eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 39/76

Papers on French Seventeenth Century Literature
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
2012
3976

Entre rhétorique et philosophie: un art de l’emblème chez Gassendi?

2012
Sylvie Taussig
PFSCL XXXIX, 76 (2012) Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? S YLVIE T AUSSIG L’emblème, derrière ses apparences de lieu commun, ne peut se dissoudre en symbole atemporel ni être séparé des constructions de la pensée qui s’y sont exprimées ou travesties. Les spécialistes ont révélé leur place centrale dans la vie littéraire et morale aux XVI e et XVII e siècles en soulignant leur rôle de médiateur entre l’histoire et l’actualité ou encore entre l’idée et l’expression. La gravure étant par sa nature même une métaphore, je me transporte sans peine dans l’équivalent verbal de l’emblème, à savoir l’exemplum tel qu’il est pratiqué par Gassendi, pour en montrer la fécondité. À cette fin, je partirai de la définition la plus simple et la plus générale de cette figure de rhétorique, telle qu’elle a été énoncée par B. Beugnot, comme un « fait ou dit appartenant au passé » 1 et cet article, comme tant de contributions depuis que cette définition pour le moins englobante a été donnée, se conçoit comme un essai pour préciser les contours de la notion. Pour ce faire, je m’appuierai sur une unique anecdote dont la source - Plutarque - est bien identifiée : Les vaisseaux ayant leur équipage au complet et Périclès étant déjà monté sur sa trière, il se produisit une éclipse de soleil, et l’obscurité se fit, ce dont tout le monde fut épouvanté comme d’un présage important. Périclès, quand il vit son pilote effrayé et interdit, lui mit son manteau devant les yeux, et, l’aveuglant ainsi, lui demanda s’il croyait que c’était une action terrible ou le signe d’un événement terrible. L’autre répondit que non : Eh bien ! reprit le grand homme, quelle différence y a-t-il entre les deux phénomènes, sauf que la cause de l’éclipse est un corps plus grand que mon manteau ? 2 1 Bernard Beugnot, « Florilèges et Polyantheae : diffusion et statut du lieu commun à l’époque classique », Études françaises, Volume 13, n 1-2, avril 1977, pp. 119-141, ici p. 133. 2 Plutarque, Vie de Périclès, 35. Sylvie Taussig 160 Cette petite histoire est presque un emblème, et Gassendi l’introduit dans sa réflexion à deux reprises, d’abord dans la Logique, dans la version du manuscrit de Carpentras 3 : […] l’homme acquerra le savoir quand il parviendra à la connaissance des choses ignorées, et surtout quand il cessera d’être dans l’étonnement devant le savoir déjà acquis. À moins que tu ne dises peut-être que Périclès n’a pas recherché à savoir plus que les simples soldats qui étaient anéantis à cause d’une éclipse, alors qu’il les remit debout en leur en exposant la cause, qu’il connaissait. En un mot, pour Épicure, il y aura savoir, et même savoir authentique, qu’il se gagne par la démonstration, ou par la définition, que la cause soit connue par l’effet, ou l’effet par la cause ; mais quelle que soit la manière dont cet heureux événement se produira, [237v] il dissipera l’ignorance à laquelle il est établi que la science s’oppose. Puis dans une lettre à son protecteur Louis de Valois le 10 mars 1645 4 : On peut comparer les Grands avec les grandes constellations, et les hommes de la foule avec la masse des étoiles. Il est rare que le soleil et la lune soient en déclin, rare que les princes périssent ; il est fréquent que des astres moindres soient occultés, fréquent que les gens du peuple meurent. La rareté rend célèbre le déclin des premiers ; la fréquence rend inobservable le déclin des seconds. On craint du déclin des premiers une perturbation de la nature ; du déclin des seconds, il ressort une stabilité profonde ; n’y a-t-il donc aucune différence ? On peut dire universellement à propos de l’éclipse du soleil, de la lune et de tous les autres astres en les comparant à la mort de tous les mortels exactement ce que le poète a dit sur le coucher des mêmes étoiles : « Les feux du soleil peuvent mourir et renaître ; / Mais quand une fois est morte la brève lumière de notre vie, / Il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle ». On peut tout particulièrement le dire, parce qu’il ne faut pas concevoir les mêmes craintes d’une éclipse du soleil ou de la lune que de la mort d’un prince. Car à un prince défunt, un autre succède, qui peut agiter d’autres décisions ; à un astre, ce n’est pas un autre astre qui succède, mais il se succède à lui-même ; et même au cours de son bref déclin, il ne fomente rien de nouveau qui soit la cause des maux que le commun redoute et que les vains astrologues prononcent. Mais quoique, privés de la lumière du soleil au cours des nuits entières où la Terre nous le ravit, nous n’ayons rien à craindre, ne faisons-nous pas tout à contretemps puisque, privés d’elle pendant le bref délai où la lune 3 Sylvie Taussig, Pierre Gassendi, La Logique de Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, Ms. 1832, fol.205r-259r, Texte, Introduction, et Traduction (Turnhout : Brepols 2012). Nb. Gassendi ne conserve pas cet exemple dans la version définitive de la Logique, telle qu’elle est publiée dans les Opera omnia. 4 LL n° 360, pp. 410-411. Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 161 l’intercepte, nous pensons qu’il est juste de trembler comme si quelque grand malheur nous menaçait ? Comme Anaxagore, le précepteur de Périclès, adopta une conduite juste et sensée : voyant son armée prosternée à cause du spectacle d’une éclipse du soleil, il a redonné courage à ses soldats en cachant à leur regard le soleil derrière son manteau et affirmant qu’il revenait exactement au même de tendre un voile sur le soleil de près ou de loin ! Mais j’en parlerai une autre fois. Gassendi semble présenter deux fois la même situation, mais il introduit des variations considérables, qui permettent de mettre en évidence deux stratégies rhétoriques différentes, d’autant plus remarquables que cette anecdote ne me semble pas avoir été un lieu commun particulièrement rebattu de la littérature ou de la philosophie de son temps : par exemple, on ne le trouve pas chez Montaigne qui cite cependant d’autres memorabilia de Périclès. L’exemple est d’autant plus intéressant que Gassendi ne sollicite ou déforme le texte qu’exceptionnellement. Il le fait ici sur deux points : d’abord, dans les deux textes, en substituant tout un corps d’armée (des soldats) à un simple pilote, changeant du même coup le théâtre des opérations (d’une bataille navale à un affrontement sur terre) et en ajoutant la figure d’Anaxagore. Bien sûr, on peut imaginer que Gassendi cite de mémoire et que la présence du philosophe s’explique par un oubli. Mais cette interprétation est faible et s’accorde mal avec tout ce que nous savons de Gassendi par ailleurs, dont les contemporains célébraient la mémoire. Le motif du politique et du philosophe est un lieu commun entre tous 5 . Dans le sillage de Curtius qui fait du topos un thème tout prêt, utilisable à volonté, les commentaires ont le plus souvent vu dans l’exemplum des débuts de l’âge moderne des sortes de cliché, au mieux des façons de désigner la culture classique, un codage entre ceux qui participaient de près ou de loin à la république des lettres et qui pouvaient puiser, soit dans les Adages d’Érasme, soit dans les recueils d’emblème, ces résumés vivants de la culture antique revenue à la vie. Pour autant, dès lors que l’acception que Curtius donne à la notion de topos est remise en cause pour la littérature antique 6 , il est tentant de faire de même pour la littérature moderne. Avant de proposer quelques pistes de réflexion sur l’emploi de l’exemple chez Gassendi, revenons sur les deux contextes : la première citation est 5 Gassendi le reprend lui-même dans une lettre à Christine de Suède du 15 juillet 1652 : « Il existe un souhait célèbre de Platon qui dit que, pour obtenir le bonheur d’un royaume, les rois doivent être philosophes (autrement dit, ils doivent étudier la sagesse) ou que les philosophes (c’est-à-dire ceux qui étudient la sagesse) doivent être rois ». 6 Voir Laurent Pernot, « Lieu et lieu commun dans la rhétorique antique », Bulletin de l’association Guillaume Budé, n° 3, 1986, pp. 253-284. Sylvie Taussig 162 extraite de la Logique de Gassendi, dans la version manuscrite de Carpentras 7 et figure dans le développement du Canon général selon lequel « il y a quelque chose de vrai qui peut être jugé et su », c’est-à-dire l’affirmation que la vérité existe et qu’il est possible à l’homme de la connaître. Gassendi utilise ici un « lieu commun explicite » selon la définition classique d’A. Kibedi Varga 8 . L’exemple est réduit à son minimum de cadre narratif et s’insère dans un dispositif rhétorique élaboré où l’auteur prend à partie son lecteur, en l’occurrence Luillier, à qui l’ouvrage est adressé. Luillier figure à la fois l’ami de Gassendi, mais aussi le lecteur idéal, qu’il s’agit de former à la réflexion et à la pédagogie. Il n’est pas question de transformer ici le « tu » en « on » en considérant que le pronom personnel de la deuxième personne serait une façon de dire l’indéfini. Bien au contraire, le tu est celui qui dispose de ce savoir littéraire commun tel qu’il y a une connivence entre le destinateur et le destinataire du raisonnement. L’histoire prend place dans un développement qui paraît dans un premier temps tautologique « l’homme acquerra le savoir quand il parviendra à la connaissance des choses ignorées », mais les apparences sont trompeuses : l’affirmation prime : l’homme acquerra le savoir, la proposition circonstancielle de temps précisant les conditions et les moyens de cette acquisition. Le second membre de la phrase est encore plus intéressant : « quand il cessera d’être dans l’étonnement devant le savoir déjà acquis », c’est-à-dire quand il sortira de la condition de l’homme primitif qui se manifeste par son émerveillement devant les phénomènes. Cet étonnement n’est pas suffisant pour Gassendi, qui reprend à son compte cette généalogie au début de son Institutio astronomica ; le point de départ est pourtant seulement une origine, qu’il s’agit de dépasser pour une fin qui est le bonheur 9 , le savoir étant ici qualifié d’« heureux événement ». Cette petite phrase, sans y paraître, remet en cause Platon et Aristote dans la fin assignée à la philosophie et pose le 7 Ce texte ne sera pas repris dans la version définitive de la Logique du Syntagma philosophicum, et je ne l’ai pas trouvé dans les autres parties de l’opus magnum de Gassendi, ni dans aucun des textes des six volumes des autres complètes, mais il a pu m’échapper. 8 Aron Kibedi Varga, « Les lieux et la rhétorique classique », Biblio 17, n° 54, pp. 101-112, qui les classe après les lieux implicites et lieux formels et avant les lieux configurationnels. 9 Gassendi à Louis de Valois, le 13 février 1642 : « la philosophie n’a d’autre fin que l’obtention du bonheur ; or nous n’avons pas lieu d’estimer qu’elle trouve son origine ailleurs que dans le désir du même bonheur. Pour Platon et Aristote, la cause en est l’étonnement, mais même l’étonnement ne pousserait pas à philosopher, c’est-à-dire à rechercher les causes, si rester dans l’ignorance n’était pas pénible, comme une partie du malheur ». Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 163 principe du savoir comme accumulation et confiance : il y a un savoir acquis, et il n’est pas besoin que chaque homme refasse entièrement le trajet en revenant à l’étonnement primitif. En revanche, pour qu’il y ait confiance dans le savoir acquis, il faut que celui-ci soit fondé sur des critères certains, quel qu’en soit le processus, que ce soit par la démonstration ou par la définition. Là encore nous trouvons une critique essentielle d’Aristote pour qu’il n’y a science qu’en vertu d’une définition parfaite. Gassendi transforme l’histoire de Plutarque en basculant le point de vue des soldats, atteints de superstition, à Périclès - allant à la recherche des causes, puis en faisant une pédagogie, ce qui déplace doublement la morale de l’histoire : nous ne sommes pas dans une critique de la foule, de la religion fausse, de la superstition, mais dans une problématique épistémologique puis de transmission des connaissances. L’histoire est réduite à son minimum, et, si le contenu est totalement respecté, la pondération est largement déplacée. Par-là on voit que cet exemple bien connu de la prudence politique et du rationalisme de Périclès sert de point de référence commune, qui permet de parler du présent et qui joue un rôle d’autorité. Le terrain d’entente stratégiquement choisi pour fonctionner comme un argument 10 permet de passer du singulier au général, de l’historique à l’abstrait et admet, sans le préciser à la différence de Plutarque, qu’il existe des grands hommes - les savants - qui sont capables de dissiper l’ignorance. Assurément on pense à la théorie du grand homme de Lucrèce et à l’éloge d’Épicure justement célèbre du De natura rerum : est un grand homme celui qui sait remettre debout les autres, par un savoir construit selon les critères de la raison naturelle. La phrase est bien imaginée dans une perspective anti-aristotélicienne, contre la définition aristotélicienne. L’on comprend par-là que la philosophie, née de causes erronées ou anachroniques, ne peut mener qu’à une fausse conception épistémologique, dans la mesure où il y a correspondance entre l’origine et la fin. Dans le second cas, la situation est fort différente. Le « tu » de la lettre est Louis de Valois, un noble qui se piquait de s’instruire mais qui ne circulait pas avec aisance dans les textes de la tradition 11 . Le premier objectif de 10 Kibedi Varga, art. cit., p. 108. 11 Gassendi lui fait du reste un cours de philosophie où chaque fois il précise « le premier » etc. L’orateur rend hommage aux philosophes tout autant qu’il s’en sert. S’il ne cesse de citer les grands noms de la tradition philosophique, ce n’est pas pour faire montre d’une érudition peu sûre d’elle-même, ou simplement pour se donner de l’autorité en cherchant des précédents à sa conduite, mais pour donner à son correspondant l’occasion de connaître les illustres philosophes du passé. S’il Sylvie Taussig 164 l’exemplum est strictement didactique : il faut instruire le prince, mais aussitôt moral : l’habituer à sortir de son cadre de référence. Ce qui est ici d’autant plus évident qu’il est question de la mortalité des princes, de la relativité du pouvoir. Dans le cadre d’une correspondance, même si cette dernière a quelque chance d’être publique 12 , il est clair que le destinateur s’adresse à un interlocuteur bien précis, qui ne peut en aucun cas être un « on » indéfini. On ne va pas du particulier vers le général, mais bien du général vers le particulier, a fortiori quand les lettres sont à visée pédagogique, pastorale et parénétique. Il peut s’agir d’une réponse à une question donnée, mais en l’occurrence ce n’est pas le cas, et il faut que Gassendi ait eu une urgence qui n’est pas explicitée pour envoyer un tel texte à son protecteur. L’exemple vise ici à établir un parallèle entre deux situations, sans contraindre, et à procéder à une individualisation narrativisante implicite : il s’agit bien de Valois et de Gassendi. De fait, puisque le terme de la comparaison est « tu », la contrainte est effective, et plus efficace qu’aucune persuasion. Dans ce texte très dense, Gassendi prend en considération l’état de son interlocuteur et lui parle de la grande problématique de sa vie : l’avenir de sa lignée, lui qui est de plus un descendant de Valois bâtard et qui perd son fils 13 . On imagine un homme de son siècle, mélancolique, obsédé par la mort, autoritaire et faible, peut-être dirigé par sa femme, toujours illégitime, et la tâche de Gassendi n’est pas aisée, s’il veut à la fois l’instruire, l’aider dans son action politique qu’il exerce dans un pays qui lui tient ô combien à cœur, puisque c’est la Provence, et dont on peut en outre imaginer qu’il a gardé des amis du temps de Peiresc attaché aux privilèges et donc au parlement, et peu susceptible de réserver le meilleur accueil au gouverneur, parachuté de Paris par le pouvoir royal. Le texte est tout entier concessif : précise à chaque fois le nom de l’école philosophique de tel ou tel philosophe, ce n’est pas qu’il se contente, dans un rapport superficiel à la tradition, de clichés et d’idées toutes faites, matière commune des manuels. Ses formulations stéréotypées du type s’expliquent par l’entreprise de vulgarisation qu’il met en œuvre dans ses lettres. Il profite de toute occasion pour promouvoir de la philosophie. 12 Cela est difficile à dire. Ce qui vaut pour les lettres latines aux savants en -us ne vaut pas nécessairement pour les grands auxquels Gassendi s’adresse. Ses lettres à Valois étaient-elles lues par d’autres, en dehors de son cercle de proches ? Comment cela se passait-il pour les autorisations de publier telle correspondance, même si le prince était mort et dépourvu d’héritier qui aurait pu contester la publication ? 13 Voir lettre de consolation du 27 juillet 1644, où du reste Périclès est cité, à côté d’Anaxagore, comme un des grands hommes qui ont su affronter l’épreuve du deuil. Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 165 « On peut comparer les Grands avec les grandes constellations, et les hommes de la foule avec la masse des étoiles ». Le dispositif épistolaire est complexe, car Gassendi fait le trajet inverse du raisonnement du prince qui, partant d’une problématique scientifique (l’observation du ciel lors de la précédente éclipse), en arrive à une considération sur son propre destin : les grands sont comme des constellations 14 . Gassendi lui accorde que la comparaison est valable, et il donne même des arguments, tirés d’un raisonnement économique : la rareté donne du prix aux choses. Mais l’argument économique débouche sur un argument moral qui glisse aussitôt en argument cosmologique : la peur attachée à la mort des grands, peur d’un cataclysme qui renverse la superstition habituelle, puisque d’ordinaire, une comète ou autre phénomène est un présage de malheur ; le poids est surtout psychologique, Gassendi renvoyant à la peur de son correspondant, qui se montre très souvent hanté par la mort et aussi habité par la volonté de déchiffrer des prétendus signes. La phrase est binaire, mais la symétrie est brisée, puisque la mort est présentée comme un élément du cycle des saisons, et même une preuve de la régularité du monde. Aussi la comparaison du prince n’est-elle pas valide, ce que Gassendi ne dit pas directement, mais par une question rhétorique « n’y a-t-il donc aucune différence ? ». Un cataclysme céleste n’est pas un cataclysme, il est un gage de stabilité profonde sans être pour autant l’équivalent de la mort des gens du commun. Là encore Gassendi glisse sur son raisonnement avec une habileté consommée : on a raison dans un sens de comparer la mort des grands à un phénomène majeur, puisqu’ils sont rares et puisqu’ils sont preuves de stabilité, à ceci près que les astres ne meurent pas. Ce premier morceau de bravoure rhétorique, d’une profondeur morale et spirituelle fascinante, débouche sur une citation de Catulle (« Les feux du soleil peuvent mourir et renaître ; Mais quand une fois est morte la brève lumière de notre vie, Il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle. », Catulle, V, 4-6), parfaitement sollicitée et détachée de son contexte comme Gassendi le fait rarement, puisqu’à l’origine elle renvoie non pas à la mort, mais à l’amour et contient une invitation érotique 15 , comme « Mignonne allons voir si la rose ». Après ce développement, Gassendi ramène le prince à son thème majeur de la succession du pouvoir, mais là encore pour lui donner un tour excep- 14 Lettre du 28 février. 15 Catulle, V, 4-6. Gassendi paraphrase le même texte de Catulle dans sa lettre à Valois n° 530 du 10 janvier 1648, encore sur le thème de la mort : « Il ne s’est donc pas non plus moqué de nous, celui qui s’est plaint de ce que si les feux du soleil pouvaient mourir et renaître, pour nous, quand une fois est morte la brève lumière de notre vie, il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle ». Sylvie Taussig 166 tionnel : il y a deux différences majeures entre la disparition d’un astre et celle d’un grand, c’est que l’astre ne meurt pas, à la différence de l’homme (la permanence de l’un et la mort de l’autre assurant tous les deux la stabilité du monde, mais de telle sorte qu’il est impossible d’établir la moindre correspondance de l’un à l’autre, comme du macrocosme et du microcosme), et c’est que si l’astre ne meurt pas, c’est qu’il ne vit pas, qu’il n’a pas d’âme, donc pas de raison, et pas de caprices, pas de liberté et pas de passion, et qu’il ne décide en rien de son cours, alors que le prince, avant d’être un prince, est d’abord une personne, un homme, que la fortune a hissé au rang de prince ; d’où il n’y a pas de continuité d’un prince à l’autre, et la peur ne concerne pas le prince lui-même, mais bien ses sujets, qui sont livrés à son arbitraire - soit règne de la justice, soit tyrannie. Telle est la seule succession que Gassendi puisse entendre, avant de revenir au schéma superstitieux « normal » : l’astre ne fomente pas de maux pour l’humanité. Il y a là derrière une critique implicite de l’orgueil du prince, qui pense que sa mort bouleversera le cours du ciel, et cet orgueil est dénoncé par la croyance populaire, plus naïve, moins nocive en quelque sorte, du commun, parce qu’elle n’est que le résultat de l’ignorance. Arrive donc la première comparaison, de la terre qui, chaque jour, éclipse le soleil et qui cependant n’effraye personne, à cause de sa fréquence. On revient au modèle économique : c’est la rareté des éclipses du soleil intercepté par la lune qui suscite la peur ; il suffit pour la réduire d’en montrer le fonctionnement et la régularité. D’où Périclès, qui vient clore ce passionnant paragraphe, de l’homme d’État de fait exemplaire qui ne considère pas sa propre existence et sa peur de la mort, ni ne gouverne par caprice, mais confie à son précepteur, philosophe et homme de science, de mettre fin, par son savoir, et dans une conduite « juste et sensée », aux terreurs de ses hommes. Ainsi est-il un grand homme. Il y a donc ici un triple niveau de comparaison : comme la terre cache le soleil, comme le manteau cache le soleil, de même la lune cache le soleil. Ce qu’il faut en conclure, Gassendi ne le dira pas, puis qu’il clôt avec une phrase abrupte et parfaitement dans son genre : « Mais j’en parlerai une autre fois ». Les deux textes font preuve d’une grande virtuosité et d’une capacité singulière à ranimer les lieux communs. Au-delà du point de départ nécessaire à l’emploi d’un exemplum tiré de l’Antiquité, à savoir l’accord préalable de destinateur et destinataire, et le but du raisonnement qui est le dépassement de l’entente et la nouveauté finale d’un texte, tout semble distinguer les deux réflexions, ce qui en soit parle pour l’extraordinaire fécondité de l’exemple dans son aptitude à engendrer plus de textes qu’il n’en cite et plus de sens qu’il n’en contient littéralement et la liberté de la pensée de Gassendi. Tout semble tenir à la différence des interlocuteurs, qui Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 167 rétroagissent sur l’histoire : avec Valois, parce que l’on est dans une mise en abyme des rapports du prince et du philosophe, qui est précisément la question qui fait que Gassendi retrouve son compte dans sa lettre, il faut un philosophe à côté du prince ; car, à la différence de Périclès, le prince de Valois ne sait pas, lui qui, ennuyé par une observation astronomique, avait aussitôt convoqué une métaphore sur les astres, que Gassendi récuse, poliment mais fermement : aussi Anaxagore est-il présent auprès de lui, mais en réalité, Anaxagore, le philosophe et savant, est nécessaire auprès de tout prince, car Périclès est un personnage unique, un grand homme, un exemple, que l’on peut suivre mais non pas reproduire. Nous avons donc une sorte de répartition des rôles, entre le savant, dédié au savoir, et le prince, qui conduit la guerre (les affaires de l’État) : ce qui est une réalité biographique (Valois n’était guère instruit) et un programme de gouvernement (le prince et ses conseillers) 16 . Le lieu commun sert par sa faculté à généraliser, à universaliser, mais aussi à faire passer un enseignement avec une pédagogie adaptée, qui n’est jamais humiliante, mais pleine de miséricorde : puisque le grand Périclès ne le savait pas, Valois a droit de ne pas le savoir non plus. Ce n’est pas que Gassendi n’ait pas d’idée originale, mais il se sert de l’exemple pour valoriser son élève et son enseignement. Dans le texte de la Logique, Gassendi ne s’adresse pas à un prince, aussi la mise en abyme n’est-elle pas du tout la même, et il n’est pas besoin de convoquer la figure du philosophe : Périclès existe pour ce qu’il a été, comme personnage historique et comme grand homme. En réalité, c’est la nature même de l’exemplum qui change, d’un texte à l’autre. De fait, les théoriciens de la rhétorique ont observé un basculement de l’utilisation de l’exemple, depuis l’Antiquité où il était un moyen de raisonnement destiné à faire changer une opinion, à l’exemplum médiéval, où il s’agit, par la présentation d’un modèle, de faire changer un comportement 17 . De fait Gassendi est un philosophe auprès du prince, mais un philosophe chrétien, qui sait renouer les liens originels entre la rhétorique et la morale. L’intérêt des exempla est de susciter une adhésion affective, en favorisant l’identification à un personnage, et de pousser à la convertir aussitôt en agir, et ici à agir dans le retrait et l’effacement de soi, car la formulation 16 En tout cas, Gassendi refera l’expérience avec l’éclipse de 52. 17 Claude Bremond, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, dans « L’Exemplum » (Turnhout : Brepols, 1982), proposent la définition suivante : « un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire », pp. 37-38. Sylvie Taussig 168 donne presque à penser qu’il s’agit de l’armée d’Anaxagore et non pas de celle de Périclès. D’un texte à l’autre, on semble bien être dans ce qui est souvent reproché à Gassendi comme une faiblesse de son système, à savoir sa tension entre une double personne : philosophe d’un côté, pasteur de l’autre. La pratique rhétorique provoque un effet de flottement, de suspension du jugement : le cheminement du particulier au général, puis du général au particulier, de l’objectif au subjectif, puis au subjectif mis en abyme 18 démontre la conscience claire qu’a Gassendi de la richesse du raisonnement par analogie, quand l’analogie est montrée comme telle. Nous ne sommes pas ici dans le registre de la métaphore, qui aveugle, mais de l’argumentation qui fait appel au sens commun. L’analogie est une métaphore qui n’aveugle pas, mais qui, exemplairement, ouvre les yeux sur l’éclipse en voilant une lumière qui abuse. Avec le thème de la superstition, que l’homme d’État ainsi que le savant doit combattre, la relativisation est triple : en fait il s’agit de dire ce qu’est une éclipse, de dire qu’elle n’annonce pas un grand drame puisqu’elle est un événement naturel à dire avec un langage naturel et trivial (un simple manteau 19 ), le langage du commun que Gassendi, après Épicure, ne cesse de prôner contre les sophistications des savants ; en revanche il ne s’agit pas de nier que la mort d’un prince soit un événement important au plan politique, sans qu’en revanche cet événement soit authentifié en tant que tel par des phénomènes naturels : les phénomènes naturels suivent leur cours, et les faits humains aussi, il n’y a pas de dépendance entre eux. La seule dépendance qu’il y a est au niveau de la connaissance humaine et du rapport de l’homme au savoir. Le même exemple vaut pour plusieurs domaines : au départ c’est une démonstration scientifique aussi simple que la pomme et la lune de Newton (mais à des fins morales et militaires : défaire la superstition, délivrer des peurs), et dans les deux cas ce qui est remarquable, c’est le large destinataire de la petite leçon d’astronomie. La science selon Gassendi 18 Il demanderait tout un paragraphe d’expliquer la position de Gassendi auprès de Valois : il passe son temps à refuser d’être un domestique, à refuser sa litière même quand il est malade, à refuser de venir le retrouver en Provence, à refuser d’être son précepteur, et veut être pour lui un commensal, quasiment un égal. Lettre où Gassendi détourne les citations de façon rare et étonnante. Il devait donc y avoir un travail pédagogique particulier, de la vanité de son semi-royal interlocuteur. Le rapport avec Luiller est à l’inverse : il est fondé sur l’égalité entre égaux et abolit toute distance. 19 Faut-il voir là une réponse subtile à l’homme en manteau de la méditation de Descartes ? Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 169 suivant en cela Épicure est d’abord ce qui permet de réduire les terreurs, puis de sauver les apparences en établissant une théorie de l’erreur (ici une tromperie des sens, abusés par l’incapacité de penser que le lieu est relatif) et enfin un but de contemplation, de connaissance. L’élucidation de ces niveaux de sens est ici particulièrement complexe car il y a une mise en abyme de soi-même, comme c’est forcément le cas quand un philosophe parle d’un autre philosophe : ce qui est mis en abyme, c’est la philosophie - par rapport au prince, par rapport à la foule -, et le rapport entre la science et la philosophie dans la vie politique. Les deux l’articulent différemment mais dans le fond cela parle de la même chose. L’exemple est pris, les deux fois, en même temps au sens propre, comme une démonstration scientifique, auprès de son protecteur, et au figuré, par rapport à la théorie de la connaissance et de sa transmission nécessaire : nous avons ici un vrai savoir, qui connaît les causes et implique une vulgarisation dont il faut connaître les limites, s’opposant à un savoir qui s’exprimerait par métaphore. En jeu est ici, comme toujours dans les développements les plus profonds de Gassendi, le rapport entre rhétorique et philosophie : le topos sert à l’examen d’un problème de gouvernement - la peur devant une éclipse - et d’un problème philosophique - la vraie connaissance. Il n’en va pas autrement de l’exemple à Luillier, qui implique qu’il y a nécessité de transmission du savoir - on ne dit rien sur les objectifs fondamentaux du savoir (connaissance théorique), mais sur leur application pratique : le savoir ne doit pas rester entre les mains de ceux qui savent, mais il doit être aussitôt partagé ; il s’agit de dissiper l’ignorance, que la méthode soit inductive ou déductive. Chaque fois, c’est le rapport entre les puissants et le peuple qui est envisagé, et l’exemple tiré de l’histoire a une portée politique indéniable, née de l’examen de la validité ou de la non-validité de la comparaison cosmologique. Cette dimension politique envahit aussi de part en part l’exemple de la Logique, même si, à ce « tu » qui est le lecteur parfait, le disciple, qui connaît parfaitement les codes et maîtrise la culture, il semble devoir être pris pour ce qu’il est, à savoir pour sa portée épistémologique. En réalité, prime la double nécessité de la connaissance et de l’instruction. Car tels sont les deux grands objectifs que Gassendi définit pour le savoir, qui doit se constituer non pas seulement pour une élite privilégiée, mais pour la foule. Aussi la critique d’Aristote ne peut-elle pas être vue d’un point de vue seulement théorique, mais enracinée dans une nécessité d’ordre public : la science qui ne s’atteint que par la définition, qui est donc une science impossible, n’est pas de nature à réduire la peur ni à susciter la confiance dans ce qui est transmis, en vue de faire dépasser le stade de l’étonnement. Sylvie Taussig 170 L’astronomie est convoquée chaque fois comme heuristique et comme métaphore, dans un jeu rhétorique d’une très grande complexité, qui insiste par deux fois sur l’importance de la figure du philosophe : le philosophe (et naturaliste) est celui qui est la clef du pouvoir de l’homme d’épée : sans l’explication, les soldats seraient paniqués et la guerre serait perdue. Mais le philosophe est aussi nécessaire pour apprendre au prince à relativiser son pouvoir. On reproche souvent à Gassendi d’être un éclectique, philosophiquement, et un compilateur qui accumule les citations et exempla, conformément à une certaine culture mondaine. À la liste de défauts dont on l’accable, il semble que l’histoire de Périclès ajoute deux traits peut-être plus graves encore : il utilise l’argument d’autorité, et il falsifie ses citations. Normalement, ce qui donne son poids à l’exemple, c’est sa référence historique, c’est son historicité. Pour autant, l’exemple doit-il dire le vrai véritable ? Cette condition ne semble pas exigée a priori, quoique cependant l’exemplum se distingue nettement de la fabula, sa jumelle en une matière de fiction. La fable a elle aussi un statut intermédiaire d’argument qui deviendra genre littéraire à part entière. Mais elle est l’argument d’une narratio ficta, alors que l’exemplum est celui d’une narratio authentica. Que faire de l’exemple de Périclès qui se pose là comme une fausseté servant à appuyer un langage de vérité, ce qui est d’autant plus choquant quand on sait que le poème de Catulle est complètement détourné de son contexte 20 . L’histoire, ou son apparence, est la condition de la crédibilité du discours, particulièrement mis en scène : le prince est ainsi obligé de croire à la citation, au moment même où Gassendi se joue de lui. Malicieusement ou peut-être mélancoliquement. Car il y a aussi, dans le jeu érudit, une sorte de mélancolie, sans doute inaccessible au prince : mais accessible à son lecteur érudit, accessible à Gassendi lui-même. Le prince a besoin du philosophe, qui a aussi besoin du prince : Anaxagore est un autre philosophe presque aussi connu que Socrate pour avoir failli être exécuté par la cité au terme d’un procès, accusé qu’il était de défendre que le soleil fût une masse métallique incandescente 21 . Il doit son salut à l’intervention de Périclès (avant de se suicider, faute de pouvoir supporter la honte). La triste fin de sa vie est bien connue de Gassendi, cela est une certitude, et non pas seulement une déduction de son immense culture livresque et de l’évidence qu’il maîtrisait très bien Diogène 20 Je ne saurais assez insister sur le fait que c’est rarissime chez Gassendi, pratiquement unique, et les deux fois dans le même texte. 21 Diogène Laërce, II, 12. Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 171 Laërce : car il cite, d’après Augustin 22 : « Je me demande pourquoi Anaxagore a été condamné pour avoir dit que le soleil est une pierre enflammée et nié l’existence de Dieu ». L’intervention efficace de Périclès pour le sauver, narrée au paragraphe 13, est résumée dans une épigramme de Diogène lui-même (II, 15), qui fait d’Anaxagore un exemple paradoxal s’il en est du rapport épicurien à la politique (l’épicurien ne fera pas de politique, sauf s’il y est obligé 23 ), dont toute la subtilité est décrite par Diogène Laërce (II, 7) : « et à la fin il s’en alla et se cantonnait dans l’observation des réalités naturelles, sans s’inquiéter des affaires de la cité. […] ‘ tais-toi ! car moi de ma patrie, j’ai souci, et grandement », et il montrait le ciel ’. Qu’Anaxagore ne soit pas épicurien ne change rien à l’affaire, pour Gassendi qui n’est pas en cela nominaliste, mais qui regarde toujours les contenus des pensées 24 : cette petite scène décrit aussi la grande tension de la vie de Gassendi philosophe, partagé entre sa vocation de conseiller du prince et l’aspiration au cosmopolitisme, au détachement de toute vie publique et de tout intérêt dans les affaires de l’État 25 . Gassendi qui prend comme exemple l’explication naturaliste de l’éclipse de lune montre l’ambivalence de la vérité : elle protège du danger : en l’occurrence la défaite militaire si l’armée s’était égaillée. Mais elle menace d’un autre danger : on risque beaucoup à aller contre la superstition. Aussi est-il important que le savant soit auprès du prince, dans une réciprocité de service. Il y a une double nécessité pour la paix de l’État : que le prince s’instruise et que ce ne soit pas le philosophe qui s’adresse directement à la foule. On peut ainsi dire qu’à la limite, Anaxagore n’est pas là dans le premier texte, car il est caché, mais il n’en est pas moins le précepteur de Périclès, celui qui assure sa 22 Augustin, Cité de Dieu, XVIII, 41, cité dans Pierre Gassendi, Du principe efficient c’est-à-dire des causes des choses (Syntagma philosophicum, Physique, section I , Livre 4), traduction et annotation par Sylvie Taussig (Turnhout : Brepols 2006), [290a], p. 63. 23 Voir encore les excellents développements de Yasmina Benferhat, Cives epicurei : les épicuriens et l'idée de monarchie à Rome et en Italie de Sylla à Octave (Bruxelles : Latomus, 2005). 24 Quitte à faire de Sénèque un quasi épicurien. 25 Voir lettre à Wendelin du 19 mai 1636, LL, n° 88, p. 161 : « Notre plume est innocente et ne touche pas la politique : nous ne nous mêlons ni des événements ni des décisions publiques. Ce que nous traitons n’a rien à voir avec les affaires de l’État et n’a rien de commun avec ces désaccords vulgaires. Il s’agit du ciel, du monde, de la nature des choses, dans la contemplation de laquelle nous vivons et qui ne permet à personne de s’enrichir et de s’accroître sinon pour le profit de tous, et d’un droit commun. Nous n’avons à son propos aucun litige avec les Celtes ou les Cantabres. Aussi, en citoyens du monde, comme Diogène jadis, nous pouvons traverser en sécurité les armées qui se font face ». Sylvie Taussig 172 grandeur d’homme d’État. Le point de départ de la paix publique est le fait que l’homme de science veuille connaître et cesse d’être dans l’étonnement du savoir acquis. Aussi n’est-on pas, d’un texte à l’autre, devant un cas de sophiste qui adapte son discours en fonction de son procès, comme Descartes le reproche à Gassendi, puisqu’il le présente comme un rhéteur, un sophiste qui produit du discours sans juger de la vérité, et cela parce qu’il raisonne depuis la « chair » 26 . La réflexion de Gassendi s’enracine profondément dans une vision politique, ce qui ne doit pas étonner à l’époque de la constitution de la République des Lettres et de la naissance des académies, sur fond d’essor de l’absolutisme. J’ai pu démontrer ailleurs qu’il y avait comme une sorte de pacte entre le prince et les savants 27 : le savoir, et sa liberté, seront protégé par le roi, en échange d’une certaine utilité technique : artillerie, géographie etc. En l’occurrence Anaxagore ne tend que son manteau au prince, mais c’est déjà un appendice technique. Et dans ce sens, la modification importante que Gassendi fait subir, dans ses deux interprétations, à la version originale de l’histoire, à savoir que la leçon d’astronomie n’est pas faite à un unique pilote, mais à l’ensemble des soldats, illustre parfaitement sa conviction que la philosophie n’est pas pour une minorité mais pour la foule. Si le philosophe n’apparaît pas dans l’exemple à Luillier, c’est parce qu’il est utilisé dans son historicité, et que, historiquement, Anaxagore n’était pas là. Mais cette interprétation littérale - la fidélité aux faits - n’exclut pas une interprétation plus lourde de sens : le philosophe ne doit pas apparaître, s’il apparaît, il est aussitôt en danger, et par ailleurs il doit travailler pour constituer ce savoir sans lequel c’est le pouvoir du prince qui est mis en danger par la désobéissance ou la sédition. Inversement, il apparaît dans le deuxième cas pour rappeler aux puissants qu’ils doivent être instruits, sans toutefois s’occuper directement de faire de la science, parce que le prince représente le pouvoir, et non pas l’autorité du savoir. Le déplacement qui s’opère ici sur le lieu commun, de la logique à l’histoire, du concept à la citation, contribue à mettre l’accent sur le contenu, considéré comme aussi important que la formulation particulière. Il projette les destins individuels sur le plan de l’humanité. Il est donc possible ici de revenir sur la critique que Goyet adresse contre l’utilisation moderne 26 Voir Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde (Vrin : Éditions de l’EHESS, 1991), pp. 71, 92, 199. 27 Voir « La crise de Marin Mersenne : de la censure à la critique » Mag Philo spécial : http: / / www.cndp.fr/ mag/ accueil.htm (février 2010). Entre rhétorique et philosophie : un art de l’emblème chez Gassendi ? 173 du lieu commun dont il dit qu’il dégénère en religion et en morale 28 , par rapport à sa force politique de l’Antiquité, mais les deux usages chez Gassendi, usage « antique » ou usage « médiéval » montrent la valeur de sa « digestion », pour reprendre le terme de Goyet 29 . Il rétablit le lien originel entre rhétorique, morale et politique. Le rapport que le présent entretient avec le passé est la problématique même de l’exemplum en tant qu’autorité, mais la singularité des deux traitements que Gassendi impose à l’exemplum de Périclès oblige à être critique sur la notion d’autorité. L’exemple n’est jamais un ornement, mais on peut même dire de lui ce que Gassendi dit de la mémoire, dans laquelle sont rangés les différentes anecdotes et citations de l’Antiquité : Il est vrai qu’une riche mémoire donne de l’érudition à un homme ; non seulement elle est un grand ornement dans la société des hommes, mais en plus, de son riche garde-manger, elle peut alimenter le jugement d’une abondance de sains conseils et de saines décisions. Sans avoir jamais approuvé ceux qui apprenaient beaucoup de choses non pour être très sages, mais pour être très savants et atteindre la gloire grâce à leur mémoire, je pense du moins qu’il n’y a rien de plus avantageux que d’apprendre beaucoup de choses pour renforcer son jugement et pour qu’il mûrisse dans la fleur même de l’âge 30 . C’est bien la mémoire et l’actualité des exemples antiques, et donc la culture et la mémoire qui sont au cœur de la double interprétation par Gassendi de l’histoire de Périclès devant l’éclipse. « Bayle ne reproche pas au lieu commun d’être rebattu, mais de l’être par les ignorants », souligne Francis Goyet 31 . Le lieu commun ne fait pas sens si le lecteur ne peut déceler en lui la multiplicité des couches de lectures et d’interprétation. Gassendi s’en rend compte puisqu’à la fin de sa vie, s’adressant à Christine, il semble prendre acte de la perte des références antiques, il ne puise plus dans les exemples de la tradition antique, comme ce garde-manger, ce trésor, ce scrinium : « tu dois te considérer comme étant à toi-même ton propre très vaste théâtre », lui écrit-il 32 , et il ne lui apporte aucun précédent de l’Antiquité, aucun modèle. L’argument que l’Antiquité ne présentait pas l’exemple 28 Francis Goyet, « Rhétorique et littérature : le lieu commun à la Renaissance », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, 1993, Volume 36, n o 36, pp. 66-69 et id., « Aux origines du sens actuel de ‘ lieu commun ’, Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1997, Volume 49, pp. 59-74. 29 Goyet, « Rhétorique et littérature », art. cit., p. 69. 30 À Reneri le 8 février 1630, LL, n° 22, p. 53. 31 Goyet, « Rhétorique et littérature », art. cit., p. 69. 32 Lettre du 14 février 1655, LL, n° 687, pp. 621-22. Sylvie Taussig 174 de reines femmes est un peu court… En réalité, l’on commence peu à peu à se détacher de la vaste culture des florilèges et polyanthées. Cela est encore plus vrai aujourd’hui, et la manière dont il déforme ou sollicite le texte nous est aujourd’hui peu accessible, car elle suppose cette culture commune qu’était celle de l’homme instruit de la République des Lettres. On peut même admettre que ce jeu n’était pas accessible à Valois, qui perd assurément une dimension du jeu, à savoir la mélancolie de Gassendi et son oscillation entre deux modèles de vie pour le philosophe, conseiller du prince ou cosmopolite. La rhétorique de l’exemple n’est pas vaine en soi, elle le devient au fil du temps, quand l’exemple, de même que la mémoire, n’est plus qu’un des instruments de la vanité et de la gloire.