eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/76

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3976

Un grand méconnu: Adrien-Thomas Perdou de Subligny

2012
Alain Niderst
PFSCL XXXIX, 76 (2012) Un grand méconnu : Adrien-Thomas Perdou de Subligny A LAIN N IDERST Il y a dix ans, j’ai publié un petit essai d’histoire littéraire, Guilleragues, Subligny et Challe. Des « Lettres Portugaises » aux « Illustres Françaises » 1 . On sait qu’il existe encore bien des doutes et des ombres autour des Lettres Portugaises. Ont-elles été écrites par une nonne de Béja et traduites en français ? Ou sont-elles une sorte de roman, composé bien avant La Nouvelle Héloïse et Les Liaisons dangereuses ? En somme le premier roman par lettres de la littérature française... ? Les Illustres Françaises sont parues sous l’anonymat. Robert Challe les a hautement réclamées, on a accepté ses prétentions. Mais cela ne va pas sans encombre : on dit en 1713 que le manuscrit des Illustres Françaises est plus vieux que leur auteur... Les Lettres portugaises ont peut-être été écrites par Marianna Alcofarado, mais elles ont été traduites en français. Par qui ? Par Guilleragues ou par Subligny ? La Fausse Clelie est certainement l’œuvre de Subligny. Il a collaboré avec Mme de Villedieu, et dans Le Journal amoureux comme dans les Mémoires d’Henriette Silvie de Molière on doit reconnaître des passages qui lui reviennent. Il a aidé Mme de La Suze à composer ses grandes élégies enflammées. Il a rimé La Muse de Cour et La Muse Dauphine, ces galantes gazettes. Il était proche de Molière et s’est engagé avec lui contre Racine, écrivant La Folle Querelle pour critiquer Andromaque et peut-être Le Désespoir extravagant pour critiquer Britannicus. Voilà un homme étrangement doué et fort important. Il écrit en prose et en vers. Il compose des comédies que joue Molière et collabore avec Mme de La Suze et Mme de Villedieu. Il s’occupe de toutes sortes de choses et ne tient pas trop à se mettre en avant. Cela ne le gêne pas d’avoir des collaborateurs ni même que ces collaborateurs prennent à son détriment la première place. 1 Saint-Genouph, Nizet, 1999. Alain Niderst 216 Qu’on ne juge pas inutiles ou mesquines ces discussions sur l’attribution des livres. On ne lit absolument pas les Lettres portugaises de la même façon, si l’on y voit des lettres d’amour écrites du fond d’un cloître lusitanien, ou un roman composé par un admirateur de Mme de La Suze et de Segrais... On ne peut considérer du même œil Les Illustres Françaises, si l’on regarde Robert Challe comme le génial auteur de ce roman « concertant » ou simplement comme un habile pirate, qui a ramassé et peut-être « rapetassé » un vieux manuscrit. L’histoire littéraire peut sembler exagérément méticuleuse ou digressive, elle demeure indispensable. Les débuts d’un homme de lettres Subligny se proclame lui-même « un bon Picard qui appelle un chien du nom qui lui est propre », 2 et il bien vrai que les Perdu, ou Perdou, ou même Perdoux, sont fort nombreux en Picardie. Parmi la collection des manuscrits de la Bibliothèque d’Amiens, se retrouvent un Th. (sic) Perdu, un Jean-Baptiste Perdu, un R.P. Perdu. 3 Dans les Archives de la Somme, parmi les actes relatifs au « bailliage et siège présidial d’Amiens », figurent des saisines données dans les années 1625- 1655 à François Perdu, à Hubert Perdu, à Auguste Perdu. 4 Ce sont des hommes de robe - « conseiller et examinateur au bailliage d’Amiens », « avocat », « procureur » ... Le plus proche de celui qu’on appelle Subligny, est Adrien Perdu « avocat fiscal d’Amiens », auteur d’une ode en français à saint Germain Scot, qu’accompagnent une autre ode au même saint signé par « Th. Perdu », et l’exergue suivante datée de 1646 : Divo Germano Ambianensi salutem. Germanus ille solis occidui decus, Gens Ambiana [...] Ora, beate, pro fidelibus tuis. Humillimus cliens, PERDU 5 Cet Adrien Perdu pourrait bien être le père d’Adrien-Thomas, il aurait épousé Élisabeth de Villars, qui veuve apparemment, vivait encore en 1666. 2 Préface de La Fausse Clelie. 3 Amiens, ms. 465, 532, 315. 4 B. 187, 189, 195. 5 « Salut au divin Germain d’Amiens, Cet illustre Germain, gloire du soleil d’Occident, Issu d’Amiens [...] Prie, bienheureux, pour tes fidèles. Ton très humble client PERDU ». Adrien-Thomas Perdou de Subligny 217 De cette union serait également née une fille, Catherine, qui en 1680 demeurant « rue et par. Saint Germain l’Auxerrois », fit une donation à sa belle sœur, la veuve d’Adrien-Thomas 6 . Quand Adrien-Thomas est-il né ? Sans doute est-il à peu près contemporain de Racine, comme il l’indique dans sa préface de La Folle Querelle. On peut donc le supposer né vers 1636- 1640. Il a dû faire des études de droit et a pu ainsi se targuer du titre d’avocat. Mais a-t-il plaidé ? A-t-il vraiment exercé ? On le dit aussi « comédien » : « Comédien », affirment Granet 7 et M. de Léris..., 8 « Comédien de campagne », précise Mouhy. 9 Mais les frères Claude et François Parfaict, 10 suivis par Victor Fournel 11 et par Auguste Jal 12 refusent de le considérer comme un acteur. Ou faut-il admettre l’ingénieuse synthèse de Paul Lacroix : « avocat et comédien... » ? 13 Il n’est en effet pas bien difficile au grand siècle d’obtenir une licence en droit ni de se dire avocat. Cela n’engage même pas à plaider ni à travailler dans les tribunaux. En fait, Perdou a sans doute été avocat, comme l’étaient tous ou à peu près tous les hommes de sa famille. Puis il a peut-être préféré comme Molière monter sur les tréteaux et il se serait alors engagé dans une troupe de campagne. Il va longtemps demeurer proche de Molière, mais on ne sait quand il l’a rencontré. On ne saurait affirmer qu’il ait voulu suivre son exemple. En 1643, Henriette de Coligny, fille du maréchal de Châtillon, âgée alors de vingt-cinq ans, avait épousé un Écossais, Thomas Hamilton, comte de Haddington. Veuve l’année suivante, elle revint en France et se remaria en 1653 avec Gaspard de Champagne, comte de la Suze. Tallemant nous assure qu’ellle « paroissoit stupide en son enfance, et [...] en conversation ne disoit quasy rien il n’y a pas trop longtemps encore » : elle « fit, assure-t-il, des 6 Arc. Nat. Y 239, f. 107. 7 Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey, Bordelet, 1740, t. I, p. cj. 8 Dictionnaire portatif historique et littéraire des Théâtres, contenant l’origine des differens théâtres de Paris, Paris, C.A. Jombert, 1763, article « Subligny ». 9 Abregé de l’Histoire du Théatre François, Depuis son origine jusqu’au premier juillet de l’année 1780, Paris, L’Auteur, L. Jorry, J.G. Merigot jeune, 1780, t. II, p. 331. 10 Histoire du théâtre françois depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus célèbres poètes dramatiques, des extraits exacts et un catalogue raisonné de leurs pièces, accompagnées de notes historiques et critiques, Paris, P.G. Le Mercier, 1745-1749, t. X, pp. 335-336. 11 Les contemporains de Molière, Paris, Firmin-Didot frères, 1863-1875, t. III, p. 485. 12 Dictionnaire critique de Biographie et d’Histoire, Paris, Henri Plon, 1867, article « Subligny », p. 1154. 13 Bibliographie moliéresque, Paris, Auguste Fontaines, 1875, p. 260. Alain Niderst 218 vers dez qu’elle fut en Escosse » et « en laissa voir dez qu’elle fut remariée, qui n’estoient bons qu’à brusler », mais « depuis elle a fait des elegies les plus tendres et les plus amoureuses du monde, qui courent partout ». 14 Dans le tome VIII de Clelie, publié en 1658, se trouve l’éloge de Mme de la Suze, qui, nous dit-on, a composé des « Elegies si belles, si pleines de passion, et si precisement du caractere qu’elles soivent estre pour estre parfaites, qu’elle surpasse tous ceux qui l’ont precedée et tous ceux qui la voudroient suivre ». 15 Il faut donc admettre que dès 1656 ou 1655 Mme de La Suze composa d’admirables élégies, qui coururent dans les salons. On assure que Perdou la guida « dans les routes du Parnasse » 16 : il était fort jeune en 1656, il peut toutefois avoir aidé la poétesse, qui, nous dit-on, ne manquait pas d’inspiration, mais rimait fort difficilement. Elle aurait également recouru aux conseils du poète René de Bruc de Montplaisir, le frère de Mme du Plessis-Bellière, et cela n’a au fond rien d’invraisemblable 17 . Ne nous laissons pas impressionner par le titre d’« écuyer, sieur de Subligny », que Perdou s’arroge parfois. Poquelin se disait bien « écuyer, sieur de Molière ». Il est un Subligny dans le Cotentin, il en un près de Bourges, un autre près de Sens. Mais il n’en est pas en Picardie, alors qu’Adrien-Thomas Perdou et tous ceux qui l’entourent semblent de vrais Picards... Il est vrai après tout qu’il est une Roche-la-Molière près de Saint- Étienne, une Fontaine-Molière près de Gignac, une bastide de Molières près de Bergerac, un Molières-Cavaillac près du Vigan, un Mas-de-Molières en Ardèche du Sud, et bien d’autres Molières du côté de la Garonne... Poquelin et Perdou montrent la même hardiesse, la même désinvolture - sans doute fort répandue alors - pour s’attribuer des fiefs imaginaires. 14 Tallemant des Réaux, Historiettes, p. p. Antoine Adam, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), t. II, 1970, p. 108. 15 Clelie, Paris, Augustin Courbé, 1654-1660, t. VIII, p. 865. 16 Ms. fds fr. 10434, f. 98 v°. 17 Lalanne et Montplaisir, Poésies, Amsterdam et Paris, P.A. Leprieur, 1759, Avertissement par H. Lefebvre de Saint-Marc : « Subligny [...] un écrivain ingenieux, mais sa prose est languissante et ce que j’ai vu de ses Vers n’annonce rien moins qu’un Poëte. Il avoit du goût et ses critiques pouvoient être utiles à la Comtesse de la Suze : mais c’est principalement à Montplaisir qu’elle doit le perfectionnement de ses talens » ; Recueil de pieces galantes en prose et en vers [...] de Mme de La Suze et Pellisson, Paris, Par la Compagnie, 1741, Préface : « Quoique née avec un genie si puissant pour la Poesie, Madame de la Suze ne put jamais enchaîner la rime. Elle digeroit ses pensées ; elle les exprimoit poëtiquement, mais pour les rimes, il falloit qu’elle employât un secours estranger », celui de Montplaisir ou celui de Subligny. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 219 Ont-ils collaboré dès 1659 ? On imprime cette année-là La Déroute des Pretieuses, une mascarade que Paul Lacroix affirme prudemment « pouvoir être attribuée à T.P. de Subligny, avocat et comédien ». 18 Il s’agit assurément d’annoncer ou d’accompagner Les Précieuses ridicules, qui furent créées le 18 novembre. L’Amour « dépité » veut rendre amoureuses toutes les précieuses ; dans les rues de Paris circule L’Almanach des Precieuses, que ces dames voient, et cela les met en fureur et les excite à se venger. Un poète chante : Pretieuses, vos maximes Renversent tous nos plaisirs [...] Jansenistes nouvelles, Qui veullent tout reformer. Les galants sont décidés à dérider les précieuses, qui s’abandonnent au désespoir. Ils veulent bannir « la melancholie », et l’Hymen saute enfin de joie : Je m’en vais desormais rétablir mon Empire. 19 Rien ne nous oblige à retrouver dans cette petite farce la main d’Adrien- Thomas Perdou. Mais il se dessine alors une offensive systématique contre la préciosité. Molière, après avoir joué Les Précieuses ridicules, et fait représenter La Déroute des précieuses, a demandé à Gabriel Gilbert de versifier une petite œuvre, dont il a composé le canevas, La Vraie et la Fausse Précieuse, et Marie-Catherine Des Jardins (qui se fera connaître sous le nom de dame de Villedieu) publie le Récit en vers et en prose de la farce des Précieuses. Elle n’a d’ailleurs pas vu elle-même, ainsi qu’elle l’explique, la pièce de Molière, et elle a travaillé « sur le rapport d’un autre » 20 . Faut-il penser que cet « autre » serait Perdou ? Il est vrai qu’il aura souvent l’occasion de collaborer d’une manière ou d’une autre avec cette dame... Unis à Molière et à Boileau, ils constituent une sorte de groupe carrément hostile à ce qu’on appelle la préciosité, à Madeleine de Scudéry et ses amis. Une forme de misogynie, qu’on le veuille ou non, se déclare d’abord dans cette offensive. Elle implique une revanche des parlementaires ou des hommes d’épée, qui secouent l’autorité des salons parisiens et du surintendant... Mais l’offensive demeurera prudente et limitée. Finalement un nouveau compromis s’imposera, permettant l’éclosion de l’esthétique clas- 18 Ibid., loc. cit. 19 Paris, Alexandre Lesselin, 1659, 6 entrées successives ; réimp. dans Victor Fournel, Les contemporains de Molière, Paris, Firmin-Didot, 1863-1875, t. II. 20 Tallemant des Réaux, Historiettes, p. p. Antoine Adam, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), t. II, 1970, p. 901. Alain Niderst 220 sique, capable, semble-t-il, de respecter les traditions de la France provinciale et pourtant d’accepter les formes modernes de sensibilité. Il est tout petit, Perdou. Il se baptise lui-même « le petit homme », ou « le pauvre petit homme ». 21 Ce qui l’empêche peut-être de se produire régulièrement sur les planches. Il cherche sa voie. Il vit en concubinat avec une fille de sa Picardie natale, Claude Bourgoin d’Ailly, née de Jean Bourgoin et de Claude de Saucourt. Elle lui donne une fille baptisée Marie-Thérèse le 18 juillet 1666 en présence de la mère d’Adrien-Thomas, Elisabeth de Villars 22 . Il s’essaie alors dans le journalisme. Il suit les traces de Jean Loret. C’est du journalisme, mais galant et mondain. Pendant quinze ans, de 1650 à 1665, Loret a versifié une Muze historique, qui paraissait chaque semaine et contenait, au jour le jour, toutes les nouvelles qui peuvent intéresser ou amuser. Ces strophes souvent légères et badines devaient être adressées à une princesse de la cour. Loret choisit Marie d’Orléans, la fille du duc Henri II de Longueville, qui en 1657 devint duchesse de Nemours par son mariage avec Henri de Savoie et fut veuve deux ans plus tard. Cette princesse fort intelligente, fort impérieuse, exerça envers Loret une sorte de mécénat ; elle le pensionna, et il sut l’amuser et amuser le public avec ses vers faciles et ses plaisanteries souvent banales. Le 28 mars 1665, il publia le dernier numéro de sa Muze historique, et il mourut en mai suivant. Son œuvre n’avait pas échoué. On voulut la continuer. Il avait lui-même désigné pour lui succéder Jean La Gravette de Mayolas, fils d’un professeur d’espagnol de Toulouse, qui avait déjà donné en 1658 une gazette en vingt-huit lettres versifiées. Mayolas suivit donc l’exemple de Loret et adressa, comme lui, ses épîtres à la duchesse de Nemours. D’abord du 25 mai 1665 au 19 septembre 1666. Puis, après une interruption de trois ans, de décembre 1669 à décembre 1671, mais ces dernières lettres étaient adressées au roi lui-même et non plus à la duchesse. Le rival de Mayolas, Charles Robinet de Saint-Jean, choisit de s’adresser à Madame, Henriette d’Angleterre, l’épouse du duc d’Orléans. Il commença le même jour que Mayolas, le 25 mai 1665, et s’y appliqua jusqu’à la mort de Madame, en juin 1670. Puis il s’adressa à Monsieur, d’août 1670 à septembre 1673, puis, après que le duc d’Orléans se fut remarié, à « Monsieur et Madame » d’avril à décembre 1674. Le genre plaisait. Les femmes s’enchantaient de ces petits poèmes badins, où les nouvelles de la guerre, les faits divers des quartiers, les rumeurs des provinces, se mêlaient. En 1661, se souvenant de Chapelle et 21 La Fausse Clelie, Nymègue, Regnier Smetius, 1680, pp. 297, 301. 22 Jal, Dictionnaire, article « Subligny ». Elisabeth de Villars est la marraine de l’enfant ; Martin Ducas, abbé de Restory, conseiller, aumônier du roi, le parrain. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 221 Bachaumont, Edme Boursault avait composé pour la duchesse d’Angoulême une relation d’un voyage à Sens. Cela avait plu. Il tenta, après la mort de Loret, de lui succéder. Sans succès. Adrien-Thomas Perdou fut un peu plus habile. Il s’entendit avec l’imprimeur Allexandre Lesselin, qui avait obtenu un privilège pour une gazette. C’est ainsi que La Muze de Cour parut chaque semaine du 15 novembre 1665 au 25 janvier 1666. Les lettres étaient dédiées aux « courtisans », puis au Dauphin, âgé alors de cinq ans, au petit duc de Valois et à la petite Mademoiselle, les enfants de Monsieur, à Monsieur lui-même ; au duc d’Enghien, fils de Condé, à Mme de Bartillat, qu’on n’attendrait pas en si noble compagnie  il s’agit d’Anne-Louise Habert de Monmort, mariée en 1666 à Nicolas Jehannot, sieur de Bartillat - puis au cardinal-prince d’Orsini et à Henri de La Mothe-Houdancourt, l’archevêque d’Auch, qui avait été l’aumônier de la reine-mère. La publication reprend quelques mois plus tard. Le 27 mai 1666, la première épître, destinée au Dauphin est dédiée à Françoise de Prie de Toussy, la fille du maréchal Philippe de La Mothe-Houdancourt. Il ne faut pas s’étonner de cette fidélité si voyante à la famille de La Mothe- Houdancourt. La maréchale, née Louise de Prye, était la gouvernante des enfants de France, c’est-à-dire d’abord du Dauphin auquel Perdou adressait ses épîtres. D’ailleurs, Bossuet, qui allait être chargé de l’éducation du prince, voulait constituer une équipe de beaux esprits pour l’aider dans cette mission, et Perdou pouvait espérer être appelé dans ce groupe prestigieux. Un privilège lui a été donné pour cette gazette, qu’il a transféré au célèbre libraire, Claude Barbin, et La Muse de Cour est désormais baptisée La Muse Dauphine. C’est dire que toutes les livraisons sont directement et simplement adressées au fils du roi. Une le 3 juin 1666, puis des publications régulièrement hebdomadaires, du 1er juillet au 24 décembre 1666, du 24 février au 7 avril 1667. Pourquoi la gazette disparaît-elle après cette date ? On a pu supposer qu’elle ne recueillait pas un grand succès, et en effet Perdou se plaint parfois de ne pas avoir beaucoup de lecteurs. On a pu aussi incriminer l’excessive hardiesse du nouvelliste, les anecdotes scandaleuses, le style égrillard, où il semble se complaire : n’en est-ce pas assez pour choquer Gabriel Nicolas de La Reynie, le lieutenant de police ? En fait, Léon de Laborde n’avait pas tort de remarquer dans la gazette de Perdou « un ton plus littéraire et une tournure plus poétique », que dans les écrits de ses rivaux, Mayolas ou Robinet. 23 Le poète aborde des sujets bien différents. Il ne néglige pas la politique internationale, évoque le 7 dé- 23 Le Bibliophile Français, III e année, 2 e semestre 1854, pp. 133-139, P. L. Jacob, bibliophile, « Bibliographie des deux Muses du sieur de Subligny ». Alain Niderst 222 cembre 1665 la mort de Philippe IV d’Espagne, revient à plusieurs reprises  27 décembre 1665, 22 juillet, 19 août, 2 septembre, 30 septembre 1666, 17 mars 1667  sur la guerre de la Hollande et de l’Angleterre, il évoque la sage politique adoptée à Madrid par la mère de Charles II, qui assure la régence et tente de revivifier l’Espagne, 24 il conte le mariage projeté du roi du Portugal et de Marie-Elisabeth-Françoise de Savoie, dite Mademoiselle d’Aumale, 25 il loue l’action à Rome du duc de Chaulnes, qui y représente la France, 26 il narre les événements qui se déroulent en Italie, 27 en Pologne, 28 ou en Turquie, 29 et il consacre un long extraordinaire 30 à l’incendie de Londres. En France, c’est la mort d’Anne d’Autriche qui l’arrête le plus longuement, 31 et toutes les cérémonies qui accompagnent ce deuil, mais ce sont aussi les Grands Jours d’Auvergne, 32 la création au théâtre du Marais des Amours de Jupiter et de Sémélé de Claude Boyer, 33 les fêtes données par M. le Duc, 34 la disparition du comte d’Harcourt enlevé par une apoplexie, 35 la maladie, puis la guérison, du duc de Mazarin, 36 et aussi la vogue naissante du café, ou faut-il dire kavé ? , venu d’Orient. 37 Mais visiblement Perdou est tout heureux, pour approuver la discipline qu’essaie d’imposer à Paris, le lieutenant de police, La Reynie, de versifier La Déroute et l’Adieu des Filles de Joye de la Ville et Faubourgs de Paris, Avec leur nom, leur nombre, les Particularités de leur prise et de leur emprisonnement. 38 Elles se lamentent et cherchent à se consoler : Puisqu’on ne nous veut plus aux Villes Il nous faut aller au desert, Et comme toute chose sert, Notre disgrace nous delivre De l’homme brutal, de l’homme yvre, 24 27 mai, 1er juillet 1666. 25 3 juin, 8 juillet 1666. 26 12 et 26 août, 2 septembre 1666. 27 3 juin, 29 juillet, 17 décembre 1666. 28 2 décembre 1666. 29 17 décembre 1666. 30 30 septembre, 7 octobre 1666. 31 25 janvier 1666. 32 7 décembre 1665. 33 18 janvier 1666. 34 3 juin 1666. 35 29 juillet 1666. 36 19 août, 2 septembre, 1666. 37 2 décembre 1666. 38 Extraordinaire 1666. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 223 De l’homme jaloux, du coquin. 39 Suit une Requeste des Filles d’Honneur Persecutées « à Mme D.V. », en qui se reconnaît aisément Louise de La Vallière : Vénus de notre siecle, adorable Déesse ! Depuis cinq ans entiers nous vivons sous vos loix. 40 Tout et rien. Des événements qui paraissent à même de changer la face de l’Europe et de petites anecdotes parisiennes sont traités de la même façon, et cela donne à ces narrations une gracieuse désinvolture. C’est ce qu’on appelle le burlesque. Le mot est ambigu. Perdou ne se soucie pas de caricaturer les grands genres littéraires ni de minimiser les grands faits de l’histoire. Son burlesque, qui évit toute enflure et tout grotesque, peut s’appliquer à des réalités fort sinistres, tel l’embrasement de Londres. Une poésie qui ne se plie à aucune forme régulière ni préétablie, qui se borne en général à des suites d’octosyllabes, où rôde un perpétuel sourire. Son attention à toutes les nouveautés, quelle qu’en soit l’origine, quelle qu’en soit l’importance, fait de Perdou le frère de Boisrobert, de Bensserade, de La Fontaine... Mais dans ses variations il évite de se contredire ou de céder à trop d’inconstance. Ainsi demeure-t-il fidèle au genre de poésie qu’il a choisi, et son amitié pour Molière paraît inaltérable. Le 17 juin 1666, il affirme : Après son Misanthrope il ne faut plus voir rien : C’est un chef d’œuvre inimitable, et le 26 août 1666 : [...] Cette bagatelle est d’un esprit si fin, Que, s’il faut que je vous le die, L’estime qu’on en fait est une maladie Qui fait que dans Paris tout court au Médecin. Molière ni Perdou ne sont trop amis de Racine. Celui-ci a fait jouer le 17 novembre 1667 Andromaque, qui a recueilli un éclatant succès. Le 12 mai 1668 est annoncée dans la gazette de Charles Robinet la création prochaine au théâtre du Palais-Royal de La Critique d’Andromaque signée par « Subligny » : Une petite comédie Aussi plaisante que hardie, Dieu sçait comme en foule on ira, Notamment sur ce qu’on sçaura 39 Ars. B.L. 11888, p. 19. 40 Ibid., p. 28. Alain Niderst 224 Que la pièce qu’on examine Est l’Andromaque de Racine. Le 15 mai la pièce de Subligny est jouée avec la Rodogune de Corneille. Elle obtint un succès inespéré et fut représentée vingt-huit fois jusqu’au dimanche 9 décembre. Le 22 août elle parut, intitulée La Folle Querelle chez le libraire Thomas Jolly. Le public se persuada que Molière en était le véritable auteur, et que Subligny n’était qu’un prête-nom. Selon le président Charles Hénault son père, Jean-Rémi, un opulent fermier général, était l’ami de Subligny, avec lquel il composa « des ouvrages assez médiocres. Il eut part (j’en suis fâché) à plusieurs mauvaises brochures qui parurent dans le temps contre les tragédies de Racine, mais il faut les pardonner à ses liaisons avec les Corneille ». 41 Subligny accompagna l’édition de sa comédie d’une longue préface. Il y reconnaît le grand succès d’Andromaque. Il admire même, dit-il, les « beautez » de la pièce, qui l’ont, comme tous les spectateurs, séduit dès la première représentation. Cela ne l’a pas empêché de réfléchir et de relever trois cents fautes ou « presque » dans la tragédie, des actions « peu vraysemblables ou peu regulieres » et des « expressions fausses ». Le jeune Racine est plein de qualités. Il faut rendre hommage à « la noble impétuosité de son génie ». Mais que ce jeune auteur accepte les critiques, que Perdou se permet avec bonté de lui adresser. Ainsi se débarrassera-t-il d’un « nombre infiny » de « pechez veniels », et pourra-t-il même « égaler nostre grand Corneille ». Il ne semble pas que cette paternelle bénignité ait plu à l’auteur d’Andromaque. Persuadé que Molière avait écrit la comédie, il se brouilla définitivement avec lui. Ainsi s’accomplit cette rupture qu’avait déjà préparée quelques années plus tôt la mésentente des deux poètes autour d’Alexandre, que Racine avait retiré à Molière, qui devait le jouer, pour le donner aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Perdou prétend avoir essayé de composer sa comédie « de l’air dont Monsieur de Molière s’y serait pris, parce que sa manière d’écrire me plaist fort ». Sans doute s’est-il souvenu de La Critique de l’École des Femmes, et a-til voulu à son tour faire « du théâtre sur le théâtre ». Sur la place se dressent trois corps de logis, celui d’Éraste, celui d’Hortense, celui de la Vicomtesse. Éraste veut épouser Hortense, ainsi qu’il a été décidé ; elle ne veut pas, car elle aime Lisandre. La jeune fille commence au lever du rideau une « folle querelle » avec son promis, qui durera jusqu’au dénouement : elle critique fort intelligemment Andromaque, qu’il loue avec beaucoup de maladresse, voire de stupidité. C’est ainsi qu’Hortense pourra se débarrasser du jeune homme. 41 Mémoires, p. p. le baron de Vigan, Paris, E. Dentu, 1855, p. 4. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 225 A cette petite histoire d’amour se mêlent la pièce de Racine et les jugements qu’elle a inspirés : on déplore la brutalité de Pyrrhus, la familiarité d’Oreste envers Pylade, qu’il se permet de tutoyer. Le désespoir d’Éraste abandonné par Hortense rappelle le désespoir d’Oreste repoussé par Hermione... Les critiques de la langue de Racine sont fort nombreuses, fort précises, fort intéressantes. La petite comédie n’est pas exactement une « parodie » de la tragédie, mais elle fait apparaître tout ce qu’il y a d’invraisemblable et de convenu dans l’œuvre de Racine. Nous avons sur la scène des personnages crédibles, qui agissent comme des hommes réels, et cela permet de repousser dans l’imaginaire et le fabuleux les transports d’Oreste et d’Hermione. Critique simple, immédiate, plus persuasive que les arguments auxquels recourent les personnages pour confondre ou pour défendre l’Andromaque. Cela nous conduit à la confrontation toute moliéresque de deux genres, l’un plein de conventions et d’artifices, l’autre tout proche de la réalité et susceptible donc de « faire rire les honnêtes gens ». L’auteur d’Andromaque n’avait certainement pas un caractère facile, il en voulait à ses ennemis, mais il savait profiter de leurs critiques. Aussi revit-il tout le texte de sa tragédie en suivant souvent l’avis de Perdou et en corrigeant des expressions trop gauches ou à peine corrrectes... Boileau dans l’Épître VII s’écrie : Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus. Mais c’est peu dire : Racine, écrivant Britannicus, n’a pas seulement montré qu’il savait peindre de nobles caractères, il a trouvé un style qui évite et la pompe excessive et les subtilités trop pointues. Les Lettres portugaises En 1578, Sébastien, le jeune roi du Portugal lança une expédition au Maroc, où il disparut dans une bataille à Alcacer Quibar. Son oncle Henrique lui succéda, mais il mourut en 1580. La dynastie était éteinte, excepté la branche illégitime d’Antoine de Crato. Parmi les prétendants, entre lesquels figurait Catherine de Médicis, ce fut le roi d’Espagne, Philippe II, qui s’imposa et se fit reconnaître sous le nom de Filipe I comme souverain du Portugal. Cela prit l’allure d’une annexion, et Olivarès, sous le règne de Philippe IV, s’attacha à unifier toute la péninsule sous l’hégémonie espagnole. Les Portugais n’acceptèrent jamais cette situation et, en décembre 1640, ils prirent pour roi Jean de Bragance et repoussèrent ainsi toutes les volontés dominatrices de l’Espagne. Alain Niderst 226 Dès lors la guerre se poursuivit, et les Espagnols ne parvinrent jamais à briser la résistance des Portugais. Les Français, en lutte depuis 1635 avec les Espagnols, soutinrent les Portugais, qui s’attachèrent à recouvrer leurs possessions en Amérique et à chasser du Brésil les Hollandais, qui s’y étaient introduits. En 1656 Jean mourut et son fils aîné, Alphonse VI, sous la régence de la reine-mère Louise de Gusman, lui succéda. Trois ans plus tard, quand la paix fut faite à la Bidassoa entre Philippe IV et Louis XIV, la France devait, semble-t-il, renoncer à soutenir le Portugal. Il n’en fut rien. La régente Louise demanda au duc Friedrich de Schomberg, élève et ami de Turenne, de réorganiser l’armée portugaise. Schomberg vint donc à son secours, avec quatre mille soldats français, qui passaient pour « être uniquement à sa solde », et il fut nommé général de l’armée portugaise. C’est ainsi que la France, sans trop se compromettre, put continuer à combattre l’Espagne. Les Français de Schomberg, unis aux Portugais d’Alfonse VI, remportèrent plusieurs succès. A Ameixial et à Enore en 1663, à Castelo Rodrige en 1664, à Montes Clares en 1665. Désormais le pouvoir des Bragance à Lisbonne semble solidement établi. Ce pourrait être un grand succès pour la France, mais le Portugal va choisir  pour plusieurs siècles  l’alliance avec l’Angleterre, scellée en mai 1662 par le mariage de Charles II Stuart avec Catherine de Bragance, sœur du roi Alfonse. En 1667, l’épouse d’Alfonse, la princesse Marie-Elisabeth-Françoise de Savoie, fait déposer son mari, qui est incarcéré dans l’île de Terceres, puis au château de Cintra, et la régence est octroyée au frère du roi, le prince Pedro. La reine répudie Alfonse, qui est déclaré impuissant, et elle s’unit avec Pedro. Voltaire ironisera sur toute cette histoire : un roi d’une force physique « au-dessus de l’ordinaire » et ayant reconnu l’enfant d’une courtisane, que son épouse, aidée par les grands, accuse d’impuissance, et la cour de Rome qui appuie et entérine cette imposture... 42 En tout cas, la paix avec l’Espagne paraît accessible. En janvier 1668, elle est conclue à Madrid : l’indépendance du Portugal est reconnue, il donne en échange Ceuta à l’Espagne. Les contingents de Schomberg repartent donc, auréolés au Portugal et en France de flatteuses victoires sur les Espagnols. Le 4 janvier 1669 paraissent chez le libraire Barbin cinq lettres, dites portugaises, non datées, non signées et traduites en français. Un bref avis Au Lecteur précède les cinq héroïdes : J’ai trouvé les moyens, avec beaucoup de soin et de peine, de recouvrer une copie correcte de la traduction de cinq Lettres portugaises qui ont été écrites à un gentilhomme de qualité, quand il servoit en Portugal. J’ai vu 42 Le siècle de Louis XIV, chapitre neuvième. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 227 tous ceux qui se connoissent en sentimens, ou les louer, ou les chercher avec tant d’empressement que j’ai cru que je leur ferois un singulier plaisir de les imprimer. Je ne sais point le nom de celui auquel on les a écrites, ni de celui qui en a fait la traduction, mais il m’a semblé que je ne devois pas leur deplaire en les rendant publiques. Il est difficile qu’elles n’eussent enfin paru avec des fautes d’impression qui les eussent defigurée. Ainsi donc les Lettres portugaises se situent dans la suite de l’expédition de Schomberg et du mariage d’Alfonse et de Pedro de Bragance avec une princesse française. Le Portugal est un pays qu’aiment et soutiennent les Français. Les amours d’une religieuse de Lusitanie et d’un officier venu avec Schomberg sont un prolongement, et comme une image, de la politique de Louis XIV à Lisbonne. D’après l’Avis au Lecteur la correspondance de la religieuse et l’histoire d’amour semblent parfaitement authentiques, et le secret touchant l’officier français et le traducteur ne fait que renforcer cette impression. Bien des détails y concourent  le frère de l’officier, le frère de la nonne, la vie assez libre que paraissent mener les religieuses de Béja 43 , le passage des troupes françaises près du couvent, d’où on peut les apercevoir, le passé de la jeune fille qu’on a « enfermée dans ce couvent depuis [son] enfance ». Une date précise : la seconde lettre est écrite « alors que la paix en France est faite » : c’est en mai 1668 que fut signé le traité d’Aix-la-Chapelle, qui clôturait la guerre de Dévolution. L’officier français a donc quitté le Portugal un peu plus tôt, vers janvier, et les lettres de la religieuse furent écrites durant l’année 1668. Ce qui est parfaitement vraisemblable. Les érudits sont allés plus loin. Ils ont admis la découverte rapportée par Jean-François Boissonnade dans le Journal de l’Empire du 5 janvier 1810 : la religieuse s’appelait Marianna Alcofarado et appartenait à une illustre famille du pays 44 . Mais dès 1670 dans l’édition de Cologne des « lettres d’amour d’une religieuse portugaise », il était indiqué que l’officier était Noël Bouton de Chamilly, comte de Saint-Léger, venu au Portugal dans le corps commandé par Briquemant. Il avait d’ailleurs, comme Marianna nous l’apprenait dans ses héroïdes, un frère, Hérard, qui fut gouverneur de Dijon  et une belle-sœur, Catherine de Nonant. Tout paraît donc s’accor- 43 Voir dans l’édition des Lettres de la Religieuse Portugaise, p. p. Émile Henriot, Paris, Bernard Grasset, 1909, p. viii les allusions à la vie des nonnes à Terceire, aux Açores, en 1782, telle que la présente le duc de Lauzun. 44 Dans cette famille demeurent illustres Francesco, un grand voyageur de la fin du XV e et du début du XVI e siècles, Antonio, qui fut l’amant de la duchesse de Bragance, Leonor de Mendoza, et fut assassiné sur l’ordre du mari, don Jaime. Alain Niderst 228 der 45 . Noël de Chamilly, flatté de cette correspondance si tendre, n’a pu s’empêcher de la montrer et finalement de la laisser publier. D’ailleurs, dans La Medaille curieuse où sont gravés les deux principaux écueils de tous les jeunes cœurs, nouvelle Maniere de roman de L.C.D.V., publiée en 1672, on nous montre, sur le navire qui conduit les troupes françaises de Toulon à Candie, un jésuite le R.P. Chevigny qui prend les originaux des lettres de la religieuse portugaise, que « celui à qui elle les adressait tenait pour lors entre les mains, en les montrant à un de ses amis », et le bon père jette ces précieuses épîtres dans les flots, provoquant évidemment le désespoir de Chamilly... Épisode peut-être un peu romanesque, mais acceptable malgré tout. Deux objections ont pu être avancées. Marianna parle de sa mère, et la mère de Marianne Alcoforado était morte quand l’armée française entra à Béja. Mais il suffit d’admettre que cette « mère » est la « mère supérieure » du couvent. Du balcon du monastère de Béja « l’on voit Mertola » (4 e lettre). Or, Mertola est à cinquante kilomètres de Béja. Mais le couvent était au sommet d’une colline. Peut-être n’y voyait-on pas Mertola, mais la route qui y menait, et d’ailleurs une porte des remparts de Béja s’appelait porte de Mertola. Les objections semblent donc bien faibles. On est enclin à admettre que la nonne a écrit à Chamilly, après qu’il l’eut abandonnée, que peu à peu elle se corrigea des excès de sa passion, et parvint enfin à accepter une rupture définitive. Peut-être convient-il de revoir l’ordre des lettres. La première, pleine encore d’espoir, devait bien être la première, écrite peu après le départ de Chamilly. La quatrième doit suivre, composée alors que Chamilly avait dû mouiller en Algarve et n’en avait rien dit à son amante. Puis viendrait la seconde après que l’officier eut laissé passer six mois sans écrire. La troisième où le désespoir et la tentation du suicide semblent l’emporter. Enfin, après des missives de Chamilly, pleines d’« impertinentes protestations d’amitié » et de « civilités ridicules » 46 , le redressement final de la 45 La religieuse évoque parfois Dona Brites : cette nonne a réellement existé, elle s’est occupée de l’administration du couvent et a protégé la jeune Marianna. Voir Maurice Paléologue, Profils de femmes, Paris, Calmann Lévy, 1895 ; Jean-de-la- Croix-Bouton, « Le maréchal de Chamilly et le contexte historique des Lettres portugaises », dans Annales de Bourgogne, XXXIV, 1962, pp. 89-120 ; Antonio Gonçales Rodrigues, Mariana Alcoforado, Historia critica de una fraude literaria, Coïmbre, 1943 ; Luis Cardim, Novos Docomentos sobre as « Lettres Portugaises », Grafica do Porto, 1927 ; Manuel Ribeira, « Quen era a Dona Brites das Cartas da Fraira Portuguese ? », dans Anais das bibliothecas a Archivas, II, XIII, 1938, pp. 77- 79. 46 Cinquième lettre. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 229 cinquième épître. 47 Dans la Bérénice de Racine se retrouvent parfois des mouvements analogues : le désespoir, le courage et la lucidité au dénouement.... Et pourquoi Racine n’aurait-il pas admiré et parfois décalqué les lettres portugaises ? Persuadé, et voulant persuader son public, que les lettres avaient bien été écrites par Marianna Alcoforado dans son couvent de Béja, et que sa passion, ses repentirs, ses transports, étaient la vérité même, José-Maria de Souza-Botelho eut l’idée de traduire en portugais le texte publié en 1669 et, pour ainsi dire, de faire à l’envers le chemin qu’auraient suivi Bernier et ses auteurs. Cela aboutit à l’édition de Paris, Firmin-Didot de 1824. Ainsi sont mis en évidences maints « lusismes » qui étraient enrobés, voire noyés, dans le français de l’édition de 1669. Ou si l’on ne veut pas accepter cette empreinte du portugais dans les cinq héroïdes, il faut y reconnaître une allure un peu étrange  « surannée », comme l’ont dit Souza-Botelho 48 et Barthélémy Mercier de Saint-Léger 49 . Il demeure plus simple et plus raisonnable de croire à une adaptation en français d’un texte portugais. Au demeurant, si l’on considère les normes et les usages de la littérature française du temps, il est bien difficile d’y situer les cinq lettres, telles que Barbin les a fait connaître. Pas de plan clair, et, comme dit Gabriel Guéret dans La Promenade de Saint-Cloud, « la plupart des périodes y sont sans mesure », on remarque de « continuelles répétitions ». 50 On baptisera d’ailleurs « portugaises » les lettres écrites dans le désordre de la passion, ignorant donc la clarté, le rationalisme et la rhétorique des Français... 51 . Que l’on compare les plaintes de Marianna, celles dans Andromaque d’Hermione, dans Bajazet de Roxane, on verra que c’est tout autre chose : ici une progression qui malgré tout demeure raisonnable, là des chants traversés de cris, une complaisance bien ignorée des Français, à l’immédiateté et aux fièvres passionnelles. 47 Tel est l’ordre que nous proposerions. Claude Aveline (éd. Emile-Paul frères, 1947, p. 82) propose : 1, 4, 3, 2, 5, et rappelle que dans l’édition de 1821, chez Kleffer, cet ordre avait déjà été adopté, et que Luciano Cordeira dans Soror Marianna s’y était rallié. ll est vrai qu’on peut trouver des arguments pour placer la troisième lettre après ou avant la seconde. Maurice Paléologue avait préféré : 4, 2, 1, 3, 5, ce qui n’est pas absurde, mais peut-être un peu trop subtil... 48 Paris, Firmin-Fidot, 1824, p. 38 : « style suranné et dénué d’élégance ». 49 Notice de l’édition des Lettres portugaises, Paris, Delance, 1806 : « La diction, quoique surannée du traducteur, laisse assez apercevoir le fonds de l’ouvrage » ; extrait cité dans Souza-Botelho, p. 67. 50 Cité dans Guilleragues, Lettres portugaises, Valentins et autres œuvres, p. p. Frédéric Deloffre et Jacques Rougeot, p. XII. 51 Voir Marcelle Fauchier Delavigne, Visite à la Religieuse Portugaise, suivi des lettres de la religieuse, Paris-Genève, La Palatine, 1961. Alain Niderst 230 Bien des phrases sont obscures ou vainement tarabiscotées. Que veut dire exactement Marianna, quand elle affirme à son bel officier : « Vous m’avez consommée par vos assiduités » ? 52 Comment interpréter cet aveu si compliqué : « Je connais bien que je me suis abusée, lorsque j’ai pensé que vous auriez un procédé de meilleure foi qu’on n’a accoutumé d’avoir, parce que l’excès de mon amour me mettait, ce semble, au-dessus de toutes sortes de soupçons, et qu’il méritait plus de fidélité qu’on n’en trouve d’ordinaire » ? Au temps de Racine et de La Fontaine, Marianna ressemble à Oronte ou à Trissotin, quand elle proclame : « J’envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent pour toute récompense de tant d’inquiétudes, qu’un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments : cesse, cesse, Marianne infortunée, de te consumer vainement... » 53 . Style « suranné » assurément, style plus proche de la poésie baroque des années 1620 que de l’élégante galanterie, qui s’impose après 1650.... Ou bien, et encore une fois c’est bien plus vraisemblable, le traducteur est demeuré fidèle aux lusismes flamboyants de Marianna... Admettons, puisque tout nous y conduit, que la jeune religieuse a connu et aimé à Béja Noël de Chamilly, qu’elle lui a cédé, qu’il a eu des raisons, ou un prétexte, de repartir pour la France vers l’hiver 1667-1668. Qu’après lui avoir écrit pendant son voyage, il s’est lassé de cette chaîne, et peut-être les transes passionnelles de Mariana l’ont-elles rebuté plutôt qu’attendri. Par vanité de jeune homme, pour le plaisir d’étonner, il a montré cette correspondance et a songé, ou a eu des amis qui ont songé, à la publier. Encore fallait-il trouver un traducteur. Un bel esprit qui lût le portugais et sût comment rendre en français ces élans et ces transports. Un privilège fut donné le 28 octobre 1668 pour un livre intitulé Les Valentins, Lettres portugaises, Épigrammes et madrigaux de Guilleragues. Gabriel de Lavagne de Guilleragues est, dans L’Amour échapé, Philarque, qui « a beaucoup d’érudition [...] fait très bien les vers, aussi bien que les lettres amoureuses ». 54 N’est-ce pas assez pour lui donner la traduction des Lettres portugaises ? Oui et non. Le privilège n’est pas toujours octroyé à l’auteur. Guilleragues a bien eu une part dans la publication des Lettres portugaises. Ce n’est pas forcément lui qui a mis en français les lettres de Marianna Alcoforado. Pourquoi se serait-il abaissé à ce vil travail, lui qui était premier président 52 Lettres IV. 53 Première lettre. 54 Cité dans Guilleragues, Lettres portugaises [...], p. XVIII. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 231 de la cour des Aides de Bordeaux, puis secrétaire de la chambre et du cabinet du roi ? Une autre tradition, fort ancienne, attribue les traductions à Perdou. Quant à Guilleragues, on pourrait penser qu’il a composé les réponses aux Lettres portugaises et les autres Lettres portugaises, qui complétèrent ce petit recueil en 1674. 55 C’est déjà ce que laissait entendre au siècle dernier Ferdinand Denis dans un article de la Biographie universelle, ancienne et moderne. Ce que venaient apprendre Marianna et ses traducteurs aux beaux esprits de Paris, c’est qu’il existait bien d’autres formes d’amour que celles qu’ils connaissaient et que les romans et les tragédies du temps représentaient. Il existait un amour total, qui n’était que don de soi, qui repoussait dans le néant toute tentative de captation, qui trouvait sa vérité  si douloureuse qu’elle fût  dans le sacrifice entier, sans aucune réserve, sans aucune arrière-pensée. Un amour tel que l’Église l’a imaginé et représenté. Marianna demeure dans son égarement une religieuse, et, comme Henry Bordeaux le pensait, elle n’a pas à renoncer à son amour, qui est ce qu’il y a de plus beau en elle. Il convient plutôt qu’elle le prolonge jusqu’au bout, jusqu’au moment où il la conduira à Dieu... 56 . Le roman moderne D’un roman à l’autre, Madeleine de Scudéry modifiait le genre. Partie des formes épiques, elle parvint dans le dernier tome de Clelie à une chronique à peine ornée de la vie parisienne de son temps. Les noms romains, les événements illustres, subsistent, mais au fond ils ne servent plus à grand chose. La romancière écrivit ensuite des nouvelles, et d’abord Celinte, où elle peint la réalité qui l’entoure, mais conserve malgré tout les noms de la pastorale antique. Il ne restait plus qu’un pas à faire pour arriver à ce qu’on appelle le roman moderne. Alors que Boileau dans le Dialogue des héros de roman 57 se moque de Cyrus et d’Aronce, alors que Charles Sorel dans De la connoissance des bons livres 58 critique  parfois violemment  les grandes épopées de son siècle, Mme de Villedieu créait le « goût nouveau » 59 : dans un roman 55 Lyon, Claude Muguet. 56 Henry Bordeaux, Marianna la Religieuse Portugaise, Paris, Albin-Michel, 1934. 57 Écrit en 1668, mais Boileau ne voulut pas le publier pour ne pas chagriner Mlle de Scudéry. 58 Paris, A. Pralard, 1671. 59 Comme l’affirme Bayle, voir Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, t. I, 1967, p. 181, sv. Alain Niderst 232 devaient se trouver « les actions particulières de personnes privées ou considérées dans un estat privé. » 60 Ainsi le roman trouvait sa nature propre : il n’avait pas à célébrer, comme on le fait dans une épopée, un grand événement qui a changé la face du monde ; il pouvait faire agir des personnages que l’histoire a immortalisés, mais il ne les saisissait que dans leur vie privée, et au fond dans ce qu’ils ont de commun avec tous les hommes. Perdou écrivait alors un Journal amoureux et il en remettait le manuscrit de la première partie à Claude Barbin. Mme de Villedieu, voyant ce texte, jugea que « le corps de cet ouvrage ne répondoit pas au bonheur de son titre ». Elle eut donc l’idée de le récrire : elle changea le style, convertit « quelques récits en action, et quelques actions en récit » ; elle mit en vers la fable d’Actéon, qui n’occupait que « quatre lignes de prose », et la prépara « par la conversation de la galerie ». Le volume parut le 25 septembre 1669. 61 Puis elle composa une seconde partie, tout entière de sa main. Elle ne toucha ni à la troisième ni à la quatrième que Perdou écrivit, mais obéit à Barbin, qui lui demanda d’ajouter une cinquième et une sixième parties. 62 Ainsi naquit cet ouvrage composite : deux tomes étaient l’œuvre de Perdou, trois de Mme de Villedieu, un le fruit, peut-on dire, de leur collaboration, puisque la romancière recomposa tout ce que Perdou avait fait. Comme Segrais, comme Mme de Lafayette, comme beaucoup de beaux esprits de leur siècle, Perdou et Mme de Villedieu aimaient Brantôme. Jacques Bonnet affirmera même qu’à la fin de sa vie Perdou s’occupa à écrire « la vie des Hommes illustres de la Cour de François Premier et de ses successeurs » d’après Brantôme et les « autres Memoires de ce temps-là ». 63 Il ne faut donc pas s’étonner de reconnaître dans le Journal amoureux de nombreux emprunts à Brantôme. Ce n’est pas pour autant que ce livre peut être regardé comme un ouvrage historique. « Il n’y a rien de vray dans cet Ouvrage que la protestation que je luy fais qu’il est un mensonge ». 64 On y trouve des erreurs, telle la « fable du cardinal d’Armagnac » 65 . Ce « petit Roman  comme dit Mme de Villedieu  fait sous le Regne de Henry II, comme nous en avons vu sous celuy d’Alexandre [Roman d’Alexandre] et d’Auguste [Les exilés de la cour d’Auguste] » n’a pas cherché à être fidèle à l’histoire, mais à s’embellir de la « couleur affectée » que donnent des noms 60 Abbé de Charnes, cité dans Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, t. I, p. 210. 61 Paris, Claude Barbin, 1670-1672, privilège du 22 septembre 1669. 62 T. V, « Au Lecteur ». 63 Histoire de la Musique, 1743, t. III, p. 62. 64 T. II, Advertissement au Lecteur. 65 Ibid., loc. cit. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 233 illustres ; l’histoire n’y est au fond qu’un fard, et peut-être les événements qui y sont narrés, ne doivent-ils que peu de chose à Brantôme et nous feront plutôt penser à nos contemporains. Une formule est trouvée : elle circulera jusqu’au XX e siècle à travers la littérature française : on se prétend historien, mais personne ne le croit ; sous les belles draperies et les chaudes couleurs de l’histoire, se lisent des anecdotes amusantes ou touchantes, qui parfois font réfléchir, et l’écrivain mélange sans vergogne (quoique ce soit parfois difficile et peut-être décourageant) les observations qu’il a pu faire et les majestueuses harmonies de l’histoire. C’est tout autre chose que dans La Princesse de Clèves. L’histoire y est traitée avec beaucoup plus de sérieux, voire d’érudition. Ce sont des « mémoires de cour », dira Mme de Lafayette, alors que Mme de Villedieu ne regarde le Journal amoureux que comme un « petit roman » et donc une distrayante fiction. Mme de Villedieu et Subligny ont malgré tout collaboré. A feuilleter rapidement leur ouvrage, on discerne mal ce qui revient à l’un ou à l’autre, ni ce qui caractérise les pages que chacun a écrites. Le titre et l’esthétique dominants sont expliqués dans la première partie : Quelqu’un trouvera sans doute que l’amour fait bien du chemin en peu de tems dans ce Journal : mais ce n’est pas un registre des jours de la vie que nous faisons, c’est une liste d’intrigues amoureuses ; et l’on doit présupposer que chacun de nos incidens remarquables a été devancé de toutes les préparations nécessaires à la rendre vraisemblable. 66 Autrement dit, le temps ne compte guère ou, peut-on dire, n’existe pas, et le Journal amoureux n’est ni un récit historique ni exactement un roman, puisque cette « liste d’histoires » ne connaît ni continuité ni vraisemblance. Les cinquième et sixième parties, qui traitent de François 1 er et de la duchesse d’Étampes, devraient être placées avant les quatre premières, où Henri II, la reine et Mme de Valentinois sont les protagonistes. Que nous répondraient les auteurs ? Qu’ils n’ont nullement cherché à conter une longue histoire vraisemblable, émouvante et instructive, mais à donner un ensemble de récits, ou, si l’on veut, de fables, qu’on peut isoler et qui en tout cas n’ont pas grand chose à faire ensemble. Nous ignorons donc la continuité romanesque, nous avons une suite d’histoires, dont l’unité est voilée, ou anéantie. Même dans les quatre premières parties, situées à peu près au même moment et faisant intervenir les mêmes personnages, l’intrigue demeure coupée ou presque inexistante. En revanche, les devisants ont leur 66 « Septième journée », dans Œuvres, Paris, Par la Compagnie des Libraires, 1674, t. I, p. 41. Alain Niderst 234 manière de conter et de commenter : c’est dans leur conversation, les accords ou les ruptures qui s’y décèlent, qu’une unité peut se découvrir, et s’annoncer un nouveau type de roman, le roman des conteurs qui se complètent, s’interrompent ou se réduisent au silence. Cela aboutit à de curieux effets de distanciation ironique. Ainsi à la fin de la seconde partie, « Nous allons nous reposer quelques jours pour donner le loisir aux lecteurs de la seconde partie du Journal, de nous demander la troisiéme » 67 , à la fin de la quatrième : « J’en parlerai dans la suite de ce Journal ». 68 A regarder de plus près, on finit par distinguer deux « journaux amoureux ». Dans les volumes qu’il faut attribuer à Mme de Villedieu, nous avons un récit lumineux et coloré. Les intrigues amoureuses n’ont jamais de conséquences trop graves. Nous sommes bien dans ce qu’on a baptisé « le paradis des Valois ». En revanche, dans la troisième et la quatrième parties, malgré les petites pièces en vers qu’on y rencontre, 69 il est moins de poésie, davantage d’érudition, de politique et d’histoire. Au rêve délicieux que propose la romancière s’opposent des histoires de cour, assez compliquées, souvent teintées de cruauté. L’amour n’est pas le seul sujet : l’astrologie, la magie blanche et la magie noire s’imposent 70 , et les analyses psychologiques sont parfois surprenantes et souvent fort rudes : le prince de La-Roche-Sur-Yon « estoit hardy, bien fait, et son esprit estoit mediocre » ; 71 Mme d’Annebault est « bizarre, inegale et capricieuse » ; 72 Madame de l’Archant est « une ingrate » ; 73 le duc de Guise « se laissa mal-heureusement persuader par son ambition et par son pouvoir, qu’il meritoit un rang plus élevé » ; 74 « elle vous aimera, je n’en doute point, deux jours apres sans sujet vous sentirez des effets outrageans de son infidelité et de sa haine ; et ce que vous trouverez de plus cruel, c’est que vous ne pourrez trouver pourquoy elle vous a aimé ny aussi pourquoy elle vous a hay, à moins que vous ne cherchiez le sujet de cette inegalité dans une inepuisable source de bizarrerie et de trahisons, qu’elle conserve dans son ame ». 75 Dans ces 67 Œuvres, t. X, p. 170. 68 Ibid., t. X, p. 353. La promesse ne sera d’ailleurs pas tenue : la cinquième et la sixième parties ne prolongent pas la quatrième. 69 T. IV, pp. 168-178, 178-180. 70 T. III, pp. 160, 162. 71 T. III, p. 32. 72 T. IV, p. 43. 73 T. IV, p. 83. 74 T. IV, pp. 93-04. 75 T. III, pp. 89-90. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 235 volumes la bonne humeur subsiste peut-être, mais moins euphorique, plus tendue, peut-être plus volontaire. Perdou dans la préface de sa Fausse Clelie 76 se fait le théoricien d’un nouveau genre. Il cite avec un sourire les fameux vers de Boileau : Un auteur à genoux dans une humble préface Au Lecteur qu’il convie a beau demander grâce, 77 puis il s’explique. Il a renoncé aux fastes de la grande poésie : « J’ai écrit à peu près comme on pourrait parler, sans étude et sans fard » ; il se veut « un bon Picard qui appelle un chien du nom qui lui est propre », et il reconnaît qu’il s’est parfois égaré dans la « géographie des environs de Paris » ou dans la chronologie historique. Défauts véniels. L’essentiel n’est pas là. Il réside dans la représentation du réel. Perdou renonce aux fastes et aux parures de l’histoire. Il décrit ce qu’il a sous les yeux, et pour le décrire plus exactement il abandonne les gracieux noms antiques auxquels Madeleine de Scudéry et même Mme de Villedieu demeuraient attachées. Ses héros ont des noms qui leur conviennent, c’est-à-dire des noms français. Souvent il leur laisse (ou à peu près) leurs noms réels. Ainsi Candale (Louis-Charles-Gaston de La Valette, duc de), Noailles (Anne, duc de), Soyecourt (Maximilien de Belleforière de), Maucomble (Jacques de Pardieu, marquis de), et bien d’autres : Longueville (Henri d’Orléans, duc de), Puyguilhem (Antonin Nompar de Caumont, marquis de), Fouquet de Croissy (Antoine), conseiller au parlement, Montal (François de Montsaulin, chevalier de), Coulan (Gaspard de Champagne, baron de). Parfois le nom est plus ou moins fortement modifié : en l’abbé Ruper il faut évidemment retrouver l’abbé de Pure, en Vingster Winchester, en Fraulier Charles de Froulai, en La Grancourt Grandcourt, en Lusigny Subligny lui-même... Restent quelques noms purement fictifs, qui dissimulent des personnalités réelles : ainsi l’imaginaire Juliette d’Arviane épouse William de Winchester, comme l’a fait dans la réalité Louise de Caumont de Monpouillant. Les histoires sont datées, et ce sont des événements importants qui assurent cette chronologie : la création de l’Ercole amante (février 1662), le voyage du roi à Marsal (septembre 1663), la mort de la reine-mère (janvier 1666). En 1669 sont parues Les Nouvelles galantes et comiques de Jean Donneau de Vizé. L’auteur s’est refusé à donner les « véritables noms » : il baptise ses héroïnes « Amélie, Cephalie, Alcmene, Léonide », mais, quand il s’explique 76 Privilège donné le 1 er décembre 1669. Éditions successives à Paris en 1670, à Amsterdam en 1671 et 1672, à Nimègue en 1680. 77 Satire IX. Alain Niderst 236 sur le style choisi, il n’est pas loin de Perdou : « Ces sortes d’Ouvrages n’estant que des Recits de choses plus familieres que relevées, le style en doit estre aussi aisé et aussi naturel que seroit celuy d’une Personne d’Esprit qui feroit agreablement un Conte sur le champ ». 78 Sommes-nous encore dans le roman ? Rien ou presque rien, semble-t-il, ne distingue les histoires que nous content Perdou et Donneau de Vizé des Historiettes de Tallemant des Réaux. Tout au plus pouvons-nous leur reconnaître un ton un peu plus élevé, celui d’une « personne d’Esprit ». On pourrait dire que Tallemant des Réaux écrit comme on parle dans les rues et dans les cabarets, les autres comme on parle dans les salons, où l’on se veut plus fin, et aussi plus raisonnable, puisque les histoires ont une origine, un développement, un dénoument. Nous passons donc, quoi qu’en dise Perdou, à la littérature. Même s’il veut garder à ses héros leur nom et leur situation réels, même s’il prétend ne rien, ou presque rien, inventer, l’écrivain ne se laisse pas oublier et nous convie, pour ainsi dire, à penser aux expressions qu’il a choisies, à ce qu’il a voulu souligner ou restreindre ou effacer. Dirons-nous que Tallemant est un journaliste, Perdou un romancier ? Ce n’est pas tellement le rapport au réel qui permet de les distinguer, plutôt leur façon d’écrire, ou plus encore le choix d’un public plus ou moins vaste, plus ou moins homogène. L’esthétique est, ce qui est fort bien, expliquée à l’intérieur même du roman. Juliette d’Arviane a beaucoup lu. Don Quichotte avait lu des romans de chevalerie, le Lysis du Berger extravagant des bergeries, et Mme Bovary lira beaucoup de pages de Chateaubriand, de Musset, de Lamartine. C’est ainsi qu’ils sont devenus un peu fous, confondant les moulins à vent et les géants de Castille, croyant trouver dans les clercs de notaire d’Yonville de nouveaux Perdican ou de nouveaux Olympio. Juliette a adoré Clelie, on imaginera qu’elle en connaît tous les épisodes et en peut réciter des pages entières, elle est comme possédée par l’héroïne de Madeleine de Scudéry et s’est persuadée que tout ce qui lui arrive ou lui arrivera est dans le roman. Une forme de « mélancolie » ou, si l’on veut, de « folie ». Juliette avance dans un univers fabuleux. Un univers proprement littéraire, que les mots ont édifié, qui ne tient que sur des mots. En comparaison, le réel est encore plus réel. Il ressort d’autant mieux, confronté aux illusions que l’écrivain dévoile et anéantit. C’est évidemment ce que fera Flaubert dans chaque page de Madame Bovary, et c’est déjà ce que faisait plus rarement, plus hâtivement, Scarron dans son Roman comique, et même dans son Virgile travesti. Une suite d’histoires plus ou moins piquantes, plus ou moins instructives. Le 78 Les Nouvelles galantes et comiques, Paris, Jean Ribou, 1669, t. I, « A mes Maistresses ». Adrien-Thomas Perdou de Subligny 237 roman a souvent été intitulé Histoires françaises, galantes et comiques, et cela lui convient mieux que La Fausse Clelie, puisque Perdou ne s’attarde pas trop sur les chimères et les aventures de son héroïne, et préfère évoquer d’autres existences. Ses histoires amusent, elles donnent à penser. Sont-elles toutes vraies ? Nous n’en savons rien. Le danger de ce genre de littérature, c’est l’excès de liberté. En gardant les noms réels, en certifiant la véracité des épisodes, on peut se permettre à peu près tout. Pourrons-nous encore considérer comme des œuvres d’art ces romans interminables, où de nouveaux épisodes peuvent toujours s’ajouter, où l’harmonie générale ni la vraisemblance n’ont guère de poids ? Les Historiettes de Tallemant des Réaux ne se prétendent pas une œuvre d’art. La Fausse Clelie l’est si l’ensemble n’est pas trop discontinu ni trop arbitaire. C’est bien le problème fondamental, et il est encore plus difficile à résoudre qu’il ne semble. Car nous convenons qu’il faut une unité pour qu’émerge l’œuvre d’art, qui repousse ou atténue ou justifie le disparate. Mais dans un roman cette unité ne peut être trop facile ni trop évidente. Elle peut se deviner, s’entr’apercevoir, n’apparaître qu’à la réflexion, ou même passer comme un mirage qui glisse et persuade mal. En fait, l’unité réside d’abord dans les personnages. Les récitants deviennent parfois des héros qui ont leurs desseins et leurs aventures. Les héros se transforment parfois en récitants qui narrent et interprètent. Cela nous arrache aux contes. Ceux de Perrault et ceux des Mille et une nuits. Déjà dans Artamene et dans Clelie, bientôt dans La Princesse de Clèves, puis dans les romans de Marivaux et ceux de Balzac, la différence s’abolit entre les acteurs et les récitants. Lysimene, Mme de Chartres, Marianne, Marsay, agissent et content autant qu’ils agissent. Certes, ce n’est pas sans péril. Les récitants perdent l’omniscience et la sagesse des romanciers, ils peuvent se tromper et nous tromper, même sans le vouloir. D’un univers de révélation et d’explication nous passons à des ombres, de furtives lumières, des malentendus, des erreurs. A la limite, il n’est plus de Dieu ni de raison. Rien que des individus incomplets et instables, et des approximations. Avec l’avénement du roman, l’humanité abdique « le long espoir et les vastes pensées », en tout cas l’espérance d’une connaissance claire : elle se limite aux à-peu-près, elle proclame hautement qu’elle ne pourra dépasser l’à-peu-près. Un roman ne dit jamais que ce qui a pu, ou peut, être. Il nous prépare à la vie réelle, où nous n’avons jamais ou presque jamais rien d’assuré, personne d’absolument crédible, rien de définitif. Alain Niderst 238 Encore Racine Le 13 décembre 1669 fut créé le Britannicus de Racine. Sept heures sonnaient « par tout Paris », nous dit Edme Boursault, quand il sortit de l’Hôtel de Bourgogne, où Pierre Corneille « tout seul dans une loge » avait assisté à la représentation. Boursault était un fervent admirateur de l’auteur du Cid. Aussi nous peint-il Racine comme une sorte de forcené, « qui ne menaçoit pas moins que de mort violente tous ceux qui me meslent d’écrire pour le théatre ». Effrayés par ces menaces, les auteurs qui se groupent « d’ordinaire sur un banc de l’Hostel de Bourgogne [...] s’estoient dispersez de peur de se faire reconnoître ». Mais « le cinquiéme [acte] qu’on estime le plus méchant de tous », leur rendit « tout-à-fait la vie ». La pièce fut en effet accablée de critiques : on jugea « Agrippine fiere sans sujet », Burrhus « vertueux sans dessein », Britannicus « amoureux sans jugement », Narcisse « lasche sans pretexte », Junie « constante sans fermeté », Néron « cruel sans malice ». Comprendre que tous les caractères ont quelque chose d’inachevé et d’insuffisant... Au dénouement la retraite de Junie chez les Vestales étonna et amusa : l’ouvrage ressemblait un peu trop à une « Tragedie Chrestienne ». Quant à juger l’ensemble, le premier acte « promet quelque chose de beau, et le second mesme ne le dément pas » ; le troisième est ennuyeux, le quatrième empli de citations de Florus et de Coëffeteau, au cinquième l’empoisonnement du prince et la retraite de Junie font rire ou font pitié. 79 Dans une lettre à Gaston Mornay de Monchevreuil, datée du 30 décembre, le marquis d’Hernouville souligne comme le public est venu en foule, motivé peut-être par la « malveillance » plus encore que par la « curiosité ». La représentation commença : on bâillait « au parterre », on dormait « dans les loges ». Boileau soutint que cette tragédie était « le plus bel ouvrage de Racine » ; Ninon de Lenclos et le grand Condé étaient de son avis, mais la foule en jugeait tout autrement : « Cela est mauvais, décidément mauvais », et Hernouville est aussi sévère envers le dénouement que Boursault : il affirme n’avoir jamais rien vu « de plus ridicule ». Subligny, nous dit-il, est venu au spectacle. Quand on en arrive à la scène où Néron, caché derrière un rideau, écoute l’entretien de Junie et de Britannicus, cela lui arrache « un grand éclat de rire qui s’est propagé dans toute la salle ». On peut penser que l’auteur de La Folle Querelle va composer une autre 79 Edme Boursault, Artemise et Poliante, Paris, Jean Guignard, 1670, pp. 2-12. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 239 pièce pour ridiculiser Britannicus, et qu’il saura encore une fois nous arracher des éclats de rire. 80 Subligny et son vieux complice Jean-Rémy Hénault avaient en effet toutes les raisons de collaborer encore une fois pour se moquer de Racine, et le public dans son ensemble paraissait prêt à les soutenir. Il ne nous reste aucune œuvre, signée ou non de Subligny, où Britannicus soit daubé. Mais on sait qu’il écrivit une comédie intitulée Le Désespoir extravagant, qui fut créée par la troupe de Molière le 1 er août 1670. Cette pièce eut un succès fort honorable : on la joua seize fois en 1670, puis huit fois en 1677-1679 ; mais elle ne fut pas imprimée et elle a disparu. Va-t-on penser que Subligny et Hénault ont composé ce Désespoir extravagant ? Ce serait, selon le chevalier de Mouhy une « comedie en un Acte, en prose », 81 et cela conviendrait assez bien pour une œuvre satirique, vouée à une brève carrière. On pourrait imaginer que ce « désespoir extravagant » est au dénouement de Britannicus celui de Junie, dont la retraite chez les Vestales semble avoir fort amusé les spectateurs, ou même celui de Néron : [...] Chacun fuit son silence farouche : Le seul nom de Junie échappe de sa bouche. Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés N’osent lever au ciel leurs regards égarés ; Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude, Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours, Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours. 82 Il est évidemment impossible de conclure... Le « désespoir extravagant » peut référer à la pièce de Racine ou référer à tout autre chose. Le 21 novembre 1670 fut créée la Bérénice de Racine, et le 28 le Tite et Bérénice de Corneille. Trois siècles plus tard les historiens ne sont pas encore parvenus à déterminer l’origine de cette rencontre, qui ne fut certainement pas fortuite. En tout cas, l’abbé Nicolas-Pierre-Henri de Montfaucon de Villars publia en janvier 1671 une Critique de Bérénice, (où d’ailleurs Corneille n’était guère mieux traité que Racine) et en mars parut une anonyme Réponse à la Critique de Bérénice signée d’un mystérieux « M. de S. ». On a voulu reconnaître Subligny en ce personnage, et on en est venu 80 Lettre citée dans Victor-Étienne de Jouy, Œuvres complètes, Essai sur les mœurs, Paris, Jules Didot, 1823, t. II, p. 10. 81 Abregé de l’Histoire du theatre François, Depuis son Origine jusqu’au premier Juillet de l’année 1780, Paris, L’Auteur, L. Jorry, J.G. Mérigat jeune, 1780, t. I, p. 133. 82 Britannicus, v. 1755-1762. Alain Niderst 240 ainsi à édifier d’étranges histoires : qu’après s’être moqué de Racine et de son Andromaque, il avait changé d’avis et avait voulu le défendre contre Villars. Il est beaucoup plus raisonnable de reconnaître en « Mr de S. » Pierre de Saint-Glas, prieur de Saint-Ussans, qui d’ailleurs revendique hautement cette Réponse. 83 Rien n’indique donc que Perdou ni Hénault, se soient mêlés de cette querelle de Bérénice. Encore le roman moderne et encore Racine En juillet 1647, dans un hameau près de Montpellier, une enfant qui vient de naître est remise à une paysanne, qui va assurer son éducation. Le duc de Candale, qui paraissait déjà dans La Fausse Clelie, va protéger l’enfant, et peut-être est-il son vrai père. Elle est placée chez M. de Molière, un financier de Pézenas, mais un jour il tente de la violer, et elle le tue d’un coup de pistolet. Elle est aimée de plusieurs gentilshommes, dont le marquis de Bigarre et surtout le comte d’Englesac. La marquise de Séville, qui fut la maîtresse de Candale, s’intéresse à l’enfant et l’emmène à Bruxelles, où elle réside. Henriette-Silvie épousera un riche vieillard de la haute noblesse espagnole, le marquis de Méneze. Mais elle revoit Englesac, et pour échapper à la jalousie de son mari, qui la persécute, elle se sauve en France. Elle réside à Paris, et est heureusement débarrassée de son vieux mari. Va-t-elle épouser Englesac, qui l’aime et qu’elle aime ? Mais la mère du jeune homme est absolument hostile à cette union. Compromise dans des pratiques de sorcellerie, Henriette-Silvie voit Englesac s’engager dans les forces hollandaises qui combattent l’Angleterre. Elle le retrouve et conclut avec lui un mariage clandestin. Au début de ces épousailles, Englesac se montre impuissant avec sa femme. Un Juif le guérit de cette infirmité. Elle est enceinte, mais l’enfant meurt, et elle apprend que son mari lui est infidèle. Calomniée, elle voit Englesac ester pour rompre leur union. Englesac meurt. Puis Henriette-Silvie écoute les aventures du comte de Castelnau. Elle erre à travers la France  Bourbon, Lyon  elle revient à Bruxelles, puis décide de se rendre à Cologne. La guerre menace et la Belgique est pleine de soldats français. Désabusée de toutes ces aventures et de tant d’illusions, la jeune femme semble décidée à embrasser la vie religieuse dans un couvent de Cologne. 83 Voir Saint-Ussans, Billets en vers, Paris, Jean Guignard et Hilaire Foucault, 1688, p. 3 : « A Monsieur de Manicamp en lui ernvoyant la réponse à la critique de la Bérénice de Monsieur Racine » : « Mon Ouvrage en lettres imprimé » ; p. 6 : 3 A Monsieur Corneille l’Aisné sur le rôle de Tite dans sa Berenice ». Adrien-Thomas Perdou de Subligny 241 Tels sont les Avantures ou Mémoires de la vie de Henriette Silvie de Molière publiés sous l’anonymat en 1672-1674, et attribués à Perdou 84 , à D’Alègre 85 et plus fréquemment à Mme de Villedieu. Marie-Catherine Desjardins a vécu en Belgique comme l’héroïne du roman. Son mariage avec Villedieu ressemble un peu à celui d’Henriette-Silvie avec Englmesac. En est-ce assez pour regarder ces Mémoires comme une autobiographie ? En fait, on retrouve tous les principes de Perdou : les noms français, la chronologie qui est donnée par de grands événements politiques (l’entrée de la reine à Paris, l’expédition de Candie, l’invasion, de la Hollande), les anecdotes et les aventures qui s’accumulent sans grand souci de la vraisemblance, mais, comme dans les plus grands romans, ce sacrifice de la vraisemblance se laisse aisément accepter. Faut-il supposer que Perdou et Marie-Catherine de Villedieu aient collaboré ? Ou qu’elle lui a remis des mémoires (et peut-être des ébauches) sur lesquels il a travaillé ? Ou a-t-il été le théoricien qui l’a formée, dont elle a suivi l’esthétique et l’exemple ? Cette œuvre est l’un des premiers exemples des romans-mémoires si fréquents du XVIII e au XX e siècles. Cette formule permet le règne de la subjectivité : nous devons accepter ce que nous dit le héros, il n’est pas de vérité que tous admettraient, il n’est que des croyances plus ou moins assurées auxquelles s’abandonne Henriette-Silvie... Comme Gil Blas, comme la Marianne de Marivaux, comme Fabrice del Dongo, Henriette-Silvie va à la découverte du monde, et comme Fabrice, elle choisit finalement la vie religieuse  peut-être pas sous l’effet d’une grâce transcendante, mais avec la persuasion que les agitations et les délices du monde sont finalement fort vaines. Le plus étrange demeure le nom de l’héroïne : Molière. Nous dira-t-on qu’il est bien des Molières en Gascogne et en Guyenne, et qu’il ne faut pas forcément songer à l’auteur du Misanthrope ? Certes, mais Perdou avait collaboré avec Poquelin, il semble avoir été lié avec lui, et Mme de Villedieu a dû l’être également. Sans compter que Pézenas (où se déroule le début de ces Mémoires) est une ville singulièrement moliéresque, une ville où le souvenir et, peut-on dire, la présence de l’écrivain sont les plus forts. Imaginera-t-on que Molière s’est amusé de voir Mme de Villedieu et Perdou (en admettant qu’ils aient collaboré) composer ces mémoires et qu’il leur ait permis pour rendre 84 Chevalier de Mouhy, Abrégé de l’histoire du theatre, t. I, p. 331 : « Subligny, comedien de Province [...] Ce qui ne paroît pas douteux, c’est que ce Comedien est l’Auteur du Roman de la Vie d’Henriette Silvie de Moliere, que presque tout le monde attribue à Madame de Ville-Dieu, quoiqu’elle n’ay ait eu aucune part ». 85 Personnage qui demeure mal connu. On lui a attribué diverses œuvres. On ne connaît précisément ni sa famille ni sa biographie. Alain Niderst 242 l’œuvre plus piquante de donner à l’héroïne le nom qu’il s’était attribué en montant sur les planches ? Bien plus qu’avec La Princesse de Clèves nous avons avec La fausse Clelie et les Mémoires d’Henriette Silvie de Molière le début du roman français, et, peut-on dire plus exactement, du romanesque français ? Le monde est peint tel qu’il est, et tel que le voient les héros, on ne sait où on va, il n’est jamais de dénouement sauf évidemment la mort du héros, ou à la rigueur sa retraite (si elle est définitive...). Les grands personnages  la reine-mère, le comte de Tavanes, Villeserin, le duc d’Arschot, le prince d’Arenberg, le prince de Salmes, le prince de Ligne, le marquis de Castel Rodrigue, qui gouverne les Flandres pour le roi d’Espagne  sont traités sans plus d’égards que les comédiens et les aventuriers. Tout semble fait pour nous surprendre. Les desseins que nous nous proposons, peuvent toujours réussir ou échouer. C’est imprévisible, et c’est le fond même de ce qu’on appelle la vie. A travers les aventures le surnaturel transparaît. Ce sont les lutins de La Fausse Clelie, les magiciens des Mémoires d’Henriette Silvie, et Fabrice n’apprend-il pas de l’abbé Blanès l’avenir qui lui est réservé ? On peut assurément considérer La Chartreuse de Parme comme le plus beau des romans, ou plutôt le roman essentiel : tous les autres  et singulièrement ceux de Perdou et de Mme de Villedieu  peuvent en être regardés comme des échos ou des approximations. Le 17 février 1673, Molière, qui se sentait mal, envisagea de renoncer à représenter Le Malade imaginaire, puis il s’y résolut, ne voulant pas décevoir les spectateurs qui affluaient. Après le spectacle, on le ramena chez lui, où sa femme, la belle Armande, et son favori, le petit Michel Baron, l’entourèrent. Il rendit l’âme dans la nuit. Les jours suivants, la Cour et la Ville, le roi et les Jésuites, tous voulurent marquer leur émotion et, oubliant les désunions ou les malentendus passés, rendre hommage au grand homme. On peut s’étonner qu’aucun mot de Perdou, aucune pièce en prose ou plutôt en vers de sa main, ne soit restée, et évidemment on peut tout imaginer : que les deux hommes étaient moins liés qu’autrefois, ou, ce qui est plus simple, que ses vers ou sa prose se sont perdus. Deux ans plus tard, Lescot, un président du parlement de Grenoble, s’éprit d’Armande Béjart, qu’il vit incarner dans de fastueux atours la Circé de Thomas Corneille. Il eut recours à une entremetteuse, la Ledoux, et celleci demanda à Mademoiselle La Tourelle, qui ressemblait étrangement à Armande, de tenir ce rôle et de tâcher ainsi d’obtenir du président quelques présents de valeur. Il lui donna en effet un collier. Finalement toute cette imposture se découvrit : le 17 septembre 1675, le Châtelet condamna la Ledoux à être publiquement fouettée devant la maison d’Armande, et le Adrien-Thomas Perdou de Subligny 243 président Lescot à s’excuser devant témoins. La Tourelle, qui devait également subit une fustigation en règle, disparut et échappa au châtiment. Cette histoire fit du bruit à Paris. Thomas Corneille s’en souvint dans L’Inconnu, une comédie qui fut créée dès l’automne 1675 et avait donc été écrite fort rapidement...On a gardé mémoire d’une autre pièce intitulée La Fausse Clélie, où toute cette histoire était représentée. On ne sait qui a écrit cette Fausse Clélie, et on peut évidemment supposer que Perdou s’amusa à reprendre le titre qu’il avait donné à son roman pour l’appliquer à une comédie, où d’autres personnages et d’autres impostures étaient représentés. Dès 1677, quelques semaines après la création de la Phèdre de Racine et du Phèdre et Hippolyte de Pradon, Perdou, se souvenant de sa critique d’Andromaque, fit paraître une Dissertation sur les tragédies de Phèdre et d’Hippolyte, qu’il avait vraisemblablement composée avec Jean-Rémy Henault. Il y retrouvait la manière qu’il avait adoptée dans La folle querelle : une suite de remarques pointues, beaucoup d’analyses et aucun ou à peu près aucun jugement d’ensemble. La pièce de Pradon lui paraissait exécrable. Les vers y étaient « méchants ». A peine pouvait-on en trouver quarante « supportables en tout ce poème ». 86 Les actes IV et V étaient « aussi confus que ne les ayant pu entendre qu’avec dégoût, je n’ai pu les retenir avec exactitude », 87 et c’est beaucoup que ce mauvais poète ait pu « parmi le peuple soutenir quelque temps le parallele avec Monsieur Racine ». 88 La Phèdre de Racine méritait un examen plus attentif. Le sujet était « extremement rude », et l’amour incestueux de Phèdre ne devait peut-être pas être montré sur le théâtre. Thésée était « trop crédule et trop imprudent », bien loin de « la grande image que l’antiquité nous a laissée » ; 89 Phèdre montrait « trop d’amour, trop de fureur et trop d’effronterie » ; 90 Aricie avec Hippolyte était trop téméraire : le récit de Théramène était empli de « descriptions inutiles » et d’une oiseuse rhétorique. Mais enfin toutes ces petites remarques n’empêchaient l’admiration de se déclarer. En somme on peut accepter le jugement de Granet : « Les traits vifs et agréables que [Perdou] a semés dans sa critique, quelquefois trop maligne, et la justesse de la plûpart de ses réflexions, ne peuvent manquer de plaire à la plûpart des Lecteurs ». Tout au plus lui reprochera-t-on de s’appesantir « quelquefois sur des choses qui ne devoient être touchées qu’en passant ». 86 Granet, Recueil de Dissertations, t. II, p. 412. 87 Ibid., t. II, p. 411. 88 Ibid., t. II, p. 413. 89 Ibid., t. II, p. 363. 90 Ibid., t. II, p. 365. Alain Niderst 244 Il est un roman qu’on croirait écrit par l’auteur de La Fausse Clelie. L’écrivain, comme Perdou, prétend n’avoir rien inventé, mais rapporter simplement des « histoires différentes qu’il a entendu raconter [...] et a mises en écrit à [ses] heures perdues ». 91 Comme Perdou, il est fier d’avoir donné à ses personnages des noms « français », parce qu’ « en effet ce sont des Français qu’[il produit] et non pas des étrangers ». Comme Perdou, il confesse avoir fait parfois « exprès » des « fautes d’anachronismes ». Il n’a voulu représenter que « la simple vérité ». Son style est proprement « naturel et familier » ; aboutissant parfois à « quelques phrases qui paroîtront embarrassées ». 92 Un imitateur, un disciple de Perdou. Son livre n’est paru qu’en 1713, une trentaine d’années après la mort de Perdou. En est-ce assez pour éliminer toute relation entre les deux hommes ? Mais parmi les histoires qu’il narre, il en est qu’il entendit conter il y a longtemps : « Les gens dont je parle, précise l’écrivain, vivoient dans un temps [apparemment lointain] où on observait un niveau plus juste que de nos jours », 93 et, qui plus est, le manuscrit de son roman est fort ancien, plus vieux même, semble-t-il, que l’auteur, ce qui est troublant 94 . Nous parlons des Illustres Françaises, ce roman qui a suscité tant d’admiration et tant de commentaires. Dans sa correspondance de 1713- 1714 avec le Journal littéraire de La Haye, Challe le revendiqua, et en 1748 cette attribution fut reprise hautement par Prosper Marchand. 95 Mais bien des éléments à parcourir ce livre nous ramènent à Perdou : comme dans La Fausse Clelie ou dans les Mémoires d’Henriette Silvie de Molière, la chronologie est donnée par d’illustres événements historiques ; dans sa correspondance avec les rédacteurs du Journal littéraire l’auteur cite les deux vers de Boileau, que Perdou citait dans la préface de La Fausse Clelie ; 96 la même structure, que les critiques ont tellement admirée dans Les Illustres Françaises se 91 Robert Challe, Les Illustres Françaises, p. p. Frédéric Deloffre et Jacques Cormier, Paris, Les Belles-Lettres, 1967, t. I, p. 13. 92 Ibid., loc. cit. 93 Ibid., loc. cit. 94 Robert Challe, Mémoires, Correspondance complète, Rapports sur l’Acadie et autres pièces, p. p. Frédéric Deloffre et Jacques Popin, Genève, Droz, 1996, p. 455 : « Nous apprenons que le manuscrit de ces histoires est si vieux qu’il y a lieu de présumer que l’auteur n’est plus en état d’en faire » ; ibid., p. 465 : vous êtes « plus jeune que votre manuscrit ». Réponse de Challe, ibid., p. 464 : « Le fripon qui l’a donné au Libraire l’a fait passer par tant de mains, que dans sa course il a contracté un air de vieillesse ». 95 Éd. La Haye, Abraham de Hondt, 1748, préface de Prosper Marchand. 96 Robert Challe, Mémoires, correspondance compàlète / .../ , p. 469 (1713). Adrien-Thomas Perdou de Subligny 245 retrouve dans La Fausse Clelie : ce sont, comme on l’a dit, deux « romans concertants », deux romans où les héros sont aussi les narrateurs ; le ton est un peu le même : plein d’aménité, d’optimisme même : les femmes sont belles, au moins charmantes et aimables ; la générosité règne dans la société ; nous n’allons pas jusqu’aux splendeurs héritées de l’épopée des romans de Madeleine de Scudéry, mais nous sommes bien au-dessus des caricatures grinçantes de Sorel ou de Scarron : c’est l’un des charmes les plus prenants de toutes ces œuvres, que cette lumière qui y règne et qui est à même d’excuser ou de colorer toutes les bassesses : le monde est finalement ourdi par la Providence ; l’indulgence du narrateur paraît se confondre avec la générosité divine. Il n’est jusqu’au surnaturel, présent, nous l’avons vu, dans La Fausse Clelie et dans les Mémoires d’Henriette Silvie de Molière, qui ne se retrouve ici. Ce sont ces idées « superstitieuses », qui ont choqué les rédacteurs du Journal Littéraire 97 , les secrets de Galouin pour se faire aimer des femmes, les exactes prédictions dont il est capable. Il n’est pas très difficile de trouver des clefs, et elles nous ramènent aux années 1650-1670 : Contamine ressemble étrangement à Charles Duret de Chevry, qui épousa en 1667 Denyse-Catherine de Ville 98 ; la princesse de Cologny figure peut-être Isabelle de Montmorency, duchesse de Châtillon ; Jussy, qui s’unit à Babet Fenouil, rappelle Claude Choppin de Beaulieu, l’époux de Marie Deschiens, la nièce de Pierre Deschiens, le grand financier ; Berny a deux sœurs chez les nonnes, et Pierre Cousin a mis ses deux filles à l’Abbaye-aux-Dames ; Lutry évoque La Trémoïlle ; la maison du Chancelier de Monsieur est la maison de Jean de Choisy, chancelier de Gaston d’Orléans... 99 Challe était né en 1659. N’est-il pas un peu étrange qu’il raconte tant de choses qui se sont passées, alors qu’il avait dix ou quinze ans. Est-ce une démarche naturelle chez un romancier ? Il est vrai qu’on a parfois remarqué des analogies entre Dupuis et Challe et qu’on a pu croire que le romancier s’était peint dans cet « homme d’Epée qui avoit beaucoup couru le monde », qui « avoit fait des voyages fort eloignez dont il n’étoit pas revenu plus riche », qui « étoit homme d’esprit, franc, sincere [...] tousjours malheureux du côté de la fortune ». 100 Mais Dupuis dans l’Histoire de Monsieur de Ronais et de Mademoiselle Dupuis a une jeune femme et une fille, ce qui l’éloigne de 97 Mai-juin 1713. 98 M.-L. Girou-Swiderski, « La véritable Angélique, un double de Robert Challe ? », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1983, 4, pp. 531-569. 99 Journal Littéraire de La Haye, 22 janvier 1714 : « Mme de Contamine est encore en vie ». Voir notre Essai d’histoire littéraire : Guilleragues, Subligny et Challe, Des « Lettres Portugaises » aux « Illustres Françaises », Saint-Genouph, Nizet, 1999. 100 Les Illustres Françaises, 1967, t. I, p. 13. Alain Niderst 246 Challe. Il a été blessé au siège de Charenton en février 1649, dix ans avant la naissance de Challe... Dupuis reparaît évidemment dans l’Histoire de Monsieur Dupuis et de Madame de Londé. Dans sa jeunesse il ressemble quelque peu à Challe, se livrant à une débauche éperdue, apprenant l’art des fortifications, allant servir chez les mousquetaires. Mais son frère a dix ans de plus que lui, ce qui le ferait naître en 1649, avant donc le mariage des parents, Jean Challe et Simone Raymond. Dupuis envisage d’aller combattre dans l’armée de Turenne, mais on sait que Turenne était mort en 1675 ; le père de Dupuis disparaît, puis le paix est conclue : en fait Jean Challe mourut en 1681, et la paix de Nimègue date de 1678. Alors que Dupuis est déjà entré chez les mousquetaires, son frère s’établit et se marie en province : c’est en 1677 que Challe fit campagne, et c’est en juillet 1679 que son aîné, Jean-Pierre, acheta la charge de receveur des tailles de Guéret. En somme, il semble bien qu’on puisse retrouver dans l’histoire de Dupuis des éléments autobiographiques, mais la chronologie est approximative, il règne une certaine approximation due à l’imagination de l’auteur ou au flottement de ses souvenirs. Les critiques ont hésité à attribuer à Challe la septième histoire  celle de Dupuis et de Madame de Londé, 101 la huitième  celle de M. de Vallebois et de Mademoiselle de Pontais  102 la neuvième  celle du comte de Livry et de Mademoiselle de Mancigni  103 la dixième  celle de M. de Salvagne et de Mme de Villiers . 104 Dans La Fausse Clelie et dans Les Illustres Françaises se retrouvent plusieurs détails ou situations analogues. Ainsi le suicide raté de Greaumont et de Dupuis, les clefs qui permettent à Lusigny et à Mlle de Revenois, à Després et à Mlle de Lépine, de se retrouver. Le canevas de l’Histoire de Despois et de Mlle de Lépine dans Les illustres Françaises est le même que celui de l’Histoire de M. de Kimperbal et de Mlle de Kermas dans La Fausse Clelie. Les analogies sont parfois littérales 105 . Certes, on peut estimer avec Henri 101 Éd. Amsterdam, Marc Michel Rey, 1748, t. I, p. XV (Mémoires touchant l’auteur). 102 Jacques Cormier, « L’histoire de M. le comte de Vallebois et de Mme Charlotte de Pontais est-elle de Challe ? », dans Autour de Robert Challe, Actes du Colloque de Chartres (20-22 juin 1991), p. p. Frédéric Deloffre, Paris, Honoré Champion, 1993, pp. 201-216. Jacques Cormier affirme même qu’Abraham de Hondt [l’éditeur] aura fait appel à quelque polygraphe attaché à son officine pour lui fournir un à la manière de. 103 Bulletin de la Société des Amis de Robert Challe, XII, 1999. 104 Ibid., VI, 1998. 105 Sur toutes ces analogies voir Jacques Popin, « La Fausse Clelie, La Fameuse Comédienne et Les Illustres Françaises : imitation, réminiscence et emprunt », dans Robert Challe : sources et héritages, p.p. Jacques Cormier, Jan Herman et Paul Pelckmans, Louvain-Paris-Dudeley, M.A. Peeters, 2003, p. 59-70 ; Alain Garsault, Adrien-Thomas Perdou de Subligny 247 Coulet 106 que de La Fausse Clelie aux Illustres Françaises un progrès apparaît et que dans le premier de ces romans les épisodes sont parfois traités « de façon incomplète et maladroite » sans qu’en soit bien dégagée « la puissance expressive ». Mais cela laisse le champ libre à maintes hypothèses. La Fausse Clelie, rééditée en 1710 sous le titre d’Histoires françaises, galantes et comiques, fut attribuée à Robert Challe. N’est-il pas plus naturel d’attribuer à Perdou l’ensemble ou une part des Illustres Françaises ? Tout cela reste passablement équivoque et confus. Challe est certainement l’auteur d’une partie importante des Illustres Françaises. Perdou y a sans doute mis la main. Peut-être d’autres écrivains ont-ils collaboré. Peut-être le libraire Abraham de Hondt a-t-il eu le premier dessein et a-t-il veillé à l’organisation générale. Nous supposerions volontiers que Challe est entré en possession du vieux manuscrit du roman rédigé par Perdou et se l’est sans vergogne attribué. Que d’ailleurs il a revu et souvent complété ce texte. N’est-ce pas ce qu’il suggère, lorsqu’il affirme avoir rassemblé dans ce roman « des histoires différentes [qu’ « il a] entendu raconter en différents temps », 107 et même que « ce n’est pas tout à fait la même personne qui a composé toutes ces histoires » ? Cela ne pourrait-il pas signifier qu’aux vieilles histoires contées par Perdou il a ajouté des événements plus récents ? 108 En tenant compte des remarques et des doutes déjà formulés par les critiques, en relisant épisode par épisode, page par page, l’ensemble des Illustres Françaises, on pourrait arriver à se faire une idée assez précise de la genèse et de la composition du roman. La vieillesse et les œuvres posthumes Subligny, car décidément il s’appelait ainsi et n’était plus Perdu ni Perdou, eut une fille, Marie-Thérèse, qui fut baptisée le 18 juillet 1666. Elle fut danseuse, et l’on put dire qu’ « il écrivait comme sa fille danse » 109 . C’est-àdire qu’ils avaient l’un et l’autre la même facilité, la même grâce, dans la discipline qu’ils avaient choisie. Elle débuta en 1688, succédant à Mlle Lafontaine. Elle dansa parfois avec l’illustre Claude Ballon les opéras de Luly, de Campra, de Destouches, elle se produisit à Londres en 1699. On la « Une source des Illustres Françaises de Robert Chasles : La Fausse Clelie de Subligny », dans XVII e siècle, 79, 1968, pp. 57-66. 106 Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Albin Michel, Collection U, 1967. 107 Mémoires, p. 464. 108 Ibid., p. 459. Lettre du 30 décembre 1713. 109 Jacques Bonnet, Histoire de la Musique, La Haye et Francfort, 1743, t. III, p. 62. Alain Niderst 248 considéra comme la meilleure danseuse française de son temps. Elle prit sa retraite en 1707 et mourut en 1736. Contrairement à ce qu’on répète d’ordinaire, l’écrivain ne disparut pas en 1696 : sa femme,Claude Bourgoin était veuve en août 1680 110 . Jacques Bonnet n’a donc pas tort d’écrire que Perdou mourut « assez jeune, par malheur ». 111 S’il était, comme il semble, de la génération de Racine, 112 il devait avoir une quarantaine d’années, quand il rendit l’âme. Il travaillait alors, nous le savons, sur l’histoire du XVI e siècle d’après les écrits de Brantôme et d’autres mémoires du temps. 113 Quelques années plus tard, Michel Baron, qui était passé dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, y fit créer deux pièces, dont il se prétendait l’auteur : L’Homme à bonne fortune et La Coquette et la Fausse prude. Deux pièces qui furent bien reçues du public et suscitèrent d’élogieux commentaires. La première fut créée le 30 janvier, la seconde le 28 décembre 1686, et ces deux comédies qui furent peut-être écrites en même temps, se ressemblent fort et ont au fond le même sujet : la réussite dans la société moderne de ce qu’on peut baptiser la prostitution, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Mancade, « l’homme à bonne fortune », déploie tout son charme pour séduire et duper Léonor, Araminte et Cidalise : Lucinde se compromet en l’entretenant ; elle finit par ouvrir les yeux et lui préfèrer Eraste. Dans La Coquette et la Fausse prude, Cidalise trompe Durcet, le conseiller, et Busset, le financier ; elle paraît quelque temps s’intéresser à un jeune comte ; elle se moque de la fausse pruderie de sa tante, Céphise ; au dénouement elle épousera Eraste, tandis que sa cousine, Lucile, s’engagera avec le comte. Les intrigues se ressemblent ; elles rappellent l’une comme l’autre les jeux de Célimène dans Le Misanthrope : comme dans Le Misanthrope, des billets, qui devraient être confidentiels, circulent de main en main. A vrai dire, ce sont à peine des comédies, il n’est pas de nœud ni de progression, simplement une suite de petits tableaux de mœurs, souvent amusants, parfois banals. L’auteur a-t-il voulu varier son sujet en peignant d’abord la séduction d’un jeune homme, puis celle d’une jeune femme ? Est-ce le succès de L’Homme à bonne fortune qui l’incita à composer La Coquette et la Fausse prude ? Le public n’a pas toujours voulu reconnaître dans ces œuvres la main de Michel Baron. Celui-ci avait été le favori de Molière et, semble-t-il, l’amant 110 Arc. Nat. Y. 239, f/ 107. 111 Histoire de la Musique, loc. cit. 112 Ce qu’il affirme dans la préface de La folle querelle. 113 Histoire de la Musique, loc. cit. Adrien-Thomas Perdou de Subligny 249 d’Armande Béjart. Après la mort de son maître, il était entré dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, où il se produisit jusqu’en 1691 : il prit alors se retraite, d’où il sortit en 1720 : on le vit alors, âgé de soixante-sept ans, reparaître sur les planches et y retrouver le succès, même si « sa voix tremblotante [...] donne, dira Lesage, un air antique et ridicule à sa déclamation ». 114 Cet acteur fort populaire, baptisé « le Roscius de la France » fit imprimer sous son nom dix comédies, en prose ou en vers, en un ou trois ou cinq actes, inspirées parfois  Andrienne, Les Adelphes  de Térence, prétendant plus souvent représenter les mœurs modernes. On a jugé que dans L’Homme à bonne fortune et dans La Coquette ne se retrouvait pas le même style que dans l’Andrienne. On a parfois voulu attribuer ces œuvres à l’obscur Alègre. On a pu supposer que Baron, avait volé des manuscrits de Perdou. Cela n’a rien d’impossible, cela se fit couramment au XVII e et au XVIII e siècles, mais enfin il n’est aucune preuve. Pour se disculper Baron prétendit s’être peint lui-même dans L’Homme à bonne fortune et y avoir représenté ses aventures de jeunesse. Il semble bien que Perdou se laissa dépouiller de beaucoup de ses ouvrages. Par indifférence ? Par mollesse ? Il était mort depuis plus de six ans, quand les deux comédies signées par Baron furent jouées, et le larcin était parfaitement possible. Grandeur de Subligny Il ne s’appelait pas Subligny, alors que ce nom lui est resté à jamais. Il ne s’appelait pas plus Subligny que Molière ne s’appelait Molière. Il fit une licence en droit et commença une carrière d’avocat, qu’il abandonna bientôt pour la littérature et la comédie. La littérature ? Quelle littérature ? N’importe quoi. Sans doute qu’il aimait écrire et aimait l’argent. Mais il ne gagna pas trop d’argent et il écrivit beaucoup. Peut-être après tout que le plaisir d’écrire fut le premier. Plaisir d’écrire bien différent de celui que Racine, La Bruyère, Mme de Lafayette, pouvaient connaître. Une écriture qui va vers le monde et tente de le prendre, enfin d’en prendre ce qu’elle peut, dans ses rets brillants et mobiles. Son ami, le riche Jean-Rémy Henault, aimait à le voir. Ils se moquaient ensemble de l’euphonie et du faste raciniens. Ils n’hésitaient pas à éclater de rire, quand les acteurs de l’Hôtel de Bourgogne simulaient Néron épiant Junie devant Britannicus. Au fond, ils étaient de très bons 114 Histoire de Gil Blas de Santillane, p. p. Auguste Dupouy, Paris, Les Belles-Lettres, 1935, p. 233 (III, XI). Alain Niderst 250 critiques. Sans partialité excessive, sans volonté trop forte de dénigrement. Des lecteurs capables de voir le bien et le mal, et de conseiller les écrivains au lieu de les réprimander ou de les humilier. Perdou avait commencé par le journalisme. La Muze de Cour et La Muze Dauphine. Un journalisme badin et charmant, qui chantait en octosyllabes les batailles navales de la mer du Nord et les batailles terrestres de l’Algarve. Il avait tellement d’esprit, tellement de facilité, tellement d’énergie, qu’on lui demandait toute sorte de choses. Sans même qu’il pensât à chaque fois à se faire payer. Un officier français pas trop désagréable  peutêtre trop vaniteux  lui montra le paquet de lettres qu’il avait reçu du Portugal. Il pensa, on l’encouragea peut-être,  le traduire, mais il ne voulut pas donner de ces héroïdes une « belle infidèle »  plutôt découvrir dans ces pages un peu louches du grand baroque et de l’art lusitanien. Ce fut une œuvre étrange : du portugais littéraire récrit en français, mais sans effort pour s’adapter à la langue ni au public français. L’équivalent, si l’on veut, d’une de ces lettres ornées jusqu’à l’obscurité, que Pierre Loti put recevoir après ses escales et ses amours en Turquie ou au Japon. La langue et donc la nation françaises prennent une sorte de prestige, quand on fait parler en français ces amantes qui ont un peu perdu la tête. Le français accepte tout et laisse s’étaler les ornements et les digressions des langues étrangères. Est-ce une traduction ? Vraiment ? Ou plutôt un provocant pastiche ? Perdou ne cherchait pas la gloire personnelle. Il était prêt à éduquer Mme de la Suze et à lui permettre ainsi de se faire admirer. Il rencontre aussi Mme de Villedieu. En ce temps les femmes se laissaient attirer par la littérature. Il leur semblait qu’elles pouvaient écrire  au moins des nouvelles et des élégies  aussi bien que les hommes, et le plus sûr pour y parvenir était de se faire aider par des hommes, qui avaient appris le latin et la rhétorique, et avaient donc assez de savoir-faire. Avec Mme de Villedieu et parfois contre elle, il composa Le Journal amoureux, et ils eurent chacun leur ton  elle chantant les plaisirs de l’amour et les enchantements de la cour, lui plus railleur, peut-être plus sombre. Il en vint enfin à la grande œuvre, La Fausse Clelie. Au départ un anti-roman, comparable à ceux de Sorel, mais bientôt les personnages l’emportent sur les polémiques littéraires. Au lieu de se moquer de Madeleine de Scudéry, on se laisse prendre à ces aventures, qui paraissent toutes réelles, ou presque réelles, et qui sont contées avec tant de grâce et de bonne humeur. Perdou a enterré le tragique sentimental de Racine et de ses proches. Il n’a que fort rapidement  en passant, pourrions-nous dire  aidé Mme de la Suze à rimer ses soupirs. Le roman est le genre qui lui convient. Mais quel roman ? Une suite d’histoires à peu près vraisemblables, mais plutôt étonnantes. Il faut s’y Adrien-Thomas Perdou de Subligny 251 laisser aller. Le présent se dégonfle et éclate vite. Du passé ne restent que des ombres et des reflets. Donc ne compte que l’avenir. Les vrais romans sont des conjurations à l’avenir, qu’il se laisse faire. Ce qu’il n’accepte jamais, et ne subsistent à la fin que des espérances brisées et de nouvelles espérances qui voudraient se dilater et se chantent avant d’avouer leur échec. Et le roman va jusqu’à « l’autre côté », le sombre, le surnaturel, le secret. La Fausse Clelie est un morceau de La Chartreuse de Parme, comme le sont Les Illustres Françaises. Il a rimé des gazettes. Il a rimé des élégies comme Lamartine et s’est embarqué dans des romans qui ne pouvaient avoir de fin, comme Marivaux et comme Stendhal. Et le plus étrange, c’est qu’il n’est jamais venu seul devant nous. Il a toujours, ou presque toujours, eu un ou une acolyte. Perdou se dissimule-t-il par prudence, par modestie ? Par indifférence plutôt. II semble trop aimer la littérature pour en faire une affaire d’argent ou de vanité. Comme il éclate de rire en voyant le Britannicus de Racine, et laisse son rire se prolonger et se multiplier à travers la salle, il ne cherche en écrivant vers ou prose qu’à se plaire et à apprendre son art, sachant que les lecteurs, même à Londres ou à Cologne, aiment et continuent ce qu’il a entrepris avec cette souveraine et mystique liberté. A quarante ans, sur son lit de mort, il peut feuilleter Les Lettres portugaises, La Nouvelle Clelie, le premier état des Illustres Françaises, quelques poèmes gorgés de désir et de mélancolie, et dire tout bas (ou tout haut ! ) : « C’est à moi, c’est de moi ! ». Il sait qu’il n’aura autour de lui que des imitateurs, des envieux, des sots, et qu’il faut passer par ce calvaire pour ne pas être trop vite oublié. Chercher d’autres écrivains du même type, peut-être pas du même génie, mais de la même facilité et de la même application, avec un semblable désintéressement et une semblable passion de l’écriture… Il ne se contente pas de dissimuler l’importance de son rôle en appelant à ses côtés un acolyte. Il ne finit jamais ses œuvres. Le plaisir d’écrire n’exige pas les fracas de la gloire et se passe fort bien des ronronnants Exegi monumentum. Mais n’est-ce pas tout un pan de la littérature, de la création littéraire, de la création artistique, que nous mettons en lumière ? Peut-être existe-t-il toute une race de créateurs égoïstes qui se cachent dans des appartements de province, des professions ternes et des existences grisâtres. Pas forcément grisâtres d’ailleurs, mais tirant leur éclat, s’il en est, de tout autre chose que de la création tant aimée. On les voit sous les marronniers des grandes places de province, au bord des fleuves, qu’ils passent parfois sur de larges ponts de pierre. Ils sourient aux mendiants et aux gendarmes. Quand ils meurent, on retrouve chez eux de gros manuscrits Alain Niderst 252 presque illisibles et pleins de ratures. Ou bien on ne retrouve pas grand chose, s’ils ont jeté dans la cheminée ce qu’ils avaient composé. Mais c’est toute société  et que ce soit celle des rois ou de la République, n’y change pas grand-chose  qui connaît de tels secrets  des ombres fécondes et aussi de vaines couleurs. On peut ne chercher rien d’autre que d’être soi-même et de se satisfaire, mais il ne faut pas en ce cas s’étonner d’être mal compris et mal aimé. Telle est au fond la leçon, que Subligny et ceux qui lui ressemblent, peuvent nous donner.