expressions mêmes sont communes au Sermon sur la mort et à l’Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans », Histoire de la littérature française. Paris : Hachette, 1895, p. 570. 55 Voltaire. Le Siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques. Paris : Gallimard, 1957, pp. 1005 et 1006. 56 On notera du reste que Voltaire connaissait parfaitement Jarry pour avoir été son concurrent malheureux au prix de poésie de l’Académie française, en 1714 : il s’en La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 83 plus loin l’oraison funèbre à une série de lieux communs éculés qui expliquent sa décadence : « le génie n’a qu’un siècle », conclut-il, « après quoi il faut qu’il dégénère » 57 . De même Antoine Thomas, dans son Essai sur les éloges, s’emploie à caractériser la pratique de Bossuet à partir de l’Oraison funèbre de Henriette de France, en lui appliquant comme Jarry la notion d’horror, à laquelle il rend son sens initial de « terreur sacrée » 58 : Cependant l’orateur, à travers ce grand spectacle qu’il déploie sur la terre, nous montre toujours Dieu présent en haut des cieux, secouant et brisant les trônes, précipitant la révolution, et, par sa force invincible, enchaînant ou domptant tout ce qui lui résiste. Cette idée, répandue dans le discours d’un bout à l’autre, y jette une terreur religieuse qui en augmente encore l’effet, et en rend le pathétique plus sublime et plus sombre. 59 Mais en l’absence de toute exemplification, son propos tourne vite court, malgré quelques remarques intéressantes 60 . Seul l’abbé Batteux semble donner à une des hypothèses de Jarry un développement significatif, dans une section du Cours de belles-lettres consacrée au nombre oratoire 61 : il applique aux périodes de l’Oraison funèbre de Turenne de Fléchier une analyse du rythme qui emprunte ses outils à la versification et reconduit une analogie entre oraison funèbre et poésie lyrique fondée uniquement sur des critères formels. L’analyse aboutit comme chez Jarry à mettre en valeur le principe de variété, et à condamner comme affectation tout excès de symétrie dans l’usage du rythme. Mais à l’exception de ces trois auteurs, aucun commentateur ne donne suite au XVIII e siècle aux propositions de l’abbé, qui demeurent à ma connaissance lettre morte. plaignit dans une note jointe à la version imprimée de son propre poème, en appendice à La Henriade (La Haye, 1728). 57 Ibid., p. 1007. 58 Le sens est attesté par Furetière dans le Dictionnaire universel : « Horreur, se dit quelquefois d’un simple mouvement de crainte ou de respect. Quand on descend à Rome dans les catacombes, on est saisi d’une sainte horreur. […] Nous ne saurions avoir assez d’horreur pour la sévérité des jugements de Dieu. » 59 Cité dans Choix d’oraisons funèbres, op. cit., p. 162. 60 Il est ainsi question plus loin d’une « scène dramatique qui se passe entre [Bossuet] et les personnages qu’il voit, dont il partage, ou les dangers, ou les malheurs », puis d’un « dialogue passionné de l’orateur [qui] s’étend jusqu’aux êtres inanimés, qu’il interroge comme complices ou témoins des événements qui le frappent », sans que Thomas ne donne plus de précisions. Ibid., p. 168. 61 Charles Batteux. Cours de belles-lettres ou Principes de la littérature. Paris : Desaint et Saillant, 1753, t. IV, pp. 114-137. Cinthia Meli 84 À la toute fin du XIX e siècle, une remarque de Brunetière, dans la leçon d’ouverture du premier volume de l’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature, pouvait laisser espérer un renouvellement de l’hypothèse relative au lien entre éloquence de la chaire et poésie lyrique 62 : elle a toutefois fait long feu, liquidée dans une note de bas de page d’un ouvrage ultérieur, dans lequel le critique poursuivait son projet scientifique 63 . Négligée tout au long du XX e siècle par une critique peu encline à l’éloquence de la chaire et aux problèmes théoriques et méthodologiques spécifiques qu’elle implique, l’oraison funèbre attend encore d’être étudiée pour elle-même par l’analyse du discours et la stylistique, en rapport avec d’autres genres discursifs du XVII e siècle. Si les fonctions qui lui sont assignées (louer le défunt et instruire les vivants) entrent parfois en conflit, incitant dès lors le prédicateur à trouver dans telle figure de style le moyen de dépasser la contradiction - et l’occasion de se surpasser 64 -, elles incitent surtout à envisager l’oraison funèbre comme le lieu de rencontre entre deux mondes aux valeurs et aux styles distincts, l’Église et le Siècle, susceptible de produire un syncrétisme moral et formel. À ce titre, l’exemplarité attachée au défunt est appelée à jouer un rôle cardinal dans l’analyse de la dynamique des valeurs qui soustendent le discours 65 . Davantage, les propositions de Jarry invitent à étudier le style de l’oraison funèbre en fonction des modèles fournis par les genres de l’élégie, de la tragédie et du roman, qui connaissent d’ailleurs des équivalents dans la littérature sacrée, qu’elle soit biblique ou patristique. 62 Alors qu’il évoque son projet scientifique d’ensemble, le critique annonce en effet : « Nous étudierons, dans un second exemple, comme un genre se transforme en un autre ; et, pour cela, j’essaierai de vous montrer comment, dans l’histoire de notre littérature, sous l’action de quelle influence du dedans et du dehors, l’éloquence de la chaire, telle que l’a connue le XVII e siècle, est devenue de nos jours la poésie lyrique de Lamartine, d’Hugo, de Vigny, de Musset » (L’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature. Paris : Hachette, 1890, p. 13). 63 Il se contente de noter dans L’Évolution de la poésie lyrique en France au XIX e siècle (Paris : Hachette, 1894), que « l’éloquence, par quelques-uns de ses moyens, mieux adaptés aux exigence du temps, donn[e] satisfaction à quelques-uns de nos instincts lyriques », pour attribuer en note de bas de page au « caractère si souvent et si franchement lyrique de l’éloquence de Bossuet […] la préférence que les contemporains donnèrent au Sermons de Bourdaloue sur les siens » (p. 44). Il n’est plus question ensuite des liens entre éloquence de la chaire et poésie lyrique. 64 C’est du reste l’intérêt même que lui trouve La Harpe (voir Lycée, op. cit., pp. 37- 38). 65 Je me permets sur ce point de renvoyer à mon article, « La vertu féminine à l’épreuve de la mort : le motif de la femme forte dans les oraisons funèbres du second XVII e siècle », dans Cl. Martin et I. Kirschleger, Le Sermon et la mort. Paris : Garnier, 2014. La littérarisation de l’oraison funèbre au XVIII e siècle 85 Puissent les études réunies dans ce numéro montrer la voie : le nombre d’oraisons funèbres publiées au cours du XVII e siècle constitue dans tous les cas un champ d’investigation suffisant pour qui voudrait s’attacher à une telle recherche 66 . 66 Dans ma thèse de doctorat, j’ai répertorié plus de 220 titres publiés à Paris pour le seul XVII e siècle. Voir Le Livre et la Chaire. Les pratiques d’écriture et de publication de Bossuet. Paris : H. Champion, 2014, annexe V.